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Date : 20150924


Dossier : T-1112-14

Référence : 2015 CF 1112

Montréal (Québec), le 24 septembre 2015

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

LOUIS-SÉBASTIEN MOROSE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1]               Monsieur Louis-Sébastien Morose demande le contrôle judiciaire de la décision rendue le 20 mars 2014 par le colonel J.R.F. Malo, agissant comme autorité de dernière instance et délégataire du chef d’état-major de la défense [Chef d’état-major] aux termes de l’article 29.14 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985 c N-5 [la Loi], reproduit en annexe, et ayant partiellement accueilli son grief du 7 octobre 2010.

[2]               M. Morose avait alors déposé un grief contestant la date de sa promotion au grade de capitaine officier du service général [capitaine], sa date d’anniversaire de catégorie de prime de rendement et l’ajustement de sa solde. Son grief découlait d’une décision des Forces armées canadiennes [les Forces] du mois d’octobre 2009 de cesser la pratique jusqu’alors appliquée aux élèves officiers pilotes, pratique en lien avec l’octroi de promotion au grade de capitaine.

[3]               En effet, tel que nous le verrons plus loin, le grade de capitaine est octroyé à la date à laquelle le candidat satisfait les exigences de son groupe professionnel militaire [groupe professionnel]. Cependant, la pratique utilisée jusqu’en octobre 2009 permettait aux élèves officiers pilotes d’obtenir leur grade de capitaine à la date à laquelle ils satisfaisaient aux exigences de leur groupe professionnel, mais avec un effet rétroactif à la date de leur entrée en zone de promotion, afin d’atténuer les effets préjudiciables de leur formation, généralement plus longue que celle des autres groupes professionnels.

[4]               Il est utile de mentionner d’emblée que la date d’entrée dans la zone de promotion est définie à l’article 2 des Ordonnances administratives des forces canadiennes [Ordonnances administratives] numéro 11-6, Règles régissant la remise du brevet et les promotions - Officiers-Force régulière, et qu’elle désigne « la date marquant la fin de la période précise pendant laquelle un officier doit détenir son grade dans son groupe professionnel militaire actuel et à compter de laquelle sa candidature en vue d’une promotion peut être étudiée (..) ». Pour les élèves officiers pilotes, cette date peut précéder de plusieurs mois, voire des années, la date à laquelle ils satisfont les exigences de leur groupe professionnel.

[5]               Dans le cas de M. Morose, l’écart entre les deux dates est de presque 22 mois puisque la date de son entrée dans la zone de promotion est le 22 août 2008, tandis que la date à laquelle il a satisfait les exigences de son groupe professionnel est plutôt le 7 mai 2010.

[6]               Dans sa décision du 20 mars 2014, l’autorité de dernière instance refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour permettre à M. Morose de bénéficier de cette pratique passée et il confirme l’octroi du grade de capitaine à M. Morose à la date où il a satisfait les exigences de son groupe professionnel, sans effet rétroactif. Par ailleurs, afin de l’avantager sur le plan financier, il modifie la date d’octroi à M. Morose de son grade de lieutenant du 22 août 2006 au 19 juin 2009.

[7]               M. Morose demande à cette Cour de réviser cette décision du 20 mars 2014, de l’annuler et de renvoyer le dossier à l’autorité de dernière instance afin qu’elle fasse droit à son grief en lui accordant (1) une promotion au grade de capitaine officier du service général rétroactive au 22 août 2008, date de son entrée dans la zone de promotion, (2) que la date d’anniversaire de sa catégorie de prime de rendement soit ajustée au 22 août et (3) que son échelon de solde soit majoré en conséquence.

[8]               La Cour est sensible à la situation de M. Morose et souligne au passage avoir grandement apprécié la courtoisie avec laquelle lui et la procureure du défendeur ont exposé leurs représentations et conduit leurs échanges. Cependant, pour les motifs exposés ci-après, la Cour rejette sa demande de contrôle judiciaire.


