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Date : 20150923


Dossier : IMM‑1155‑15

Référence : 2015 CF 1109

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Québec (Québec), le 23 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

ARTURO RANSANZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le demandeur conteste la légalité de la décision par laquelle l’agent de Citoyenneté et Immigration Canada [l’agent] a rejeté, le 23 décembre 2014, à Los Angeles, sa demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie de l’immigration économique en tant qu’investisseur destiné à la province de Québec.

[2]               Le demandeur est un citoyen mexicain. Il a une épouse et trois enfants, également des citoyens mexicains. Des visas de visiteurs leur permettent de vivre à Vancouver depuis août 2009. Le 27 août 2010, il a présenté une demande de certificat de sélection du Québec [le CSQ], qui lui a été délivré le 10 septembre 2012. Le 7 novembre 2012, il a présenté une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie des investisseurs sélectionné par le Québec. Lors de l’examen initial de la demande, l’agent des visas a constaté que les enfants du demandeur étudiaient à Vancouver, affirmant que [traduction« la situation ne démontre pas qu’il a l’intention de vivre au Québec puisque toute sa famille vie en Colombie‑Britannique ». L’agent a indiqué qu’une entrevue sera nécessaire après l’obtention d’autres documents.

[3]               L’entrevue a eu lieu le 22 décembre 2014, à Los Angeles, au bureau local des visas. Pendant l’entrevue, l’agent a émis des doutes quant à l’intention du demandeur de résider au Québec, vu les forts liens unissant sa famille à Vancouver. Pour dissiper ces doutes, le demandeur lui a montré un contrat non signé (un contrat d’intermédiaire) d’un cabinet‑conseil de Montréal et déclaré que sa femme s’était rendue récemment à Montréal pour visiter des écoles et des résidences. L’agent n’était toujours pas convaincu de l’intention du demandeur de résider au Québec et a conclu qu’il ne satisfaisait donc pas aux critères d’obtention de la résidence permanente au titre de la catégorie de l’immigration économique en tant qu’investisseur. Par conséquent, l’agent a rejeté la demande du demandeur, ce qui a mené au présent contrôle judiciaire.

[4]               Le demandeur soulève plusieurs questions, que j’ai reformulées ainsi :

1.                  Vu qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait l’intention de résider au Québec et en l’absence de conclusion d’interdiction de territoire, l’agent était‑il dépourvu de la compétence pour rejeter la demande?

2.                  Est‑ce que l’agent a manqué à l’équité procédurale ou rendu autrement une décision déraisonnable en refusant de prendre en considération ou en ne tenant pas compte de la preuve pertinente de l’intention du demandeur de quitter Vancouver avec sa famille pour résider au Québec?

[5]               En ce qui concerne la première question, la norme de contrôle applicable pour établir si, en l’espèce, l’agent n’avait pas compétence pour rejeter la demande du demandeur est celle de la décision correcte (Koroghli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1067 (CanLII), au paragraphe 20; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 41 (CanLII), au paragraphe 10). La situation diffère de celles où un tribunal spécialisé a été appelé à interpréter sa loi constitutive ou ses règlements (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 (CanLII), au paragraphe 30; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 (CanLII), au paragraphe 54; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, au paragraphe 55). En l’espèce, l’agent a présumé qu’il avait l’obligation légale de vérifier si une personne est interdite de territoire et si toutes les conditions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et de ses règlements sont satisfaites.

[6]               Quant à la deuxième question, en faisant valoir que l’omission par l’agent de prendre en considération la preuve présentée par le demandeur constituait un manquement à l’équité procédurale, le demandeur affirme que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Ijaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 920 (CanLII), aux paragraphes 13 à 15; Jahazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 242 (CanLII), au paragraphe 41). Pour sa part, le défendeur estime qu’il s’agit d’une question de caractère suffisant de la preuve, donc assujettie à la norme de décision raisonnable.

