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Date : 20150928


Dossier : IMM‑1660‑15

Référence : 2015 CF 1124

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

HASAN KORKMAZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi) concernant une décision, datée du 12 février 2015, par laquelle Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) présentée par le demandeur aux termes de l’article 112 de la Loi.

I.                   Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Turquie. Il est arrivé au Canada en juin 2009 et a demandé l’asile un mois plus tard en alléguant qu’il serait exposé à un risque de persécution s’il devait retourner en Turquie du fait de son origine ethnique kurde et de sa pratique de la religion alévie. Sa demande d’asile a été refusée le 9 août 2011 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR), qui a conclu que le demandeur manquait de crédibilité et, en outre, qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur à Istanbul.

[3]               La SPR a fait observer ce qui suit aux paragraphes 7 et 8 de sa décision :

[traduction]

De plus, le demandeur répond parfaitement à la définition d’une personne à la recherche du pays le plus accommodant. Il a obtenu un visa des États‑Unis et il avait des proches à Rochester, où il a été admis le 9 mai 2009. Le demandeur a séjourné aux États‑Unis pendant plus d’un mois avant de se présenter à la frontière pour demander l’asile au Canada. Il a déclaré qu’il avait entrepris des démarches pour demander l’asile au Canada lorsqu’il avait quitté la Turquie en mai et que c’est la raison pour laquelle il n’avait pas demandé l’asile aux États‑Unis. Il connaît certainement bien les politiques en matière d’asile. Il est un demandeur d’asile débouté (en Allemagne) et a beaucoup de proches qui ont obtenu un statut dans d’autres pays, dont les États‑Unis, le Canada, l’Allemagne et la Norvège. Évidemment, le fait de demander l’asile au Canada était en quelque sorte une décision logique. Selon les statistiques de l’UNHCR pour 2009, le Canada a reçu 242 demandes d’asile de la Turquie et a accepté 77 p. 100 des demandes qui ont été examinées. Dans ce document, les statistiques américaines ne sont pas citées parce que moins d’une centaine de demandes d’asile ont été reçues.

Bien que le demandeur ait allégué qu’il craignait constamment d’être persécuté en tant qu’alévi et que Kurde, il a beaucoup voyagé en Europe au cours des dernières années. Tous les pays qu’il a visités ont signé la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Depuis 2000, le demandeur a obtenu des visas de la Finlande, de l’Autriche, de la Norvège, de la Moldavie et même un visa B1 de 10 ans des États‑Unis qui lui a été délivré en 2009.

[4]               Le 16 novembre 2011, le demandeur a été débouté de sa demande d’autorisation et contrôle judiciaire de la décision de la SPR. Il a ensuite demandé la résidence permanente en invoquant des motifs d’ordre humanitaire, et cette demande a été rejetée le 12 février 2014.

[5]               Le demandeur affirme qu’en juin 2014, il a tenté d’obtenir un passeport à l’ambassade turque et qu’il a alors appris que trois mandats d’arrestation avaient été lancés contre lui en Turquie. Le demandeur croit que le gouvernement turc a inventé les accusations en question parce qu’il pense qu’il a des liens avec la cause kurde.

[6]               Le 23 juillet 2014, le demandeur a présenté une demande d’ERAR au motif qu’il craint maintenant qu’il serait exposé à la persécution s’il devait retourner en Turquie en raison de ce qu’il a appris quand il a demandé un nouveau passeport. À l’appui de sa demande d’ERAR, il a présenté une lettre de son avocat en Turquie, des copies des trois mandats d’arrestation et un certain nombre d’autres documents judiciaires turcs. Le demandeur affirme également que, comme il sera arrêté dès son arrivée en Turquie, il ne dispose plus d’une possibilité de refuge intérieur à Istanbul.

[7]               La demande d’ERAR du demandeur a été rejetée au motif que ces nouveaux éléments de preuve ne démontraient ni l’existence d’une crainte fondée de persécution au sens de l’article 96 de la Loi ni celle d’un risque au sens de l’article 97 de la Loi. En particulier, l’agent d’ERAR a conclu que le demandeur n’avait pas le profil d’un militant de la cause kurde auquel s’intéresseraient les autorités turques. L’agent d’ERAR avait également des réserves au sujet de la mauvaise qualité et de la valeur probante des éléments de preuve documentaire soumis par le demandeur. Il a fait observer à cet égard que la lettre de l’avocat du demandeur ne portait pas de date et n’indiquait pas son mode de transmission au demandeur.

