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Date : 20150911


Dossier : IMM‑7118‑14

Référence : 2015 CF 1068

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

JOHN NJUGUNA IBABU

demandeur

et

CANADA (MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Vue d’ensemble

[1]               M. John Njuguna Ibabu conteste une décision par laquelle une agente principale [l’agente] a refusé la demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire qu’il avait présentée depuis le Canada. Il alléguait que son établissement au Canada, les difficultés auxquelles il serait exposé au Kenya en raison des risques auxquels il craignait d’être exposé de la part du groupe criminel des Mungikis, l’intérêt supérieur de ses deux enfants les plus jeunes ainsi que des problèmes de santé mentale étaient des facteurs qui appuyaient la demande de dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire qu’il présentait en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]               L’agente a rejeté sa demande au motif parce qu’elle avait conclu que, tant individuellement que cumulativement, les éléments présentés par M. Ibabu n’étaient pas suffisants pour établir qu’il subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait présenter sa demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada.

[3]               M. Ibabu affirme que la décision de l’agente est déraisonnable compte tenu des éléments de preuve versés au dossier, que l’agente n’a pas appliqué le bon critère en ce qui concerne les difficultés et qu’elle a violé son droit à l’équité procédurale en ne lui accordant pas d’audience. Il demande à la Cour d’annuler la décision et d’ordonner à un autre agent d’immigration de réexaminer sa demande de résidence permanente pour des raisons d’ordre humanitaire.

[4]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Après avoir examiné la décision, les éléments de preuve dont disposait l’agente ainsi que les règles de droit applicables, j’estime qu’il n’existe aucune raison d’infirmer la décision de l’agente. L’agente a examiné en profondeur la preuve, et les conclusions qu’elle a tirées appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Je suis également convaincu que l’agente a appliqué le bon critère juridique dans le cadre de son analyse et qu’elle n’a manqué à aucun principe de justice naturelle dans la façon dont elle a traité la demande de M. Ibabu.

[5]               Voici les questions à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

  • L’agente a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale en n’accordant pas d’audience à M. Ibabu?
  • L’agente a‑t‑elle tiré des conclusions de fait sans tenir compte de la preuve?
  • L’agente a‑t‑elle formulé le bon critère juridique pour évaluer les difficultés auxquelles serait exposé M. Ibabu s’il devait retourner au Kenya?
  • L’agente a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants?

II.                Contexte

A.                Les faits

[6]               Âgé de 51 ans, M. Ibabu est un citoyen du Kenya. Il a une femme et cinq enfants qui vivent toujours au Kenya. Deux de ses enfants sont mineurs.

[7]               Le grand‑père de M. Ibabu est décédé en mai 2013, lui léguant plusieurs acres de terrain. Contrariés par l’héritage, le père et les oncles de M. Ibabu ont exigé qu’il lui cède la terre. Devant son refus, les membres de sa famille ont embauché un groupe criminel organisé au Kenya connu sous le nom de gang des Mungikis pour le forcer à renoncer à la terre en question. Les membres du gang des Mungikis auraient battu M. Ibabu, agressé sexuellement sa femme et complètement détruit sa maison par le feu. M. Ibabu a accepté de renoncer à la plus grande partie de la terre, mais les Mungikis ont continué à les cibler lui et sa famille.

[8]               M. Ibabu a déménagé dans diverses régions du Kenya avec sa famille, mais a continué à faire l’objet de menaces. Il a finalement décidé de venir au Canada. Il a obtenu un visa de résident temporaire à Nairobi et est entré au Canada le 16 août 2013. À son arrivée, il a demandé l’asile. Sa demande d’asile a été refusée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] le 28 novembre 2013 et il a par la suite présenté une demande à la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. La SAR a rejeté son appel le 20 janvier 2014.

[9]               M. Ibabu a ensuite demandé la résidence permanente en invoquant des raisons d’ordre humanitaire en demandant d’être dispensé de l’obligation de demander la résidence permanente depuis l’extérieur du Canada. L’agente a refusé sa demande le 30 septembre 2014.

B.                 La décision

[10]           L’agente a fondé son rejet de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire de M. Ibabu sur les conclusions suivantes.

(1)               Établissement

[11]           L’agente n’était pas convaincue que le degré d’établissement de M. Ibabu était plus grand que celui dont on s’attendrait de la part d’autres personnes tentant de s’adapter à un nouveau pays. Certes, M. Ibabu avait entrepris des démarches pour s’établir au Canada, mais l’agente estimait que ses démarches étaient insuffisantes pour justifier sa demande en vue d’être autorisé à présenter sa demande de résidence permanente depuis le Canada. L’agente a reconnu que M. Ibabu exerçait un emploi à temps plein au Canada depuis mars 2014, qu’il faisait parvenir de l’argent à son épouse au Kenya et qu’il faisait du bénévolat au Centre d’accueil de la paroisse Saint-Thomas More. L’agente a considéré ses facteurs sous un jour favorable, tout comme les lettres d’appui soumises par les amis et les membres de la communauté locale de M. Ibabu. Toutefois, l’agente a conclu que la preuve ne démontrait pas que son départ du Canada pour présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger ferait subir des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives à M. Ibabu, à la paroisse Saint-Thomas More ou aux membres de la communauté de M. Ibabu.