[7]               La jurisprudence relative à la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale n’est pas encore établie (Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CFA 160 (CanLII) [Bergeron], aux paragraphes 67 à 69). De fait, bien que les tribunaux aient parfois confirmé la norme de la décision correcte dans le cas de questions d’équité procédurale (par exemple Air Canada c Office des transports du Canada, 2014 CAF 288, 468 N.R. 184 (C.A.F.), au paragraphe 26), ils ont également appliqué une norme plus déférente (par exemple Ré : Sonne c Conseil du secteur du Conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, au paragraphe 42). Le juge Stratas a également souligné la nature incertaine (et potentiellement contradictoire) de l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, aux paragraphes 79 et 89 (Bergeron, au paragraphe 67) que la Cour suprême a récemment rendu à cet égard.

[8]               De plus, comme l’indique le juge Stratas dans la décision Bergeron, au paragraphe 70 :

[traduction] Comme c’était le cas dans la décision Forest Ethics, précitée, la ligne de démarcation entre une préoccupation procédurale et une préoccupation de fond peut être floue. Comme la Cour l’a expliqué dans la décision Forest Ethics, beaucoup d’arguments militent en faveur de l’idée selon laquelle la même norme de contrôle — la norme de la décision raisonnable suivant des marges de manœuvre variables compte tenu des circonstances (comme il a été décrit précédemment dans les présents motifs) — devrait régir toutes les décisions administratives.

[9]               Dans le cas qui nous occupe, cette ligne appert floue, puisque la question de savoir si l’agent a donné au demandeur la possibilité réelle de dissiper ses doutes repose en grande partie sur des faits. La question ne dépend pas tellement de celle de savoir si le demandeur a été informé des doutes de l’agent quant à son intention de résider au Québec – les deux parties reconnaissent que ce fut effectivement le cas –, mais plutôt de celle de savoir si l’agent a tenu suffisamment compte des réponses fournies et de la preuve présentée par le demandeur quant aux mesures prises en vue d’acheter une résidence, d’acquérir une entreprise et de trouver une école pour ses enfants à Montréal, qui soulèvent d’autres questions de crédibilité. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la norme de contrôle applicable à la deuxième question (telle que reformulée ci‑dessus) soit déterminante dans la présente demande de contrôle judiciaire. Quelle que soit la norme applicable, j’en arriverais à la même conclusion.

[10]           Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’agent avait compétence pour rejeter la demande au motif qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait l’intention de résider au Québec. Néanmoins, l’agent a manqué à l’équité procédurale ou rendu autrement une décision déraisonnable en refusant de prendre en considération ou en ne tenant pas compte de la preuve pertinente de l’intention du demandeur de quitter Vancouver avec sa famille pour résider au Québec.

Vu qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait l’intention de résider au Québec et en l’absence de conclusion d’interdiction de territoire, l’agent était‑il dépourvu de la compétence pour rejeter la demande?

[11]           Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie de l’immigration économique en tant qu’investisseur destiné à la province de Québec conformément au paragraphe 12(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [la Loi], et aux paragraphes 88(1) et 90(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], libellés ainsi :

88. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente section.

88. (1) The definitions in this subsection apply in this Division.

 

« investisseur sélectionné par une province »

Investisseur qui, à la fois :

 

“investor selected by a province” means an investor who

 

a) cherche à s’établir dans une province ayant conclu avec le ministre, en vertu du paragraphe 8(1) de la Loi, un accord visé au paragraphe 9(1) de la Loi selon lequel elle assume la responsabilité exclusive de la sélection des investisseurs;

(a) intends to reside in a province the government of which has, under subsection 8(1) of the Act, entered into an agreement referred to in subsection 9(1) of the Act with the Minister whereby the province has sole responsibility for the selection of investors; and

 

b) est visé par un certificat de sélection délivré par cette province.

(b) is named in a selection certificate issued to them by that province.

 

[…]

[…]

 

90. (1) Pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi, la catégorie des investisseurs est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada et qui sont des investisseurs au sens du paragraphe 88(1).

 

90. (1) For the purposes of subsection 12(2) of the Act, the investor class is hereby prescribed as a class of persons who may become permanent residents on the basis of their ability to become economically established in Canada and who are investors within the meaning of subsection 88(1).

 

(2) Si le demandeur au titre de la catégorie des investisseurs n’est pas un investisseur au sens du paragraphe 88(1), l’agent met fin à l’examen de la demande et la rejette.