II.                Questions en litige et norme de contrôle

[8]               La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si l’agent d’ERAR a commis une erreur susceptible de contrôle en accordant peu de valeur probante, voire aucune, aux nouveaux éléments de preuve soumis par le demandeur à l’appui de sa demande d’ERAR.

[9]               Il est de jurisprudence constante que l’examen d’une demande d’ERAR repose sur les faits et entraîne l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable (Nouveau-Brunswick (Conseil de gestion) c Dunsmuir, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 46 [Khosa]; Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 944, au paragraphe 10 [Chowdhury]). L’appréciation qu’effectue l’agent d’ERAR et notamment les conclusions qu’il tire au sujet du poids qu’il convient d’accorder à la preuve commande un degré élevé de retenue en raison des connaissances spécialisées qu’il possède en matière d’évaluation des risques (Adetunji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 708, 431 FTR 71, au paragraphe  22 [Adetunji]; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385, 304 FTR 46, au paragraphe 10 [Raza]; Malshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1273, au paragraphe  17; Mikhno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 385, au paragraphe 27).

[10]           Ainsi, le rôle de la Cour consiste à examiner la décision contestée et à ne la modifier que si elle n’est pas justifiée, transparente et intelligible ou si elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Pour ce faire, la Cour doit se garder de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve dont disposait l’agent d’ERAR (Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437, 272 FTR 62, au paragraphe 47; Chowdhury, précité, au paragraphe 19).

III.             Analyse

[11]           Le fondement législatif permettant la conduite d’un examen des risques avant renvoi est énoncé à l’article 112 de la Loi et autorise le ministre ou son représentant à déterminer si une personne visée par une mesure de renvoi est à protéger. Il est maintenant bien établi que, lorsqu’il examine de nouveaux éléments de preuve présentés en vertu de l’alinéa 113a) de la Loi, l’agent d’ERAR doit examiner la situation actuelle du demandeur et non pas se comporter comme un tribunal d’appel chargé de réexaminer les conclusions tirées par la SPR au sujet des faits et de la crédibilité (Raza, précitée, au paragraphe 22).

[12]           Compte tenu du fait que l’agent d’ERAR a examiné la demande d’asile présentée par le demandeur tant en vertu de l’article 96 que de l’article 97 de la Loi, je dois tenir compte des critères applicables en vertu des deux articles dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[13]           Tant en vertu de l’article 96 que de l’article 97 de la Loi, il incombe au demandeur de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a besoin de la protection du Canada (Adetunji, précitée, au paragraphe 19; Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 22; Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1989) 2 CF 680, au paragraphe 5 [Adjei]). Ainsi que je l’ai déjà expliqué dans la décision Kioko c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 717, dans le cadre de l’examen fondé sur l’article 97 de la Loi, le demandeur doit également démontrer que son renvoi dans son pays de nationalité l’exposerait personnellement à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Le risque doit être de nature prospective, et il est considéré comme un risque personnalisé s’il est plus important que celui auquel est généralement exposée la population de son pays de nationalité (Campos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1244, au paragraphe 9; Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2010 CF 1074, au paragraphe 48). En revanche, dans le cadre de l’appréciation prévue à l’article 96 de la Loi, il incombe au demandeur de démontrer qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté s’il devait retourner en Turquie (Adjei, précitée, au paragraphe 8).

[14]           Le demandeur affirme que l’agent d’ERAR a accordé de façon déraisonnable peu ou point de valeur probante à la lettre émanant de son avocat turc et aux trois mandats d’arrestation. Le défendeur affirme que la décision de l’agent d’ERAR était raisonnable et que le demandeur est tout simplement en désaccord avec l’évaluation que l’agent d’EAR a faite de la preuve et qu’il demande à la Cour de réévaluer la preuve dont disposait l’agent d’ERAR.

[15]           Compte tenu du degré de retenue dont il convient de faire preuve à l’égard de l’évaluation que l’agent d’ERAR a faite de la preuve documentaire, je suis d’avis qu’il était parfaitement loisible à l’agent d’ERAR d’écarter la lettre de l’avocat étant donné que le document n’était pas daté et que le demandeur n’avait pas expliqué comment il l’avait obtenu.