(2)               Difficulté découlant des risques et des conditions difficiles dans le pays d’origine

[12]           Pour évaluer les difficultés, l’agente a examiné les allégations de M. Ibabu concernant le gang des Mungikis, en faisant tout d’abord observer que la SPR, organisme expert en matière d’évaluation des risques, et la SAR avaient toutes les deux rejeté la demande d’asile de M. Ibabu.

[13]           L’agente a analysé les éléments de preuve soumis par M. Ibabu, en l’occurrence deux lettres confirmant à quel point les Mungikis étaient dangereux et violents, ainsi que deux photographies montrant les restes de sa maison incendiée. Toutefois, l’agente n’était pas en mesure d’accorder à ces lettres leur pleine valeur pour appuyer les allégations de risque de M. Ibabu, étant donné qu’aucun de leurs auteurs n’était des témoins directs des faits décrits et que la connaissance qu’ils avaient des faits leur provenait de M. Ibabu. L’agente a également constaté que les deux photographies versées au dossier ne confirmaient pas les allégations de risque de M. Ibabu de la part du gang des Mungiki. L’agente ne pouvait pas confirmer que les photographies en question correspondaient à la propriété appartenant à M. Ibabu ou à sa famille ou à la façon dont elle avait été détruite.

[14]           L’agente a également signalé l’absence de documents clés qui corroboreraient les allégations de risque de M. Ibabu, tels que des documents démontrant que M. Ibabu avait hérité de son grand‑père, des déclarations de personnes qui avaient été des témoins directs des faits allégués, ou des éléments de preuve démontrant que M. Ibabu et sa famille avaient fait l’objet de menaces ou de sévices de la part des Mungikis. L’agente a également conclu que M. Ibabu n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve démontrant que sa famille et lui avaient été personnellement ciblés par les Mungikis. L’agente n’était pas en mesure de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que M. Ibabu subirait probablement des difficultés du fait qu’il devrait se cacher continuellement ou se déplacer sans cesse en raison du gang des Mungikis.

[15]           L’agente a également fait observer que comme les Mungikis avaient été engagés dans le but d’extorquer la terre en question, il n’y avait aucune raison de pourchasser M. Ibabu une fois que cet objectif avait été atteint. L’agente a également fait observer qu’il n’existait peu ou point de renseignements – aucun rapport de police, aucune déclaration de témoins, aucun affidavit de sa famille nucléaire – démontrant que les Mungikis étaient toujours intéressés à retrouver M. Ibabu et sa famille et à s’en prendre à eux.

[16]           L’agente a également consulté les documents accessibles au public concernant les Mungikis ainsi que la protection offerte par le gouvernement du Kenya, étant donné que M. Ibabu n’avait pas soumis d’éléments de preuve en ce sens. Suivant la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, les Mungikis extorquent de l’argent aux résidents et aux exploitants de taxi‑bus au Kenya en employant des armes rudimentaires comme des machettes et des couteaux. L’agente a accepté que les Mungikis sont une secte violente et illégale qui exerce leurs activités au Kenya et qu’ils ont la capacité de s’en prendre à ceux qui refusent d’obtempérer à leurs demandes d’extorsion. Toutefois, l’agente a également conclu que les Mungikis n’ont pas les capacités, les ressources ou l’intention de retrouver des personnes sur l’ensemble du territoire du Kenya et qu’ils ne pourchassent pas leurs victimes une fois que leurs demandes ont été satisfaites. Tout en reconnaissant que [traduction« la protection offerte par l’appareil de sécurité de l’État kenyan peut être sporadique », l’agente a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que M. Ibabu serait pourchassé par les Mungikis à son retour au Kenya et qu’il serait donc exposé à des difficultés pour cette raison.

[17]           Enfin, l’agente a reconnu que la perte de l’emploi de M. Ibabu au Canada aurait des répercussions négatives sur le plan financier sur sa famille et lui. Toutefois, M. Ibabu avait vécu la plus grande partie de sa vie au Kenya, avait quelques années d’études postsecondaires ainsi que de l’expérience de travail et pouvait compter sur un solide réseau social qui l’aiderait à se rétablir et à réintégrer le marché du travail. Les difficultés auxquelles M. Ibabu serait confronté à ce chapitre ne seraient donc ni inhabituelles et injustifiées ni excessives.