(2) If a foreign national who makes an application as a member of the investor class is not an investor within the meaning of subsection 88(1), the application shall be refused and no further assessment is required.

 

[12]           Pour dire les choses simplement, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur remplissait la première condition énoncée à l’alinéa 88(1)a). Cependant, le demandeur a fait valoir que l’agent n’avait pas la compétence pour rejeter sa demande de résidence permanente, compte tenu du fait qu’il avait déjà été sélectionné par le Québec à titre d’immigrant investisseur faisant partie de la catégorie de l’immigration économique et que par ailleurs il n’avait pas été déclaré interdit de territoire.

[13]           Le demandeur invoque le paragraphe 9(1) de la Loi, qui prévoit ce qui suit :

9. (1) Lorsqu’une province a, sous le régime d’un accord, la responsabilité exclusive de sélection de l’étranger qui cherche à s’y établir comme résident permanent, les règles suivantes s’appliquent à celui‑ci sauf stipulation contraire de l’accord :

 

9. (1) Where a province has, under a federal‑provincial agreement, sole responsibility for the selection of a foreign national who intends to reside in that province as a permanent resident, the following provisions apply to that foreign national, unless the agreement provides otherwise:

 

a) le statut de résident permanent est octroyé à l’étranger qui répond aux critères de sélection de la province et n’est pas interdit de territoire;

(a) the foreign national, unless inadmissible under this Act, shall be granted permanent resident status if the foreign national meets the province’s selection criteria;

 

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added]

 

[14]           Le demandeur affirme que l’Accord Canada‑Québec relatif à l’immigration et à l’admission temporaire des aubains [l’Accord Canada‑Québec] confère au Québec le pouvoir exclusif de sélectionner les immigrants investisseurs dans cette province. Plus particulièrement, le demandeur invoque l’article 12, libellé ainsi :

12. Sous réserve des articles 13 à 20 :

 

12. Subject to sections 13 to 20,

 

a) Le Québec est seul responsable de la sélection des immigrants à destination de cette province et le Canada est seul responsable de l’admission des immigrants dans cette province.

(a) Québec has sole responsibility for the selection of immigrants destined to that province and Canada has sole responsibility for the admission of immigrants to that province.

 

b) Le Canada doit admettre tout immigrant à destination du Québec qui satisfait aux critères de sélection du Québec, si cet immigrant n’appartient pas à une catégorie inadmissible selon la loi fédérale.

(b) Canada shall admit any immigrant destined to Québec who meets Québec’s selection criteria, if the immigrant is not in an inadmissible class under the law of Canada.

 

[15]           Le demandeur s’appuie également sur l’alinéa 3d) de la Loi sur l’immigration au Québec, LRQ, ch. I‑0.2, qui dispose que la sélection des ressortissants étrangers souhaitant s’établir au Québec a pour objet de « favoriser, parmi les ressortissants étrangers qui en font la demande, la venue de ceux qui pourront s’intégrer avec succès au Québec ». Il note en outre que l’annexe 1 de l’Accord Canada‑Québec prévoit ce qui suit :

14. Le Québec effectue la sélection des candidats à l’immigration se destinant à cette province.

 

14. Québec is responsible for the selection of immigrants destined to that province.

 

15. Les candidats sélectionnés par le Québec sont référés aux autorités canadiennes pour fins d’évaluation en fonction des exigences reliées à l’émission des visas et à l’admission.

15. Immigrants selected by Québec shall be referred to federal authorities for assessment relating to the admission and the issuance of visas.

 

16. Le Canada vérifie l’admissibilité des immigrants et, s’il y a lieu, leur accorde le droit d’établissement.

16. Canada will determine whether an immigrant is admissible and, in appropriate cases, confer permanent resident status.

 

[16]           Le demandeur soutient également qu’aux termes de l’annexe D de l’Accord Canada‑Québec, les parties doivent procéder aux consultations appropriées en cas de difficultés d’interprétation sur les définitions mentionnées à l’alinéa 3a) de l’Accord, notamment la définition d’investisseur. Le demandeur affirme qu’il existe une obligation de consulter les responsables de la province qui a délivré le certificat aux termes du Programme des candidats des provinces lorsque l’agent des visas à l’intention de substituer son appréciation à celle de la province quant à la capacité du demandeur à réussir son établissement économique (Kikeshian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 658 (CanLII), au paragraphe 13).

