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Date : 20150916


Dossier : IMM‑8491‑14

Référence : 2015 CF 1067

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

B489

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur est un Tamoul du Sri Lanka qui est arrivé au Canada en 2010 à bord du navire MV Sun Sea. Selon ce qui a été abondamment rapporté dans les médias, le MV Sun Sea, qui transportait environ 494 Sri Lankais d’origine ethnique tamoule, appartenait aux Tigres de libération l’Eelam Tamoul [les TLET] et était exploité par ces derniers. Les gouvernements sri lankais et canadien considèrent tous deux les TLET comme une organisation terroriste. L’arrivée du navire au Canada a fait l’objet d’une importante couverture médiatique nationale et internationale.

[2]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent des visas [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [motifs d’ordre humanitaire]. Pour les motifs qui suivent, j’estime que l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur ne se heurterait pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’il devait retourner au Sri Lanka. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.                Contexte

[3]               Le demandeur a soutenu auprès de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR], de même que dans le cadre de sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], qu’il sera exposé à un risque au Sri Lanka parce que les autorités le soupçonneront d’avoir des liens avec les TLET du simple fait qu’il s’est rendu au Canada à bord du MV Sun Sea. Ces deux recours lui ont été refusés, et sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR a été rejetée par la Cour (B489 c Canada (Minister of Citizenship and Immigration), IMM‑2686‑13, 26 juin 2013, le juge Russell).

[4]               Le demandeur a ensuite présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du fait de son degré d’établissement au Canada, de l’intérêt supérieur des enfants avec lesquels il a établi un lien d’attachement au Canada et du risque auquel il serait exposé au Sri Lanka.

III.             Décision de l’agent

[5]               L’agent a reconnu plusieurs facteurs positifs relatifs au degré d’établissement du demandeur au Canada : (i) il travaille à temps plein à Color Steels, à Thornhill, en Ontario; (ii) il subvient à ses propres besoins; (iii) il apprend l’anglais; (iv) il fait du bénévolat à la Canadian Traditional Karate Association à titre d’instructeur en arts martiaux ainsi qu’au Vethantha Gnana Shiva Temple de Scarborough, en Ontario; (v) il participe activement à la vie communautaire. Toutefois, l’agent n’était pas convaincu que le degré d’établissement du demandeur au Canada lui occasionnerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives advenant son retour au Sri Lanka. L’agent a souligné que la femme et les enfants du demandeur habitent au Sri Lanka et que le demandeur a acquis des compétences et suivi une formation au Canada qui pourraient l’aider à se trouver du travail au Sri Lanka.

[6]               L’agent a également reconnu que le demandeur a tissé des liens avec les enfants du couple chez qui il demeure au Canada. Or, l’agent a estimé que le demandeur n’avait pas établi un lien d’interdépendance entre lui et les enfants. Il a conclu qu’il n’y aurait pas d’incidence considérable sur l’intérêt supérieur des enfants en question vu que les parents et la famille élargie de ces enfants vivent au Canada. Par ailleurs, l’agent a déterminé qu’il serait clairement dans l’intérêt supérieur des enfants du demandeur au Sri Lanka que ces derniers soient réunis avec leur père et a accordé un plus grand poids à l’intérêt supérieur des propres enfants du demandeur.

[7]               Enfin, l’agent a examiné la preuve documentaire relative à la situation au Sri Lanka. Il a accepté le fait que les anciens passagers du MV Sun Sea qui ont été reconnus ou perçus comme étant affiliés aux TLET puissent risquer de faire l’objet d’une détention arbitraire ou d’exactions policières. Cependant, l’agent a jugé que le fait que le demandeur soit arrivé au Canada à bord du MV Sun Sea ne l’a pas en soi exposé à ce risque, étant donné qu’il n’a aucun lien apparent avec les TLET. Par ailleurs, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas démontré que les autorités sri lankaises étaient au courant qu’il avait voyagé à bord du MV Sun Sea.