II. Contexte

[9]               Le 22 août 2005, M. Morose s’enrôle dans les Forces comme élève officier pilote sous le Programme d’instruction élémentaire des officiers, dans un collège communautaire. Il détient alors déjà une licence de pilote commercial.

[10]           M. Morose suit le programme de formation qui lui est offert sans délai de sa part, mais il lui faut néanmoins presque cinq ans pour satisfaire les exigences de son groupe professionnel et ainsi obtenir son brevet de pilote.

[11]           En effet, le 6 juillet 2007, M. Morose complète sa qualification de base d’officier; le 22 août 2008, il entre dans la zone de promotion; le 19 juin 2009, il complète la phase II de la formation de pilote et le 7 mai 2010, il satisfait aux exigences de son groupe professionnel et obtient son brevet de pilote.

[12]           Le 6 juillet 2007, M. Morose est promu au grade de sous-lieutenant, avec effet rétroactif à sa date d’enrôlement du 22 août 2005. Le 7 mai 2010, il est promu au grade de capitaine, sans effet rétroactif. Il est alors aussi promu au grade de lieutenant, avec un effet rétroactif au 22 août 2006.

[13]           Le 7 octobre 2010, M. Morose dépose un grief à sa chaîne de commandement contestant la date d’entrée en vigueur de sa promotion au grade de capitaine.

[14]           Se basant sur l’existence de la pratique passée utilisée pour promouvoir de façon particulière les élèves officiers pilotes et mentionnée plus haut, M. Morose demande alors au Chef d’état-major d’exercer l’autorité qui lui est conférée au titre du paragraphe 11.02(2) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [Ordonnances et règlements], reproduit en annexe, afin (1) de lui octroyer le droit à une promotion au grade de capitaine rétroactive à la date de son entrée dans la zone de promotion le 22 août 2008 plutôt qu’à la date de l’obtention de son brevet de pilote le 7 mai 2010, (2) d’ajuster sa date d’anniversaire de catégorie de prime de rendement au 22 août et (3) de s’assurer que sa solde reflète ces ajustements.

[15]           Le 21 septembre 2011, le brigadier général M.K. Overton, directeur général – Carrières militaires [Directeur général-carrières], agissant à titre d’autorité initiale, rejette le grief de M. Morose.

[16]           L’autorité initiale conclut  ainsi que « nonobstant les pratiques antérieures […], il demeure que la LDN et les ORFC ne pourvoient pas d’autorité pour antidater une promotion à Capt ». Il indique que sa Division a cessé la pratique précitée depuis octobre 2009 puisqu’aucune disposition n’en permet l’exercice et conclut qu’il est conforme aux politiques de n’autoriser la promotion de M. Morose au grade de capitaine qu’une fois qu’il a satisfait les exigences de son groupe professionnel, soit le 7 mai 2010 en l’instance.

[17]           Le grief de M. Morose fait ensuite l’objet d’un renvoi discrétionnaire au Comité externe d’examen des griefs militaires [le Comité] conformément à l’article 7.12 des Ordonnances et règlements alors en vigueur, Comité qui doit transmettre ses conclusions et ses recommandations au Chef d’état-major et à M. Morose.

[18]           Le 29 juin 2012, le Comité transmet ses conclusions et recommandations. Il conclut que M. Morose a subi une injustice par rapport aux autres groupes professionnels et à certains confrères pilotes. Le Comité recommande au Chef d’état-major d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par le paragraphe 11.02(2) des Ordonnances et règlements, d’outrepasser l’exigence imposée à M. Morose de satisfaire aux exigences de son groupe professionnel avant d’être promu au grade de capitaine et d’ordonner que cette promotion soit donc antidatée au 22 août 2008. Le Comité recommande par ailleurs au Chef d’état-major de rejeter la demande de M. Morose concernant l’établissement de la date d’anniversaire de sa catégorie de prime de rendement au 22 août 2008.

[19]           Le 20 mars 2014, le colonel J.R.F Malo, agissant à titre d’autorité de dernière instance, accueille partiellement le grief de M. Morose, décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III. La décision contestée

[20]           Dans cette décision du 20 mars 2014, l’autorité de dernière instance conclut que M. Morose a été lésé à certains égards tandis qu’il a été traité équitablement à d’autres égards, selon les politiques et directives en vigueur, bien que des membres des Forces aient pu recevoir des avantages dans le passé.

