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Date : 20150410


Dossier : IMM-7581-13

Référence : 2015 CF 442

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 avril 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

KEIRI LISBETH CHAVEZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée par Keiri Lisbeth Chavez (la demanderesse) en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), d’une décision rendue le 7 novembre 2013 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, par laquelle celle‑ci a conclu que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.

II.                Les faits

[2]               La demanderesse est née le 12 mai 1990 et est citoyenne du Salvador. Elle allègue craindre d’être persécutée en tant que femme victime de violence familiale au Salvador. Elle a formulé les allégations qui suivent à l’appui de sa demande d’asile :

a)                  En 2006, alors âgée de 16 ans, la demanderesse a commencé à fréquenter un ami d’enfance, M. Juan Carlos Bonilla, qui était âgé de 20 ans à l’époque. La famille de la demanderesse n’a jamais approuvé cette relation, car M. Carlos avait mauvaise réputation : il ne travaillait pas et il consommait de l’alcool et de la drogue. Pour échapper à la pression familiale, la demanderesse a emménagé chez M. Carlos en septembre 2007.

b)                  M. Carlos a commencé à agresser verbalement, puis physiquement, la demanderesse six mois après que la demanderesse eut emménagé avec lui. Environ un an après le début de la relation, la demanderesse a tenté d’y mettre fin, et M. Carlos a alors menacé de la tuer. Elle avait peur de lui et elle savait qu’il possédait une arme à feu. La demanderesse ne voulait pas retourner vivre avec ses proches, car elle ne voulait pas leur causer de problèmes, et elle a donc décidé de rester avec M. Carlos.

c)                  En juin 2009, M. Carlos, ivre et drogué, est arrivé à la maison à minuit. Il avait un air sinistre et il a dit à la demanderesse qu’il la tuerait. Il lui a ensuite asséné des coups de poing et des coups de pied. La demanderesse a tenté de s’enfuir par la porte arrière, mais M. Carlos l’a saisie et lui a donné des coups de fourchette à la hanche et au pouce droit. M. Carlos a cessé de la frapper lorsque sa mère est venue à l’aide de la demanderesse. Cette dernière s’est réfugiée chez un voisin qui exploite une pharmacie, et ce dernier a soigné ses blessures.

d)                 Trois semaines plus tard, M. Carlos est arrivé ivre à la maison et a de nouveau agressé la demanderesse. Il l’a frappée au ventre, à la poitrine et aux bras, et il l’a violée. La mère de M. Carlos est intervenue de nouveau.

e)                  En septembre 2009, M. Carlos, ivre et drogué, est arrivé tard dans la nuit et il a exigé que la demanderesse ait des relations sexuelles avec lui. Lorsque cette dernière a refusé, il a sorti une arme à feu et il a menacé de lui tirer une balle dans la tête si elle résistait. La demanderesse a été forcée d’avoir des relations sexuelles avec M. Carlos. Le lendemain matin, elle a dit à la mère de M. Carlos que ce dernier avait une arme à feu, mais cette dernière lui a dit qu’elle ne pouvait rien faire parce qu’elle avait peur de son fils. M. Carlos a forcé la demanderesse à avoir des relations sexuelles avec lui sous la menace d’une arme à feu à une autre occasion.

f)                   La demanderesse n’a jamais dénoncé M. Carlos à la police parce qu’elle savait que la police ne l’aiderait pas. Elle connaissait une femme qui avait téléphoné à la police parce que son époux l’avait agressée. La police avait détenu ce dernier pendant une nuit pour qu’il dégrise, puis elle l’avait relâché sans porter d’accusation criminelle. En outre, la demanderesse savait qu’un cousin de M. Carlos était policier à Santa Ana et elle craignait que celui‑ci use de son influence pour empêcher M. Carlos d’être arrêté ou accusé.

g)                  Selon la demanderesse, c’est parce qu’elle voulait mettre fin à la relation qu’il y a eu escalade de la violence. Aux alentours de novembre 2009, M. Carlos est encore arrivé ivre à la maison tard dans la nuit. Il a tiré les cheveux de la demanderesse, l’a lancée au sol et l’a violée à la pointe de son arme à feu parce qu’elle résistait. La mère de M. Carlos les a entendus et elle est intervenue. Elle a dit à la demanderesse de quitter la maison, et cette dernière est allée se réfugier dans l’église située en face de chez M. Carlos. Le pasteur en charge de l’église a escorté la demanderesse jusque chez sa mère, puis les trois se sont rendus chez un médecin. La mère de la demanderesse craignait pour la sécurité de sa fille, parce que des voisins lui avaient dit que M. Carlos fréquentait des criminels qui vendaient de la drogue et qu’il avait participé à des vols et à des agressions. M. Carlos avait été arrêté à deux reprises, mais, grâce à son cousin, il n’avait jamais été accusé de quoi que ce soit.

