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Date : 20150925


Dossier : IMM-1994-15

Référence : 2015 CF 1119

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

LATIFA MORSLI

REDA BALACHE

RAYANE MOHAMED FEGHOUL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, Mme Latifa Morsli et ses deux fils, sont citoyens algériens.  Ils ont quitté l’Algérie pour le Canada en décembre 2012 en raison d’événements ayant mené l’ex-mari de Mme Morsli, M. Fouad Feghoul, qui est aussi le père du co-demandeur Rayne Mohamed Feghoul (Rayne), à fuir ce pays quelques semaines plus tôt pour chercher refuge au Canada.

[2]  Dès après avoir rejoint M. Feghoul au Canada, les demandeurs et M. Feghoul ont demandé l’asile.  Cette demande était fondée sur les difficultés rencontrées par M. Feghoul dans les mois ayant précédé son départ de l’Algérie.  Juge d’instruction et président du tribunal d’El Bayadh à la Cour de Saïda, M. Feghoul aurait, en février 2012, ordonné la détention de quatre terroristes repentis accusés de contrebande, de trafic d’armes et de mariages forcés de mineurs. Suite à cette décision, M. Feghoul aurait reçu des menaces de mort.  La situation aurait atteint son point culminant en octobre 2012 alors que M. Feghoul aurait été attaqué par trois individus tout près de la résidence familiale.  Il aurait eu la vie sauve grâce à l’intervention du frère de Mme Morsli, en compagnie duquel il se trouvait alors.

[3]  Cette affaire a ceci de particulier.  Depuis leur arrivée au Canada, Mme Morsli et M. Feghoul ont divorcé; M. Feghoul a retiré sa demande d’asile et celle de son fils, Rayne (que Mme Morsli a réintroduite par la suite); M. Feghoul a quitté le Canada pour ce que les demandeurs croient être l’Espagne et il ne serait plus juge d’instruction.

[4]  Les demandeurs craignent qu’advenant leur retour en Algérie, leur vie ne soit menacée par le désir de vengeance du groupe de malfaiteurs ayant pris à partie M. Feghoul.  Dans une décision datée du 10 avril 2014, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR] a rejeté leur demande d’asile, estimant qu’ils ne répondaient ni à la définition de réfugiés, ni à celle de personnes à protéger au sens, respectivement, des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « Loi »).

[5]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a erré en concluant qu’ils ne sont pas des personnes à protéger au sens de l’article 97 de la Loi.  La SPR a conclu à cet égard que les demandeurs n’avaient pas établi que la menace alléguée était prospective et qu’à tout événement, un refuge intérieur dans la capitale du pays, Alger, leur était disponible.

[6]  Autorisés, suivant le paragraphe 72(1) de la Loi, à entreprendre un contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision, ils demandent à ce que celle-ci soit annulée et à ce que l’affaire soit retournée à la SPR, différemment constituée, pour qu’elle en fasse un nouvel examen.

[7]  Il s’agit donc ici de déterminer si la SPR, en concluant comme elle l’a fait, a commis une erreur qui justifie, suivant ce que prévoit l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7, l’intervention de la Cour.  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à ce type de question est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir].

[8]  Suivant cette norme de contrôle, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par la SPR et n’interviendra, en conséquence, que si celles-ci, d’une part, ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité et, d’autre part, n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précitée au para 47).  Toujours suivant cette norme, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre appréciation de la preuve au dossier à celle à laquelle s’est livrée la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au para 59).

[9]  En l’espèce, j’estime que la décision de la SPR fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit et qu’il n’y a pas lieu, par conséquent, d’intervenir.

[10]  Il est bien établi que ceux qui recherchent la protection du Canada sur la base de l’article 97 de la Loi, doivent, pour réussir, établir que le risque ou la menace qu’ils disent courir est personnalisé et de nature prospective.  Il s’agit là d’un élément central du droit à la protection institué par l’article 97 et de la grille d’analyse développée par la jurisprudence de la Cour (Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, 409 FTR 290, au para 40; Acosta Acosta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 213, au para 13; Cessa Mancillas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 116, 447 FTR 162, au para 25).

[11]  Les demandeurs se devaient donc d’établir qu’ils seraient personnellement exposés, une fois de retour en Algérie, à des menaces à la vie ou encore à un risque de traitements cruels et inusités aux mains des individus qui s’en sont pris à M. Feghoul.  Or, la SPR s’est dite d’avis que cette démonstration n’avait pas été faite aux motifs :

  1. Que plus de deux ans s’étaient écoulés depuis l’agression dont M. Feghoul avait été victime;
  2. Que les demandeurs n’avaient fait l’objet d’aucune menace directe ou personnalisée avant de quitter l’Algérie pour aller rejoindre M. Feghoul au Canada, que ce soit pendant la période où ce dernier recevait des menaces, suite à ladite agression ou encore entre le moment où M. Feghoul a quitté l’Algérie le 5 novembre 2012 et celui où les demandeurs sont allés le rejoindre, un mois plus tard;
  3. Qu’ils n’avaient fait l’objet d’aucune telle menace depuis; et
  4. Que les membres de la famille de Mme Forsli et de M. Feghoul, vivant toujours en Algérie, n’avaient, eux non plus, aucunement été menacés ou importunés par cette bande de criminels avant ou après le départ de M. Faghoul et des demandeurs.