[21]           Il constate qu’aucune disposition ne permet de promouvoir rétroactivement un membre des Forces au grade de capitaine, que la pratique passée utilisée par le Directeur général-carrières pour promouvoir des pilotes au grade de capitaine sans qu’ils n’y soient qualifiés était contraire aux politiques approuvées et que le Directeur général-carrières devait la faire cesser une fois l’erreur découverte. Il note ne pas être d’accord avec la conclusion du Comité recommandant au Chef d’état-major d’exercer le pouvoir discrétionnaire dont il dispose en vertu du paragraphe 11.02(2) des Ordonnances et règlements puisque cette règle d’exception vise à donner une latitude au Chef d’état-major dans certains cas précis et que cette latitude n’est pas requise dans le cas de M. Morose. Il maintient donc la date de promotion de M. Morose au grade de capitaine au 7 mai 2010, sans effet rétroactif.

[22]           Par ailleurs, afin de permettre à M. Morose d’obtenir un certain bénéfice financier, il ordonne au Directeur général-carrières de le promouvoir au grade de lieutenant avec effet au 19 juin 2009 (date telle que corrigée dans la lettre de décision du 23 septembre 2014) plutôt qu’au 22 août 2006, ce qui lui est permis, et que ses échelons de solde (catégorie de prime de rendement) aux grades de sous-lieutenant et de lieutenant soient ajustés en accord avec cette décision.

IV. Les questions en litige

[23]           Les questions soulevées par M. Morose peuvent être formulées comme suit :

  • L’autorité de dernière instance a-t-il erré dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11.02(2) des Ordonnances et règlements de façon à rendre sa décision déraisonnable?
  • La décision de l’autorité de dernière instance contrevient-elle aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale en étant insuffisamment motivée?
  • Le Chef d’état-major a-t-il illégalement délégué l’exercice de son pouvoir à un officier désigné?

V. La norme de contrôle

[24]           La Cour est d’accord avec les parties que les décisions de l’autorité de dernière instance  en matière de griefs sont des questions mixtes de fait et de droit soumises à la norme de contrôle de la décision raisonnable, particulièrement comme en l’espèce lorsqu’elles concernent le refus d’accorder une promotion avec un effet rétroactif (Codrin c Canada (Procureur général), 2011 CF 100 au para 44).

[25]           Par ailleurs, les questions de compétence et d’équité procédurale sont généralement assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte.

VII. Position des parties

A.                Position de M. Morose

[26]           M. Morose soutient que la décision du 20 mars 2014 est déraisonnable puisque l’autorité de dernière instance 1) a abusé de son pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte des pratiques passées, 2) a violé les principes de justice naturelle et d’équité procédurale en ne motivant pas sa décision de s’écarter des recommandations du comité ni celle de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire et puisque 3) le Chef d’état-major n’avait pas en l’instance le pouvoir de déléguer son autorité de dernière instance.

[27]           Premièrement, M. Morose soutient que l’autorité de dernière instance a fait défaut de suivre des décisions antérieures, dont les cas 2010-007 et 2010-008, rendues le 20 avril 2011, et par lesquelles le Chef d’état-major avait consenti à l’application de la pratique passée permettant des promotions rétroactives au grade de capitaine. M. Morose soutient que ces décisions ont été rendues six mois après le dépôt de son propre grief et que l’autorité de dernière instance aurait dû, dans son cas, suivre ces décisions de façon à respecter l’intention du Chef d’état-major.

[28]           M. Morose soutient de plus que la pratique des promotions rétroactives au grade de capitaine était connue de tous, appliquée systématiquement à tous les pilotes qui y étaient admissibles, du milieu des années 1990 à octobre 2009, lorsque la pratique a été abolie sans préavis. Ainsi, M. Morose soumet qu’il était raisonnable et légitime pour lui de s’attendre à recevoir une promotion au grade de capitaine lors de l’obtention de son brevet, mais rétroactive à la date de son entrée dans la zone de promotion, soit au 22 août 2008.

