Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151005


Dossier : IMM‑3894‑14

Référence : 2015 CF 1137

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

OKSANA SHUMSKA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], d’une décision rendue le 16 avril 2014 par laquelle la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle la demanderesse n’est ni une réfugiée au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi ni une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi.

II.                Contexte

[2]               La demanderesse est une citoyenne de l’Ukraine. Elle est arrivée au Canada en septembre 2008 munie d’un visa canadien de visiteur et a demandé l’asile le 2 juillet 2013 au motif qu’elle craindrait son ex‑mari, Volodymyr Shumskyi (Vlad), advenant son retour en Ukraine. La demanderesse fait valoir qu’elle a épousé Vlad en août 2007 et a emménagé chez lui peu de temps après en compagnie de sa fille issue d’un mariage antérieur. La demanderesse soutient que sa fille et elle ont été agressées par Vlad le 3 septembre 2007. Elle affirme avoir porté plainte à la police immédiatement après l’agression, mais que les policiers auraient refusé de l’aider. Le lendemain, sa fille et elle ont quitté le domicile de Vlad. La demanderesse soutient que Vlad a continué de la harceler et de lui proférer des menaces jusqu’à ce qu’elle quitte l’Ukraine en septembre 2008. Elle ajoute que son père a été agressé par Vlad le 3 novembre 2008. Il a ensuite conseillé à sa fille de ne plus remettre les pieds en Ukraine.

[3]               La SPR a jugé que le récit de la demanderesse n’était pas crédible en raison des diverses incohérences, omissions et contradictions dans son témoignage. Plus particulièrement, la SPR a constaté que le témoignage qu’a livré la demanderesse lors de l’audience quant au moment où elle a emménagé chez Vlad ne concordait pas avec les dates et les adresses fournies dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] ainsi que dans les notes prises au point d’entrée et soulevait des contradictions à cet égard. La SPR a également souligné que la demanderesse avait signalé à l’audience que Vlad l’avait agressée physiquement quelques jours après qu’elle eut quitté le domicile de ce dernier. Or, cette agression n’est pas été mentionnée dans son FDA. Enfin, la SPR a tiré une conclusion défavorable du fait que la demanderesse a attendu près de cinq ans après son arrivée au Canada pour déposer sa demande d’asile et a accordé peu de poids à son témoignage selon lequel elle avait tardé à présenter sa demande en raison de sa santé mentale et de son profil en tant que femme.

[4]               Devant la SAR, la demanderesse a soutenu que la SPR avait tiré des conclusions injustifiées relatives à la vraisemblance, qu’elle avait omis d’appliquer comme il se doit les directives concernant la persécution fondée sur le sexe et qu’elle avait procédé à une analyse microscopique de la preuve témoignant d’un zèle excessif en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité relativement aux adresses et au fait qu’elle a tardé à présenter sa demande d’asile. La SAR a rejeté l’appel.

III.             Question à trancher

[5]               La question au cœur de la présente affaire est celle de déterminer si la SAR a examiné la décision de la SPR en appliquant une norme qui cadre avec le rôle qu’a voulu lui confier le Parlement.

[6]               J’estime que non.

IV.             Analyse

[7]               Se fondant sur l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, et l’arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta dans Newton v Criminal Trial Lawyers’ Assn, 2010 ABCA 399, 493 AR 89, la SAR a défini sa fonction d’appel comme suit :

[22]  Pour ces motifs, la SAR conclut que, dans son examen de cet appel, elle doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait et des conclusions relatives à la crédibilité tirées par la SPR. La notion de retenue envers les décisions des tribunaux administratifs commande une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision. Même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la SAR doit d’abord chercher à les compléter avant d’y substituer sa propre décision.

[23]  La norme de contrôle appropriée en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[8]               La question du rôle de la SAR – question relativement nouvelle compte tenu du fait que la SAR a officiellement commencé ses activités en décembre 2012 – a donné lieu à plusieurs jugements de la Cour pendant la dernière année. La jurisprudence de la Cour est constante : la SAR commet une erreur en appliquant la norme de la décision raisonnable à son examen des décisions de la SPR. Dans la décision Pataraia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 465, le juge Simon Fothergill a résumé ainsi la jurisprudence de la Cour sur la question :

[10]  La Cour a constamment statué que la SAR commet une erreur lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable à l’examen des conclusions de fait de la SPR (Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080 [Djossou], aux paragraphes 6 et 7). Quoi qu’il en soit, la SAR doit faire montre de retenue à l’égard des évaluations de la crédibilité de la SPR qui se fondent sur les témoignages (R c NS, 2012 CSC 72, au paragraphe 25).

[11]  La plupart des juges de la Cour ont statué que, étant donné que la SAR est un tribunal spécialisé qui instruit des [traduction] « appels fondés sur les faits », elle n’est tenue de faire preuve de retenue à l’égard de la SPR que lorsque la crédibilité d’un témoin est cruciale ou déterminante, ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica], aux paragraphes 54 et 55; Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858, au paragraphe 17; Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063 [Akuffo], au paragraphe 39; Bahta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1245 [Bahta], au paragraphe 16; Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 295, au paragraphe 13; pour l’opinion contraire, voir Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913, au paragraphe 40 [Spasoja]).