h)                  Le lendemain, M. Carlos s’est rendu chez la mère de la demanderesse. Il a crié à la demanderesse de sortir et il a menacé de tuer la mère de la demanderesse. Cette dernière a téléphoné au père de la demanderesse, à New York, et il a accepté de l’aider. Il a communiqué avec un de ses amis au Salvador, et celui‑ci a pris des dispositions pour que la demanderesse se rende à la frontière du Guatemala, où un passeur l’aiderait à se rendre aux États‑Unis.

i)                    Le 13 novembre 2009, la demanderesse s’est rendue à la frontière du Guatemala. Elle a réussi à entrer aux États‑Unis le 9 décembre 2009, mais elle a été appréhendée par des agents des services frontaliers et conduite dans un centre de détention, où son dossier a été traité comme celui d’un demandeur d’asile. Elle a comparu à trois audiences en matière d’immigration : une à San Antonio le 4 octobre 2010, et deux autres à Houston en mars et en avril 2011. En février 2012, la demanderesse a été informée par son avocat qu’elle serait vraisemblablement déboutée parce que toutes les demandes de Salvadoriens sont rejetées. La demanderesse avait peur parce qu’elle avait entendu dire que certains demandeurs originaires du Salvador avaient été arrêtés et expulsés aussitôt leur demande rejetée.

j)                    La demanderesse craignait que sa demande soit rejetée. Elle a téléphoné à sa sœur au Canada pour obtenir des conseils. Cette dernière lui a dit de venir au Canada. La demanderesse s’est rendue à la frontière canadienne en autobus et elle a présenté sa demande d’asile le 23 avril 2012.

k)                  La mère de la demanderesse a informé M. Carlos que cette dernière avait quitté le Salvador. M. Carlos a alors commencé à aller chez la mère de la demanderesse. Il menaçait de tuer la demanderesse sous les yeux de sa mère si elle retournait au Salvador. La mère de la demanderesse a fait part de ces menaces à la police.

[3]               La SPR a rejeté la demande de la demanderesse le 7 novembre 2013, et l’autorisation de solliciter le contrôle judiciaire de cette décision a été accordée le 5 janvier 2015.

III.             La norme de contrôle

[4]               Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à l’analyse relative à la norme de contrôle lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». La norme de contrôle applicable aux questions de savoir si la SPR a commis une erreur dans ses conclusions relatives à la crédibilité et si ces conclusions étaient conformes aux Directives du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives), est celle du caractère raisonnable : Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 393; Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 5, au paragraphe 13; Cato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1313, au paragraphe 13. Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui est attendu d’une cour de révision qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[5]               Je reconnais que les conclusions relatives à la crédibilité sont au cœur de la compétence de la SPR : Giron c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1992), 143 NR 238, au paragraphe 239 (CAF). En outre, la SPR est tenue d’évaluer la preuve d’une façon qui est conforme à l’approche exposée dans les Directives : Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1494, au paragraphe 8.

IV.             La décision faisant l’objet du contrôle et l’analyse

[6]               La SPR s’était déclarée satisfaite en ce qui concerne de l’identité de la demanderesse. La question déterminante était la crédibilité. La SPR a estimé que la demanderesse n’était pas crédible pour plusieurs motifs, lesquels sont exposés ci‑dessous. Chaque motif est suivi de mes observations.