(3)               Intérêt supérieur des enfants

[18]           En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, M. Ibabu affirme que ses deux enfants mineurs n’ont pas pu fréquenter l’école au Kenya en raison des présumées menaces du gang des Mungikis. Ils ont dû rester cachés et habitaient dans un village éloigné où ils faisaient de petits travaux pour subvenir à leurs besoins et vivaient grâce à l’argent que M. Ibabu leur envoyait. L’agente a de nouveau déclaré que M. Ibabu n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les Mungikis étaient toujours intéressés à retrouver M. Ibabu et sa famille et à s’en prendre à eux. L’agente n’était donc pas en mesure de conclure que les enfants devaient constamment se déplacer ou qu’ils ne pouvaient fréquenter l’école au Kenya.

[19]           L’agente a reconnu que M. Ibabu subvenait aux besoins de sa femme et de ses enfants en travaillant au Canada et que son retour au Kenya perturberait les revenus familiaux. L’agente a toutefois fait observer que le retour de M. Ibabu stabiliserait probablement la vie des enfants, car il est normalement dans l’intérêt des enfants que leur père et leur mère soient présents. L’agente a également fait observer que M. Ibabu serait probablement en mesure de se rétablir rapidement compte tenu de son niveau d’instruction, de ses antécédents d’emploi au Kenya et au Canada et de sa capacité démontrée de s’adapter à un nouveau pays et à un nouvel environnement. Par conséquent, les éventuelles conséquences négatives sur l’intérêt supérieur des enfants n’étaient pas suffisantes pour qu’il soit justifié d’accueillir la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire ou d’accorder une dispense compte tenu de l’établissement et des autres facteurs mentionnés.

(4)               Problèmes de santé mentale

[20]           Enfin, l’agente n’a accordé aucune valeur à l’argument de M. Ibabu suivant lequel on avait diagnostiqué chez lui un trouble de stress post‑traumatique par suite des épreuves qu’il avait vécues, étant donné qu’il y avait peu ou point de preuves documentaires pour le démontrer.

C.                Dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire

[21]           Le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit la dispense d’ordre humanitaire en cause en l’espèce, exception au principe général en matière d’immigration énoncée à l’article 11 qui oblige les étrangers à demander un visa depuis l’extérieur du Canada. Cet article prévoit que le ministre peut accorder cette dispense « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ».

[22]           Il est de jurisprudence constante que la dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 [Legault], au paragraphe 15; Adams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1193 [Adams], au paragraphe 30; Lee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1152, au paragraphe 20; Barrak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 962 [Barrak], au paragraphe 27). Cette dispense ne saurait être utilisée comme autre moyen d’obtenir la résidence permanente, sauf si des raisons d’ordre humanitaire justifient d’accorder cette mesure. Le paragraphe 25(1) ne vise pas à créer une filière d’immigration de remplacement, ni à offrir un mécanisme d’appel aux demandeurs d’asile déboutés (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113 [Kanthasamy], au paragraphe 40).

[23]           Par conséquent, le critère auquel il faut satisfaire lorsqu’on demande une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire est très exigeant. Le processus relatif aux raisons d’ordre humanitaire ne vise pas à éliminer toutes les difficultés que l’obligation de demander un visa depuis l’extérieur du Canada peut causer; il vise à supprimer les « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » que le demandeur subirait s’il avait l’obligation de quitter le Canada pour présenter une demande d’immigration selon la procédure habituelle (Lalane c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 6 [Lalane], au paragraphe 42). Notre Cour a qualifié de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » les difficultés qui vont plus loin que celles qui sont inhérentes au fait de quitter le Canada (Kanthasamy, aux paragraphes 40 à 42; Chandidas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 258 [Chandidas], au paragraphe 81). Pour obtenir une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, le critère ne consiste pas à se demander si le Canada serait un endroit plus agréable à habiter que le pays d’origine du demandeur. Le demandeur doit démontrer qu’il subira des conséquences plus lourdes que les conséquences habituelles qu’entraîne l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente par les voies normales (Kanthasamy, au paragraphe 41).

[24]           De plus, il est de jurisprudence constante que le demandeur a le fardeau d’établir que sa demande de dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est justifiée (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 [Kisana], au paragraphe 45; Barrak, au paragraphe 28; Adams, au paragraphe 29). « Il appartient au demandeur de déterminer les motifs, qui, selon lui, sont des facteurs CH pertinents dans ses circonstances particulières et de présenter des observations à leur propos » (Lalane, au paragraphe 42). Le manque d’éléments de preuve ou l’omission de présenter des renseignements utiles à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire se fait au péril du demandeur (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 [Owusu], aux paragraphes 5 et 8; Nicayenzi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 595 [Nicayenzi], au paragraphe 16).

