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Date : 20150911


Dossier : IMM-5785-14

Référence : 2015 CF 1070

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

ANDRO ROCHA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               M. Andro Rocha conteste la décision rendue par une agente principale d’immigration (l’agente), laquelle a rejeté sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH). M. Rocha avait invoqué son établissement au Canada, les difficultés causées par le manque de soins médicaux aux Philippines pour les personnes séropositives ainsi que la discrimination à l’endroit de ces dernières comme facteurs étayant sa demande CH, au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]               L’agente a rejeté sa demande parce qu’elle avait conclu que, mis ensemble, les éléments présentés par M. Rocha ne suffisaient pas à prouver qu’il subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait demander la résidence permanente depuis l’extérieur du Canada.

[3]               M. Rocha soutient que les conclusions de l’agente sur son degré d’établissement au Canada et sur les difficultés causées par le manque de soins médicaux et la discrimination contre les personnes séropositives aux Philippines étaient déraisonnables compte tenu de la preuve au dossier. Il demande à la Cour d’annuler cette décision et d’ordonner le réexamen de sa demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire par un autre agent d’immigration.

[4]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Après examen de la décision, de la preuve dont a été saisie l’agente et du droit applicable, je ne vois aucun motif pour lequel infirmer la décision de l’agente. Celle‑ci a examiné avec attention la preuve et ses conclusions appartiennent aux issues possibles acceptables compte tenu des faits et du droit.

[5]               Les questions que la Cour doit trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  • L’agente a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de degré d’établissement de M. Rocha?
  • L’agente a-t-elle examiné incorrectement la preuve sur les difficultés en cas de retour aux Philippines liées au manque de traitement disponible et à la discrimination dont font l’objet les personnes séropositives?

II.                Le contexte

A.                Les faits

[6]               M. Rocha est un citoyen des Philippines, né en juillet 1982. Il est arrivé au Canada en octobre 2009 en tant que travailleur étranger temporaire. Son permis de travail temporaire a été prolongé un certain nombre de fois, la dernière prolongation arrivant à échéance en août 2013.

[7]               Au cours des cinq dernières années, M. Rocha a travaillé comme préposé aux chambres d’hôtel avec le même employeur, le Delta Lodge à Kananaskis, en Alberta. En octobre 2012, il a demandé la résidence permanente dans la catégorie des candidats d’une province. L’examen médical effectué dans le cadre de cette demande a révélé que M. Rocha était séropositif. Sa demande a donc été rejetée, pour cause d’interdiction de territoire pour motifs sanitaires.

[8]               M. Rocha a demandé d’être exempté, pour des motifs d’ordre humanitaire, de l’obligation de demander la résidence permanente depuis l’extérieur du Canada. Dans sa demande, il a présenté des observations concernant son établissement au Canada ainsi que les difficultés auxquelles il serait assujetti en cas de retour aux Philippines, en raison du manque de soins médicaux appropriés et de la discrimination contre les personnes séropositives. L’agente a rejeté la demande de M. Rocha le 8 juillet 2014.

B.                 La décision

[9]               Dans sa décision, l’agente a d’abord pris note des lettres d’appui fournies par l’employeur de M. Rocha ainsi que par des collègues et des amis, et elle a reconnu que M. Rocha est un travailleur apprécié et fiable. Elle a remarqué qu’il possède un véhicule de 2001, qu’il a 550 $ d’économies et qu’il est un membre actif de son église.

[10]           Néanmoins, l’agente nourrissait certaines réserves quant à l’établissement de M. Rocha au Canada. Le fait d’être un travailleur fiable et apprécié s’inscrit dans le respect des exigences applicables aux travailleurs temporaires. En outre, elle a déclaré que les relations de M. Rocha ne démontraient pas l’existence de liens personnels forts avec le Canada. Par exemple, seulement un des dix frères et sœurs de M. Rocha habite au Canada. En outre, les lettres d’appui à M. Rocha ont pour la plupart été écrites par d’autres travailleurs temporaires étrangers, provenant de divers pays. L’agente a conclu que son degré d’établissement au Canada n’avait rien de remarquable. En conséquence, elle a accordé peu de valeur au facteur de l’établissement dans son analyse de la demande CH.