[7]               La SPR a vu d’un mauvais œil le fait que la demanderesse s’est contredite dans ses explications quant aux raisons pour lesquelles, à son avis, M. Carlos l’agressait physiquement. Dans la demande d’asile présentée aux États‑Unis, la demanderesse avait affirmé que son ancien conjoint de fait était en colère parce qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants. Lors de l’audience de la SPR, la demanderesse a déclaré que M. Carlos la maltraitait parce qu’il avait des problèmes de drogue. Lorsqu’elle a été confrontée à ses déclarations antérieures, la demanderesse a déclaré qu’il était vrai que la première agression, commise en 2009, avait comme cause son incapacité à enfanter. La demanderesse a expliqué qu’elle a omis de mentionner ce fait à l’audience de la SPR ainsi que dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP) parce que son souvenir était source d’anxiété. La SPR a rejeté cette explication en concluant que, bien qu’il puisse « être difficile pour la demandeure d’asile de parler de cette question, il s’agit néanmoins d’un détail très pertinent et important du fait qu’elle semble à l’origine des problèmes du couple ». La SPR a également souligné que la demanderesse était capable de parler d’autres incidents traumatisants, comme le fait d’avoir été violée et menacée avec une arme à feu, et elle a tiré une conclusion défavorable quant à la crainte subjective de la demanderesse et quant à sa crédibilité comme témoin. Observations de la Cour : Cette conclusion n’est pas raisonnable pour deux raisons. Premièrement, elle est fondée sur une mauvaise compréhension des déclarations faites aux États‑Unis. L’examen du résumé des questions et des réponses tirées du témoignage que la demanderesse a donné aux États‑Unis confirme son allégation selon laquelle elle a révélé être stérile en réponse à une question précise qui portait sur la première agression dont elle a été victime en juin 2009 aux mains de M. Carlos. La SPR a tout d’abord souligné, à juste titre, que cette réponse concernait un « incident particulier ». Cependant, environ une page plus loin, la SPR, comme l’a fait remarquer avec raison l’avocate de la demanderesse, a exagéré l’importance de cette réponse précise qui portait sur un incident particulier et elle s’est fondée sur cette réponse pour mettre en doute la crédibilité générale de la demanderesse. À mon avis, on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que la demanderesse fasse mention de sa stérilité dans ses premières déclarations (par exemple, dans l’exposé circonstancié de son FRP), parce que ce problème de santé n’a été l’élément déclencheur que d’une seule des nombreuses agressions que lui a fait subir M. Carlos. Il n’était donc pas raisonnable de mettre en doute sa crédibilité pour ce motif. L’emploi de l’expression « semble à l’origine de » n’était certainement pas justifié au vu de la preuve. Le fait que M. Carlos se soit mis en colère à la suite d’une discussion sur la stérilité de la demanderesse ne peut pas mener à la conclusion selon laquelle ce problème de santé « semble à l’origine des problèmes » (noter le pluriel) du couple. Plus loin dans ses motifs, la SPR a complètement dénaturé cette non‑divulgation raisonnable en une « absence totale […] d’un détail très pertinent et important du fait [que cette question] semble à l’origine des problèmes du couple ». En tirant cette conclusion, la SPR a de nouveau mal interprété la preuve. Il ressort de la preuve que les problèmes du couple tiraient leur origine du fait que la consommation de drogue de M. Carlos, entre autres choses, le rendait violent, agressif et brutal. Une interprétation judicieuse de la preuve révèle que la stérilité de la demanderesse n’était pas à l’origine des problèmes du couple, contrairement à ce que la SPR avait conclu. Celle‑ci, en concluant de la sorte, est passée bien près de blâmer la victime, plutôt que l’agresseur, pour les agressions qu’elle avait subies. Au vu de la preuve, les graves et nombreux sévices dont a été victime la demanderesse ne peuvent être imputés qu’à M. Carlos, et non au problème de santé de la demanderesse. Cette conclusion est donc écartée. Deuxièmement, je ne peux pas accepter le fait que la SPR ait, pour ainsi dire, assimilé le traumatisme que la demanderesse a probablement subi en témoignant des agressions sexuelles et des agressions physiques dont elle a été victime au traumatisme provoqué par la révélation que, malgré qu’elle soit une jeune femme, elle ne peut pas avoir d’enfants. Les deux premiers récits concernent des agressions que la demanderesse a subies aux mains d’un tiers, soit M. Carlos, alors que le problème de stérilité de la demanderesse est une question très personnelle que la demanderesse était parfaitement en droit de s’attendre à garder secrète à moins qu’on lui pose directement la question (comme ce fut le cas aux États‑Unis). Il est convenu que le degré de traumatisme découlant du témoignage variera selon la personne et le récit. À mon avis, à défaut de motifs mieux étayés, il était déraisonnable que la SPR se livre à des conjectures et s’attende à ce que la demanderesse réagisse de la même façon dans le cadre de témoignages portant sur des situations fort différentes. J’écarte cette conclusion, car elle est, elle aussi, déraisonnable.