[12]  Même s’il n’y a pas unanimité sur cette question (voir Spasoja, au paragraphe 39), la plupart des juges de la Cour estiment que la SAR doit procéder à sa propre évaluation indépendante de la preuve (Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494, au paragraphe 41; Huruglica, au paragraphe 47; Njeukam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859 [Njeukam], au paragraphe 15; Akuffo, au paragraphe 45; Djossou, au paragraphe 53). L’obligation qu’a la SAR de procéder à une évaluation indépendante de la preuve s’applique aux questions de crédibilité.

[13]  Dans certaines décisions de la Cour, les auteurs ont statué que la SAR ne commet pas une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable à des conclusions reposant purement sur la crédibilité (Njeukam; Akuffo, Allalou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1084; Yin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1209 [Yin]). Cependant, comme l’explique le juge Simon Noël dans la décision Khachatourian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182, au paragraphe 32, la Cour ne confirme l’application de la norme de la décision raisonnable par la SAR aux conclusions de la SPR fondées sur la crédibilité que lorsque la SAR a manifestement procédé à sa propre évaluation de la preuve.

[14]  C’est également la teneur de la décision du juge Shore dans l’affaire Youkap c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 249, aux paragraphes 36 et 37, lorsqu’il souligne que dans les affaires où il est question de conclusions fondées purement sur la crédibilité, l’important n’est pas quelle norme a été appliquée, mais plutôt [traduction] « si la SAR a procédé à une évaluation indépendante de l’ensemble de la preuve ». Le juge Shore a aussi expliqué que « l’idée selon laquelle la SAR pourrait substituer une décision attaquée pour celle qui aurait dû être rendue sans d’abord évaluer la preuve est incompatible avec l’objet de la LIPR » (Triastcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 975, au paragraphe 25 [Triastcin]).

[9]               Dans la décision Aloulou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1236, j’ai souscrit à l’avis de mes collègues qui estiment qu’un appel devant la SAR se veut un [traduction« véritable appel fondé sur l’établissement des faits » et non tout simplement une autre forme de contrôle judiciaire. Par conséquent, il implique un examen complet des questions de fait, des questions de droit ainsi que des questions mixtes de fait et de droit soulevées dans le cadre de l’appel. Autrement dit, je suis d’avis que la SAR doit procéder à une évaluation indépendante de la preuve et que cette évaluation s’applique aux questions de crédibilité.

[10]           En l’espèce, j’estime que la décision de la SAR est entièrement fondée sur une analyse du caractère raisonnable des conclusions de la SPR. Rien dans les motifs de la décision de la SAR n’indique que cette dernière a procédé à une évaluation indépendante de la preuve au regard des questions soulevées par la demanderesse. À tous les égards de la principale question soulevée par la demanderesse – à savoir que la SPR a effectué une analyse microscopique de la preuve témoignant d’un zèle excessif et a tiré des conclusions injustifiées relatives à la vraisemblance en formulant des conclusions défavorables quant à la crédibilité relatives aux adresses et au fait qu’elle a tardé à présenter sa demande d’asile – la SAR a jugé que les conclusions de la SPR étaient raisonnables et qu’elles appartenaient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (décision de la SAR, aux paragraphes 40 à 42). Cette question est à coup sûr au cœur de l’analyse du caractère raisonnable.

[11]           À l’audience, l’avocat du défendeur a insisté sur le fait qu’il serait inutile de renvoyer l’affaire à la SAR en vue d’un nouvel examen dans les circonstances particulières de l’affaire puisque, même si la SAR n’a pas appliqué la bonne norme de contrôle, la décision contestée doit être maintenue étant donné que la SAR a procédé à sa propre analyse des questions qu’elle devait trancher, en particulier celle ayant trait aux directives concernant la persécution fondée sur le sexe. J’ai bien peur que cet argument ne soit pas suffisant pour confirmer la décision de la SAR. Il reste que la SAR a examiné cet appel, au regard de ses principaux éléments, comme s’il ne s’agissait que d’une autre forme de contrôle judiciaire.

[12]           En toute justice pour le commissaire de la SAR qui a rendu la décision contestée, lorsque celle‑ci a été prononcée en avril 2014, la Cour ne s’était pas encore penchée sur le rôle de la SAR en tant qu’organe d’appel ni sur la norme à appliquer dans le cadre de l’examen des décisions de la SPR. Ce qui importe toutefois, c’est qu’en rendant cette décision, la SAR a privé la demanderesse du recours au processus d’appel que le Parlement a créé à l’intention des demandeurs d’asile déboutés.

[13]           Cette erreur permet de trancher la présente demande de contrôle judiciaire.

[14]           La demanderesse avait une question à proposer aux fins de certification advenant le rejet de sa demande de contrôle judiciaire. Pour sa part, le défendeur n’en avait aucune à proposer. Aucune question ne sera donc certifiée. Il importe toutefois de souligner que des questions portant sur le type d’examen que la SAR doit effectuer lorsqu’elle statue sur un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la SPR ont déjà été certifiées dans au moins cinq affaires (Huruglica; Triastcin; Yetna; Akuffo et Spasoja, précitées).


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 16 avril 2014 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire en vue d’un nouvel examen;

3.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, B.A. trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3894‑14

INTITULÉ :

OKSANA SHUMSKA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 MAI 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 5 OctobrE 2015

COMPARUTIONS :

M. Robin Morch

POUR LA DEMANDERESSE

Mme Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robin Morch

Avocats

Uxbridge (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.