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Date : 20150925


Dossier : IMM-1172-15

Référence : 2015 CF 1114

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

ALBA ARGENIS ARANGO CHIRIVI

EDWARD ALIRIO CORTES FUQUENE

VALERIA YESICA CUELLAR ARANGO

FERNANDO DIEGO CUELLAR ARANGO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision d’une agente d’immigration principale de Citoyenneté et Immigration Canada [agente d’ERAR], datée du 28 janvier 2015, rejetant une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] statuant que la demanderesse principale et sa famille ne risquent pas d’être torturés, persécutés, de subir des traitements ou peines cruels et inusités ou de menaces à leur vie advenant leur renvoi en Colombie.

II.                Faits

[2]               La demanderesse principale, Alba Argenis Arango Chirivi, ses deux enfants, Valeria Yesica Cuellar Arango et Fernando Diego Cuellar Arango, ainsi que son mari, Edward Alirio Cortes Fuquene [conjointement « les demandeurs »], sont citoyens de la Colombie. Ils sont arrivés au Canada le 24 avril 2013, via les États-Unis, avec des visas de visiteurs et y ont réclamé l’asile peu de temps après leur arrivée.

[3]               La demande d’asile des demandeurs a été rejetée le 30 juillet 2013 par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Cette décision a été appelée à la Section d’appel des réfugiés qui a rejeté la demande pour défaut de compétence le 26 août 2013. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été faite auprès de cette Cour. Le 11 décembre 2013, la demande d’autorisation a été rejetée par la Cour. Les demandeurs ont donc soumis au mois de juillet 2014 une demande d’ERAR qui a été rejetée le 28 janvier 2015. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[4]               À l’appui de leur demande d’ERAR, les demandeurs ont allégué les faits suivants.

[5]               La famille de la demanderesse principale est originaire de la municipalité d’El Paujil en Colombie. La demanderesse principale allègue dans son mémoire que sa mère, Graciela Chirivi, était un membre influent du Parti Libéral Colombien [Parti Libéral]. Les Forces armées révolutionnaires de la Colombie [FARC] considèrent le Parti Libéral comme étant ennemi et les FARC ont mis de la pression sur la mère de la demanderesse principale afin qu’elle démissionne – ce qu’elle aurait refusé de faire. Suite à ce refus, des membres des FARC ont assassiné l’oncle maternel de la demanderesse principale en décembre 1999 et le cousin de la demanderesse principale en janvier 2000. Finalement, la mère de la demanderesse principale a été assassinée par des membres des FARC en mars 2000 devant la demanderesse principale et la sœur de la demanderesse principale. La sœur de la demanderesse principale a fui au Canada et obtenu l’asile en 2002.

[6]               En août 2002, un autre cousin de la demanderesse principale a été assassiné. C’est aussi durant cette période de temps que la demanderesse principale s’est séparée du père biologique de ses enfants. Le père biologique a obtenu la garde du fils et ces derniers habitent dans la municipalité d’El Paujil. La demanderesse a obtenu la garde de sa fille et a quitté la municipalité d’El Paujil pour Bogota.

[7]               Après une période de calme relatif, deux autres membres de la famille Chirivi ont été assassinés en février 2009.

[8]               Puis en 2011, la demanderesse principale a participé à une séance d’identification en lien avec l’enquête pour meurtre de sa mère et a reconnu l’un des hommes ayant participé au meurtre de celle-ci. Après cette séance d’identification, la demanderesse aurait reçu des menaces pour sa sécurité et pour celle de sa famille par des membres des FARC.

[9]               Les autorités ont offert aux demandeurs de faire partie du programme de protection des témoins, mais cette offre a été refusée par la demanderesse principale.

[10]           Craignant pour la sécurité de son fils, le père biologique a confié la garde parentale de leur garçon à la demanderesse principale au début de l’année 2013. Au début du mois d’avril, le fils de la demanderesse principale l’a rejointe à Bogota. Puis, le 23 avril 2013, les demandeurs ont quitté la Colombie pour finalement arriver au Canada, via les États-Unis, le 24 avril avec des visas de visiteurs. Ils ont présenté une demande d’asile suite à leur arrivée en sol canadien.