[8]               L’agent a souligné que, selon les rapports récents sur la situation au pays, les Sri Lankais qui ont été forcés de retourner dans leur pays ne font pas systématiquement l’objet d’une surveillance, et la majorité de ceux qui sont reconnus comme étant des membres des TLET sont remis en liberté. Pour étayer ses conclusions, l’agent a cité un document de recherche de la CISR intitulé LKA104245 datant de février 2013, une directive opérationnelle sur le Sri Lanka publiée par le Home Office du Royaume‑Uni ainsi qu’un rapport récent de Freedom House.

[9]               L’agent a également examiné les documents communiqués par le ministre portant sur deux anciens passagers du MV Sun Sea qui ont été subséquemment expulsés vers le Sri Lanka. Toutefois, l’agent a conclu que la situation du demandeur différait de celle des deux autres passagers en question puisque ces derniers étaient déjà connus des autorités sri lankaises : l’un d’eux avait déjà entretenu des liens avec les TLET et l’autre avait été déclaré coupable de trafic d’armes en Thaïlande et avait participé à l’organisation du voyage à bord du MV Sun Sea. En outre, l’agent a souligné que l’une des personnes dont il était question dans les documents communiqués par le ministre avait signalé à un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada qu’il était en sécurité au Sri Lanka et qu’il ne s’était heurté à aucun problème.

IV.             Questions à trancher

[10]           La demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                L’évaluation qu’a faite l’agent de la situation au Sri Lanka était‑elle raisonnable?

B.                 L’évaluation qu’a faite l’agent du degré d’établissement du demandeur au Canada était‑elle raisonnable?

V.                Analyse

[11]           Les conclusions de l’agent relatives à la situation au Sri Lanka et au degré d’établissement du demandeur au Canada reposent sur des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit. Elles sont donc susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 RCF 360 (CA), aux paragraphes 18 et 20; Figueroa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 673, au paragraphe 24; Husain c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 451, aux paragraphes 11 à 13).

A.                L’évaluation qu’a faite l’agent de la situation au Sri Lanka était‑elle raisonnable?

[12]           Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable parce que ce dernier n’a pas mentionné ni expliqué son refus d’accepter la preuve qui contredit ses conclusions – plus précisément un rapport intitulé Amnesty International Concerns with respect to forced returns to Sri Lanka for passengers of the MV Ocean Lady and MV Sun Sea daté du 12 juin 2012 [le rapport d’AI]. Selon le rapport d’AI, le gouvernement sri lankais suppose que les passagers à bord du MV Ocean Lady et du MV Sun Sea ont des liens avec les TLET. Le rapport laisse entendre que ces passagers [traduction« risqueraient fortement d’être détenus et torturés et de subir des mauvais traitements à leur retour au Sri Lanka si les autorités devaient soupçonner leur présence à bord de ces navires ».

[13]           Le ministre souligne que le rapport d’AI a été publié avant la décision de la SPR de rejeter la demande déposée par le demandeur. Il fait valoir qu’il était raisonnable que l’agent se fonde sur des éléments de preuve plus récents qui indiquent que les anciens passagers du MV Sun Sea qui sont forcés de retourner au Sri Lanka ne sont pas exposés à un risque. Il ajoute que l’agent n’était pas tenu de réexaminer les conclusions de fait de la SPR à la lumière d’un document antérieur à sa décision.

[14]           L’agent des visas qui effectue une analyse sélective de la preuve et qui fait abstraction de la preuve contradictoire sans fournir d’explication raisonnable commet une erreur  (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17). La Cour a, à maintes reprises, conclu que le défaut de tenir compte du rapport d’AI ou de fournir les raisons de son rejet constitue une erreur susceptible de contrôle : Y.S. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 324; B381 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 608 [B381], au paragraphe 41; Thanabalasingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 397 [Thanabalasingam], au paragraphe 17; Pathmanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 640, au paragraphe 10; Sittambalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 813, au paragraphe 8.