[29]           M. Morose ne conteste pas la possibilité pour les Forces d’abolir la pratique passée, mais il conteste la manière avec laquelle cette abolition a été appliquée, sans préavis et sans mesures transitoires.

[30]           M. Morose soutient que le Chef d’état-major a erré dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire puisque sa décision est abusive, crée des injustices « majeures et flagrantes » entre ses membres sans raison valable et représente un abus de son pouvoir discrétionnaire, ne tenant pas compte de la pratique passée.

[31]           Deuxièmement, sur le point que M. Morose qualifie de justice naturelle et d’équité procédurale, il soutient que l’autorité de dernière instance n’a pas motivé sa décision de s’écarter de la recommandation du Comité d’exercer son pouvoir discrétionnaire tel que l’exige l’article 29.13 de la Loi. Cette carence est d’autant plus marquée que l’autorité de dernière instance reconnait que M. Morose a subi une injustice, mais refuse néanmoins d’exercer son pouvoir discrétionnaire s’appuyant sur l’explication que la pratique constituait une erreur administrative.

[32]           M. Morose prétend au contraire que la pratique de promotion rétroactive au grade de capitaine était un acte délibéré et intentionnel de l’utilisation par le Chef d’état-major de son pouvoir discrétionnaire et qu’elle avait précisément pour but d’octroyer un montant de solde aux pilotes pour compenser les délais dans leur entraînement. M. Morose soutient qu’il est erroné de qualifier cette pratique d’erreur administrative.

[33]           Au surplus, l’autorité de dernière instance a fait défaut de justifier les raisons pour lesquelles il n’a pas suivi les recommandations du Comité et d’expliquer en quoi le fait de retourner rétroactivement M. Morose à un grade inférieur répond à ses réclamations ou en quoi il est juste d’utiliser la date arbitraire d’octobre 2009 comme critère pour déterminer si une personne a droit ou non à la promotion rétroactive.

[34]           Puisque le Chef d’état-major dispose d’un pouvoir discrétionnaire d’octroyer des promotions rétroactives de capitaine, il ne peut pas simplement choisir arbitrairement une date et décider s’il octroie une promotion rétroactive de capitaine.

[35]           De plus, l’autorité de dernière instance a commis une erreur dans la date à laquelle M. Morose a complété la phase II de la formation de pilote, ce qui indique que son grief n’a pas reçu toute l’attention nécessaire.

[36]           Troisièmement, M. Morose soutient qu’en vertu de l’alinéa 7.12(1)(a) des Ordonnances et règlements, le renvoi devant le Comité était obligatoire et non pas discrétionnaire. Ainsi, en vertu de l’article 29.14 de la Loi, le Chef d’état-major ne pouvait pas déléguer le pouvoir d’autorité de dernière instance que lui confère l’article 29.11 de la Loi.

B.                 Position du défendeur

[37]           Premièrement, le défendeur soutient que l’autorité de dernière instance n’a pas commis d’erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et que sa décision est raisonnable.

[38]           Le défendeur soumet que l’autorité de dernière instance a noté que le Chef d’état-major a bien l’autorité de déterminer les normes de promotion au sein des Forces et qu’il a d’ailleurs utilisé ce pouvoir en adoptant l’Ordonnance administrative 11-6 et dont l’alinéa 17f), reproduit en annexe, prévoit quaucun officier ne peut être promu à un grade supérieur à celui de lieutenant tant qu’il ne répond pas aux exigences de son groupe professionnel actuel. Une exception à cette règle est prévue à l’annexe A de l’Ordonnance administrative 11-6, où les articles 15 et 16, reproduits en annexe, prévoient qu’il est permis de promouvoir un membre au grade de lieutenant rétroactivement dans des situations de délais d’entraînement « pour des raisons d’ordre militaire ».