D.                Norme de contrôle

[25]           La norme de la décision correcte s’applique au choix que fait l’agente d’immigration du critère juridique applicable dans le contexte des raisons d’ordre humanitaire (Toussaint c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 146, au paragraphe 29; Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 382 [Gonzalez], au paragraphe 34). Lorsqu’elle applique la norme de la décision correcte, la cour de révision qui applique la norme de la décision correcte ne fait pas montre de déférence à l’égard du raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au paragraphe 50).

[26]           Toutefois, la norme de contrôle applicable à l’analyse de la preuve qu’effectue l’agent d’immigration dans le contexte d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir, au paragraphe 47; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], au paragraphe 62; Kanthasamy, au paragraphe 18; Lene c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 23, au paragraphe 5).

[27]           Il s’ensuit qu’il convient de faire preuve d’une grande retenue à l’égard du résultat auquel est parvenu l’agent d’après la preuve dont il disposait. Dès lors que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la Cour n’a pas le droit d’intervenir, et ce, même si son appréciation de la preuve aurait pu conduire à un résultat différent (Dunsmuir, au paragraphe 47; Kanthasamy, aux paragraphes 81 à 84). Selon la norme de la décision correcte, dès lors que le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa], au paragraphe 59). Compte tenu du caractère hautement discrétionnaire des décisions qu’ils rendent en matière de raisons d’ordre humanitaire, les agents d’immigration disposent d’un vaste éventail d’issues acceptables et justifiables, ainsi que d’une grande marge d’appréciation (Kanthasamy, au paragraphe 84).

[28]           Les questions d’équité procédurale commandent l’application d’une norme de contrôle plus stricte, celle de la décision correcte. Il s’ensuit que, lorsque ces questions se posent, la Cour doit déterminer si la procédure suivie par le tribunal respecte le degré d’équité exigé compte tenu de l’ensemble des circonstances (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Khosa, au paragraphe 43; Eshete c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 701, au paragraphe 9).

[29]           Les parties conviennent que les questions relatives à l’équité procédurale et à la formulation du bon critère juridique devraient être jugées selon la norme de la décision correcte. Elles conviennent également que les conclusions tirées par l’agente au sujet des faits et de l’appréciation de l’intérêt supérieur des enfants sont susceptibles de révision selon la norme de contrôle de la décision raisonnable.

III.             Analyse

A.                L’agente a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas d’audience?

[30]           M. Ibabu allègue que les constantes allusions de l’agente aux insuffisances de la preuve ne correspondent pas à un véritable manque de preuves, mais dissimulent plutôt une [traduction« conclusion déguisée sur la crédibilité ». Compte tenu du fait que la crédibilité était une question en litige, le demandeur affirme que l’agente aurait dû tenir une audience (Hamadi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 317, au paragraphe 14; Duka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2010 CF 1071 [Duka], au paragraphe 13). En particulier, lorsqu’elle a remis en question les photographies présentées par M. Ibabu ou les lettres qu’il avait fournies à l’appui de ses prétentions, l’agente n’évaluait pas la pertinence de la preuve ou leur valeur probante, mais ne prêtait pas foi aux allégations de M. Ibabu.

[31]           Je ne suis pas de cet avis.

[32]           Il n’est pas toujours nécessaire que le demandeur soit entendu de vive voix pour garantir l’équité procédurale. Ainsi, il n’est généralement pas nécessaire qu’il y ait une entrevue lorsque l’agent d’immigration examine une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire (Baker, au paragraphe 34). Ce type de décisions exige seulement une « participation valable » au processus de prise de décisions et la possibilité pour le demandeur de soumettre à l’agent d’immigration les renseignements pertinents pour sa demande (Baker, au paragraphe 33).

[33]           Il est admis que le demandeur qui invoque des raisons d’ordre humanitaire n’a pas un droit d’être interviewé par l’agent d’immigration ni ne peut avoir une attente légitime à cet égard (Owusu, aux paragraphes 5 à 8; Leonce c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 831 [Leonce], au paragraphe 6). Toutefois, les principes de justice naturelle sont capables de souplesse lorsque les circonstances le justifient et il est de jurisprudence constante que lorsque la décision de l’agent repose manifestement sur des conclusions relatives à la crédibilité, l’obligation de tenir une entrevue peut s’appliquer (Alwan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 37, au paragraphe 16; Duka, aux paragraphes 11 à 13; Doumbouya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1186, au paragraphe 74). La question cruciale est par conséquent de savoir si la décision de l’agente reposait principalement sur une conclusion défavorable quant à la crédibilité, qui a entraîné le rejet des allégations de risque lorsqu’elle a analysé les difficultés auxquelles serait exposé M. Ibabu.