[16]           Qui plus est, il était également parfaitement loisible à l’agent d’ERAR d’accorder peu de valeur probante aux mandats d’arrestation. Les mandats d’arrestation présentent plusieurs irrégularités qui ont été relevées par l’agent d’ERAR. En premier lieu, ils ne sont pas conciliables avec leur traduction, de sorte qu’on ne sait pas avec certitude si le demandeur a effectivement été facturé pour sa présence au cemevi. En deuxième lieu, les trois mandats d’arrestation ont été délivrés après le départ du demandeur de la Turquie et ils n’indiquent pas la date à laquelle les infractions ont été commises. En troisième lieu, un autre document soumis par le demandeur, en l’occurrence, le procès‑verbal d’une audience non datée, auquel l’agent d’ERAR n’a accordé aucune valeur, ne correspond à aucun des numéros de dossier indiqués sur les mandats d’arrestation. Enfin, le demandeur a été accusé d’infractions qui ne ressemblent à aucune des accusations effectivement portées contre les nationalistes ou les militants kurdes en Turquie.

[17]           Malgré ces anomalies, l’agent d’ERAR a examiné en entier la demande d’ERAR du demandeur et a expliqué en détail les raisons pour lesquelles ces nouveaux éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour établir l’existence d’un nouveau risque ou la possibilité que le demandeur soit persécuté s’il devait retourner en Turquie.

[18]           Compte tenu des éléments de preuve documentaire relatifs à la situation au pays concernant la persécution dont font l’objet les Kurdes en Turquie, il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent d’ERAR de conclure que le demandeur ne répondait pas au profil des Kurdes normalement ciblés en Turquie. L’agent d’ERAR a fait observer à juste titre, à mon avis, que les Kurdes qui ne militent pas ouvertement en faveur des droits des Kurdes ou qui ne [traduction« n’affichent pas trop ouvertement leur identité kurde » ne sont pas ciblés par le gouvernement turc. L’agent d’ERAR a souligné que le demandeur n’avait pas indiqué dans son FRP ou dans ses demandes d’ERAR qu’il appuyait les causes nationalistes kurdes ou que les autorités le percevaient comme un partisan des causes nationalistes kurdes.

[19]           L’agent d’ERAR a également fait observer que les accusations portées contre le demandeur n’étaient pas le même type d’accusations que celles portées contre les personnes militant dans des causes nationalistes turques. L’agent d’ERAR a souligné que les éléments de preuve documentaire sur la situation au pays indiquaient que les intellectuels kurdes et les militants politiques sont souvent accusés d’infractions liées au terrorisme ou d’infractions liées à l’appartenance à des [traduction« organisations illégales ». L’agent d’ERAR a fait observer à cet égard que les accusations portées contre le demandeur avaient été déposées en vertu de l’article 157 et du paragraphe 207(1) du Code pénal turc qui porte sur la fraude et la contrefaçon de certificats personnels respectivement. Il était donc loisible à l’agent d’ERAR de conclure que les accusations portées contre le demandeur ne correspondaient pas à celles qui sont normalement portées contre les nationalistes kurdes. Cette conclusion appartenait aux issues acceptables.

[20]           L’agent d’ERAR a également conclu que les éléments de preuve documentaire sur la situation au pays n’appuyaient pas l’allégation du demandeur suivant laquelle le gouvernement turc persécute les alévis qui pratiquent leur foi dans des cemevis ou porte des accusations contre eux. L’agent d’ERAR a attiré l’attention sur des éléments de preuve documentaire démontrant que les alévis ne sont pas persécutés en Turquie mais sont plutôt victimes d’une certaine discrimination de la part de l’État, étant donné que les cemevis n’ont aucun statut légal comme lieux de culte en Turquie et que l’État ne finance pas la construction des cemevis et que certaines municipalités turques ne permettent pas la construction de nouveaux cemevis.

[21]           Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de l’agent d’ERAR de n’accorder aucune valeur probante aux nouveaux éléments de preuve soumis par le demandeur appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Je ne vois donc aucune raison de modifier sa décision.

[22]           Aucune question grave de portée générale n’a été proposée par les parties et aucune ne sera certifiée.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1660‑15

INTITULÉ :

HASAN KORKMAZ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 SEPTEMBRE 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 28 SEPTEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Mme Jessica Lipes

POUR LE DEMANDEUR

Mme Sylviane Roy

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jessica Lipes, avocate médiatrice

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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