[17]           En outre, le demandeur affirme que l’intention de résider au Québec était déjà une condition nécessaire ou préalable à l’obtention du CSQ. Il cite l’article 7.1 du Guide de traitement des demandes à l’étranger OP 9 [OP 9] de Citoyenneté et Immigration Canada, qui prévoit ce qui suit : « Les investisseurs qui participent au PII [Programme d’immigration des investisseurs] du Québec doivent avoir l’intention de s’installer au Québec et doivent obtenir un Certificat de sélection (CSQ) comme preuve de leur sélection par le Québec ». Par conséquent, puisque le demandeur a déjà obtenu un CSQ, il soutient que son intention de résider au Québec a été établie et que l’agent a outrepassé sa compétence en en décidant autrement. De toute façon, le demandeur fait valoir que le Guide de traitement des demandes à l’étranger OP 7b, à l’article 7.8, mentionne que l’agent a l’obligation de consulter un agent de la province désignée et d’obtenir une confirmation de la décision de refus, notamment lorsque l’agent a des raisons de croire que le demandeur n’a pas l’intention de vivre dans la province désignée.

[18]           Au cours de l’audience de la demande de contrôle judiciaire, l’avocat du défendeur a mentionné que le ministre craignait que le Québec serve de passerelle aux immigrants qui entrent au Canada, en l’absence d’un droit de veto du Canada qui permettrait au gouvernement fédéral d’exclure des demandeurs pour des motifs indépendants des conclusions d’interdiction de territoire. Il est du ressort exclusif de la province de déterminer en se fondant sur le paragraphe 9(1) de la Loi si le demandeur réussira sur le plan économique au Québec. Le demandeur ayant obtenu un CSQ, il satisfait donc à la condition énoncée dans la première partie du paragraphe 90(1), à savoir sa « capacité à réussir [son] établissement économique ». Néanmoins, l’agent avait toujours compétence pour déterminer si le demandeur satisfaisait aux critères prévus au paragraphe 88(1) du Règlement, voulant que le demandeur ait en premier lieu l’intention de résider dans la province (et qu’il soit visé par un certificat de sélection).

[19]           Le défendeur soutient en outre que des conditions différentes s’appliquent aux demandeurs de la catégorie des candidats des provinces faisant partie de la catégorie des travailleurs qualifiés et à ceux qui sont sélectionnés par la province à titre d’investisseur. L’article 87 porte sur la catégorie des candidats des provinces, notamment les obligations mentionnées par le demandeur relativement à la consultation et à la nécessité d’obtenir une confirmation de la décision prévue aux paragraphes 87(3) et 87(4). Le paragraphe 87(2) dispose que l’étranger qui satisfait aux critères suivants fait partie de la catégorie des candidats des provinces :

a) sous réserve du paragraphe (5), il est visé par un certificat de désignation délivré par le gouvernement provincial concerné conformément à l’accord concernant les candidats des provinces que la province en cause a conclu avec le ministre;

 

(a) subject to subsection (5), they are named in a nomination certificate issued by the government of a province under a provincial nomination agreement between that province and the Minister; and

 

b) il cherche à s’établir dans la province qui a délivré le certificat de désignation.

(b) they intend to reside in the province that has nominated them.

 

[20]           Le défendeur mentionne aussi l’article 96 du Règlement qui précise que lorsqu’un étranger sélectionné par une province est un investisseur (ce qui est le cas du demandeur), il n’est pas évalué en conformité avec les critères de sélection énoncés à l’article 102, qui servent à déterminer si le demandeur est susceptible de réussir son établissement économique au Canada. Le défendeur souligne que ces critères ne servent pas à évaluer les personnes faisant partie de la catégorie des investisseurs sélectionnés par la province, puisque ce critère ne s’applique plus lorsque le CSQ est délivré, sauf exception expressément prévue à l’article 96. Dans le cas des candidats de la province, il souligne que les travailleurs qualifiés, contrairement aux investisseurs, sont évalués en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada, suivant le paragraphe 87(1), et c’est sur cet aspect de l’évaluation que s’appliquent précisément les obligations de consultation et de confirmation.

