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Date : 20150915


Dossier : IMM-1405-15

Référence : 2015 CF 1060

Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2015

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

JOLLY KAMPEMANA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision rendue le 18 mars 2015 par un agent d’exécution [agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], refusant de reporter le renvoi du demandeur du Canada.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.                   Contexte

[3]               Le demandeur, Jolly Kampemana, est citoyen du Burundi. Son épouse et ses deux enfants mineurs, également d’origine burundaise, sont entrés au Canada le 31 juillet 2013 et ont présenté une demande d’asile selon les articles 96 et 97(1) de la LIPR. L’épouse du demandeur alléguait entre autres qu’en raison de leur ethnie tutsie, elle et le demandeur étaient persécutés au Burundi par des hommes armés en uniforme de police et par un haut cadre de l’armée voulant s’emparer de leur propriété. La demande d’asile de l’épouse du demandeur et de ses deux enfants a été rejetée le 24 janvier 2014 par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada pour des raisons d’absence de crédibilité et la possibilité de refuge interne. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire [DACJ] de cette décision a été présentée à la Cour fédérale et la demande de contrôle judiciaire a été rejetée le 5 décembre 2014.

[4]               Le 12 mai 2014, l’épouse du demandeur a déposé, pour elle et ses deux enfants, une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire [CH].

[5]               Le 20 août 2014, le demandeur est arrivé au Canada. Il a présenté une demande d’asile dans laquelle il alléguait essentiellement les mêmes faits que ceux présentés par son épouse et ses enfants. Sa demande d’asile a été refusée par la SPR le 21 octobre 2014. Celle-ci a conclu, entre autres, que le demandeur n’avait pas démontré qu’il ne pouvait pas se relocaliser à Gitega au Burundi sans mettre sa vie en danger. Le 18 février 2015, la Cour fédérale a rejeté sa demande visant à obtenir l’autorisation d’introduire une demande de contrôle judiciaire.

[6]               Le 18 décembre 2014, le demandeur a demandé de se joindre à la demande CH de son épouse et de ses deux enfants.

[7]               Le 19 février 2015, l’épouse du demandeur et ses enfants ont déposé une demande d’évaluation des risques avant renvoi [ÉRAR], lequel dépôt a sursis à leur départ.

[8]               Le 3 mars 2015, le demandeur s’est présenté au bureau de l’ASFC à Montréal pour une entrevue pour arrangements de départ. L’agent a noté que l’épouse du demandeur était enceinte de six (6) mois et qu’elle allait accoucher le 19 juin 2015. Il a également noté que le demandeur avait été ajouté à la demande CH de son épouse. Le demandeur a été informé par l’agent que la demande CH n’avait pas pour effet de suspendre le renvoi et il s’est vu remettre en mains propres un avis stipulant que la date prévue pour son départ était le 28 mars 2015 à 5 h.

[9]               Le 13 mars 2015, le demandeur a transmis à l’agent une demande de reporter son renvoi, invoquant notamment sa demande CH pendante basée sur l’intérêt supérieur des enfants et plus particulièrement, celui de son fils handicapé et l’impossibilité pour lui de présenter une demande ÉRAR avant le 21 octobre 2015 malgré la situation préoccupante au Burundi. Sa demande de reporter le renvoi a été rejetée par l’agent le 18 mars 2015.

[10]           Le 24 mars 2015, le demandeur a déposé une DACJ à l’encontre de la décision de l’agent ainsi qu’une requête en sursis. Dans sa demande de sursis, le demandeur a allégué les répercussions sur le bien-être de ses enfants, et plus particulièrement son fils handicapé, l’état avancé de la grossesse de son épouse, le besoin d’accompagner leur fils handicapé et les difficultés pour son épouse à s’occuper des trois enfants après son accouchement. Le 26 mars 2015, Mme la juge Tremblay-Lamer de cette Cour a accordé au demandeur un sursis à l’exécution de sa mesure de renvoi.

II.                Décision contestée

[11]           Le 18 mars 2015, l’agent a conclu qu’il s’agissait d’un cas où les circonstances ne justifiaient pas un report de renvoi.

