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Date : 20150806


Dossier : IMM-6999-14

Référence : 2015 CF 942

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 août 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

BRIAN PEGITO LONDON

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Monsieur Brian Pegito London a présenté une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Monsieur London conteste la décision, prise par une agente d’exécution de la loi (l’agente) de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), de rejeter sa demande de report de la date prévue pour son renvoi.

[2]               La demande de report du renvoi de Monsieur London indique clairement qu’il est la principale personne à s’occuper de trois de ses quatre beaux-enfants lorsque leur mère est au travail. Toutefois, l’agente n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur à court terme des enfants, ni vérifié si des dispositions avaient été prises pour qu’on s’occupe adéquatement d’eux en l’absence de M. London. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II.                Contexte

[3]               Monsieur London est un citoyen de Trinité-et-Tobago. Il est entré au Canada le 15 décembre 2004 à titre de visiteur. Le 29 juillet 2006, M. London a épousé Mara Fletcher, une citoyenne canadienne. Il est le beau-père de ses quatre enfants, dont trois qui avaient moins de 18 ans au moment où l’agente a rendu sa décision.

[4]               Monsieur London a attiré l’attention de l’ASFC au cours d’une enquête, et on a procédé à son arrestation le 18 décembre 2012. Le 12 février 2013, il a présenté une demande d’asile qui a été rejetée le 24 mai 2013 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). Son appel interjeté auprès de la Section d’appel des réfugiés de la Commission a également été rejeté. Monsieur London a présenté à la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel, mais cette demande a été rejetée.

[5]               Le 28 mai 2014, M. London a présenté au Canada une demande de parrainage conjugal visant l’obtention de la résidence permanente.

[6]               Le 9 septembre 2014, M. London a reçu l’ordre de se présenter pour son renvoi, fixé pour le 9 octobre 2014.

[7]               Le 17 septembre 2014, M. London a présenté une demande de report de son renvoi. À l’appui de cette demande, il a invoqué sa demande de résidence permanente au Canada en attente, et le fait qu’il était la principale personne à prendre soin de trois de ses quatre beaux-enfants.

[8]               Le 2 octobre 2014, l’agente a refusé la demande de report de renvoi de M. London. Le 3 octobre 2014, M. London a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agente, en plus de solliciter un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Le 7 octobre 2014, le juge Martineau a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi de M. London, en attendant que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agente concernant le report soit tranchée de façon définitive. La demande d’autorisation relative à l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été accueillie par la Cour le 26 mars 2015.

III.             La décision de l’agente

[9]               L’agente a souligné que son pouvoir discrétionnaire était limité, et qu’elle n’avait pas le pouvoir d’évaluer le bien-fondé de la demande de résidence permanente de M. London. Elle a reconnu que M. London avait une épouse et quatre beaux-enfants au Canada, mais souligné qu’ils [traduction] « ne f[aisaient] les objets [sic] d’aucune mesure de renvoi du Canada. » En outre, l’agente n’était pas convaincue que M. London avait fourni des preuves dignes de foi démontrant que la séparation serait [traduction] « permanente ou irréparable. »

[10]           Après avoir examiné les renseignements fournis à l’appui de la demande de report de renvoi de M. London, l’agente n’était pas convaincue que celui-ci avait fourni une preuve suffisante pour établir l’existence de [traduction] « circonstances exceptionnelles authentiques » pouvant [traduction] « seulement être atténuées par le report de son renvoi ». L’agente a donc conclu qu’un report n’était pas justifié.

IV.             Questions à trancher

[11]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                 L’agente a-t-elle tenu compte des conséquences qu’aurait le renvoi de M. London quant à la demande de parrainage à titre de conjoint?

B.                 L’agente a-t-elle pris en compte de façon raisonnable l’intérêt supérieur des beaux-enfants de M. London?

V.                Analyse

[12]           La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution de refuser le report du renvoi d’un demandeur est la norme de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 [Baron], au paragraphe 25. Cette norme de la décision raisonnable s’applique aussi à l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant (ISE) faite par un agent dans le contexte d’une demande de report de renvoi (Pangallo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 229, au paragraphe 16). La Cour n’interviendra que si la décision ne fait pas partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au paragraphe 47).

A.                L’agente a-t-elle tenu compte des conséquences qu’aurait le renvoi de M. London quant à la demande de parrainage à titre de conjoint?