[11]           L’agente a ensuite examiné le facteur des difficultés invoquées par M. Rocha. Elle a précisé qu’il incombait à M. Rocha d’établir qu’il avait besoin de soins médicaux et qu’il ne pouvait pas les obtenir dans son pays. La preuve l’a convaincue que M. Rocha est actuellement séropositif et qu’il a besoin d’un traitement précis. Cependant, elle n’a pas été convaincue que les soins médicaux nécessaires n’étaient pas offerts aux Philippines. Elle a fait référence à un article présenté par M. Rocha, intitulé [traduction] « L’épidémie de VIH/SIDA aux Philippines : un appel aux armes ». En effet, il était reconnu dans cet article datant de 2010 qu’il existait des traitements efficaces pour les personnes atteintes du VIH ou du sida, mais que [traduction] « la perte potentielle de financement externe du Fonds mondial, qui soutient actuellement le traitement antirétroviral, sera catastrophique ». Cependant, par une simple recherche sur Google, l’agente a été en mesure de constater que le financement offert par le Fonds mondial aux Philippines était assuré de 2014 à 2016. Elle a par conséquent accordé peu de valeur à ce facteur dans son analyse.

[12]           L’agente s’est ensuite penchée sur l’argument de la discrimination à laquelle M. Rocha serait assujetti du fait de sa condition médicale. M. Rocha a fait valoir que les personnes séropositives aux Philippines souffraient d’exclusion sociale, étaient la cible de commentaires et d’insultes et voyaient fréquemment leurs droits brimés par des intervenants de l’État et du secteur privé. L’agente a conclu que la preuve à l’appui fournie par M. Rocha, soit [traduction] « quelques articles tirés d’Internet », était faible. En particulier, elle a mis en doute la crédibilité des sources de deux articles, l’un qui provenait d’un [traduction] « service de presse alternatif » et l’autre d’un [traduction] « réseau social d’information ». Un autre article a été rejeté en raison de la brièveté de son contenu.

[13]           Dans son analyse de la preuve, l’agente a constaté que la discrimination contre les personnes séropositives était interdite par la loi aux Philippines, mais qu’un rapport sur les pratiques en matière de droits de la personne du Département d’État des États-Unis mentionnait des preuves anecdotiques d’incidents de discrimination. L’agente a accepté que les personnes séropositives vivant aux Philippines pouvaient être victimes d’actes discriminatoires de la part d’intervenants de l’État ou du secteur privé, mais elle était convaincue que M. Rocha disposerait de recours efficaces pour défendre ses droits. Elle a mentionné les recours dont peuvent se prévaloir les victimes de discrimination. Enfin, l’agente a également remarqué que M. Rocha bénéficierait d’un réseau familial pour le soutenir aux Philippines. Ce soutien des membres de sa famille et les recours à sa disposition pouvaient atténuer les difficultés qu’il pourrait subir. En conséquence, l’agente a accordé peu de valeur à ce facteur dans son analyse globale.

[14]           La valeur cumulative de tous les facteurs n’a pas suffi à convaincre l’agente que des motifs d’ordre humanitaire justifiaient l’octroi d’une exemption. Dans l’ensemble, l’agente a insisté sur le fait qu’une décision favorable sur une demande CH constitue une mesure exceptionnelle répondant à un ensemble particulier de circonstances et que M. Rocha ne l’avait pas convaincue que ses circonstances propres étaient telles qu’il subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait demander un visa de résidence permanente depuis l’étranger.

C.                Exemption pour motifs d’ordre humanitaire

[15]           L’exemption pour motifs d’ordre humanitaire figure au paragraphe 25(1) de la LIPR. Cette disposition prévoit une exemption à la règle générale, énoncée à l’article 11, qui exige des étrangers qu’ils présentent leurs demandes de visa à l’étranger. Elle dispose que le ministre peut accorder cette mesure « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ».