[12]           L’agent a indiqué avoir pris connaissance de la requête de report de renvoi ainsi que de tous les documents envoyés par l’avocat du demandeur. Il a examiné trois motifs sur lesquels la requête du demandeur était basée : l’attente d’une décision de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] sur la demande CH, la possibilité pour le demandeur de présenter une demande ÉRAR et de recevoir une réponse sur celle-ci et enfin, l’intérêt supérieur des enfants du demandeur.

[13]           Concernant le premier motif, l’agent a noté qu’une demande CH avait été reçue en mai 2014 par CIC, que le nom du demandeur avait été ajouté à cette demande au mois de décembre 2014 et qu’aucune décision n’avait encore été prise. Il a rappelé que lors de son entrevue, le 3 mars 2015, il avait expliqué au demandeur que la présentation d’une demande humanitaire n’entraînait pas le sursis légal à une mesure de renvoi.

[14]           Pour ce qui est du deuxième motif soulevé par le demandeur, c’est-à-dire celui d’attendre qu’il puisse présenter une demande ÉRAR et recevoir une réponse sur celle-ci, l’agent a observé que l’épouse du demandeur et ses deux enfants avaient présenté une demande ÉRAR le 19 février 2015 et que le demandeur ne pouvait se prévaloir de cette option puisque la décision sur sa demande d’asile avait été rendue le 21 octobre 2014 et la période d’un an d’interdiction pour présenter une demande ÉRAR n’était pas encore expirée. L’agent a indiqué toutefois avoir analysé les documents transmis par l’avocat du demandeur et qu’à la lecture de ceux-ci, on ne lui avait pas prouvé que le demandeur serait personnellement en danger advenant un retour dans son pays. Il a de plus noté que les problèmes soulevés par le demandeur reliés à la guerre dans son pays semblaient surtout dans une autre région du pays et que selon le témoignage du demandeur devant la SPR, il y avait possibilité pour lui de s’établir dans une autre ville au Burundi.

[15]           Enfin, concernant le troisième motif invoqué par le demandeur, soit l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a constaté la déclaration du demandeur à l’effet que ce n’était pas pour lui une option de laisser les enfants avec leur mère au Canada et que ce serait impossible pour elle de subvenir aux besoins financiers essentiels de la famille ainsi qu’aux besoins de son fils handicapé. En réponse, l’agent a noté que le demandeur est arrivé au Canada plus d’un an après l’arrivée au Canada de son épouse et de ses enfants et que durant cette année, elle avait réussi à subvenir seule aux besoins de la famille. Il a de plus mentionné qu’il existait plusieurs organismes au Québec pour venir en aide aux familles dans le besoin. En réponse à l’argument du demandeur voulant que son aide faisait en sorte que son épouse puisse consacrer davantage de temps à se trouver un emploi à temps plein et ainsi subvenir aux besoins de la famille, l’agent a souligné que lors du dernier rendez-vous de l’épouse du demandeur à leur bureau, celle-ci avait déclaré être toujours bénéficiaire de l’aide sociale.

[16]           Pour ces motifs, et s’appuyant sur le paragraphe 48(2) de la LIPR, l’agent a conclu qu’il ne s’agissait pas d’un cas justifiant un report du renvoi.

III.             Questions en litige

[17]           Au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur expose les motifs suivants :

1.      L’agent a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

2.      L’agent a rendu une décision de façon arbitraire ou sans se fonder sur les éléments de preuve dont il disposait; et

  1. L’agent a agi de toute autre façon contraire à la loi.

[18]           Pour sa part, le défendeur est d’avis que le litige ne soulève qu’une seule question :

Est-ce que l’agent a erré en fait ou en droit en refusant la demande de sursis administratif déposée par le demandeur?

IV.             Dispositions législatives pertinentes

[19]           La mesure de renvoi est régie par l’article 48 de la LIPR, lequel stipule :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, ch 27

48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

48. (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être exécutée dès que possible.

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and the order must be enforced as soon as possible.

V.                Position des parties

[20]           Au soutien de sa DACJ, le demandeur allègue que l’agent n’a pas pris en considération l’intérêt des enfants du demandeur et qu’il a erré dans son appréciation de la preuve quant aux répercussions qu’engendrerait l’expulsion du demandeur sur le bien-être des enfants et, plus particulièrement, sur son fils handicapé. Souffrant d’une surdité profonde et affligé d’une difformité au niveau des pieds, l’autonomie de ce dernier est faible et il nécessite l’accompagnement de ses parents en tout temps.