[13]           M. London a affirmé que l’agente n’avait pas tenu compte de la preuve indiquant que les revenus de sa femme pourraient être insuffisants pour lui permettre de le parrainer depuis l’étranger. Toutefois, cet élément de preuve n’avait pas été inclus dans la demande de report; il a été envoyé à l’ASFC le 3 mai 2014, soit le jour suivant la date où l’agente a rendu sa décision. Comme l’agente ne disposait pas de cet élément de preuve, on ne saurait lui reprocher de ne pas l’avoir examiné (Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 761 [Munar 2006], au paragraphe 20). En conséquence, ce motif de contrôle judiciaire ne peut être retenu.

B.                 L’agente a-t-elle pris en compte de façon raisonnable l’intérêt supérieur des beaux‑enfants de M. London?

[14]           Le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est limité, et il ne devrait être exercé qu’en ce qui a trait à la situation particulière découlant directement du renvoi (Uribe Meneses c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 713 [Meneses], au paragraphe 5). Sur ce point, dans l’arrêt Baron, le juge Nadon de la Cour d’appel fédérale a écrit ce qui suit au paragraphe 57 :

La jurisprudence de la Cour indique clairement que les immigrants illégaux ne peuvent se soustraire à l’exécution d’une mesure de renvoi valide simplement parce qu’ils sont les parents d’enfants nés au Canada […]. [L]’agent chargé du renvoi n’est pas tenu d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi.

[15]           Cette conclusion est conforme à la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, selon laquelle l’obligation de l’agent de prendre en compte l’ISE au moment d’examiner une demande de report du renvoi « est minime, contrairement à l’examen complet qui doit être mené dans le cadre d’une demande [fondée sur des motifs d’ordre humanitaire] présentée en vertu du paragraphe 25(1) » (Varga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 394, au paragraphe 16).

[16]           Il s’ensuit que l’analyse de l’ISE à effectuer par un agent d’exécution dans le contexte d’une demande de report n’a pas à être aussi approfondie que celle qui doit être faite en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR dans le cas d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il n’en reste pas moins que l’agent d’exécution doit demeurer réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants lorsque la personne qui s’occupe principalement d’eux fait l’objet d’une mesure de renvoi du Canada (Munar 2006, au paragraphe 19). Selon les termes employés par le juge de Montigny dans la décision Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180 [Munar], aux paragraphes 37 et 40 :

[…] [S]i on veut prendre au sérieux l’intérêt supérieur de l’enfant, il faut examiner jusqu’à un certain point ce qui lui arriverait si son père ou sa mère ou les deux devaient être renvoyés du Canada. Comme c’est souvent le cas, je crois que la solution se trouve quelque part entre les positions extrêmes adoptées par les parties. Bien qu’il n’y ait pas lieu de décréter un empêchement absolu au renvoi, il serait tout aussi inacceptable d’adopter l’approche où l’agent de renvoi n’examine pas du tout la situation de l’enfant.

[…] [J]e ne peux tirer la conclusion que l’agent de renvoi ne devrait pas vérifier si des dispositions ont été prises pour que l’enfant qui reste au Canada soit confié aux bons soins d’autres personnes si ses parents sont renvoyés. Il est clair que ceci est dans son mandat, dans la mesure où l’article 48 de la LIPR doit s’accorder avec les dispositions de la Convention relative aux droits de l’enfant. Le fait de s’enquérir de la question de savoir si on s’occupera correctement d’un enfant ne constitue pas une évaluation [des motifs d’ordre humanitaire] approfondie et ne fait en aucune façon double emploi avec le rôle de l’agent d’immigration qui doit par la suite traiter d’une telle demande (voir Boniowski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1161).

[17]           Étant donné qu’une mesure de renvoi doit être exécutée « dès que possible » et que le report du renvoi n’est que temporaire, l’analyse de l’ISE ne doit pas porter principalement sur l’intérêt supérieur ultime des enfants, mais plutôt sur leur intérêt supérieur « dans l’immédiat » (Munar, au paragraphe 40; Khamis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 437, au paragraphe 31). Au moment d’apprécier l’intérêt supérieur à court terme de l’enfant, l’agent doit s’assurer que « des dispositions ont été prises pour que l’enfant qui reste au Canada soit confié aux bons soins d’autres personnes » et chercher à savoir si on « s’occupera correctement [de l’enfant] » après que le parent aura été renvoyé du Canada (Munar, au paragraphe 40). Si un agent omet de le faire, c’est qu’il n’aura pas été « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, et n’aura pas non plus utilisé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée (Munar, au paragraphe 41).

[18]           La demande de report de M. London confirmait qu’il est la principale personne qui s’occupe de ses trois beaux-enfants adolescents pendant que leur mère travaille, et les observations suivantes ont clairement été soumises à l’agente :

[traduction]

Je suis l’avocat qui représente Brian London en matière d’immigration.