III.             Décision contestée

[11]           Dans sa décision datée du 28 janvier 2015, l’agente d’ERAR a rejeté la demande d’ERAR des demandeurs statuant que ces derniers ne courent pas de risques comme indiqués aux articles 96 et 97 de la LIPR advenant leur retour en Colombie.

[12]           À l’appui de leur demande d’ERAR, les demandeurs ont présenté de nouveaux faits et de nouvelles preuves.

[13]           Quant aux faits nouveaux, les demandeurs ont allégué que la situation politique en Colombie avait évolué depuis la décision de la SPR et que le 21 août 2013, un oncle des enfants de la demanderesse principale avait été assassiné.

[14]           Quant aux nouvelles preuves, l’agente d’ERAR a seulement pris en considération dans son évaluation la documentation ultérieure à la décision de la SPR, rappelant « qu’une demande d’ERAR a pour seul objet d’évaluer les risques en fonction de la preuve nouvelle ». Ce faisant, des articles et de la documentation sur la situation en Colombie, ainsi que sur les FARC, n’ont pas été pris en considération, puisque l’agente était d’avis que les demandeurs n’avaient pas justifié pourquoi ces documents, datés antérieurement à la décision rendue par la SPR, n’avaient pas été présentés devant la SPR.

[15]           L’agente d’ERAR a considéré les documents suivants :

         Attestation de la fille de l’oncle assassiné, Nayibe Alcira Sanchez Polo, datée du 14 juillet 2014;

         Déclaration de l’ancien maire d’El Paujil ayant travaillé avec la mère de la demanderesse principale, datée du 9 juillet 2014;

         Déclarations de Halinson Valbuena Valencia et de Ricardo Elin Roa Calderon, datées du 8 juillet 2014;

         Lettre du président du conseil municipal d’El Paujil, datée du 6 juin 2014;

         Copie d’un extrait du registre civil du décès de Charry Jose Mielar Sanchez, l’oncle des enfants de la demanderesse principale, daté du 21 août 2013;

         Copie du certificat de décès de Neifer Sanchez Correa, le cousin des enfants de la demanderesse principale, datée du 1er février 2013, ainsi que des photos de la scène du crime;

         Déclarations de Yudy Prada Perdono et de Jorge Eduardo Henao Ciruentes, datées du 16 juin 2014;

         Déclaration du père biologique des enfants, datée du 14 juillet 2014.

[16]           L’agente d’ERAR a rejeté la demande d’ERAR des demandeurs pour plusieurs raisons.

[17]           D’abord, l’agente d’ERAR reconnait que bien que la situation en Colombie ne soit pas parfaite, les demandeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau de démontrer qu’ils sont visés par des risques énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR.

[18]           Quant aux nouvelles preuves énoncées précédemment, l’agente d’ERAR les a toutes rejetées trouvant qu’elles manquaient de valeur probante, n’étaient pas crédibles, n’étaient pas appuyées par des preuves objectives ou étaient imprécises.

[19]           Pour l’attestation de Nayibe Alcira Sanchez Polo, l’agente a tiré une inférence négative du fait que l’original ou une copie conforme n’avait pas été soumis et, entre autres, que les affirmations dans la lettre manquent de précisions et ne sont pas appuyées par la preuve objective.

[20]           Pour la déclaration de l’ancien maire d’El Paujil, Huber Bustos Hurtado, l’agente a tiré une inférence négative du fait que l’original ou une copie conforme n’avait pas été soumis et, entre autres, que les affirmations dans la lettre sont vagues quant aux menaces auxquelles il fait référence. Il n’a pas démontré avoir été un témoin direct des événements. De plus, l’agente constate que les demandeurs n’ont pas expliqué pourquoi cette déclaration n’a pu être obtenue avant la décision de la SPR.

[21]           Pour les déclarations hors procès de Halinson Valbuena Valencia et de Ricardo Elin Roa Calderon, l’agente a tiré une inférence négative du fait que les deux déclarations portaient le même numéro et sont pratiquement identiques, que l’original ou une copie conforme n’avait pas été soumis et, entre autres, que les signataires n’expliquent pas le lien qu’ils ont avec la demanderesse principale et sa famille. Ils n’expliquent pas comment ils ont été mis au fait des menaces qui pèsent contre les demandeurs. De plus, l’agente constate que les demandeurs n’ont pas expliqué pourquoi ces déclarations n’ont pu être obtenues avant la décision de la SPR.