[21]           Il allègue également qu’après son arrivée au Canada en septembre 2013, l’épouse a fait une fausse couche en raison du stress et de la fatigue accumulée en s’occupant de son fils lourdement handicapé et en le déplaçant. Au moment de la demande de sursis administratif, l’épouse du demandeur était enceinte de six (6) mois et elle aurait sans aucun doute plus de difficultés à s’occuper de ses trois enfants sans le demandeur. Le demandeur reconnaît toutefois que son épouse s’est occupée seule des enfants pendant un an, mais ajoute que la première fois qu’elle s’est retrouvée dans cette situation, elle a fait une fausse couche.

[22]           Enfin, le demandeur soutient que l’agent a refusé d’exercer sa discrétion et qu’il n’y avait pas urgence d’exécuter le renvoi du demandeur dans les circonstances exceptionnelles et dramatiques de son dossier. Selon le demandeur, si l’agent avait pris en considération l’ensemble de la preuve, il n’aurait pu faire autrement que de surseoir au renvoi du demandeur.

[23]           Pour sa part, le défendeur soulève une objection préliminaire quant à la recevabilité de certains documents dans le dossier du demandeur qui n’étaient pas devant l’agent lorsque ce dernier a pris sa décision. Il soutient que la Cour devrait écarter ces documents puisque le dossier ne soulève pas de questions portant sur l’équité procédurale ou la compétence de l’agent.

[24]           Sur le fond, le défendeur fait valoir que le refus de l’agent de reporter le renvoi était raisonnable considérant que le paragraphe 48(2) de la LIPR prévoit que la mesure de renvoi doit être exécutée « dès que possible » et que le pouvoir discrétionnaire de l’agent dans pareille circonstance est très limité. Il soutient que l’agent a examiné les motifs allégués par le demandeur et les preuves déposées à l’appui de la demande de reporter le renvoi et qu’il a fourni des motifs clairs et détaillés pour expliquer pourquoi ces preuves étaient insuffisantes.

[25]           Le défendeur soutient de plus que l’agent n’est pas tenu d’effectuer une analyse approfondie de l’intérêt supérieur de l’enfant, mais doit plutôt tenir compte des intérêts à court terme. En l’instance, l’agent a tenu compte du fait que malgré les handicaps préexistants de son fils, l’épouse du demandeur avait néanmoins réussi à subvenir aux besoins de ses enfants pendant plus d’un an sans que le demandeur soit présent. Il a de plus noté que plusieurs organismes au Québec viennent en aide aux familles dans le besoin.

[26]           Le défendeur soutient également qu’une demande CH n’empêche pas en soi le renvoi d’une personne visée par une mesure d’interdiction de séjour valide et qu’en l’instance, aucune preuve ne démontrait qu’une décision était imminente.

[27]           Finalement, concernant le changement de circonstances au Burundi depuis le rejet de la demande d’asile, le défendeur soutient que même si l’agent a noté que le demandeur ne serait pas admissible au programme ÉRAR avant le 21 octobre 2015, il a néanmoins examiné la preuve et les problèmes allégués par le demandeur. Il a conclu que le demandeur ne lui avait pas démontré qu’il serait personnellement à risque en raison des changements allégués.

VI.             Analyse

A.                Dépôt de nouvelles preuves

[28]           Le dossier du demandeur comporte certains documents qui n’étaient pas devant l’agent lorsqu’il a pris sa décision dont :

1.      À la page 254, une lettre d’un médecin datée du 17 mars 2015 faisant état de l’avancement de la grossesse de l’épouse du demandeur et indiquant qu’il serait souhaitable que le demandeur puisse demeurer auprès de sa conjointe durant et après la grossesse, et ce, afin de lui apporter de l’aide et du réconfort;

2.      Aux pages 255-257, une lettre d’une travailleuse sociale datée du 17 mars 2015 appuyant la demande du demandeur à demeurer au Canada;

3.      Aux pages 259-260, une lettre au ministre de CIC du Président de la Communauté Burundaise et les Environs « CBM » datée du 14 mars 2015 appuyant la demande CH du demandeur et sa famille;

  1. À la page 262, une lettre d’une travailleuse sociale datée du 13 mars 2015 ayant pour but d’influencer la décision quant à la déportation.