[15]           Toutefois, il est possible d’établir une distinction entre la présente affaire et la jurisprudence de la Cour relativement au rapport d’AI. En l’espèce, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée par le demandeur à l’égard de la décision de la SPR selon laquelle il ne serait pas exposé à un risque au Sri Lanka du simple fait qu’il a voyagé à bord du MV Sun Sea a été rejetée par la Cour. Par conséquent, la décision de la SPR est définitive. De plus, l’agent qui a effectué l’ERAR a conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque.

[16]           Le rapport d’AI n’occupait pas une place importante dans les observations qu’a formulées le demandeur auprès de l’agent. L’agent a, à juste titre, dirigé principalement son attention sur les documents communiqués par le ministre étant donné qu’il s’agissait des seuls éléments de preuve faisant état de la situation au Sri Lanka que la SPR n’avait pas examinés. Les conclusions de l’agent sont étayées par la preuve et appartiennent aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Elles étaient donc raisonnables.

B.                 L’évaluation qu’a faite l’agent du degré d’établissement du demandeur au Canada était‑elle raisonnable?

[17]           Le demandeur ne conteste pas les conclusions de l’agent relatives à l’intérêt supérieur des enfants touchés par la décision de rejeter la demande de visa de résident permanent qu’il a déposée. Cependant, selon le demandeur, l’agent a eu tort de rejeter la demande uniquement parce que son degré d’établissement n’était pas plus important que ce à quoi l’on s’attend dans de telles circonstances (Raudales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 FCPI 385). Je ne suis pas d’accord. L’agent a expressément examiné la question de savoir si le retour du demandeur au Sri Lanka lui occasionnerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. La conclusion de l’agent selon laquelle le degré d’établissement du demandeur au Canada n’avait rien d’inhabituel cadre avec sa conclusion selon laquelle le retour du demandeur au Sri Lanka ne lui causerait pas de difficultés de cet ordre.

[18]           Se fondant sur la décision du juge Campbell dans Sosi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1300, aux paragraphes 9 et 18, le demandeur fait également valoir que l’agent a eu tort de conclure que les compétences qu’il a acquises au Canada pourraient l’aider à s’établir de nouveau au Sri Lanka. Le demandeur ajoute que l’agent n’aurait pas dû présumer qu’il pourrait compter sur le soutien de sa femme et de ses enfants au Sri Lanka puisque l’agent ne disposait d’aucun élément de preuve quant à la nature de leur relation. À cet égard, le demandeur s’appuie sur la décision du juge Russell dans Prashad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1286 [Prashad], au paragraphe 68.

[19]           Dans la décision Gomez Jaramillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 744, aux paragraphes 55 et 68, le juge Brown a fait valoir que la capacité d’un demandeur de s’établir de nouveau dans son pays d’origine est digne d’intérêt dans le contexte de la question de savoir si le demandeur se heurtera à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’il est tenu de présenter sa demande de résidence permanente depuis l’étranger de la façon habituelle. Pour les motifs exposés par le juge Brown, j’estime qu’il convenait que l’agent tienne compte des compétences que le demandeur a acquises au Canada et de la possibilité d’en tirer parti au Sri Lanka.

[20]           De plus, la décision Prashad se distingue de la présente affaire. En effet, dans l’affaire Prashad, l’agent des visas a conclu, sans aucun élément de preuve à l’appui, que les demandeurs pouvaient compter sur un « réseau de proches et d’amis ». En l’espèce, le fait que la femme et les enfants du demandeur habitent au Sri Lanka n’a pas été contesté, et le demandeur n’a produit aucun élément de preuve qui porte à croire qu’il a coupé les liens avec eux. Au contraire, le demandeur a inclus sa femme et ses enfants dans sa demande de visa de résident permanent. De plus, ils habitent chez les parents du demandeur au Sri Lanka. L’agent pouvait donc raisonnablement déduire que la femme et les enfants du demandeur pourraient aider ce dernier à s’établir de nouveau au Sri Lanka.

VI.             Conclusion

[21]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑8491‑14

 

INTITULÉ :

B489 c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 septembrE 2015

 

COMPARUTIONS :

Maureen Silcoff

POUR LE DEMANDEUR

 

David Engel

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Maureen Silcoff

Silcoff, Shacter

Avocats

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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