[21]           De plus, le défendeur affirme que l’argument du demandeur relatif à l’obligation de consulter fondée sur l’annexe D de l’Accord Canada‑Québec est également erroné. En effet, l’alinéa 3b) prévoit que les parties conviennent de procéder aux consultations appropriées seulement en cas de difficulté d’interprétation sur les définitions mentionnées à l’alinéa 3a), à savoir la définition d’investisseur dans les règlements du Québec. Le défendeur soutient que ces dispositions ne s’appliquent pas en l’espèce parce que la décision de l’agent n’était pas motivée par la question de savoir si le demandeur satisfaisait aux critères de sélection provinciaux, mais plutôt par la question de son intention de résider au Québec.

[22]           Je souscris en grande partie à l’interprétation des dispositions contestées proposée par le défendeur dans ses observations écrites et réaffirmée à l’audience devant la Cour. Les arguments présentés précédemment par le demandeur ne tiennent pas compte des termes simples employés par le Parlement dans les dispositions contestées et l’économie de la Loi est claire et les Règlements. [Nota : le deuxième segment de phrase est ambigu.] Le paragraphe 11(1) de la Loi est clair et dispose que l’agent des visas ne délivre le visa de résidente permanente que si le demandeur « n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi ». Il s’agit de conditions concurrentes (Lhamo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 692 (CanLII), au paragraphe 38).

[23]           En effet, le deuxième critère, soit « satisfaire aux exigences de la Loi », est aussi énoncé aux alinéas 70(1)d) et e) du Règlement – qui doivent s’interpréter conjointement avec le paragraphe 70(3) dans le cas d’un étranger souhaitant résider dans la province de Québec – et à l’alinéa 108(1)a) du Règlement :

70. (1) L’agent délivre un visa de résident permanent à l’étranger si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

70. (1) An officer shall issue a permanent resident visa to a foreign national if, following an examination, it is established that

 

a) l’étranger en a fait, conformément au présent règlement, la demande au titre d’une des catégories prévues au paragraphe (2);

(a) the foreign national has applied in accordance with these Regulations for a permanent resident visa as a member of a class referred to in subsection (2);

 

b) il vient au Canada pour s’y établir en permanence;

(b) the foreign national is coming to Canada to establish permanent residence;

 

c) il appartient à la catégorie au titre de laquelle il a fait la demande;

 

(c) the foreign national is a member of that class;

 

d) il se conforme aux critères de sélection et autres exigences applicables à cette catégorie;

(d) the foreign national meets the selection criteria and other requirements applicable to that class; and

 

e) ni lui ni les membres de sa famille, qu’ils l’accompagnent ou non, ne sont interdits de territoire.

 

(e) the foreign national and their family members, whether accompanying or not, are not inadmissible.

 

[…]

[…]

 

(3) Pour l’application de l’alinéa (1)d), la sélection de l’étranger qui cherche à s’établir dans la province de Québec comme résident permanent et qui n’appartient pas à la catégorie du regroupement familial s’effectue sur preuve que les autorités compétentes de la province sont d’avis que l’intéressé répond aux critères de sélection de celle‑ci.

(3) For the purposes of paragraph (1)(d), the selection criterion for a foreign national who intends to reside in the Province of Quebec as a permanent resident and is not a member of the family class is met by evidence that the competent authority of that Province is of the opinion that the foreign national complies with the provincial selection criteria.

 

[…]

[…]

 

108. (1) Sous réserve du paragraphe (5), si l’étranger présente, au titre de la catégorie des investisseurs, de la catégorie des entrepreneurs ou de la catégorie des travailleurs autonomes, une demande de visa de résident permanent, l’agent lui en délivre un ainsi qu’à tout membre de sa famille qui l’accompagne si les conditions suivantes sont réunies :

 

108. (1) Subject to subsection (5), if a foreign national makes an application as a member of the investor class, the entrepreneur class or the self‑employed persons class for a permanent resident visa, an officer shall issue the visa to the foreign national and their accompanying family members if

 

a) ni l’étranger ni aucun membre de sa famille ne sont interdits de territoire et tous satisfont aux exigences de la Loi et du présent règlement;