[22]           Pour la lettre du président du conseil municipal d’El Paujil, l’agente a tiré une inférence négative du fait que l’original ou une copie conforme n’avait pas été soumis et, entre autres, que l’auteur de la lettre écrit qu’il y a une menace contre la demanderesse principale et sa famille sans toutefois préciser d’où proviennent ces informations. De plus, l’agente constate que les demandeurs n’ont pas expliqué pourquoi cette lettre n’a pu être obtenue avant la décision de la SPR.

[23]           Pour la copie de l’extrait du registre civil de décès de l’oncle des enfants, Charry Jose Mielar Sanchez, l’agente a tiré une inférence négative du fait que la cause du décès n’est pas précisée et, entre autres, que ce document n’aide pas à appuyer les allégations des risques dont font l’objet les demandeurs puisque les circonstances du décès ne sont pas spécifiées dans le contenu du document. De plus, l’agente constate que les demandeurs n’ont pas expliqué pourquoi l’original de l’extrait n’a pu être soumis.

[24]           Pour la copie du certificat de décès du cousin des enfants, Neifer Sanchez Correa, et des photos de la scène de crime, l’agente a tiré une inférence négative du fait que sur les photos, la personne décédée n’est pas identifiée. Il est donc difficile de faire le lien entre le certificat de décès et les photos. De plus, bien que le certificat établisse que la victime ait subi une mort violente, il n’est pas spécifié, entre autres, si le crime est dû à des motifs idéologiques ou politiques.

[25]           Pour les déclarations de Yudy Prada Perdono et de Jorge Eduardo Henao Ciruentes, l’agente a tiré une inférence négative du fait que les deux déclarations sont pratiquement identiques, que l’original ou une copie conforme n’avait pas été soumis et, entre autres, que les signataires n’expliquent pas le lien qu’ils ont avec la demanderesse principale et sa famille. Ils n’expliquent pas comment ils ont été mis au fait des menaces qui pèsent contre les demandeurs. De plus, l’agente constate que la demanderesse n’a pas expliqué pourquoi ces déclarations n’ont pu être obtenues avant la décision de la SPR.

[26]           Pour la déclaration du père biologique des enfants, l’agente a tiré une inférence négative du fait que le signataire n’est pas une partie non intéressée et, entre autres, il n’explique pas comment il a été mis au fait des menaces qui pèsent contre la demanderesse principale et sa famille. De plus, l’agente constate que la demanderesse n’a pas expliqué pourquoi ces déclarations n’ont pu être obtenues avant la décision de la SPR.

[27]           Finalement, l’agente conclut qu’il n’y a pas eu de changements significatifs en Colombie depuis la décision rendue par la SPR qui feraient qu’ils seraient exposés à un risque personnel advenant leur retour en Colombie.

IV.             Points en litige

[28]           La Cour considère que la demande soulève les questions suivantes :

1)      L’agente a-t-elle erré dans son interprétation de l’article 113 de la LIPR en rejetant les preuves nouvelles?

2)      Est-ce que la déportation des demandeurs découlant du rejet de la demande d’ERAR viole les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que les obligations du Canada en droit international?

V.                Provisions législatives

[29]           Les dispositions législatives de la LIPR suivantes s’appliquent :

Examen de la demande

Consideration of application

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3) — sauf celui visé au sous-alinéa e)(i) ou (ii) —, sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3) — other than one described in subparagraph (e)(i) or (ii) — consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

      (i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,

      (i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or

      (ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada;

      (ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada; and

e) s’agissant des demandeurs ci-après, sur la base des articles 96 à 98 et, selon le cas, du sous-alinéa d)(i) ou (ii) :

(e) in the case of the following applicants, consideration shall be on the basis of sections 96 to 98 and subparagraph (d)(i) or (ii), as the case may be:

      (i) celui qui est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité au Canada pour une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans et pour laquelle soit un emprisonnement de moins de deux ans a été infligé, soit aucune peine d’emprisonnement n’a été imposée,

      (i) an applicant who is determined to be inadmissible on grounds of serious criminality with respect to a conviction in Canada punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years for which a term of imprisonment of less than two years — or no term of imprisonment — was imposed, and

      (ii) celui qui est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans, sauf s’il a été conclu qu’il est visé à la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

      (ii) an applicant who is determined to be inadmissible on grounds of serious criminality with respect to a conviction of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, unless they are found to be a person referred to in section F of Article 1 of the Refugee Convention.

VI.             Position des parties

[30]           À la première question, les demandeurs soutiennent que l’agente d’ERAR a erré dans son appréciation des nouvelles preuves présentées à l’audience, notamment en ce qui concerne l’appréciation du danger auquel les demandeurs font face. L’agente d’ERAR ne peut écarter des preuves substantielles quant au risque de danger pour la vie des demandeurs sans motifs sérieux en droit. Les demandeurs argumentent qu’il faut donner une interprétation systémique et logique de l’alinéa 113a) de la LIPR, en tenant compte notamment : des principes et objectifs de la LIPR comme énoncés à l’article 3 de la LIPR, de la jurisprudence et du devoir du Canada de respecter ses obligations internationales (Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CAF 385 [Raza]). Ce faisant, la preuve nouvelle n’aurait pas dû être écartée pour des motifs aussi légers par l’agente d’ERAR. Les demandeurs se réfèrent à l’arrêt L.O.M.T. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 957 aux para 26-27, où la juge Catherine M. Kane avait dit que le refus de la SPR d’accepter une lettre par un membre de la famille du demandeur puisque ce membre serait intéressé n’était pas raisonnable. La preuve nouvelle ne devait pas non plus être rejetée pour des raisons simplement procédurales (Elezi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2008] 1 RCF 365, 2007 CF 240 au para 45). De plus, les demandeurs argumentent que s’ils sont expulsés du Canada alors qu’ils font face à des risques de torture en Colombie, ce serait une violation des articles 7 et 12 de la Charte, de la Convention de Genève, de la Convention contre la Torture et du Pacte international relatif aux droit civils et politiques (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 RCS 3, 2002 CSC 1). Finalement, la Cour devrait s’inspirer des décisions récentes de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

[31]           De son côté, le défendeur argumente que les documents soumis par les demandeurs ne rencontrent pas les critères énoncés par la jurisprudence concernant l’alinéa 113a) de la LIPR (voir Raza, ci-dessus au para 13). Le défendeur soutient que l’agente d’ERAR a procédé à une analyse des documents soumis par les demandeurs et a conclu que peu de poids devait leur être accordé. Ainsi, le défendeur argumente que la conclusion de l’agente d’ERAR quant à la nouvelle preuve était raisonnable. Le défendeur conclut que les décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme ainsi que la décision Chahal citée par les demandeurs ne sont pas pertinentes au cas en l’espèce.

[32]           Finalement, à la deuxième question, les demandeurs soutiennent que la décision de l’agente d’ERAR était arbitraire et mal fondée, violant ainsi leur droit à la justice fondamentale, telle qu’elle est garantie par l’article 7 de la Charte. De plus, le renvoi des demandeurs dans leur pays serait une violation des garanties prévues aux articles 7 et 12 de la Charte – soit le droit à la vie et à la sécurité de la personne ainsi que le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels ou inusités (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 RCS 313 à la p 349; Slaight Communications Inc. c Davidson, [1989] 1 RCS 1038 aux pp 1056-1057). Les demandeurs supportent ces arguments en se fondant sur le droit international en rappelant que l’alinéa 3(3)f) de la LIPR prévoit que la LIPR doit être interprétée en tenant compte du devoir du Canada de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.

[33]           De son côté, le défendeur argumente que la Cour Suprême du Canada a déjà statué dans Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3 [Chieu]; Al Sagban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 4 [Al Sagban]; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 [Suresh], qu’un renvoi après un ERAR n’enfreint pas les garanties prévues par les articles 7 et 12 de la Charte ainsi que les obligations internationales du Canada.