[8]               La SPR a souligné qu’il y avait eu confusion quant au moment où certains faits se seraient produits. Selon le témoignage donné à l’audience devant la SPR, l’une des agressions aurait eu lieu en juin 2009, alors que, selon la demande présentée aux États‑Unis, elle aurait plutôt eu lieu en novembre 2009. Lorsque la demanderesse a été confrontée à cette contradiction, elle a expliqué qu’elle avait tout dit aux agents d’immigration et que ces derniers avaient peut‑être fait une erreur, du fait qu’ils ont posé peu de questions, lorsqu’ils ont essayé de reconstituer le récit. La demanderesse a aussi expliqué que la traduction avait été faite par téléphone, ce qui avait compliqué les choses, parce qu’elle avait eu de la difficulté à entendre l’interprète. La SPR a rejeté l’explication de la demanderesse parce que les notes d’entrevues des autorités américaines montrent que l’entrevue a été réalisée sous forme de questions et réponses, qu’il y était clairement question de l’agression de juin 2009 et que l’entrevue n’avait pas été brève. Les notes révélaient en outre que la demanderesse n’avait jamais demandé qu’on lui donne des précisions pendant l’entrevue. La SPR a donc tiré une conclusion défavorable à l’égard de la crainte subjective de la demanderesse et quant à sa crédibilité comme témoin. Observations de la Cour : La SPR a eu tort d’affirmer que les notes d’entrevue des autorités américaines « ne sont pas un résumé », car on peut y lire que les notes ne constituent [traduction« pas une transcription intégrale ». J’en déduis donc qu’il s’agit d’un résumé. Cependant, vu le rôle important que joue la SPR dans l’appréciation de la crédibilité et vu l’ensemble de la preuve à cet égard, la conclusion générale de la SPR sur cet élément appartient, à mon avis, aux issues possibles. Je ne suis pas prêt à accepter que les agents d’immigration étrangers et les interprètes embauchés par des gouvernements étrangers doivent faire l’objet d’un interrogatoire au Canada pour que les documents qu’ils ont produits y puissent être acceptés en preuve. Les notes d’entrevue produites à l’étranger ne sont, à bien des égards, que de simples documents administratifs recevables, en droit, au Canada, comme preuve de la véracité de leur contenu et, quoi qu’il en soit, elles sont d’ordinaire recevables pour des raisons de principe – parce qu’on présume que les agents n’ont aucun motif de faire de faux rapports – et pour d’autres raisons de politiques générales. Il incombe généralement à la SPR d’évaluer et d’établir l’aptitude des agents de gouvernements étrangers à consigner pareilles notes. Il convient de souligner que le résumé fait aux États‑Unis en l’espèce a été fait moins longtemps après les incidents allégués que le témoignage qui a été donné par la suite à la SPR, et que le résumé est donc probablement plus fiable. Je conviens avec la demanderesse que les notes des autorités d’immigration américaines et des autres pays doivent être utilisées avec la prudence qui s’impose en fonction des circonstances où elles ont été produites, de ce qu’elles sont censées démontrer, du pays en question et d’autres facteurs. Tout bien considéré, je conclus que cet aspect de la décision de la SPR est raisonnable.

[9]               La demanderesse a indiqué dans l’exposé circonstancié de son FRP que M. Carlos s’était rendu à la maison de sa mère avant et après son départ du Salvador, mais elle n’a pas mentionné les coups de feu. À l’audience, la demanderesse a affirmé dans son témoignage que des coups de feu avaient été tirés sur la maison de sa mère et que cela s’était produit pour la première fois pendant qu’elle était encore au Salvador. La demanderesse a par la suite déclaré que, en fait, elle n’était pas au Salvador lorsque les coups de feu ont été tirés et que c’est sa mère qui lui en avait parlé. La demanderesse a déclaré qu’elle avait parlé des coups de feu à son avocate et qu’elle ne savait pas pourquoi ce renseignement ne figurait pas dans le FRP. La SPR a rejeté cette explication parce que la demanderesse avait affirmé au début de l’audience que son FRP, y compris les modifications qui y avaient été apportées, était complet, véridique et exact. La SPR a conclu que la demanderesse enjolivait son récit et elle a tiré une conclusion défavorable à l’égard de la crainte subjective de la demanderesse et quant à sa crédibilité comme témoin. Observation de la Cour : Cette conclusion est aussi raisonnable au vu de la preuve, compte tenu du rôle de la SPR dans l’appréciation de la crédibilité des demandeurs.