[16]           Il a été constamment répété que l’exemption pour motifs d’ordre humanitaire constitue une mesure d’exception d’ordre discrétionnaire (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15; Adams c Canada (MCI), 2009 CF 1193 (Adams), au paragraphe 30; Lee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1152, au paragraphe 20; Barrak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 962 (Barrak), au paragraphe 27). Une telle exemption ne peut servir de moyen de rechange pour obtenir le statut de résident permanent, à moins qu’il soit conclu que les motifs d’ordre humanitaire le justifient. Elle n’a pas pour but de créer une filière d’immigration de remplacement, ni d’offrir un mécanisme d’appel aux demandeurs d’asile déboutés (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113 (Kanthasamy), au paragraphe 40).

[17]           Par conséquent, le demandeur d’une exemption pour motifs d’ordre humanitaire doit satisfaire à un critère très exigeant. Le processus ne vise pas à éliminer toutes les difficultés que peut causer l’obligation de demander un visa depuis l’extérieur du Canada; il est conçu afin d’alléger les « difficultés inhabituelle et injustifiées ou excessives » qui surviendraient si le demandeur devait quitter le Canada pour présenter une demande d’immigration de la manière habituelle (Lalane c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 6 (Lalane), au paragraphe 42). La Cour a décrit les « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » comme étant des difficultés qui vont au-delà de celles qui sont inhérentes au fait d’avoir à quitter le Canada (Kanthasamy, aux paragraphes 41 et 42; Chandidas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 258 (Chandidas), au paragraphe 81). Pour bénéficier d’une mesure pour motifs d’ordre humanitaire, le critère auquel le demandeur doit satisfaire n’est pas celui de savoir s’il vaut mieux pour lui de vivre au Canada ou dans son pays d’origine. Le demandeur doit montrer que les difficultés subies seront plus lourdes que les conséquences inhérentes au fait de devoir présenter une demande d’immigration par les voies normales à l’étranger (Kanthasamy, au paragraphe 41).

[18]           En outre, il est de jurisprudence constante que le fardeau de justifier l’exemption pour motifs d’ordre humanitaire incombe au demandeur (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 (Kisana), au paragraphe 45; Barrak, au paragraphe 28; Adams, au paragraphe 29). « Il appartient au demandeur de déterminer les motifs, qui, selon lui, sont des facteurs CH pertinents dans ses circonstances particulières et de présenter des observations à leurs propos » (Lalane, au paragraphe 42). Produire une preuve insuffisante ou omettre de donner des renseignements pertinents à l’appui d’une demande CH se fait au péril du demandeur (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 (Owusu), aux paragraphes 5 et 8; Nicayenzi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2014 CF 595, au paragraphe 16).

D.                La norme de contrôle

[19]           La norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit relatives aux décisions CH est celle de la décision raisonnable (Lemus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 114, au paragraphe 18; Frank c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 270, au paragraphe 15). De manière semblable, la norme applicable à l’analyse de la preuve effectuée par l’agent d’immigration dans le cadre d’une demande CH présentée au titre de l’article 25 de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), au paragraphe 47; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 62; Kanthasamy, au paragraphe 18; Lene c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 23, au paragraphe 5).

[20]           Il en résulte qu’il faut traiter avec une grande déférence la décision à laquelle le décideur est parvenu en s’appuyant sur la preuve dont il a été saisi. Si celle-ci appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la Cour ne peut pas intervenir même si son évaluation de la preuve aurait pu mener à une issue différente (Dunsmuir, au paragraphe 47; Kanthasamy, aux paragraphes 81 à 84). Selon la norme de la décision raisonnable, tant que le processus décisionnel et l’issue cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut substituer à la décision l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 SCC 12 at para 59). Étant donné la nature hautement discrétionnaire des décisions sur les demandes CH, les agents d’immigration disposent d’un vaste éventail d’issues possibles acceptables ainsi que d’une bonne marge d’appréciation (Kanthasamy, au paragraphe 84).