[29]           De toute évidence, les trois premiers documents n’ont pas été transmis à l’agent lors de la demande de reporter le renvoi puisqu’ils portent une date ultérieure à la demande du 13 mars 2015. De même, mon examen du dossier communiqué par le tribunal à la Cour m’amène à conclure que ces documents n’étaient pas devant l’agent au moment de sa décision.

[30]           Or, il est bien établi que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour doit considérer uniquement la preuve qui était devant le décideur administratif. À cet égard, je partage l’opinion de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 :

[41]      Dans les régimes administratifs comme celui qui nous occupe, le législateur a confié au décideur administratif, et non au juge réformateur, la mission de dégager les faits. En raison de cette répartition des rôles, le juge réformateur ne peut s’autoriser à devenir une tribune de recherche des faits qui intéresse le fond de l’affaire. Voir, de manière générale, Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297, au paragraphe 17.

[42]      Par conséquent, en règle générale, les preuves produites devant la Cour fédérale lors d’une procédure en contrôle judiciaire se limitent aux éléments qui ont été présentés au décideur administratif. Autrement dit, en règle générale, les preuves qui n’ont pas été produites au décideur administratif et qui intéresse le fond de l’affaire dont a été saisie la Commission ne sont pas recevables lors d’une procédure de contrôle judiciaire. C’est pourquoi, à raison, la plupart des affidavits déposés dans une procédure de contrôle judiciaire ne portent que sur le dossier qui a été présenté au décideur administratif, sans plus. Voir de façon générale, Connolly c Canada (Procureur général), 2014 CAF 294, 466 N.R. 44, au paragraphe 7, citant Access Copyright, précité, aux paragraphes 19 et 20.

Voir également Walker c Randall, 173 FTR 161 au paragraphe 33.

[31]           Je suis également d’avis que les documents additionnels déposés par le demandeur ne sont pas couverts par les exceptions à la règle générale. Ils ne constituent pas des documents contenant des informations générales susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions se rapportant au contrôle judiciaire, ni pouvant démontrer un vice de procédure ou pouvant démontrer une absence totale de preuve sur une conclusion déterminée tirée par le tribunal administratif (voir l’arrêt Access Copyright, précité, au paragraphe 20). Pour ces motifs, je les considère irrecevables.

B.                 Norme de contrôle

[32]           Il est maintenant établi que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent concernant une demande de report de renvoi est celle de la raisonnabilité (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 au paragraphe 25 [Baron]; Fernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1131 aux paragraphes 40-42 [Fernandez]; Gonzalez c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CF 1178 au paragraphe 26 [Gonzalez] et Ally c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 560 au paragraphe 16 [Ally]). Ainsi, je dois donc déterminer si la décision de l’agent était justifiée, transparente et intelligible et, si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47[Dunsmuir]).

C.                 Pouvoir discrétionnaire de l’agent

[33]           Il ressort clairement de la jurisprudence que le pouvoir discrétionnaire de l’agent de reporter le renvoi est très limité, la mesure de renvoi devant être appliquée dès que possible et que ce n’est que dans des circonstances très exceptionnelles que l’agent exercera sa discrétion pour reporter le renvoi (voir les arrêts Baron, précité, aux paragraphes 49 et 51; Fernandez, précité, aux paragraphes 43-44; Gonzalez, précité, au paragraphe 23; Ally, précité, au paragraphe 18; Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180 au paragraphe 29 [Munar]; Ahmedov c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CF 730, au paragraphe 46 [Ahmedov] et Varga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 394 au paragraphe 16 [Varga]). À cet égard, il importe de reproduire les propos du juge Nadon dans l’affaire Baron, lorsque ce dernier a traité du pouvoir discrétionnaire de l’agent de reporter le renvoi :

[51]      À la suite de ma décision dans l’affaire Simoes, précitée, mon collègue le juge Pelletier, alors juge à la Section de première instance de la Cour fédérale, a eu l’occasion, dans la décision Wang c. Canada (M.C.I.), [2001] 3 C.F. 682 (C.F.), dans le contexte d’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, d’aborder la question du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de reporter le renvoi. Après avoir examiné attentivement et à fond les dispositions législatives applicables et la jurisprudence s’y rapportant, le juge Pelletier a circonscrit la portée du pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution en matière de report de renvoi. Dans des motifs que je ne puis améliorer, il a expliqué ce qui suit :

- Il existe divers facteurs qui peuvent avoir une influence sur le moment du renvoi, même en donnant une interprétation très étroite à l’article 48. Il y a ceux qui ont trait aux arrangements de voyage, et ceux sur lesquels ces arrangements ont une incidence, notamment le calendrier scolaire des enfants et les incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage ou les naissances ou décès imminents.