[10]           La SPR a vu d’un mauvais œil que la demanderesse ne soit pas certaine de l’âge exact de M. Carlos. La demanderesse a dit que ce dernier devait avoir 25 ans ou 26 ans, car il a deux ans de plus qu’elle, et que son anniversaire était « vers le 14 septembre », mais qu’elle ne connaissait pas son année de naissance. La SPR a conclu qu’il est invraisemblable que quelqu’un se trouvant dans la situation de la demanderesse, qui a fréquenté M. Carlos de 16 ans à 19 ans et qui a vécu pendant deux ans avec lui, ne connaisse ni sa date d’anniversaire ni son année de naissance. La SPR a tiré une autre conclusion défavorable à l’égard de la crainte subjective de la demanderesse et quant à sa crédibilité comme témoin, et elle a conclu qu’il était invraisemblable que la demanderesse ne connaisse pas ces renseignements concernant M. Carlos. Observations de la Cour : Le dossier montre qu’il n’y avait qu’un élément de la date d’anniversaire de M. Carlos que la demanderesse ne connaissait pas. Dans ses déclarations aux États‑Unis et au Canada, la demanderesse a toujours affirmé que M. Carlos avait deux ans de plus qu’elle. Elle a correctement indiqué dans sa demande d’asile initiale que la date d’anniversaire de M. Carlos était le « 14SEPT19?? » Elle n’a jamais caché le fait qu’elle ne connaissait pas l’année de naissance de M. Carlos. La SPR a néanmoins retenu que, selon la transcription, la demanderesse avait dit que l’anniversaire de M. Carlos était « vers » une certaine date, et elle a conclu que la demanderesse ne connaissait ni la date d’anniversaire ni l’année de naissance de M. Carlos. La conclusion de la SPR quant au fait que la demanderesse ne connaissait pas l’année de naissance était justifiée, mais ce fait n’a jamais été contesté. La SPR a commis une erreur en ce qui concerne la date d’anniversaire, car la demanderesse a toujours dit que l’anniversaire de M. Carlos était le 14 septembre, sauf lorsqu’elle aurait employé le mot « vers ». Dans le cadre du contrôle judiciaire, la demanderesse a déposé l’affidavit d’un adjoint juridique qui travaille dans un cabinet d’avocats et qui parle anglais et espagnol. Selon l’adjoint, si l’on se fie à l’enregistrement audio de l’audience, la demanderesse n’a pas utilisé le mot « vers », il s’agit plutôt d’un ajout de l’interprète. La SPR n’a pas relancé la demanderesse sur la question de la date d’anniversaire, et ce, même si son témoignage différait de ce qu’elle avait déclaré dans sa demande initiale. En outre, le déposant de la demanderesse n’a pas été contre‑interrogé à ce sujet. Bien que la preuve soit ténue, je conclus, dans les circonstances de l’espèce, qu’une erreur d’interprétation a été ou aurait pu être commise compte tenu des quelques éléments de preuve dont la Cour dispose et compte tenu de l’allégation de la demanderesse selon laquelle il y aurait eu erreur. Dans la décision Huseynova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 408, au paragraphe 10, la Cour a tiré la conclusion suivante :

[10]      La demanderesse dit que la confusion dans cette partie de son témoignage résulte d'un problème de traduction, en ce que toutes les nuances de la langue n'ont pas été rendues. Si la demanderesse souhaitait sérieusement soutenir cette prétention, elle devait en fournir la preuve. Si, pour quelque raison, certains mots comportent des nuances et peuvent être rendus différemment par le traducteur ou que certains termes ou concepts sont difficilement traduisibles en anglais, alors il convient de présenter une preuve d'expert ou à tout le moins le témoignage d'une personne compétente en matière linguistique ou de traduction. Or une telle preuve n'a pas été apportée en l'espèce.

Je conclus qu’il est hasardeux de reprocher à la demanderesse de ne pas connaître l’année de naissance de M. Carlos.