III.             L’analyse

A.                L’agente a-t-elle commis une erreur dans son évaluation du degré d’établissement de M. Rocha?

[21]           M. Rocha soutient que l’agente n’a pas évalué correctement son établissement au Canada. Il fait valoir que les motifs fournis par l’agente expliquent mal pourquoi, malgré les nombreux facteurs montrant l’établissement, la preuve a été jugée insuffisante pour satisfaire au critère des difficultés. M. Rocha affirme que l’agente a commis une erreur en mesurant par une norme inconnue l’établissement au Canada et en n’indiquant pas clairement ce à quoi on s’attend d’une personne dans la situation de M. Rocha. À l’appui de ses observations, M. Rocha invoque la décision Chandidas, dans laquelle la Cour avait jugé déraisonnables les conclusions d’un agent concernant l’établissement parce qu’elles n’avaient pas été adéquatement expliquées.

[22]           Je ne suis pas d’accord.

[23]           Les motifs fournis par l’agente à l’appui de ses conclusions sur l’établissement sont claires. Dans sa décision, elle a déclaré ce qui suit :

  • Le fait d’être un travailleur fiable et apprécié relève davantage du respect des exigences applicables aux travailleurs temporaires que de la preuve d’un degré important d’établissement;
  • Le fait pour M. Rocha de posséder un véhicule au Canada, d’avoir 550 $ d’économies et d’être un membre actif de son église ne suffit pas à démonter qu’il est bien établi;
  • M. Rocha a seulement une sœur qui habite au Canada, ses parents et ses neuf autres frères et sœurs habitent aux Philippines;
  • La plupart des lettres d’appui d’amis et de collègues au Canada provenaient d’autres travailleurs temporaires étrangers et ces relations ne montrent pas de liens personnels avec le Canada.

[24]           On ne peut conclure, à partir des motifs fournis par l’agente, que celle‑ci n’a accordé aucune valeur aux éléments de preuve produits par M. Rocha. Ces motifs indiquent seulement que ces éléments de preuve étaient insuffisants. En outre, ils permettent à la Cour de comprendre pourquoi et comment le décideur a tiré ses conclusions et de juger que la décision appartient aux issues possibles. Je ne peux conclure qu’ils ne se justifient pas au regard des faits et du droit.

[25]            Pour qu’une demande CH soit accueillie, il faut démontrer un fort degré d’établissement. Il ne suffit pas pour le demandeur de prouver qu’il pourrait être un immigrant modèle et un ajout de qualité à la société canadienne. De plus, être travailleur, respectueux des lois, autonome, entreprenant, économe et charitable envers autrui n’est pas le critère servant à déterminer s’il existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant une mesure exceptionnelle (Zambrano c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 481, au paragraphe 75). « [L]e fait que le demandeur ait progressé dans son adaptation au sein de la société canadienne, qu’il travaille et qu’il est devenu autonome financièrement ne pouvait permettre à l'agent de conclure automatiquement à la présence de motifs d’ordre humanitaire » (Aoutlev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 111, au paragraphe 22). Le demandeur doit prouver qu’être obligé de quitter le Canada lui causera non seulement des difficultés, mais des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Il incombe au demandeur d’apporter une preuve suffisante de son établissement; l’agente n’a pas à faire enquête sur les allégations et les éléments de preuve de M. Rocha (Lalane, au paragraphe 42; Owusu, au paragraphe 5).

[26]           Je suis convaincu que l’examen par l’agente du degré d’établissement de M. Rocha au Canada n’était pas déraisonnable. L’agente a reconnu les facteurs indiquant l’établissement de M. Rocha et a fait mention de son travail et de son intégration dans la collectivité. Elle a reconnu à M. Rocha le mérite d’avoir pris des initiatives afin de s’établir au pays, mais elle a conclu que cet établissement n’avait rien de remarquable et que l’interruption de cet établissement ne justifiait pas l’octroi d’une exemption. Tout en reconnaissant que M. Rocha était un bon travailleur, elle a souligné que ce fait s’inscrivait dans le respect des exigences applicables aux travailleurs temporaires. Ce n’était pas déraisonnable.