[39]           Conséquemment, les politiques applicables ne permettent pas de promouvoir un membre au grade de capitaine sans qu’il n’y soit qualifié. La pratique passée était donc contraire aux politiques et les Forces ont valablement cessé de la pratiquer en octobre 2009 lorsque l’erreur a été découverte. M. Morose, ayant satisfait les exigences de son groupe professionnel et obtenu son brevet de pilote le 7 mai 2010, ne pouvait donc pas bénéficier de cette pratique.

[40]           M. Morose a été traité équitablement selon les politiques en vigueur et il ne peut réclamer un droit acquis basé sur l’application par les Forces d’une pratique non conforme aux politiques. M. Morose n’a pas de droit acquis en ce qui concerne cette pratique et est dans la même situation que toutes les personnes qui ont été promues au grade de capitaine après le mois d’octobre 2009.

[41]           Le défendeur soutient que le Chef d’état-major a établi une nouvelle marche à suivre pour tous, que le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par le paragraphe 11.02(2) des Ordonnances et règlements est une mesure d’exception qui vise à lui donner une latitude dans certains cas précis et que cette latitude n’est pas requise dans le cas de M. Morose. Le défendeur insiste sur le fait que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire commande une certaine déférence par cette Cour.

[42]           En ce qui a trait à la conclusion de l’autorité de dernière instance quant à la date de promotion au grade de lieutenant de M. Morose, le défendeur souligne que le paragraphe 29(5) de la Loi précise que toute erreur découverte à la suite d’une enquête sur un grief peut être corrigée, même si la mesure peut avoir un effet défavorable sur l’auteur du grief.

[43]           De plus, l’autorité de dernière instance pouvait modifier la pratique relative à l’obtention du grade de lieutenant et M. Morose n’a pas démontré que cette conclusion lui a causé préjudice et n’a pas demandé de réparation.

[44]           Le défendeur soutient que M. Morose invoque, sous la rubrique liée à un possible bris à l’équité procédurale, non seulement une carence de motifs, mais aussi un argument d’expectative légitime qui n’était pas mentionné à son avis de demande et qui ne peut donc être considéré dans son mémoire, ceci conformément à la règle 301e) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Subsidiairement, le défendeur soutient qu’il n’y a aucune preuve voulant que l’autorité de dernière instance ait enfreint un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale et que la doctrine de l’expectative légitime ne s’applique qu’à des aspects d’ordre procédural.

[45]           Le défendeur soutient que la décision du 20 mars 2014 est suffisamment motivée, transparente et intelligible.

[46]           L’autorité de dernière instance a convenablement examiné les questions essentielles soulevées dans le grief de M. Morose et l’erreur typographique commise quant à la date de l’achèvement de la phase II de sa formation de pilote ne constitue pas un bris à l’équité procédurale.

[47]           Troisièmement, le défendeur soutient que le Chef d’état-major n’a pas illégalement délégué son pouvoir. Le grief de M. Morose n’était pas visé par l’alinéa 7.12(1)(a) des Ordonnances et règlements alors en vigueur et n’était pas soumis au renvoi obligatoire devant le Comité. Ainsi, le Chef d’état-major pouvait déléguer son pouvoir de décision de dernière instance et n’y était pas empêché par l’article 29.14 de la Loi. Le grief a été soumis au Comité par voie de renvoi discrétionnaire conformément au paragraphe 29.12(1) de la Loi.

[48]           De plus, selon la procédure des griefs de la Loi, il incombe au Chef d’état-major d'interpréter et d'appliquer les politiques et les règlements qu'il a établis et desquels il est responsable (Harris c Canada (Procureur général), 2013 CF 571 au para 30).

VII. Analyse

[49]           Quant au premier argument, la Cour est satisfaite que la décision de l’autorité de dernière instance de ne pas recourir à son pouvoir discrétionnaire pour autoriser la promotion rétroactive de M. Morose au grade de capitaine est raisonnable en ce qu’elle appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit.