[34]           Je suis convaincu que la crédibilité n’a pas joué un rôle crucial dans la décision que l’agente a rendue au sujet des raisons d’ordre humanitaire invoquées par M. Ibabu. Après avoir lu la décision à la lumière de l’ensemble de la preuve, je ne suis pas convaincu que l’agente a tiré des conclusions au sujet de la crédibilité (Leonce, au paragraphe 8). L’agente n’a pas dit qu’elle ne croyait pas le demandeur, mais que la preuve était insuffisante. Elle a conclu qu’il n’y avait tout simplement aucun élément de preuve permettant de penser que M. Ibabu faisait l’objet de menaces de la part des Mungikis, ou que ses enfants avaient dû déménager ou ne pouvaient pas fréquenter l’école. En ce qui concerne les photographies, l’agente s’est demandé ce qu’elles représentaient. Quant aux faits allégués, elle a noté que les auteurs des lettres n’avaient pas été des témoins directs des faits allégués. Il n’y avait aucun témoin direct ou preuve documentaire (sous forme de rapports de police, rapports médicaux ou affidavits) qui auraient corroboré les allégations de risque de M. Ibabu.

[35]           Une conclusion défavorable sur la crédibilité est différente d’une conclusion quant à l’insuffisante de la preuve ou quant au défaut du demandeur de s’acquitter du fardeau de la preuve. Comme la Cour l’a déclaré dans Gao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 59, au paragraphe 32, et l’a réaffirmé dans Herman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 629, au paragraphe 17, « [o]n ne peut toutefois pas présumer que, lorsque l’agente conclut que la preuve ne démontre pas le bien‑fondé de la demande du demandeur, l’agente n’a pas cru le demandeur ». Ce principe a été repris sous une forme différente dans Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 23, dans lequel le juge Zinn a déclaré que, même si un demandeur s’est acquitté de sa charge de présentation de la preuve parce qu’il a présenté des éléments de preuve pour chaque fait essentiel, il pourrait ne pas s’être acquitté de la charge de persuasion parce que la preuve présentée n’établit pas les faits requis, selon la prépondérance de la preuve.

[36]           L’agente ne disposait tout simplement pas de suffisamment d’éléments de preuve pour tirer une conclusion favorable. En termes simples, il incombait à M. Ibabu de soumettre suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa demande; or, il n’a pas présenté suffisamment de renseignements pour établir les faits sur lesquels sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire reposait. Dans le cas qui nous occupe, la conclusion tirée par l’agente reposait sur l’insuffisance de la preuve fournie et non sur une question de crédibilité. Dans ces conditions, l’agente n’avait aucune obligation d’aider M. Ibabu à s’acquitter du fardeau qui lui incombait d’établir le bien-fondé de ses prétentions ou de souligner les faiblesses de sa cause ou de réclamer d’autres observations pour lui permettre de surmonter ces faiblesses (Kisana, aux paragraphes 43 à 45).

[37]           Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale. La décision de l’agente de ne pas tenir d’audience était correcte.

B.                 L’agente a‑t‑elle tiré des conclusions de fait sans tenir compte de la preuve?

[38]           M. Ibabu affirme en outre que certaines des conclusions de l’agente ont été tirées sans tenir compte de la preuve. L’agente a conclu que [traduction« la débrouillardise dont [M. Ibabu] a fait preuve » contribuerait à atténuer les difficultés auxquelles il serait confronté s’il devait retourner au Kenya tout comme [traduction« le solide réseau social sur lequel il peut compter là‑bas ». M. Ibabu affirme que ces conclusions relèvent de la pure conjecture et ne reposent sur aucun fait. Il soutient que rien dans la preuve soumise à l’agente ne permet de conclure à sa « débrouillardise ». De plus il affirme en outre qu’il ne peut compter sur un réseau social solide étant donné que sa propre famille a recruté un gang violent pour s’en prendre à lui.

[39]           Je ne souscris pas aux arguments de M. Ibabu.

[40]           La question de fait à laquelle il convient de répondre est celle de savoir si l’agente a conclu de façon raisonnable que [traduction« la débrouillardise dont [M. Ibabu] a fait preuve » et [traduction« le solide réseau social sur lequel il peut compter là‑bas » l’aideraient à se rétablir et à réintégrer le marché du travail au Kenya. La question de droit à laquelle il convient de répondre est celle de savoir si les conclusions tirées par l’agente appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Compte tenu des études postsecondaires de M. Ibabu et de la formation professionnelle qu’il a suivie, de l’expérience de travail qu’il a acquise au Canada et du fait que la sœur et les enfants de sa femme habitent au Kenya, il n’était pas déraisonnable de la part de l’agente de conclure que M. Ibabu pouvait compter sur un solide soutien social au Kenya. Elle ne s’est pas non plus livrée à des conjectures en affirmant que sa débrouillardise aiderait M. Ibabu lors de son retour au Kenya.