- La loi oblige le ministre à exécuter la mesure de renvoi valide et, par conséquent, toute ligne de conduite en matière de report doit respecter cet impératif de la Loi. Vu l’obligation qui est imposée par l’article 48, on devrait accorder une grande importance à l’existence d’une autre réparation, comme le droit de retour, puisqu’il s’agit d’une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la Loi. Dans les affaires où le demandeur a gain de cause dans sa demande CH, il peut obtenir réparation par sa réadmission au pays.

- Pour respecter l’économie de la Loi, qui impose une obligation positive au ministre tout en lui accordant une certaine latitude en ce qui concerne le choix du moment du renvoi, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle.

- Il est possible de remédier aux affaires où les difficultés causées à la famille sont le seul préjudice subi par le demandeur en réadmettant celui-ci au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était en instance.

Je souscris entièrement à l’exposé du droit du juge Pelletier.

[Texte mis en évidence dans l’original.]

[34]           De plus, il est bien établi en droit que la seule existence d’une demande CH ne peut empêcher l’exécution d’une mesure de renvoi (voir les arrêts Baron, précité, aux paragraphes 50 et 51; Fernandez, précité, au paragraphe 45; Gonzalez, précité, au paragraphe 23; Munar, précité, aux paragraphes 30 et 36). Par ailleurs, lorsque la demande de reporter le renvoi est fondée sur un motif humanitaire, l’agent n’est pas tenu de se livrer à un examen approfondi des motifs humanitaires invoqués dans la demande CH. Il en est de même lorsqu’il est question de l’intérêt des enfants touchés par la mesure de renvoi. Dans une telle circonstance, l’agent est tenu de considérer l’intérêt immédiat et à court terme des enfants et d’en traiter équitablement et avec sensibilité. Il n’est pas tenu d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi (voir les arrêts Baron, précité, aux paragraphes 50 et 57; Fernandez, précité, aux paragraphes 46 et 51; Munar, précité, aux paragraphes 36, 40; Ally, précité, aux paragraphes 21, 22, 23 et 25; Ahmedov, précité, au paragraphe 49 et Varga, précité, au paragraphe 16).

[35]           C’est donc à la lumière de ces principes que la décision de l’agent sera examinée en l’instance.

[36]           Dans sa demande de report du renvoi à l’agent, le demandeur a indiqué que celle-ci était reliée en grande partie à la demande CH présentée par son épouse. Il a souligné avoir demandé de se joindre à sa demande dès qu’il a été possible pour lui de le faire. Il a reconnu qu’une demande CH ne conférait aucun droit à un sursis automatique. Il a soutenu toutefois que plusieurs facteurs devraient être considérés avant de fixer une date de renvoi, dont notamment l’intérêt supérieur de l’enfant. Il a demandé à l’agent d’exercer sa discrétion au motif que sa demande CH était basée sur l’intérêt supérieur des enfants, et particulièrement son fils handicapé.