(a) the foreign national and their family members, whether accompanying or not, are not inadmissible and meet the requirements of the Act and these Regulations;

 

[…]

[…]

 

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added]

 

[24]           Par analogie, le critère « intention de résider » prévu à l’article 88 du Règlement est aussi énoncé à l’égard de la catégorie des candidats des provinces à l’alinéa 87(2)b) du Règlement, libellé ainsi :

(2) Fait partie de la catégorie des candidats des provinces l’étranger qui satisfait aux critères suivants :

 

(2) A foreign national is a member of the provincial nominee class if

 

a) sous réserve du paragraphe (5), il est visé par un certificat de désignation délivré par le gouvernement provincial concerné conformément à l’accord concernant les candidats des provinces que la province en cause a conclu avec le ministre;

 

(a) subject to subsection (5), they are named in a nomination certificate issued by the government of a province under a provincial nomination agreement between that province and the Minister; and

 

b) il cherche à s’établir dans la province qui a délivré le certificat de désignation.

(b) they intend to reside in the province that has nominated them.

 

[25]           Le paragraphe 87(3) du Règlement accorde expressément aux fonctionnaires fédéraux le pouvoir discrétionnaire de substituer leur appréciation de la capacité du demandeur à réussir son établissement économique au Canada, pourvu qu’ils consultent le gouvernement qui a délivré le certificat et qu’ils obtiennent confirmation d’un autre agent (paragraphes 87(3) et 87(4)). Cependant, il est crucial que ces obligations de consulter et de confirmer s’appliquent seulement et expressément à la première condition prévue au paragraphe 87(2), à savoir aux considérations relatives à la probabilité que le demandeur ait la capacité à réussir son établissement au Canada, conformément au critère d’obtention du certificat de désignation provincial visé à l’alinéa 87(2)a). L’intention du demandeur de résider dans la province qui lui a délivré le certificat (alinéa 87(2)b)) est une condition distincte, qui est exempte de l’obligation de consulter et de confirmer et qui s’ajoute à la délivrance du certificat de sélection ou à la désignation des candidats des provinces.

[26]           En ce qui concerne l’observation du demandeur selon laquelle l’article 7.8 de l’OP 7b oblige l’agent à consulter et à obtenir confirmation du refus, je ne crois pas qu’une telle directive s’applique dans les circonstances, car elle concerne les demandeurs de la catégorie des candidats des provinces faisant partie de la catégorie des travailleurs qualifiés, plutôt que ceux qui sont sélectionnés par la province à titre d’investisseurs. Enfin, l’obligation de consulter quant à la définition d’investisseur prévue à l’alinéa 3b) de l’annexe D de l’Accord Canada‑Québec a trait à la définition de ce terme dans les règlements du Québec et ne s’applique donc pas en l’espèce, puisque l’agent a reconnu que le demandeur satisfaisait aux conditions de délivrance d’un CSQ.

[27]           En résumé, sous le régime de la Loi, il appartient au gouvernement fédéral d’accorder des visas de résident permanent aux étrangers. En l’espèce, l’agent a estimé que le demandeur ne satisfaisait pas aux critères d’admissibilité prévus au Règlement et à la Loi, et il a donc rejeté sa demande conformément au paragraphe 90(2) du Règlement. Dès lors, l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en rejetant la demande du demandeur, malgré le fait que la province de Québec avait délivré un CSQ. Par conséquent, l’agent n’avait pas à conclure que le demandeur était interdit de territoire, aux termes des articles 33 à 43 de la Loi, pour rejeter sa demande de visa de résident permanent (Qing c Canada (Ministre de de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1224 (CanLII), au paragraphe 7).

L’omission de l’agent de donner au demandeur la possibilité réelle de dissiper ses doutes quant à l’intention de ce dernier de résider au Québec a‑t‑elle constitué un manquement à l’équité procédurale?