[41]           Les seuls éléments de preuve concernant un éventuel manque de soutien social concernaient la présumée crainte des Mungikis, crainte qui, suivant l’agente, n’était pas fondée.

[42]           Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle les conclusions de fait reposaient sur de simples conjectures comme c’était le cas dans l’affaire Nicayenzi, au paragraphe 34, citée par M. Ibabu. Je suis convaincu que, dans les circonstances, il était raisonnable de la part de l’agente de conclure que M. Ibabu pouvait compter sur sa débrouillardise et sur une certaine forme de soutien social à son retour au Kenya, qui lui épargneraient toute difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive.

C.                L’agente a‑t‑elle formulé le bon critère juridique pour évaluer les difficultés auxquelles M. Ibabu serait exposé s’il devait retourner au Kenya?

[43]           M. Ibabu affirme que l’agente n’a pas formulé le bon critère juridique pour évaluer les difficultés. M. Ibabu affirme que l’agente doit évaluer les difficultés en fonction de la situation personnelle du demandeur et décider si les conditions difficiles qui existent dans le pays en question auraient des conséquences négatives directes. Le critère juridique approprié n’implique pas une analyse d’un risque « personnalisé » par opposition à un risque « généralisé ».

[44]           Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour affirmer que l’agente n’a pas appliqué le bon critère juridique.

[45]           Dans les affaires où sont invoquées des raisons d’ordre humanitaire, les difficultés doivent être inhabituelles et injustifiées ou excessives. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour d’appel fédérale a jugé que le demandeur devait être confronté personnellement et directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives (au paragraphe 48). Il doit exister un lien entre les éléments de preuve relatifs aux difficultés et la situation individuelle du demandeur (Lalane, au paragraphe 42).

[46]           Toutefois, il n’est pas nécessaire que les difficultés soient propres au demandeur. La Cour a reconnu dans la décision Gonzalez que le demandeur qui invoque des raisons d’ordre humanitaire peut faire état des « difficultés auxquelles sont aussi confrontés d’autres citoyens du pays de renvoi » (au paragraphe 55). Il n’est pas nécessaire que les difficultés soient différentes de celles auxquelles sont confrontées d’autres personnes, mais il doit exister un lien entre la situation personnelle du demandeur et les difficultés qu’il invoque. Ainsi que la Cour l’a déclaré au paragraphe 56 de la décision Gonzalez, il s’agit d’une « position sensée puisqu’elle concilie le caractère individuel d’une évaluation pour considérations d’ordre humanitaire avec l’intention claire du législateur : faire en sorte que l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un agent ne soit entravé par aucune autre disposition de la LIPR, y compris par le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) et l’interdiction qui y est faite de prendre en compte le risque général ».

[47]           On ne peut se contenter d’invoquer la situation difficile générale qui existe dans le pays où le demandeur serait renvoyé. Lorsque les facteurs de risque prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR peuvent être invoqués, l’examen des faits se rapportant au risque allégué doit être effectué « sous le prisme des difficultés en cause ». Le critère juridique à appliquer consiste à se demander si M. Ibabu subirait personnellement et directement des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait présenter sa demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada (Kanthasamy, au paragraphe 75; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 661, au paragraphe 48).

[48]           C’est effectivement ce que l’agente a fait en l’espèce. L’agente a conclu, en dernière analyse, que M. Ibabu avait été en mesure de démontrer seulement qu’il existait un risque généralisé et non qu’il subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées personnelles et directes. Un tel risque généralisé n’est pas un indicateur suffisant d’éventuelles difficultés. Je suis convaincu que l’agente a examiné en quoi M. Ibabu serait personnellement visé et comment les difficultés le toucheraient. Certes, l’agente a tenu compte de la situation générale du Kenya, mais elle l’a fait dans le but de déterminer si cette situation aurait une incidence directe sur M. Ibabu. L’agente cherchait un lien entre la situation générale qui existe au Kenya et M. Ibabu, mais elle n’en a trouvé aucun.