[50]           Cette conclusion s’appuie sur le constat que la pratique passée contrevenait aux dispositions applicables, pouvait donc raisonnablement être qualifiée d’erreur et son utilisation devait cesser. M. Morose se trouve dans la même situation que tous les autres élèves officiers pilotes ayant satisfait les exigences de leur groupe professionnel après le mois d’octobre 2009. Cela crée certes une différence de traitement entre les deux groupes, mais qui est justifiée par le fait que la pratique passée était contraire aux dispositions en vigueur. L’adoption de mesures transitoires aurait perpétué l’utilisation d’une mesure non conforme.

[51]           En effet, l’article 28 de la Loi prévoit que les officiers et militaires du rang peuvent être promus par le Ministre ou les autorités des Forces désignées par règlement du gouverneur en conseil. L’alinéa 11.01(2)a) des Ordonnances et règlements prévoit quant à lui que la promotion d'un militaire à un grade inférieur à celui de colonel peut être approuvée par un officier désigné à cette fin par le Chef d’état-major. Le grade de capitaine étant inférieur à celui de colonel, un officier désigné à cette fin par le Chef d’état-major peut donc approuver la promotion au grade de capitaine.

[52]           Quant au moment de la promotion, le paragraphe 11.02(1) des Ordonnances et règlements prévoit qu’aucun officier ne doit être promu à un grade plus élevé à moins 1) qu’il n’existe une vacance appropriée au sein de l’effectif total de l’élément constitutif dont il fait partie, 2) qu’il n’ait été proposé par l’autorité appropriée et 3) qu’il ne satisfasse à toutes les normes de promotion et aux autres conditions que peut prescrire le Chef d’état-major. Cette disposition souffre d’une exception, prévue au paragraphe 11.02(2) des Ordonnances et règlements, qui prévoit que dans des cas particuliers ou dans des circonstances données, le Chef d’état-major peut ordonner qu'il soit passé outre à la nécessité de satisfaire à une norme de promotion; cette disposition constitue donc l’assise du pouvoir discrétionnaire du Chef d’état-major.

[53]           De façon particulière, le paragraphe 17f) de l’Ordonnance administrative 11-6 prévoit spécifiquement qu’un officier ne peut être promu à un grade supérieur à celui de lieutenant tant qu’il ne répond pas aux exigences de son groupe professionnel, sauf dans certains cas qui ne correspondent pas à celui dans la présente instance. Par ailleurs, les Ordonnances administratives ayant été édictées en vertu des Ordonnances et règlements, le paragraphe 17f) précité est assujetti au pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11.02(2) des Ordonnances et règlements.

[54]           En l’instance, le Comité a déterminé que le Chef d’état-major détenait l’autorité requise conférée par le paragraphe 11.02(2) des Ordonnances et règlements d’exempter M. Morose d’avoir à satisfaire aux exigences de son groupe professionnel avant d’être promu au grade de capitaine et a recommandé que cette promotion soit antidatée au 22 août 2008. Cependant, l’autorité de dernière instance s’est écartée de cette recommandation et a motivé son refus en s’appuyant sur le fait que cette position n’était pas soutenue par les dispositions pertinentes, que la pratique passée représentait une erreur et qu’il fallait la corriger. La Cour est satisfaite que cette conclusion est raisonnable.

[55]           La Cour note que la situation factuelle des décisions citées par M. Morose (au para 27 de la présente décision) et dans lesquelles le Chef d’état-major utilise son pouvoir discrétionnaire diffère de la sienne. En effet, dans ces décisions, les élèves officiers pilotes ont satisfait les exigences de leur groupe professionnel avant le mois d’octobre 2009, date de cessation de la pratique passée, tandis que M. Morose les a satisfaits au mois de mai 2010, soit plusieurs mois après ladite cessation.

[56]           Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, un décideur ne peut appliquer automatiquement une directive et ainsi omettre de considérer l’ensemble des facteurs pertinents (Maple Lodge Farms Ltd c Canada, [1982] 2 RCS 2; Donald J.M. Brown and The Honourable John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, (Toronto, On : Carswell, 2013, 2014) (Feuilles mobiles, mise à jour 3), c 12 at p 12-43). Cependant, la Cour est satisfaite que l’autorité de dernière instance a choisi de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire après avoir examiné les facteurs pertinents, basant sa décision sur la directive de la Direction des carrières militaires (voir Pierre Issalys, Denis Lemieux, L’action gouvernementale : précis de droit des institutions administratives, 3e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2009 à la p 217).