[27]           M. Rocha s’oppose en particulier aux conclusions de l’agente selon lesquelles ses relations ne témoignent pas de liens personnels forts avec le Canada. Il fait valoir que ses lettres d’appui ont été écrites par d’autres travailleurs étrangers temporaires parce qu’il travaille dans le domaine du tourisme, où la plupart des travailleurs sont des travailleurs étrangers. Il ajoute qu’il est aussi possible que de nombreux de ses collègues et amis travailleurs étrangers temporaires aient changé de statut, un fait que l’agente n’a pas vérifié. À l’audience, l’avocat de M. Rocha a insisté plus particulièrement sur le fait que l’agente avait commis une erreur en concluant que la plupart des personnes ayant écrit des lettres d’appui étaient des travailleurs étrangers temporaires provenant de quatre pays nommés.

[28]           Je reconnais que la preuve n’étaye pas les conclusions de l’agente au sujet d’un des quatre pays nommés d’où provenaient les travailleurs étrangers temporaires. Cependant, après avoir compté le nombre de personnes (et non pas le nombre de lettres) qui ont écrit des lettres d’appui à M. Rocha et en avoir examiné le contenu, je ne suis pas convaincu que les conclusions de l’agente selon lesquelles ces relations ne témoignaient pas de liens personnels forts avec le Canada sont déraisonnables et n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables.

[29]           M. Rocha soutient également que l’agente a omis de prendre en considération une lettre sur son bénévolat, car elle ne l’a pas mentionnée dans sa décision. La présomption voulant que les décideurs aient examiné toute la preuve dont ils étaient saisis est bien établie. Par conséquent, ils ne sont pas tenus de faire expressément mention de chaque élément de preuve au dossier. Le défaut d’analyser des éléments de preuve contraires à la conclusion du tribunal rend une décision déraisonnable seulement lorsque les éléments de preuve omis sont essentiels, qu’ils contredisent la conclusion du tribunal et que l’omission témoigne d’une réticence du tribunal à examiner la preuve à sa disposition (Herrera Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1490, au paragraphe 9). Ce n’est pas le cas en l’espèce avec cette lettre au sujet du bénévolat. Je ne peux conclure que l’agente a omis de prendre en considération les documents que M. Rocha a produits à l’appui de sa demande CH, ni qu’elle a omis un élément de preuve contredisant carrément ses conclusions (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 17).

[30]           La Cour doit traiter avec déférence la conclusion d’un agent d’immigration au sujet du degré d’établissement d’un demandeur (Thaher c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1439, au paragraphe 43). Il suffit que la conclusion de l’agent appartienne aux issues acceptables se justifiant au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[31]           La décision Chandidas invoquée par M. Rocha se distingue clairement de l’espèce. Dans cette affaire, la juge Kane avait conclu que l’agent avait omis d’expliquer pourquoi la preuve au sujet de l’établissement était insuffisante malgré plusieurs facteurs favorables quant à l’établissement (Chandidas, paragraphe 83). De plus, la preuve démontrait que la famille s’était établie avec succès dans la collectivité, à l’école et en affaires, et que leur fille était traitée à l’hôpital pour une maladie grave, où elle avait de nombreux rendez-vous. L’agent n’avait pas examiné la question de savoir si le fait d’avoir à demander la résidence permanente depuis l’étranger dans ces circonstances aurait causé des difficultés supérieures à celles inhérentes à l’obligation de devoir quitter le Canada (Chandidas, au paragraphe 82). Contrairement aux faits de Chandidas, l’agente a bel et bien expliqué pourquoi la preuve d’établissement de M. Rocha était insuffisante. Celui-ci est tout simplement en désaccord avec l’agente sur la valeur accordée à la preuve. Ce n’est pas suffisant pour justifier l’intervention de la Cour.

B.                 L’agente a-t-elle omis d’examiner adéquatement la preuve relative aux difficultés?

[32]           M. Rocha soutient que l’agente a déraisonnablement rejeté la preuve montrant qu’il subirait des difficultés injustifiées en raison du manque de traitements accessibles pour son VIH et la discrimination dont il ferait l’objet en cas de retour aux Philippines.