VII.          Norme de contrôle

[34]           La norme de contrôle de la raisonnabilité s’impose quant aux conclusions de faits et de faits et de droit de l’agente d’ERAR (Belaroui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 863 aux para 9-10; Kandel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 659 au para 17; Hamida c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 998 au para 36). Rappelons que l’analyse des éléments de preuve au dossier ressort de l’expertise de l’agente d’ERAR, ainsi la déférence s’impose (Aboud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 1019 au para 33; Ferguson v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2008 FC 1067, [2008] ACF 1308 au para 33).

VIII.       Analyse

[35]           Il importe de rappeler qu’une demande d’ERAR ne constitue pas un appel ou un réexamen de la décision de la SPR de rejeter une demande d’asile (Nebie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 701 [Nebie]; Raza, ci-dessus au para 12). L’objet de l’ERAR est d’évaluer les nouveaux risques pouvant apparaître entre la date d’audience devant la SPR et la date du renvoi afin d’éviter que la personne ne soit renvoyée dans un pays où elle risquerait de faire face à des risques prévus aux articles 96 et 97 (Raza, ci-dessus au para 10; Kulanayagam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 101 au para 23). Ainsi, la décision de la SPR quant aux articles 96 et 97 de la LIPR a acquis le caractère de la chose jugée, « sous réserve uniquement de la possibilité que de nouveaux éléments de preuve démontrent que le demandeur sera exposé à un risque nouveau, différent ou supplémentaire qui ne pouvait pas être examiné au moment où la SPR a rendu sa décision » (Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1379 au para 5).

[36]           La décision de la SPR tenant de la chose jugée, il était raisonnable pour l’agente d’ERAR de s’appuyer sur les conclusions de la SPR quant au manque de crédibilité des demandeurs sur plusieurs aspects de leur témoignage devant la SPR.

A.                Nouvelle preuve et l’ERAR

(1)               La jurisprudence et le test selon l’arrêt Raza

[37]           L’alinéa 113a) de la LIPR prévoit des limites à la nouvelle preuve qui peut être présentée pour un ERAR. La raison est simple : l’ERAR n’étant pas un appel de la décision de la SPR, le législateur veut éviter le risque de multiplication inutile ou abusive des recours (Raza, ci-dessus au para 12; Nebie, ci-dessus au para 36). L’alinéa 113a) de la LIPR « repose sur l’idée que l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance » [Je souligne] (Raza, ci-dessus au para 13; Nebie, ci-dessus au para 36). Ainsi, au paragraphe 13 de Raza, la Cour d’appel fédérale énonce les questions qu’une agente d’ERAR doit se poser afin d’admettre de la nouvelle preuve :

1. Crédibilité: Les preuves nouvelles sont-elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n'est pas nécessaire de les considérer.

2. Pertinence: Les preuves nouvelles intéressent-elles la demande d'ERAR, c'est-à-dire sont-elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d'asile? Dans la négative, il n'est pas nécessaire de les considérer.

3. Nouveauté: Les preuves sont-elles nouvelles, c'est-à-dire sont-elles aptes :

a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l'audition de la demande d'asile?

b) à établir un fait qui n'était pas connu du demandeur d'asile au moment de l'audition de sa demande d'asile?

c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?

Dans la négative, il n'est pas nécessaire de les con[s]idérer.

4. Caractère substantiel: Les preuves nouvelles sont-elles substantielles, c'est-à-dire la demande d'asile aurait-elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n'est pas nécessaire de les con[s]idérer.

5. Conditions légales explicites:

a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s'est produit ou des circonstances qui ont existé avant l'audition de la demande d'asile, alors le demandeur a-t-il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l'audition de la demande d'asile, ou qu'il ne serait pas raisonnable de s'attendre à ce qu'il les ait présentées lors de l'audition de la demande d'asile? Dans la négative, il n'est pas nécessaire de les con[s]idérer.

b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s'est produit ou les circonstances qui ont existé après l'audition de la demande d'asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu'elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).