[11]           La SPR a estimé que les incohérences qu’elle a relevées témoignaient d’un manque général de crédibilité de la part de la demanderesse, et que ce manque de crédibilité entachait tous les éléments de preuve pertinents du témoignage de la demanderesse. La SPR a conclu que, selon toute vraisemblance, la demanderesse, contrairement à ce qu’elle avait allégué, n’avait pas été victime de violence familiale. Observations de la Cour : La conclusion générale portant sur la crédibilité de la demanderesse est minée par les faiblesses relevées ci‑dessus. Il est impossible de savoir lequel de ces nombreux facteurs, considérés dans leur ensemble, a mené la SPR à tirer ses conclusions, et il serait donc hasardeux de confirmer la conclusion générale portant sur la crédibilité. Cette conclusion doit être écartée, et il en va de même pour la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’a pas été victime de violence.

[12]           La SPR a affirmé avoir tenu compte du profil de la demanderesse, à savoir qu’elle est une jeune femme peu instruite (neuvième année), ainsi que des Directives. Observations de la Cour : L’avocat du défendeur a raison de dire que la SPR a fait preuve de courtoisie envers la demanderesse (ce qui allait de soi), mais je ne suis pas convaincu que la SPR a tenu compte des Directives dans sa décision. La simple mention des Directives au début et à la fin des motifs, sans qu’il en soit autrement question dans le reste de la décision, devrait constituer une sonnette d’alarme pour la cour de révision : Danelia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 707, au paragraphe 31; Keleta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 56, aux paragraphes 14 et 15. Il est bien établi que la SPR ne doit pas se contenter de mentionner les Directives : elle doit aussi les appliquer. Je comprends que les Directives ne sont ni une panacée ni une échappatoire et que la SPR peut estimer que la crédibilité d’une demanderesse laisse à désirer même si les Directives sont bien appliquées. En l’espèce, je me serais toutefois attendu à ce que la SPR tienne compte des Directives à tout le moins avant de tirer sa conclusion déraisonnable selon laquelle la stérilité de la demanderesse « semble à l’origine des problèmes du couple ». Or, la SPR n’a ni examiné ni appliqué les Directives pour tirer cette conclusion ou toute autre conclusion dans sa décision; si elle l’avait fait, le résultat aurait très bien pu être différent. Voilà la raison pour laquelle il m’appert nécessaire d’écarter cette analyse.

[13]           La SPR a fait état de lettres de la mère, du voisin, de la médecin et du pasteur de la demanderesse, mais elle a expliqué qu’il était « impossible pour le tribunal d’évaluer la provenance de ces lettres » et que ces dernières ne contenaient pas de « caractéristiques de sécurité ». La SPR a également relevé des contradictions entre trois de ces lettres et le témoignage de la demanderesse, à savoir que, selon les lettres du pasteur, de la mère et du voisin, le pasteur a tout d’abord amené la demanderesse chez la médecin, puis chez sa mère. La demanderesse a expliqué que le notaire avait écrit les lettres en se fondant sur ce que la mère de la demanderesse avait dit et que l’erreur lui était imputable. La SPR a rejeté l’explication de la demanderesse selon laquelle c’est le notaire qui aurait fait l’erreur, parce qu’il était improbable que le notaire fasse la même erreur dans trois lettres distinctes. La SPR a conclu que la demanderesse tentait encore une fois, en ce qui concerne ses éléments de preuve contradictoires, de faire porter le blâme à d’autres personnes. Compte tenu des doutes relatifs à la crédibilité, la SPR a accordé peu de poids à ces lettres qui visaient à étayer les allégations de la demanderesse. Observations de la Cour : Étant donné l’issue de la présente question, il suffit de se prononcer sur l’examen de la lettre de la médecin soumise à l’appui de l’allégation de la demanderesse. En voici d’ailleurs le libellé :

[traduction]

Moi, Rebeca Hernandez de Flores, médecin adulte, résidante de la ville de San Alejo, du département de La Union, document d’identité unique no 04598435-1, j’ai soigné Keiri Lizbeth Chavez le 11 novembre 2009 en soirée pour de nombreux coups à la tête et au thorax qui ont causé de graves blessures et pour un traumatisme psychologique. À titre de professionnelle, j’étais tenue de lui demander comment elle avait été blessée, et Mme Keiri m’a dit qu’elle et son conjoint avaient de nombreux problèmes et que ce dernier la battait.