[49]           Je reconnais que l’agente a mal choisi ses mots pour traiter de cette question. Toutefois, après examen de l’ensemble de sa décision, je suis convaincu qu’elle a appliqué le bon critère. L’agente a déclaré : [traduction« Je conclus que le demandeur n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que lui et les membres de sa famille avaient été personnellement ciblés par les Mungikis dans le passé ou qu’ils seraient plus susceptibles que le reste de la population kényane de devenir victimes d’extorsion et de violence de la part de cette secte à l’avenir. Par conséquent, je ne puis conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur subirait probablement des difficultés du fait qu’il devrait se cacher continuellement ou se déplacer sans cesse en raison du gang des Mungikis ». Cette conclusion était manifestement liée à la situation personnelle de M. Ibabu et à la conclusion qu’il ne subirait pas des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[50]           Aucune difficulté n’était donc attribuable aux menaces et aux violences des Mungikis. Comme M. Ibabu n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve, l’agente a conclu que M. Ibabu et sa famille n’étaient pas plus susceptibles que le reste de la population kényane de devenir victimes de violence et d’extorsion de la part des Mungikis. Il ne s’agit pas d’une situation où l’agente a erronément appliqué les critères prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR, confondu l’analyse du risque prévue à l’article 97 avec une analyse des difficultés à laquelle il convient de procéder dans le cas d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et a par conséquent éviscéré l’article 25 de son objet (Aboubacar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, au paragraphe 4). L’agente s’est effectivement demandé si le fait de forcer M. Ibabu à retourner dans son pays dans ces circonstances particulières lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. L’agente ne s’est pas contentée de déterminer si la situation à laquelle serait confronté M. Ibabu n’était pas généralement celle de la population dans son pays d’origine (Diabate c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 129, au paragraphe 36).

[51]           Contrairement à ce que prétend M. Ibabu, l’analyse de l’agente n’était pas fondée sur le risque auquel M. Ibabu et sa famille seraient exposés, mais bien sur l’absence de difficulté qu’il subirait, puisqu’elle ne peut [traduction] « conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur subirait probablement des difficultés du fait qu’il devrait se cacher continuellement ou se déplacer sans cesse en raison du gang des Mungikis ».

[52]           Je conclus par conséquent que l’agente a appliqué le bon critère juridique et a tiré une conclusion raisonnable au sujet de l’absence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Il est incontestable que M. Ibabu et les membres de sa famille subiraient indubitablement certaines difficultés à la suite de leur retour au Kenya. Il était toutefois raisonnablement loisible à l’agente de conclure que ces difficultés ne seraient pas suffisamment graves pour être qualifiées de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives par rapport à celles d’autres personnes qui doivent quitter le Canada.

D.                L’agente a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants?

[53]           M. Ibabu rejette les conclusions de l’agente suivant lesquelles la preuve était insuffisante pour établir que ses enfants ne pouvaient fréquenter l’école au Kenya. Il rejette également la conclusion de l’agente suivant laquelle il pourrait rétablir ses revenus rapidement dès qu’il sera revenu au Kenya et qu’il aura recommencé à travailler. M. Ibabu affirme que l’agente n’a pas expliqué en quoi consistait précisément l’intérêt supérieur de ses enfants. Il affirme que l’agente n’a pas tiré de conclusions au sujet de la nature exacte de l’intérêt supérieur de ses enfants et qu’elle n’a pas suivi les exigences énoncées dans Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165 [Kolosovs].

[54]           M. Ibabu affirme qu’un des facteurs essentiels de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants est le soutien financier qu’il assure à ses enfants et qui leur permet de fréquenter l’école secondaire. Le retour de M. Ibabu au Kenya perturberait cet accord financier et compromettrait d’autant la stabilité de leur vie.

[55]           Je ne souscris pas à l’interprétation que M. Ibabu fait de la décision de l’agente. La décision de l’agente n’est entachée d’aucune erreur susceptible de révision étant donné que l’agente a effectivement examiné correctement les divers facteurs de l’intérêt supérieur des enfants dans son analyse.

[56]           La question de savoir si l’agente d’immigration a appliqué le bon critère juridique pour évaluer l’intérêt supérieur des enfants est une question de droit qui est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (Judnarine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 82, au paragraphe 15). Toutefois, la façon dont l’agente a analysé la preuve est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Mandi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 257, au paragraphe 19).

[57]           Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit déterminer, pour commencer, en quoi consiste cet intérêt, ensuite, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur les raisons d’ordre humanitaire (Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166 [Williams], au paragraphe 63; Chandidas, au paragraphe 66). Bien que la décision Williams offre des balises utiles pour les agents d’immigration, il n’y a pas de formule ou critère spécifique prescrit ou requis pour procéder à l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants (Webb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1060, au paragraphe 13; Beggs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 903, au paragraphe 10). Il n’y a pas de « formule magique » que peuvent utiliser les agents d’immigration pour exercer leur pouvoir discrétionnaire (Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 [Hawthorne], au paragraphe 7). La décision de l’agente doit simplement démontrer que l’analyse a été effectuée.

[58]           En fin de compte, le critère juridique approprié consiste à se demander si l’agent d’immigration s’est montré « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant touché par la décision lorsqu’il a procédé à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (Baker, au paragraphe 75; Hawthorne, au paragraphe 10; Kolosovs, au paragraphe 8). Pour démontrer que l’agent d’immigration s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, il est nécessaire que son analyse tienne compte des « conséquences uniques et personnelles » que ce renvoi du Canada aurait sur les enfants (Ali c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 469, au paragraphe 16; Tisson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 944, au paragraphe 19).