[37]           Le demandeur a allégué que sa famille serait irrémédiablement affectée par son départ au Burundi. Depuis son arrivée au Canada en août 2014, son épouse et lui se sont grandement occupés de leurs deux enfants. Son fils est en garderie depuis mars 2014 et sa fille va à l’école depuis septembre 2013. Depuis qu’il a rejoint sa famille, la vie de sa conjointe est beaucoup moins difficile et elle a davantage de temps pour se consacrer à trouver un emploi à temps plein pour subvenir au besoin de la famille. Il a allégué de plus qu’alors qu’il était toujours en Afrique, son fils avait été diagnostiqué comme souffrant d’une surdité profonde et que ce diagnostic avait été confirmé par des médecins à Montréal. En plus de ses problèmes auditifs, son fils a des difformités au niveau des pieds, lui occasionnant des difficultés au niveau de la marche et de la course. Il a soutenu qu’en raison de ses troubles auditifs et moteurs, son autonomie était faible et qu’il nécessitait l’accompagnement d’un parent en tout temps. S’il devait quitter le pays, son épouse ne pourrait subvenir aux besoins financiers essentiels de la famille et aux besoins très particuliers de son fils. Au soutien de sa demande de report, le demandeur a communiqué à l’agent un dossier comportant près de 200 pages dans lequel on y retrouve plusieurs rapports médicaux dont certains provenant de l’Afrique, et d’autres du Centre universitaire de santé McGill et de l’hôpital Shriners pour enfants de Montréal, pour la période 2013-2014. Le demandeur a également transmis à l’agent plusieurs lettres de différents organismes appuyant la demande CH de l’épouse du demandeur.

[38]           À titre personnel, le demandeur a fait valoir à l’agent son implication dans les activités parascolaires de ses enfants ainsi que les démarches effectuées pour obtenir un travail au Canada. Il a ajouté être une source de support moral non négligeable pour sa conjointe, soulignant qu’ils sont mariés depuis plusieurs années et qu’ils ont vécu des situations de violence inouïe au Burundi. Selon le demandeur, il serait incohérent pour lui de quitter le pays alors que le reste de la famille bénéficie d’un sursis.

[39]           De façon subsidiaire, le demandeur a prétendu à l’agent qu’il y avait lieu d’octroyer un report du renvoi afin qu’il puisse présenter une demande ÉRAR, la situation au Burundi ne s’étant guère améliorée depuis son départ. Au soutien de ses prétentions, il a invoqué un article daté du 12 février 2015 de Human Rights Watch faisant état de la situation dans la province de Cibitoke au Burundi. Il a argué que les incidents rapportés constituaient de nouvelles conditions, de sorte que les risques auxquels il serait exposé n’avaient pas été évalués. Puisqu’il ne pouvait présenter une demande ÉRAR avant l’expiration de 12 mois suivant le rejet de sa demande d’asile, il a demandé à l’agent de surseoir à son renvoi. À cet égard, le demandeur a communiqué à l’agent certains documents portant sur la situation au Burundi.

[40]           J’estime que la décision de l’agent était raisonnable en l’instance et que ce dernier a considéré la demande CH basée sur l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. L’agent a noté dans sa décision que le demandeur avait été ajouté, en décembre 2014, à la demande CH de son épouse et de ses enfants, déposée en mai 2014. Il a également souligné qu’une décision sur la demande CH n’avait pas encore été prise. Bien qu’ayant informé le demandeur lors de leur rencontre le 3 mars 2015 qu’une demande CH n’apportait pas un sursis au renvoi, il a néanmoins considéré l’intérêt supérieur des enfants du demandeur.

[41]           L’agent avait devant lui un nombre important de renseignements fournis par des professionnels concernant les besoins particuliers du fils du demandeur. Ces documents démontraient clairement que le fils du demandeur avait été évalué pour sa surdité et la difformité à son pied alors qu’il était à Montréal, sans la présence de son père. Selon la documentation soumise à l’agent, le fils aurait consulté des professionnels de la santé le 29 novembre 2013 (Dossier du demandeur [DD], p. 216), le 18 décembre 2013 (DD, p. 146), le 8 janvier 2014 (DD, p. 145), les 17 et 31 mars 2014 (DD, p. 129) et le 15 mai 2014 (DD, p. 210). Il appert également dans une lettre datée du 2 avril 2014, de l’hôpital Shriners pour enfants, que dans le cadre de ces visites, le fils du demandeur aurait été vu par un chirurgien orthopédique et par un physiatre. Il aurait même été évalué par une physiothérapeute, une infirmière et une travailleuse sociale (DD, p. 129).

[42]           L’on constate également de la documentation, qu’avant l’arrivée du demandeur au Canada, le fils du demandeur s’était présenté à une entrevue d’admission le 23 avril 2014 dans une école spécialisée pour les élèves sourds gestuels de la Commission scolaire de Montréal (DD, pp. 43-44). Il fréquentait depuis mars 2014 une halte-garderie où l’épouse du demandeur était bénévole et membre (DD, p. 201).