[12]  En somme, la SPR a conclu que rien dans la preuve soumise par les demandeurs ne démontrait que les individus ayant menacé et agressé M. Feghoul avaient le moindre intérêt à les rechercher afin de se venger de M. Feghoul, lequel, rappelle la SPR, ne vit plus en Algérie et a été relevé de ses fonctions de juge d’instruction.

[13]  Ayant examiné la preuve au dossier, je ne peux dire que la SPR en a tiré des conclusions déraisonnables, bien au contraire.  Les demandeurs insistent toutefois pour dire qu’ils demeurent des cibles aléatoires et que la Cour devrait, sur la base de l’arrêt Chan c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 RCS 593, 128 DLR (4th) 213 [Chan], une affaire traitant de la portée de la définition de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés, leur donner le bénéfice du doute.  Or, cet argument ne peut être retenu.  D’une part, les demandeurs ne contestent pas devant cette Cour qu’ils ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention.  D’autre part, cet argument est fondé sur l’opinion des juges dissidents de la Cour suprême du Canada dans Chan, ce qui lui confère un poids limité.  Quoi qu’il en soit, il importe de dire qu’il ne suffit pas, en cette matière, d’établir l’existence d’une crainte subjective, même avec le bénéfice du doute; la crainte ou la menace alléguée doit aussi être fondée sur le plan objectif.  C’est ce que les juges majoritaires dans Chan ont jugé important de rappeler au paragraphe 133 du jugement:

Toutefois, même si l’appelant se voit accorder le bénéfice du doute sur la question de la crainte subjective, l’existence, sur le plan subjectif, d’une crainte de la persécution ne suffit pas pour satisfaire aux exigences de la définition de réfugié au sens de la Convention donnée par la loi.  En effet, il appartient au demandeur, à l’audition de sa revendication du statut de réfugié, de présenter des éléments de preuve permettant à la Commission de conclure que non seulement la crainte existe dans l’esprit du demander, mais également qu’elle est fondée sur le plan objectif.

[14]  Comme le défendeur le souligne, les demandeurs avaient le fardeau d’établir le fondement de leurs allégations selon la balance des probabilités (Shire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 795 au para 3; Scott c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1066, aux paras 30-32).  En l’absence d’une quelconque preuve tangible laissant entendre que les demandeurs seraient personnellement exposés, une fois de retour en Algérie, à la vengeance du groupe d’individus qui s’en est pris à M. Feghoul, il était raisonnable, pour la SPR, de conclure au rejet de la revendication fondée sur l’article 97 de la Loi.  Après tout, selon la preuve au dossier, les demandeurs, pas plus que la famille élargie laissée derrière, n’ont été inquiétés par qui que ce soit pendant et depuis les événements dont M. Feghoul a été victime et ce dernier, qui a toujours été la seule cible du groupe d’individus dont il a ordonné la détention, ne vit plus en Algérie.

[15]  Cela m’apparaît bien suffisant, sur la foi d’un examen fondé sur la norme de la raisonnabilité, pour assoir une conclusion d’absence de risque prospectif.  En d’autres termes, il ne suffit pas, pour répondre à la définition de « personne à protéger » au sens de l’article 97 de la Loi, de se dire des victimes aléatoires potentielles sur la base d’une preuve purement aléatoire.  Comme lorsqu’il s’agit de déterminer si un demandeur d’asile répond à la définition de réfugié au sens de la Convention, un fondement objectif minimal est requis.

[16]  Les demandeurs soutiennent enfin que dans la mesure où la SPR n’a pas remis en cause la crédibilité du récit des événements à la base de la demande d’asile, soit ceux ayant poussé M. Feghoul à quitter l’Algérie, elle se devait, sur la base de l’affaire Gonzales c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 426, 431 FTR 268, au para 12), de « procéder à un examen individualisé et rigoureux des faits qui lui sont soumis ».  À mon avis, c’est ce que la SPR, sur la base de la preuve dont elle disposait, a fait.  Son examen est complet.  Le fait que les demandeurs soient en désaccord avec la conclusion à laquelle en est arrivée la SPR ne suffit pas pour donner ouverture à une intervention de la Cour.

[17]  Je suis donc satisfait que la SPR, en statuant que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir l’existence d’un risque prospectif, ait tiré de la preuve des conclusions qui, suivant l’arrêt Dunsmuir, précité, appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.  Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de déterminer si la SPR aurait erré en statuant, de manière alternative, que les demandeurs, en supposant ce risque établi, disposaient d’une possibilité de refuge intérieur.

[18]  Les parties sont d’avis que la présente affaire ne soulève pas de question grave de portée générale, au sens du paragraphe 74(d) de la Loi.  Je suis d’accord.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1994-15

INTITULÉ :

LATIFA MORSLI, REDA BALACHE, RAYANE MOHAMED FEGHOUL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 septembre 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 25 septembre 2015

COMPARUTIONS :

Me Félix F. Ocana Correra

Pour les demandeurs

Me Jolane Lauzon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Félix Ocana, Avocat

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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