[28]           Les notes du Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration [les notes du STIDI] prises lors de l’entrevue du demandeur révèlent ce qui suit :

[traduction] Ai demandé au d.p. [le demandeur] pourquoi il a décidé de vivre en C‑B depuis 2009 si leur intention est de s’établir au Qc, pourquoi ne pas s’être installé au Qc dès le départ. Dit qu’ils n’ont pas vraiment décidé de vivre en C‑B, ils ont seulement décidé d’y vivre pendant 2 ans. […]

Ai informé le d.p. qu’il a mentionné dans sa demande qu’il n’a aucune compétence en français, que ses enfants vont à l’école en C‑B parce qu’il veut parler couramment l’anglais, que toute la famille y habite depuis 2009 et qu’il y a des propriétés. Pourquoi veut‑il alors s’établir au Qc et non pas en C‑B, alors qu’il semble être déjà établi en C‑B.

Ai informé le d.p. que je doute toujours de son intention de s’établir au Qc. […] Somme toute, la grande partie de ce qui ressort de lui et de sa famille au Canada, ses gestes concrets, c.‑à‑d. l’endroit où ils vivent au Canada, l’achat de propriétés en C‑B, des comptes bancaires en C‑B, des enfants qui fréquentent l’école en C‑B, peu de temps passé au Qc, ne donnent aucune indication qu’il a l’intention de s’établir au Qc. Lui ai donné l’occasion de dissiper mes doutes.

[29]           Le demandeur soutient qu’il aurait dû avoir une véritable possibilité de dissiper les doutes de l’agent quant à son intention de résider au Québec, notamment la possibilité de produire la preuve pour ce faire (Khwaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 522, au paragraphe 17). Il reconnaît qu’à l’entrevue l’agent lui a fait part de ses doutes quant à son intention de résider au Québec, présentant des motifs précis (notamment le temps que le demandeur et sa famille avaient passé à Vancouver et le fait que le demandeur avait acheté des propriétés en Colombie‑Britannique, plutôt qu’au Québec). Pour dissiper ces doutes, le demandeur a montré à l’agent un contrat d’intermédiaire non signé d’un cabinet‑conseil de Montréal, par lequel le demandeur retiendrait les services du cabinet pour trouver des pharmacies mises en vente à Montréal. À l’entrevue, il a également expliqué à l’agent que son épouse s’était rendue récemment à Montréal pour chercher des résidences et visiter des écoles où ils envisageaient d’inscrire leurs enfants. Il a affirmé que le Mexique n’était pas un endroit sûr pour ses enfants et qu’ils pourraient avoir une meilleure vie dans un autre milieu.

[30]           Cependant, le demandeur déclare dans son affidavit que l’agent n’a fait que [traduction] « jeter un coup d’œil » au contrat d’intermédiaire et qu’il a [traduction« refusé de le lire lorsqu’il a vu qu’il n’était pas encore signé ». Il soutient que l’agent aurait dû considérer ce contrat comme la démonstration de son intention de résider au Québec. Dans le même ordre d’idées, il signale que l’agent a clairement [traduction] « refusé de regarder » et [traduction] « refusé de reconnaître » les autres éléments de preuve qu’il a produits pour dissiper ses doutes, notamment les billets d’avion faisant état d’un voyage à Montréal avant l’entrevue, un échange de courriels entre l’épouse du demandeur et le personnel responsable des admissions de deux écoles de Montréal et un échange de courriels entre l’épouse du demandeur et un agent immobilier de Montréal. Le demandeur affirme que l’agent ne pouvait pas avoir pris suffisamment connaissance de ces documents parce qu’il a refusé de les regarder ou les a arbitrairement écartés lors de sa dernière analyse. Par conséquent, le demandeur affirme que le fait d’écarter la preuve a constitué un manquement à l’équité procédurale ou a autrement rendu sa décision déraisonnable.

[31]           De son côté, le défendeur soutient qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale et que l’agent chargé de trancher n’a nullement l’obligation de mentionner dans sa décision l’ensemble de la preuve produite à l’entrevue. De plus, il indique que l’agent a effectivement tenu compte du contrat non signé et mentionné explicitement la visite de l’épouse du demandeur à Montréal. Par conséquent, même si l’agent n’a pas mentionné expressément l’échange de courriels dans ses notes, il en a tenu compte dans sa prise de décision. Le défendeur souligne également que le récent voyage de l’épouse du demandeur à Montréal pour chercher une résidence et des écoles pour les enfants a eu lieu seulement avant l’entrevue et après que le demandeur a appris qu’il devrait se présenter à une entrevue.