[38]           Le rôle de l’agente d’ERAR est donc de considérer toutes les preuves qui lui sont soumises à moins qu’une preuve ne doive être exclue pour l’un des motifs énoncés ci-dessus (Raza, ci-dessus au para 15; Nebie, ci-dessus au para 36).

(2)               Le rejet de la preuve nouvelle et l’alinéa 113a) de la LIPR

[39]           Le caractère nouveau d’une preuve ne dépendra pas seulement de la date à laquelle le document a été établi, ce qui importe c’est le fait ou les circonstances que l’on cherche à établir par la preuve documentaire (Raza, ci-dessus au para 16). Dans sa décision, l’agente d’ERAR énonce avoir seulement pris en considération la preuve datée ultérieurement à la décision de la SPR étant donné que les demandeurs n’ont pas satisfait au critère 5a) comme il est énoncé dans Raza au paragraphe 13 – c’est-à-dire que ces preuves ne leur étaient pas normalement accessibles lors de l’audition devant la SPR, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’ils les aient présentées lors de l’audition de la demande d’asile. C’était donc de bon droit que l’agente les a refusées.

[40]           Quant aux éléments de preuve datés ultérieurement à la décision de la SPR, l’agente a énoncé les motifs pour lesquels elle accordait peu ou aucune force probante à ceux-ci. Il importe de rappeler qu’à moins que l’agente ait omis de prendre en considération des facteurs pertinents ou qu’elle ait tenu compte de facteurs non pertinents, une grande déférence s’impose à cette Cour (Mikhno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 385 au para 27; Nebie, ci-dessus au para 40).

[41]           En l’espèce, l’agente d’ERAR a procédé à une analyse de la preuve au dossier et a conclu que si les demandeurs étaient renvoyés en Colombie, ils ne risqueraient pas de faire face à des risques prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR. Il appert que dans son examen de la preuve, l’agente d’ERAR aurait dû prendre en considération l’historique violent de cette famille afin de déterminer s’ils étaient sujets à des risques prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR. Rappelons que plusieurs membres de la famille de la demanderesse principale sont décédés de mort violente, incluant la mère de la demanderesse principale. Cette dernière occupait une fonction importante auprès d’une organisation politique, ce qui aurait causé son assassinat. Rappelons également que la sœur de la demanderesse principale a obtenu le statut de réfugié pour des événements liés à l’assassinat de leur mère.

[42]           En somme, étant donné l’historique de plusieurs morts violentes dans la famille Chirivi dans le village d’El Paujil, un examen plus approfondi de la preuve au dossier s’avère nécessaire afin de déterminer s’il existe bel et bien des risques, comme prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR, pour les demandeurs advenant leur retour en Colombie. Face aux périls possibles à l’égard de la famille, il appert néanmoins, selon la Cour, que plusieurs questions essentielles n’ont pas été abordées et que la preuve au dossier n’a pas été suffisamment examinée en fonction desdites lacunes importantes non comblées.

B.                 L’ERAR, la Charte et les obligations internationales du Canada

[43]           La Cour souscrit à l’argument du défendeur que la Cour Suprême du Canada a déjà statué dans Chieu, ci-dessus; Al Sagban, ci-dessus; et Suresh, ci-dessus, qu’un renvoi après un ERAR n’enfreint pas les garanties prévues par les articles 7 et 12 de la Charte.

IX.             Conclusion

[44]           Dans les circonstances de ce dossier, les risques potentiels sont si considérables que sans élaboration de la matière à l’intérieur d’une analyse à être entreprise, le travail d’examen des risques ne sera pas effectué adéquatement. Le résultat reste à être vu suite à l’examen à nouveau par un agent d’ERAR.

[45]           La Cour conclut que la décision de l’agente d’ERAR n’était pas raisonnable. Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée et le dossier soit retourné à un agent différent pour une analyse de novo. Il n’y a aucune question d’importance à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1172-15

 

INTITULÉ :

ALBA ARGENIS ARANGO CHIRIVI, EDWARD ALIRIO CORTES FUQUENE, VALERIA YESICA CUELLAR ARANGO, FERNANDO DIEGO CUELLAR ARANGO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 septembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 septembre 2015

 

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

 

Pour les demandeurs

 

Pavol Janura

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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