[57]           Quant au deuxième argument, invoquant une insuffisance de motifs, la Cour est satisfaite que l’autorité de dernière instance a motivé sa décision de s’écarter de la décision du Comité et que sa décision satisfait les critères de la justification de transparence et d’intelligibilité et fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[58]           En lien avec le dernier argument de M. Morose quant à la délégation du pouvoir par le Chef d’état-major, la Cour souscrit à la position du défendeur selon laquelle le grief de M. Morose n’était pas visé par le paragraphe 7.12(1) des Ordonnances et règlements, n’était pas soumis au renvoi obligatoire devant le Comité et qu’il s’agissait en l’instance d’un renvoi discrétionnaire. Ainsi, le Chef d’état-major pouvait déléguer son pouvoir d’autorité de dernière instance tel que le prévoyait l’article 29.14 de la Loi.

[59]           Je rejette donc l’argument de M. Morose sur ce point.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de révision judiciaire est rejetée. Chaque partie assumant ses frais.

« Martine St-Louis »

Juge


ANNEXE

Loi sur la défense nationale, LRC 1985 c N-5, article 29.14, tel qu’il était rédigé à la date du grief.

Délégation

 Le chef d’état-major de la défense peut déléguer à tout officier le pouvoir de décision définitive que lui confère l’article 29.11, sauf pour les griefs qui doivent être soumis au Comité des griefs; il ne peut toutefois déléguer le pouvoir de délégation que lui confère le présent article.

1998, ch. 35, art. 7.

Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes

11.02 CONDITIONS DE PROMOTION

(2) Dans des cas particuliers ou dans des circonstances données, le chef d'état-major de la défense peut ordonner qu'il soit passé outre à la nécessité de satisfaire à une norme de promotion.

National Defence Act, RSC 1985 c N-5, section 29.14.

Delegation

 The Chief of the Defence Staff may delegate to any officer any of the Chief of the Defence Staff’s powers, duties or functions as final authority in the grievance process, except

(a) the duty to act as final authority in respect of a grievance that must be referred to the Grievance Board; and

(b) the power to delegate under this section.

1998, c. 35, s. 7.

Queen’s Regulations and Orders

11.02 - CONDITIONS GOVERNING PROMOTION

(2) In any particular instance or in any given circumstances, the Chief of the Defence Staff may direct that the requirement to meet any promotion standards be waived.

Ordonnance administrative des Forces canadiennes 11-6 (Règles régissant la remise du brevet et les promotions – Officiers – Force régulière)

17f) Aucun officier ne peut être promu à un grade supérieur à celui de lieutenant tant qu’il ne répond pas aux exigences de son GPM actuel, sauf dans certains cas où des militaires inscrits au PIOSR et au PNSCO sont promus au grade de capitaine, ainsi que dans les cas spéciaux prévus à l’annexe A et B.

Annexe A de l’Ordonnance administrative 11-6

15. Tout officier du grade de sous-lieutenant, lorsqu’il compte un an d’ancienneté dans ce grade, est promu au grade de lieutenant :

a. s’il a réussi à la première tentative les cours nécessaires pour obtenir une promotion au grade de lieutenant dans son GPM, conformément à l’appendice 1 (sous réserve des dispositions du paragraphe 18).

16. Lorsque la formation exigée à l’alinéa 15a est retardée pour des raisons d’ordre militaire, l’officier est promu au grade de lieutenant, à la date où il justifie plus d’un an d’ancienneté au grade de sous-lieutenant, s’il satisfait à toutes les conditions énoncées au paragraphe 15.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1112-14

INTITULÉ :

LOUIS-SÉBASTIEN MOROSE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 juillet 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 24 septembre 2015

COMPARUTIONS :

Louis-Sébastien Morose

pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Marie-Josée Bertrand

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

pour le défendeur

 

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