Étant donné les traumatismes physiques et psychologiques de Mme Keiri (elle était très nerveuse, elle tremblait et elle pleurait), je l’ai envoyée voir un psychologue.

Afin d’attester ce qui précède, j’ai signé et scellé le présent document dans la ville de San Alejo, du département de La Union, le 23 mai 2013.

            La SPR a eu tort d’affirmer que la lettre de la médecin n’avait pas de « caractéristiques de sécurité ». Le médecin avait signé la lettre, et la signature a été attestée par un notaire qui, en outre, a lui‑même signé la lettre et y a apposé son timbre et son sceau. Le défendeur allègue que la lettre aurait pu être rédigée sur du papier à en‑tête, allégation qui, quoique juste, rate la cible. Le fait est que la lettre de la médecin comportait des caractéristiques de sécurité et que la SPR a eu tort d’arriver à la conclusion contraire, car cette dernière allait à l’encontre de la preuve. En outre, il convient de souligner que le rapport de la médecin traitante ou soignante n’est contredit d’aucune façon par les autres éléments de preuve. Quoiqu’on puisse dire des lettres du pasteur, de la mère ou du voisin, la lettre de la médecin, elle, n’est pas contestée. Il était illogique et contraire à la preuve que la SPR rejette la lettre de la médecin parce qu’elle avait des réserves quant à d’autres documents ou quant à des témoignages d’autres personnes. En fait, la lettre de la médecin corroborait le témoignage de la demanderesse concernant la nature des agressions dont elle a été victime. Je reprends un extrait de la lettre : « […] j’ai soigné Keiri Lizbeth Chavez […] pour de nombreux coups à la tête et au thorax qui ont causé de graves blessures et pour un traumatisme psychologique. À titre de professionnelle, j’étais tenue de lui demander comment elle avait été blessée, et Mme Keiri m’a dit qu’elle et son conjoint avaient de nombreux problèmes et que ce dernier la battait. » La SPR n’a tenu compte d’aucun de ces éléments. À mon avis, la SPR n’avait pas le droit de fermer les yeux sur la lettre de la médecin. Il est reconnu que la SPR n’est pas tenue de renvoyer à chaque élément de preuve dont elle dispose (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16), mais la cour de révision peut conclure que des éléments de preuve donnés n’ont pas été pris en compte si ces derniers sont importants et n’ont pas été mentionnés ou examinés : Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 NR 317 (CAF); Goman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 643, au paragraphe 13; Urrea Bohorquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 808, au paragraphe 13; Saraci c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 175, au paragraphe 33. Cette lettre n’est pas comme un paragraphe enfoui dans une montagne de documents portant sur la situation dans le pays. Il s’agit plutôt d’un récit simple et direct qui confirme que la demanderesse a été victime d’une agression brutale. À cet égard, la présente affaire est, pour ainsi dire, identique à l’affaire Lumaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 763, au paragraphe 70 :

[70]      La SPR mentionne le rapport du médecin, mais ne nous dit nulle part quelle valeur on devrait lui accorder ou s’il faut l’admettre en preuve ou l’écarter. Par ailleurs, cette lettre joue un rôle déterminant en ce qui concerne le récit donné par la demanderesse principale au sujet de son viol. Si elle était acceptée, la lettre contredit directement la conclusion de la SPR suivant laquelle « le récit relatif au viol a été forgé pour appuyer la demande d’asile ». Le rapport du médecin était à ce point crucial que la SPR avait l’obligation d’en tenir compte et de formuler des conclusions claires pour expliquer si elle l’acceptait ou non et quelle valeur il convenait de lui accorder. Le rapport du médecin constitue un aspect essentiel de la décision, et pourtant la SPR ne l’a pas abordé. Il s’agit d’une erreur susceptible de révision (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 15, et O.E.N.R. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1511, aux paragraphes 35 et 36).

V.                Conclusions

[14]           Avec le recul, après lecture de la décision de la SPR dans son intégralité, comme la Cour est tenue de le faire, je conclus que la décision, de façon générale, bien qu’elle soit raisonnable à certains égards, n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[15]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

[16]           La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SPR est annulée, l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR, aucune question n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7581-13

 

INTITULÉ :

KEIRI LISBETH CHAVEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MARS 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Patricia Wells

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Brad Bechard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Patricia Wells

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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