(1)               Le manque de traitements accessibles pour le VIH aux Philippines

[33]           M. Rocha soutient que l’agente a rejeté à tort la preuve sur les mauvaises conditions médicales et le manque de traitement pour les personnes séropositives aux Philippines. Il soutient que la déclaration selon laquelle le financement du Fonds mondial serait suffisant pour rendre les traitements pour le VIH plus accessibles aux Philippines n’était pas étayée par la preuve. Le simple fait que du financement soit fourni ne signifie pas que l’accessibilité aux traitements sera améliorée. En outre, M. Rocha affirme que l’agente a déraisonnablement omis de mentionner d’autres conditions dans le pays et s’est simplement appuyée sur le financement.

[34]           Je ne souscris pas aux arguments de M. Rocha.

[35]           M. Rocha n’a fourni qu’une preuve limitée concernant le manque de services médicaux pour les personnes séropositives aux Philippines. L’agente ne l’a pas écartée. Elle a seulement conclu que, grâce au financement du Fonds mondial, les personnes séropositives aux Philippines disposaient de traitements efficaces et accessibles, donc que M. Rocha pourrait avoir accès à un traitement efficace. Aucun autre élément de preuve porté à l’attention de l’agente n’indiquait que le financement ne garantissait pas l’accès à un traitement efficace. Rien n’indiquait non plus que le montant mentionné dans l’article n’était pas important en comparaison des montants accordés à d’autres pays.

[36]           La preuve et les observations de M. Rocha sur le prétendu manque de traitements pour le VIH aux Philippines ont été prises en considération et évaluées. L’agente a conclu que la preuve n’étayait pas une conclusion selon laquelle M. Rocha ne pourrait pas être traité aux Philippines. Encore une fois, M. Rocha est simplement en désaccord avec l’agente quant à la valeur accordée à la preuve. Il incombait à M. Rocha de démontrer qu’il ne pouvait obtenir de traitement acceptable dans son pays, mais l’agente a conclu qu’il ne s’est pas acquitté de ce fardeau.

[37]           Je suis convaincu que le dossier comporte des éléments de preuve montrant que les patients séropositifs aux Philippines peuvent obtenir un traitement, et ce gratuitement. À la lumière de ces éléments, l’agente a raisonnablement conclu que M. Rocha n’avait pas démontré qu’il ne pourrait être adéquatement traité dans son pays d’origine. L’avocat de M. Rocha a fait référence à certains éléments de preuve montrant qu’il y avait peu de personnel médical pour traiter les patients séropositifs; cependant, il était raisonnable pour l’agente de conclure que, vu la preuve dont elle disposait, cela ne signifiait pas que M. Rocha n’aurait pas accès à un traitement efficace.

(2)               La discrimination contre les personnes séropositives aux Philippines

[38]           M. Rocha soutient également que l’agente, sans explication, a fait peu de cas de la discrimination dont font l’objet les personnes séropositives aux Philippines, malgré des preuves claires de discrimination. Il a également avancé qu’elle avait rejeté à tort deux des articles qu’il avait produits parce qu’elles les avaient jugés non crédibles, sans expliquer pourquoi les sources n’étaient pas appropriées. Enfin, il prétend qu’elle n’a pas tenu compte d’éléments de preuve concernant le caractère inadéquat des recours dont disposent les gens estimant que leurs droits ont été violés aux Philippines.

[39]           Je ne suis pas convaincu par les arguments de M. Rocha.

[40]           L’agente a bel et bien expliqué pourquoi elle n’a pas accordé de valeur aux deux articles que M. Rocha avait produits : elle a jugé que leurs sources n’étaient pas crédibles ni suffisantes, parce qu’ils provenaient d’un service de presse alternatif et d’un réseau social d’information. Voilà pourquoi l’agente a décidé d’accorder peu de valeur à leur contenu. M. Rocha peut ne pas être d’accord avec l’explication ou la décision de l’agente, mais je ne peux conclure que cette conclusion n’appartient pas aux issues possibles acceptables qui se justifient au regard des faits et du droit.