Le 9 septembre 2014, vous avez signifié à Brian London une directive lui ordonnant de se présenter en vue de son renvoi pour les raisons suivantes.

Le 29 juillet 2006, il a épousé Mara Elizabeth Fletcher, une citoyenne canadienne, et le 28 mai 2014, il a demandé la résidence permanente au titre du programme de parrainage depuis le Canada.

Monsieur London est admissible à recevoir une approbation au premier niveau dans les cinq mois suivant le 28 mai 2014, date à laquelle le Centre de traitement des demandes de Mississauga, en Ontario, a reçu sa demande.

Mara London (née Fletcher) a quatre enfants. Trois de ces enfants, c.-à-d. sa fille, Mercedes Patrice Fletcher, née le 22 mars 1997 (17 ans) son fils, Tyrick Renie Fletcher, né le 30 juillet 1999 (15 ans), et son autre fils, Dominic Christian Fletcher, né le 25 juin 2001 (13 ans) vivent avec elle et avec leur beau-père, Brian London. Ils vont tous à l’école.

Un quatrième enfant, Devon William Fletcher, vit seul depuis le 9 août 2013.

L’épouse de M. London, Mara, occupe le poste de baristas [sic] chez Starbucks Coffee Company à Scarborough, en Ontario, depuis le 19 août 2013. Elle travaille de 14 h à 22 h 30.

M. London s’occupe des enfants lorsque son épouse est au travail.

[19]           Au moment de la demande de report, trois des quatre enfants n’avaient pas encore 18 ans. Il incombait donc à l’agente de procéder à une évaluation de leur intérêt supérieur à court terme (Kozomara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 715, au paragraphe 30). Dans la demande de report figuraient des lettres des trois enfants dans lesquelles ils mentionnaient qu’ils avaient une relation particulièrement étroite avec M. London, lequel joue un rôle actif dans leur vie. Il agit auprès d’eux comme tuteur pour une vaste gamme d’activités allant de la musique aux sports, en passant par la menuiserie et les études. L’agente était tenue de traiter « leur intérêt immédiat équitablement et avec sensibilité » (Hernandez Fernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1131, au paragraphe 46). Toutefois, sa décision est demeurée silencieuse au sujet des intérêts particuliers des trois beaux-enfants :

[TRADUCTION]

Je reconnais qu’une réinstallation peut être difficile à ce stade-ci. Je conviens également que vous avez une épouse et quatre beaux‑enfants nés au Canada. À titre d’agente d’exécution de la loi, au moment d’évaluer une demande de report du renvoi, je dois prendre en compte en tant qu’élément de la plus haute importance l’intérêt supérieur de tout enfant touché par l’exécution d’une mesure de renvoi. En tant que Canadiens, votre épouse et vos enfants jouissent de tous les droits, avantages et services accordés à l’ensemble des citoyens. Je me dois de souligner que votre épouse et vos enfants ne font les objets [sic] d’aucune mesure de renvoi du Canada. Vous n’avez fourni aucune preuve raisonnable et fiable démontrant qu’une séparation occasionnée par votre renvoi du Canada, comme prévu, sera permanente et irréparable. Aucune preuve ne corrobore vos allégations au sujet des risques auxquels vous seriez exposé dans votre pays de citoyenneté.

[20]           L’agente avait l’obligation de s’enquérir si des dispositions avaient été prises pour qu’on s’occupe adéquatement des trois beaux-enfants en l’absence de M. London. Son omission de le faire laisse croire qu’elle n’a pas pleinement tenu compte des observations dont elle disposait, et qu’elle n’a pas été réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants.

[21]           Qui plus est, l’agente a indûment imposé à M. London l’obligation de démontrer que la séparation serait « permanente et irréparable ». Ainsi que l’a fait remarquer le juge Rennie dans la décision Meneses, au paragraphe 8 :

J’examine le deuxième élément de préoccupations, la déclaration de l’agente selon laquelle il n’y avait pas de preuve que la séparation serait indéfinie; il s’agit clairement d’une erreur dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Il n’y a pas d’exigence que la séparation soit permanente.

[22]           Pour ces motifs, la décision de l’agente n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et des droits (Dunsmuir, au paragraphe 47). La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

V.                Conclusion

[23]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen de l’intérêt supérieur des beaux-enfants de M. London.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que le dossier est renvoyé à un autre agent d’exécution pour qu’il procède à un nouvel examen de l’intérêt supérieur des beaux-enfants de M. London. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction  certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Dossier :

IMM-6999-14

 

INTITULÉ :

BRIAN PEGITO LONDON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 18 JUIN 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

lE JUGE FOTHERGILL

DATE des motifs :

lE 6 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Joseph Farkas

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joseph Farkas

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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