[59]           Il est bien établi que l’agent qui procède à l’analyse des raisons d’ordre humanitaire doit correctement définir et préciser le facteur relatif à l’intérêt supérieur des enfants et l’équilibrer ensuite avec les facteurs opposés susceptibles d’atténuer les conséquences négatives du renvoi (Legault, au paragraphe 12; Kisana, au paragraphe 24; Hawthorne, au paragraphe 5). L’intérêt supérieur des enfants ne prime pas nécessairement les autres facteurs dont on doit tenir compte dans le cadre d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Toutefois, pour que sa décision soit qualifiée de raisonnable, l’agent doit considérer l’intérêt supérieur des enfants comme « un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, au paragraphe 75). Autrement dit, la présence des enfants ne commande pas un résultat déterminé (Legault, au paragraphe 12; Kisana, au paragraphe 72). L’intérêt supérieur des enfants n’est qu’un des facteurs dont il y a lieu de tenir compte lorsqu’il s’agit de statuer sur une demande de dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Malgré son importance, le facteur relatif à l’intérêt supérieur des enfants n’est pas déterminant, étant donné que la plupart du temps, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de bénéficier de la présence de ses parents ou d’autres membres de sa famille (Baker, au paragraphe 75; Hawthorne, aux paragraphes 2 et 6; Kisana, au paragraphe 24).

[60]           Je suis convaincu qu’en l’espèce, l’agente s’est montrée réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. Elle a explicitement examiné la situation des enfants de M. Ibabu et ne s’est pas dérobée à cette analyse. Elle a appliqué le bon critère juridique et son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants appartenait aux issues raisonnables. L’agente a accordé une valeur positive à ce facteur, mais a finalement conclu qu’il ne l’emportait pas sur les autres facteurs défavorables. Elle a effectué une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants en tenant compte de divers facteurs pertinents. Les imperfections que peut comporter son analyse peuvent être corrigées en consultant le dossier (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 15).

[61]           L’agente a accepté les éléments de preuve suivant lesquels M. Ibabu subvenait aux besoins de ses enfants – et de leur mère – sur le plan financier et que son retour au Kenya perturberait le revenu familial, bien que temporairement. Elle a clairement expliqué les répercussions qu’aurait une décision négative – une perte du revenu familial - et a accordé un poids important à ce facteur. Elle a toutefois noté que le retour de M. Ibabu au Kenya constituait un facteur positif. Elle a appliqué ce facteur à la situation de M. Ibabu en tenant compte de ses ressources et de son réseau et elle a envisagé la possibilité qu’il retrouve son niveau de revenu rapidement compte tenu de son niveau d’instruction, de ses antécédents professionnels et de sa capacité de s’adapter rapidement à un nouvel environnement. En dernière analyse, les conséquences négatives éventuelles sur les enfants n’étaient pas suffisantes pour justifier d’accorder une dispense, que l’on examine celle-ci isolément ou avec d’autres facteurs.

[62]           De plus, selon d’autres éléments de preuve, l’agente a conclu que M. Ibabu n’avait pas démontré que lui et sa famille étaient pourchassés par les Mungikis. L’agente a par conséquent estimé qu’il lui était impossible de conclure que les enfants de M. Ibabu devaient constamment se déplacer et qu’ils ne pouvaient fréquenter l’école au Kenya.

[63]           Je constate par ailleurs que, comme l’avocat du ministre l’a fait observer, la question de l’argent qu’il envoyait n’était pas liée à l’éducation des enfants mineurs de M. Ibabu, mais plutôt à ses enfants plus âgés. Vu la preuve versée au dossier, je suis convaincu que l’analyse que l’agente a faite de l’intérêt supérieur des enfants de M. Ibabu n’était pas déraisonnable. Son analyse était raisonnable et elle appartenait aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La décision était, à cet égard, transparente, intelligible et suffisamment justifiée.

IV.             Conclusion

[64]           Le refus, par l’agente, de la demande de résidence permanente présentée par M. Ibabu sur le fondement de raisons d’ordre humanitaire constitue une issue raisonnable fondée sur la loi et sur la preuve. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision assujettie au contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. De plus, l’agente a appliqué le bon critère juridique et n’a commis aucun manquement à l’équité procédurale. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

[65]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier. Je suis d’accord pour n’en certifier aucune.


JUGEMENT

LA COUR :

1.      REJETTE la demande de contrôle judiciaire, sans frais;

2.      NE CERTIFIE aucune question de portée générale.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7118‑14

INTITULÉ :

JOHN NJUGUNA IBABU c CANADA (MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 AOÛT 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 11 SEPTEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Kari Schroeder

POUR LE demandeur

Brendan Friesen

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Odyssey Law Group

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LE demandeur

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE défendeur

 

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