[41]           De même, l’agente a accordé peu de valeur à un autre document fourni par M. Rocha parce qu’il portait sur neuf pays d’Asie et comportait peu de renseignements précis sur la situation aux Philippines. Cette conclusion n’est pas déraisonnable.

[42]           L’agente a également pris note qu’il y avait des preuves anecdotiques d’incidents de discrimination dans les rapports du Département d’État des États-Unis, mais elle a fait observer qu’il existait aux Philippines des recours pour les personnes dont les droits avaient été violés. Encore une fois, je suis convaincu qu’il ne s’agit pas d’une conclusion déraisonnable compte tenu de la preuve et des observations dont l’agente disposait. Celle‑ci a expressément examiné certaines des parties du rapport du Département d’État qui faisaient référence aux recours dont pouvait disposer M. Rocha. Celui‑ci présente une interprétation différente de ces passages, et il met en évidence les manquements et les limites de ces recours. Toutefois, avoir un point de vue différent sur le sens d’un élément de preuve ne suffit pas à rendre la conclusion de l’agente déraisonnable.

[43]           À la suite de son analyse, l’agente a accepté et reconnu qu’il y avait une certaine discrimination contre les personnes séropositives aux Philippines. Cependant, elle a fait observer que la preuve n’était pas suffisante, en raison d’autres facteurs au dossier, pour étayer la demande d’exemption exceptionnelle pour motifs d’ordre humanitaire présentée par M. Rocha, car elle l’a jugée faible. Dans son évaluation des difficultés liées à la discrimination possible aux Philippines, elle a fait mention du soutien que M. Rocha recevrait de son réseau familial dans son pays d’origine.

[44]           Lorsqu’elle examine la raisonnabilité des conclusions de fait, la Cour n’a pas pour rôle d’apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative accordée par l’agente aux facteurs pertinents (Dunsmuir, au paragraphe 47; Kanthasamy, au paragraphe 99). Par ses arguments à l’égard des conclusions de fait de l’agente sur la question de la discrimination, M. Rocha invite encore une fois la Cour à substituer son jugement de la preuve à celui de l’agente. La Cour ne peut agir ainsi en contrôle judiciaire.

[45]           En contrôle judiciaire, il ne s’agit pas de faire une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54). La Cour doit se pencher sur les motifs en « essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ragupathy, 2006 CAF 151, au paragraphe 15). En outre, le décideur est réputé avoir tenu compte de tous les éléments de preuve au dossier (Hassan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] ACF n946 (CAF), au paragraphe 3; Kanagendren c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CAF 86, au paragraphe 36). L’omission de mentionner un élément de preuve ne signifie pas qu’il a été oublié ou qu’il y a erreur susceptible de contrôle judiciaire.

[46]           Je demeure convaincu que, même si on utilisait la norme de preuve de la « possibilité sérieuse » invoquée par M. Rocha pour ses arguments sur la discrimination, l’agente a raisonnablement conclu que M. Rocha ne subirait pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives fondées sur la discrimination s’il devait retourner aux Philippines et demander la résidence permanente depuis ce pays.

IV.             Conclusion

[47]           L’agente a conclu qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour justifier l’octroi à M. Rocha d’une exemption pour motifs d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la LIPR. Une telle exemption constitue une mesure d’exception. La décision de l’agente de rejeter la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par M. Rocha constituait une issue raisonnable compte tenu du droit et de la preuve. Selon la norme de la raisonnabilité, il suffit que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

[48]           M. Rocha se trouve simplement en désaccord avec l’agente quant à l’évaluation qu’elle a faite de la preuve dans le cadre de sa décision et il invite la Cour à substituer cette décision par une nouvelle évaluation de la preuve. Ces arguments ne satisfont pas aux normes de contrôle judiciaire.

[49]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5785-14

INTITULÉ :

ANDRO ROCHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 AOÛT 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 11 SEPTEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

M. Dorab Colah

POUR LE DEMANDEUR

M. Brendan Friesen

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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