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Date : 20150909


Dossier : IMM-6971-14

Référence : 2015 CF 1049

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Fredericton (Nouveau‑Brunswick), le 9 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

MEDINA LURENA BRUCE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La demanderesse, Mme Medina Bruce, demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a refusé de lever, en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente à l’extérieur du Canada. Elle fonde sa demande de dispense sur des considérations d’ordre humanitaire.

II.                Résumé

[2]               Mme Bruce est une citoyenne de Saint‑Vincent‑et‑les Grenadines (Saint‑Vincent) âgée de 39 ans. Elle est arrivée au Canada en mai 2000, et n’a pas quitté le pays depuis. Au Canada, elle a travaillé illégalement comme employée de maison. Le dossier contient des lettres de recommandation élogieuses de la part de clients pour qui elle a travaillé. En décembre 2009, Mme Bruce a rencontré Jeffery Billingy et l’a ensuite épousé; son époux lui a offert du soutien physique, affectif et financier. Le couple a maintenant un jeune garçon né au Canada, Joseph, âgé de deux ans.

[3]               Mme Bruce et son époux ont retenu les services d’un conseiller en immigration pour les aider à présenter leurs demandes de résidence permanente depuis le Canada. Leurs demandes ont été rejetées, et des mesures de renvoi ont été prises. L’époux de Mme Bruce est rentré à Saint‑Vincent, mais la Cour a sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise à l’encontre de Mme Bruce en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejetterais la demande.

III.             Questions en litige

[4]               Mme Bruce soulève les questions suivantes aux fins du contrôle :

1.         La décision rendue par l’agent était‑elle raisonnable en ce qui concerne l’établissement de la demanderesse au Canada?

2.         La décision rendue par l’agent était‑elle raisonnable en ce qui concerne les difficultés dans le pays de renvoi, difficultés largement fondées sur l’absence apparente de services médicaux et le manque de possibilités d’emploi?

3.         La décision rendue par l’agent était‑elle raisonnable en ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant?

IV.             Décision de l’agent d’immigration

[5]               L’agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de Mme Bruce en se fondant sur l’absence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Les raisons qui sous‑tendaient cette conclusion reposaient sur quatre prémisses.

[6]               Premièrement, l’agent n’était pas convaincu que le degré de difficulté requis était atteint en raison de l’établissement de Mme Bruce au Canada. Dans sa décision, l’agent mentionne le fait que Mme Bruce a continuellement travaillé et maintenu son autonomie, les antécédents de bonne gestion financière de Mme Bruce et sa participation au sein de son église. Toutefois, l’agent a conclu que l’emploi de Mme Bruce reposait sur le non‑respect délibéré du droit de l’immigration au Canada, et que la demanderesse s’était établie au Canada en sachant parfaitement que sa présence ici était illicite et que son renvoi était une possibilité. L’agent a également fait observer que Mme Bruce n’avait pas produit d’élément de preuve pour étayer ses revenus d’emploi.

[7]               Deuxièmement, l’agent a conclu que la preuve sur la situation dans le pays visé ne suffisait pas à établir que Mme Bruce serait exposée à des difficultés excessives relativement à sa capacité d’obtenir des soins médicaux ou un emploi. L’agent a constaté, d’après la preuve, que Saint‑Vincent fournissait gratuitement des médicaments psychotropes à ses citoyens qui en avaient besoin, mais il a toutefois reconnu le caractère limité des installations et des ressources offertes aux patients souffrant de maladie mentale. De plus, selon l’agent, les éléments de preuve sur les conditions d’emploi de Mme Bruce démontraient simplement l’existence d’un problème généralisé, le critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives n’étant jamais rempli.

[8]               Le troisième point faible de la demande de Mme Bruce concerne les liens que la demanderesse a avec des membres de sa famille à Saint‑Vincent. L’agent a constaté que le mari, le père et deux membres de la fratrie de Mme Bruce vivent à Saint‑Vincent. Par conséquent, le renvoi ferait subir à Mme Bruce un stress inhérent, plutôt qu’inhabituel.

[9]               Enfin, l’agent a déterminé qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Joseph de demeurer avec sa mère, peu importe l’endroit. L’agent a ajouté que Joseph bénéficierait du fait d’être réuni avec son père et d’autres parents à Saint‑Vincent. L’agent a estimé que Joseph, étant donné son jeune âge, n’avait pas établi au Canada des liens susceptibles de causer des difficultés s’il retournait à Saint‑Vincent avec sa mère.

V.                Dispositions pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

VI.             Analyse

A.                Norme de contrôle et critère juridique applicables à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[10]           Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme applicable au contrôle judiciaire de la décision discrétionnaire rendue par un agent d’immigration à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée sous le régime de l’article 25 de la LIPR est celle du caractère raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18, [2009] ACF no 713 [Kisana]; Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113, aux paragraphes 37 et 79, [2014] ACF no 472 [Kanthasamy]; Gonzalo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 526, au paragraphe 11, [2015] ACF no 573). Ainsi, la Cour se gardera d’intervenir si la décision « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Étant donné la nature discrétionnaire des décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, l’éventail des issues possibles peut être vaste (Kanthasamy, au paragraphe 84).

[11]           Il est bien établi que, dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée sous le régime du paragraphe 25(1) de la LIPR, le demandeur doit démontrer qu’il « subir[a] personnellement des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » (Kanthasamy, au paragraphe 41). Les facteurs pertinents comprennent, entre autres, l’établissement au Canada, les liens avec le Canada, l’intérêt supérieur de tout enfant touché, l’incapacité d’obtenir des soins médicaux dans le pays étranger, la discrimination n’équivalant pas à persécution dans le pays étranger et d’autres risques graves courus dans le pays étranger (Kanthasamy, au paragraphe 42).