[32]           Je suis convaincu que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle. Bien que ce dernier ait reconnu l’existence d’un contrat non signé, les notes du STIDI ne mentionnent pas le poids (le cas échéant) qu’il a accordé à cette preuve très pertinente et non contredite. L’agent a également noté le récent voyage de l’épouse du demandeur à Montréal (affirmant à tort que le demandeur l’accompagnait), mais les notes du STIDI ne font état d’aucun document présenté comme preuve par le demandeur pour confirmer ce voyage, notamment l’échange de courriels avec le personnel responsable des admissions et l’agent immobilier. En fait, dans son affidavit, le demandeur indique que l’agent [traduction] « a refusé d’examiner ces documents ». Comme le juge Evans le faisait remarquer dans la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), au paragraphe 17 [Cepeda‑Gutierrez] :

plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] ».

[33]           Compte tenu de l’importance de la preuve pour la conclusion de fait de l’agent quant à l’intention du demandeur de résider au Québec et en l’absence de motifs indiquant la valeur probante que l’agent a accordée à cette preuve, il semblerait que l’agent ait rendu sa décision sans tenir compte de la preuve et qu’il a commis par conséquent une erreur susceptible de contrôle. De plus, j’admets que l’agent des visas n’a nullement l’obligation de mentionner l’ensemble de la preuve produite à l’entrevue, mais « une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion » (Cepeda‑Gutierrez, précitée, au paragraphe 17). En l’espèce, malgré les explications et la preuve corroborante produite par le demandeur pour dissiper les doutes émis lors de l’entrevue, il appert que l’agent avait déjà arrêté sa décision quant à l’intention de demandeur de résider au Québec. Par ailleurs, l’agent semble en être arrivé à cette conclusion de façon déraisonnable, en se fondant sur des inférences tirées de son évaluation du degré d’établissement du demandeur à Vancouver, un facteur qui n’aurait pas dû – à lui seul et compte tenu de la preuve contraire – être considéré comme décisif des intentions du demandeur.

[34]           Enfin, je conclus qu’une question de crédibilité a été soulevée en ce qui concerne la prétention de l’avocat du défendeur selon laquelle la recherche d’une résidence et d’écoles à Montréal n’avait été entreprise qu’en prévision de l’entrevue. Si l’agent soupçonnait que le récent voyage de l’épouse du demandeur à Montréal avait eu lieu seulement parce que celui‑ci savait qu’il devrait se présenter bientôt à une entrevue, comme le défendeur le laisse entendre devant la Cour, il aurait dû exprimer un tel doute et donner au demandeur la possibilité de le dissiper pendant l’entrevue, puisque la question minait directement la crédibilité du demandeur (Moradi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1186 (CanLII), aux paragraphes 17 et 18).

Conclusion

[35]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’agent n’était pas dépourvu de la compétence pour rejeter la demande du demandeur, compte tenu du fait qu’il avait déjà été sélectionné au titre de la catégorie de l’immigration économique en tant qu’investisseur destiné à la province de Québec et qu’il n’avait pas été déclaré interdit de territoire. Je conclus également que l’agent n’avait pas l’obligation de consulter la province de Québec ni d’obtenir une confirmation de la décision auprès d’un autre agent avant de rejeter la demande de résidence permanente du demandeur. J’estime cependant que l’agent a manqué à l’équité procédurale ou n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents, ou a autrement omis pendant l’entrevue de donner au demandeur la possibilité réelle de clarifier les questions de crédibilité qu’il pouvait avoir quant à la preuve relative au voyage à Montréal réalisé avant l’entrevue et à la preuve documentaire à cet égard.

[36]           Les parties ont proposé que les questions de droit soient certifiées, mais il n’est pas nécessaire de les certifier puisqu’aucune ne serait déterminante dans le cadre d’un appel interjeté en l’espèce par le défendeur.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision contestée prise par l’agent est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1155‑15

 

INTITULÉ :

ARTURO RANSANZ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 SEPTEMBRE 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 SEPTEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Julius H. Grey

Me Iris Simixhiu

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Lynne Lazaroff

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GREY CASGRAIN, s.e.n.c.

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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