[43]           Le dossier démontre de plus que l’épouse du demandeur avait reçu une offre de soutien du CLSC de Lasalle en février 2014 (DD, p.164) et qu’elle avait eu recours au support de certains membres de sa famille éloignée (tante maternelle et cousine) dans les environs de Montréal (DD, pp. 167, 169).

[44]           À la lumière de la documentation qu’il lui avait été soumise, il était tout à fait raisonnable pour l’agent de conclure que, malgré l’arrivée du demandeur au Canada plus d’un an après celle de son épouse et ses deux enfants, celle-ci avait réussi, en son absence, à subvenir aux besoins de sa famille, et ce, malgré les handicaps préexistants de surdité et de difformité du pied de leur fils. Le dossier démontrait également clairement que plusieurs organismes au Québec lui étaient venus en aide pendant toute la période qu’elle et ses enfants étaient au Canada.

[45]           Par ailleurs, le demandeur n’a pas démontré que l’agent a erré dans l’intérêt des enfants à court terme. Certes, le demandeur a plaidé devant cette Cour que l’agent n’a pas tenu compte du fait que son épouse était enceinte de six (6) mois et qu’elle aurait des difficultés à s’occuper des enfants, tant au moment de l’accouchement qu’après. Cet argument n’a toutefois pas été avancé à l’agent au moment de la demande de report de renvoi et, à mon avis, il est un peu tard pour le demandeur de s’en prévaloir (voir l’arrêt Varga, précité, au paragraphe 17).

[46]           Le demandeur a plaidé que les notes d’entrevue du 3 mars 2015 démontraient que l’agent était au courant de la grossesse de l’épouse du demandeur. Il est vrai que l’agent ne fait aucune allusion à la grossesse de l’épouse dans sa décision. Cependant, en l’absence d’une demande fondée sur ce motif, le demandeur ne peut prétendre que la décision de l’agent est de ce fait déraisonnable. De plus, même si le demandeur avait réussi à me convaincre que l’agent aurait dû lui accorder un sursis jusqu’à l’accouchement de son épouse afin qu’il puisse voir aux besoins de ses enfants, cette question est désormais théorique, considérant que la date prévue de l’accouchement est passée (voir l’arrêt Ahmedov, précité, au paragraphe 47 et Ramirez c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 500 au paragraphe 13).

[47]           Enfin, le dernier aspect de la décision sur lequel l’agent s’est prononcé est la demande de reporter le renvoi afin que le demandeur puisse présenter une demande ÉRAR. D’emblée, je note que cet aspect n’a fait l’objet d’aucune représentation de la part du demandeur, ni dans ses représentations écrites ni dans sa plaidoirie orale. Néanmoins, je considère que la décision de l’agent sur ce point était raisonnable. L’agent a correctement noté que le demandeur ne pouvait se prévaloir de cette option, la décision de la SPR rejetant sa demande d’asile ayant été rendue depuis moins d’un an. L’agent a néanmoins analysé les documents qui lui avaient été transmis par l’avocat du demandeur et a conclu que ce dernier ne lui avait pas démontré qu’il serait personnellement en danger s’il retournait s’établir dans une autre ville au Burundi.

VII.          Conclusion

[48]           En résumé, considérant le pouvoir discrétionnaire limité de l’agent en matière de report de renvoi, ainsi que le libellé du paragraphe 48(2) de la LIPR à l’effet que la mesure de renvoi doit être exécutée dès que possible, et pour les motifs ci-haut exposés, je suis d’avis que la décision de l’agent était raisonnable. L’agent a appliqué les critères juridiques appropriés en tenant compte de toute la preuve soumise et les prétentions faites par le demandeur. Je considère que la décision de l’agent refusant le report du renvoi appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, tel qu’énoncé dans l’affaire Dunsmuir, précitée, au paragraphe 47.

[49]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été proposée à des fins de certification et aucune question susceptible d’être certifiée n’est soulevée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1405-15

INTITULÉ :

JOLLY KAMPEMANA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 AOÛT 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 15 septembre 2015

COMPARUTIONS :

Meryam Haddad

POUR LE DEMANDEUR

Suzanne Trudel

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Handfield et Associés

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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