B.                 Établissement au Canada

[12]           Pour ce qui est de l’établissement de Mme Bruce au Canada, l’agent a examiné les antécédents de travail de la demanderesse, ses relevés bancaires, sa participation à son église et les lettres de soutien produites. Si l’agent a constaté que Mme Bruce n’avait pas fourni d’éléments de preuve pour corroborer ses revenus d’emploi, il ne semble pas y avoir accordé beaucoup d’importance dans son évaluation, ayant reconnu les antécédents de travail continu de la demanderesse, son éthique professionnelle rigoureuse et sa participation active à sa collectivité. Toutefois, comme la Cour l’a mentionné ci‑dessus, l’agent a conclu que Mme Bruce avait sciemment obtenu un emploi sans avoir de permis de travail valide et en sachant qu’une mesure de renvoi pouvait être prise contre elle à tout moment.

[13]           Bien que l’agent n’ait pas examiné expressément les raisons données par Mme Bruce pour expliquer pourquoi elle n’avait pas respecté l’échéance de son visa – à savoir les frais juridiques et la crainte de discrimination – je ne suis pas convaincu qu’une telle omission rend la décision déraisonnable. Le décideur n’est pas tenu de traiter chacun des arguments avancés par une partie, pourvu que les motifs dans leur ensemble permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de sa décision. Voir l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708. L’agent s’est montré sensible à l’état de santé, à l’emploi et aux liens au Canada de Mme Bruce, mais a conclu que ces liens, établis dans le non‑respect délibéré des exigences du droit de l’immigration, n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi de la dispense demandée. Il était loisible à l’agent de tirer cette conclusion au vu de la preuve.

[14]           La demanderesse soutient qu’une plus grande importance aurait dû être accordée au fait qu’elle résidait au Canada depuis plus de 14 ans. Cependant, un long séjour au Canada ne constitue pas en soi un facteur permettant d’accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire quand la durée du séjour n’est pas indépendante de la volonté du demandeur. Voir les décisions Beladi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1150, 182 ACWS (3d) 994; Mann c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 126, [2009] ACF no 151; Diaz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 373, 252 ACWS (3d) 557. Selon ses dires, Mme Bruce savait qu’elle n’avait pas légalement le droit d’être au Canada et avait dû, pour cette raison, obtenir un [traduction] « emploi non officiel ». Les circonstances de son séjour n’étaient manifestement pas indépendantes de sa volonté. Je soulignerais que l’agent a examiné la durée du séjour de Mme Bruce, sans lui accorder tout le poids que Mme Bruce aurait souhaité. Il ne revient pas à la Cour de modifier la conclusion tirée par l’agent relativement au poids à accorder à un facteur en particulier.

[15]           Je suis d’avis que la décision de l’agent en ce qui concerne l’établissement de la demanderesse au Canada appartient aux issues raisonnables.

C.                 Caractère adéquat des soins médicaux

[16]           L’agent a fait état des opinions médicales du médecin de famille et du psychiatre de Mme Bruce, et des documents sur la situation au pays présentés par le conseil. L’agent a déterminé que la maladie de Mme Bruce serait mieux traitée au Canada et a retenu que la demanderesse aurait besoin de soins médicaux continus. Toutefois, après avoir fait des renvois appropriés à la preuve, l’agent a conclu qu’il était possible d’obtenir un traitement pour la schizophrénie à Saint‑Vincent. J’ajouterais, pour faire le tour complet de la question, que Mme Bruce ne prend pas de médicaments pour soigner sa schizophrénie. À l’audience, le conseil a indiqué que jusqu’à maintenant, le traitement s’était limité à de la psychothérapie.

[17]           Mme Bruce soutient en outre que l’agent aurait dû tenir compte des difficultés qu’elle aurait à trouver un emploi. Elle affirme que son état de santé constitue un risque personnalisé. Toutefois, aucun élément de preuve n’a été produit sur la discrimination à laquelle seraient exposés ceux qui souffrent de troubles mentaux. De surcroît, Mme Bruce n’a pas fait valoir ce point dans les observations qu’elle a présentées à l’agent. Dans ces circonstances, l’agent a raisonnablement conclu que Mme Bruce n’était pas exposée personnellement à un risque relativement au manque de possibilités d’emploi à Saint‑Vincent.

D.                Intérêt supérieur de l’enfant

[18]           Mme Bruce affirme que les problèmes d’accès à des soins médicaux adéquats à Saint‑Vincent et ses perspectives d’emploi réduites auront des effets défavorables sur Joseph. L’agent a examiné ces facteurs, et aussi le fait que le père, le grand‑père et d’autres parents de Joseph vivent actuellement là‑bas. La possibilité que le père de Joseph doive se rendre à Trinité‑et‑Tobago pour travailler a été évoquée à l’audience devant l’agent. L’agent a également tenu compte de ce facteur.

[19]           Enfin, même si des éléments de preuve suffisants avaient permis de déterminer qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Joseph de demeurer au Canada, la conclusion n’aurait pas nécessairement été différente. L’évaluation des considérations d’ordre humanitaire est une appréciation globale. L’intérêt supérieur d’un enfant doit être apprécié à la lumière de la demande dans son ensemble. (Voir l’arrêt Kisana, au paragraphe 24.) La décision dans son ensemble appartient aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VII.          Conclusion

[20]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire sans frais.

[21]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée sans frais.

« B. Richard Bell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6971-14

 

INTITULÉ :

MEDINA LURENA BRUCE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 JuILLET 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 SeptembRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Alesha Green

 

POUR La demanderesse

 

Tamrat Gebeyehu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alesha A. Green

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR La demanderesse

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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