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Date : 20151006


Dossier : IMM‑4388‑15

Référence : 2015 CF 1146

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 6 octobre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MUSTAPHA TILIOUINE

NACERA KEBLADJ

CERINE ASSIA TILIOUINE

MOHAMED SOFIANE TILIOUINE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE  

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs sollicitent un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en Algérie dont ils font l’objet, renvoi qui est prévu pour le 10 octobre 2015, jusqu’à ce que la Cour tranche finalement leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 28 septembre 2015 par laquelle un agent de renvoi (l’agent) a conclu de ne pas reporter le renvoi.

[2]               Les demandeurs, à savoir Nacera Kebladj, son mari Mustapha Tiliouine, et leurs deux enfants, sont des citoyens de l’Algérie. Ils sont arrivés au Canada à l’automne 2012 et ont demandé l’asile peu de temps après en raison des menaces proférées par des extrémistes religieux à leur endroit et des mauvais traitements subis par Mme Kebladj aux mains de sa belle‑famille en Algérie. À la fin janvier 2015, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a rejeté leur demande au motif qu’une possibilité de refuge intérieur s’offrait à eux en Algérie. Le 28 avril 2015, la Cour a refusé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

[3]               Le 17 avril 2015, les demandeurs ont présenté au pays une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) (la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire). La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire repose en grande partie sur les expériences traumatisantes qu’a vécues la famille en Algérie, plus particulièrement celles de Mme Kebladj qui a été violée et qui a été victime de violence physique extrême aux mains de son père de l’âge de 12 ans jusqu’à la mi‑trentaine, soit jusqu’à son mariage avec M. Tiliouine, et qui, à partir de ce moment-là, a subi, sur une base régulière, de la violence psychologique, et, à l’occasion, de la violence physique de la part de sa belle‑famille avec qui elle vivait et qui s’opposait à son mariage avec M. Tiliouine du fait de son origine ethnique. D’après la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, Mme Kebladj était suivie par un psychiatre en Algérie depuis 1999 en raison de ce vécu et a tenté de se suicider à deux occasions alors qu’elle était suivie par son psychiatre, dont une fois en présence de son fils. Elle a également dû être hospitalisée au Canada après que la demande d’asile de sa famille a été rejetée puisque la nouvelle l’a fait sombrer de nouveau dans un état d’esprit suicidaire. Les psychiatres qui s’occupent de Mme Kebladj au Canada sont d’avis qu’elle souffre d’un trouble de stress post‑traumatique (TSPT) grave et chronique, lequel est accompagné d’une psychose dissociative causée par le traumatisme vécu en Algérie.

[4]               Le 15 septembre 2015, les demandeurs ont été informés que leur renvoi du Canada était prévu le 10 octobre 2015. Deux jours plus tard, ils ont présenté une demande de report afin de ne pas être renvoyés du Canada avant qu’une décision soit rendue quant à leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pendante compte tenu du préjudice et du risque de suicide auxquels serait exposée Mme Kebladj advenant son renvoi et compte tenu de l’intérêt immédiat des enfants. Peu de temps après le dépôt de la demande de report, Mme Kebladj a été hospitalisée de force pendant 24 heures parce qu’elle était suicidaire et considérée comme étant en danger immédiat.

[5]               La demande de report déposée par les demandeurs a été rejetée le 27 septembre 2015. L’agent a souligné que [traduction« s’il était en mesure de trouver suffisamment d’éléments de preuve établissant des motifs d’ordre humanitaire qui nécessiteraient un examen plus approfondi de la part d’un agent examinant de tels motifs », il exercerait peut‑être son pouvoir discrétionnaire pour reporter le renvoi. Il a conclu que la preuve démontrait invariablement que [traduction« Mme Kebladj est suicidaire, surtout dans le contexte où elle doit retourner en Algérie ». L’agent a accepté les expériences traumatisantes et les interventions médicales qu’a subies Mme Kebladj et a conclu que les demandeurs se heurteraient à des difficultés s’ils devaient retourner en Algérie. Toutefois, l’agent a jugé que la situation familiale n’occasionnerait pas des [traduction« difficultés excessives » ou un « préjudice irréparable » étant donné que Mme Kebladj aura accès à des traitements médicaux avant son renvoi du Canada et à son retour en Algérie. L’agent a tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants et a conclu qu’il était dans l’intérêt des enfants de demeurer avec la famille et a souligné qu’[traduction« il incombe aux parents de leur fournir un environnement sûr ».

[6]               Selon les demandeurs, l’agent a commis deux erreurs. Premièrement, les demandeurs soutiennent que l’agent a mal orienté son analyse en dirigeant son attention principalement sur l’accès à des soins médicaux en Algérie et au Canada plutôt que sur la question de savoir si le renvoi en soi donnait lieu à des difficultés excessives, injustifiées et démesurées, vu la preuve établissant les graves problèmes de santé mentale dont souffre Mme Kebladj et la possibilité que le renvoi la pousse à se suicider. Deuxièmement, les demandeurs font valoir que l’agent n’a pas, dans les circonstances particulières, tenu compte comme il se doit de l’intérêt supérieur des enfants puisque cette menace très réelle à la vie de leur mère porte certainement atteinte de façon considérable à leur intérêt supérieur.

[7]               Comme il a été bien établi, pour accorder un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, il faut que (i) la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale soulève une question sérieuse, (ii) la partie requérante subisse un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et que la mesure de renvoi est exécutée, et que (iii) la prépondérance des inconvénients joue en faveur de la partie requérante (RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, ACS no 17 [RJR-MacDonald]; Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1988), 86 NR 302 (CAF) [Toth].

[8]               Dans des cas comme celui en l’espèce où la décision qui est contestée au moyen de la demande principale d’autorisation et de contrôle judiciaire en est une qui refuse le report du renvoi, la norme pour établir une question sérieuse est plus rigoureuse étant donné que l’octroi de la réparation demandée dans la requête en sursis accorde au demandeur la réparation sollicitée dans la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, le critère à remplir n’est pas celui de savoir si les questions soulevées dans la demande principale d’autorisation et de contrôle judiciaire ne sont ni futiles ni vexatoires, mais plutôt celui de déterminer si la demande en question sera vraisemblablement accueillie (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, 204 FTR 5 [Wang], au paragraphe 11; Valdez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 697, au paragraphe 20).

[9]               En l’espèce, j’estime que les demandeurs ont rempli ce critère à trois volets.

[10]           Conformément au paragraphe 48(2) de la Loi, les mesures de renvoi doivent être exécutées « dès que possible ». Le pouvoir discrétionnaire quant au report du renvoi est donc restreint et limité. Toutefois, les agents de renvoi peuvent exercer un tel pouvoir discrétionnaire dans les cas où « le défaut de différer ferait que la vie du demandeur serait menacée, ou qu'il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain » (Wang, précitée, au paragraphe 48; Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311, au paragraphe 51 [Baron]).

[11]           Dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pendante, le report est justifié lorsqu’une telle demande repose sur une menace à la sécurité personnelle (Baron, au paragraphe 51). Dans un tel contexte, la Cour a jugé qu’en présence d’une preuve de préjudice psychologique irréparable attribuable au renvoi lui‑même, comme c’est le cas en l’espèce, l’agent de renvoi ne peut se contenter d’évaluer tout simplement l’accès à des soins de santé et à des traitements médicaux dans le pays d’origine (Sha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1269, au paragraphe 58; Davis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97, au paragraphe 19).

[12]           En l’espèce, la demande de report est fondée sur le fait que le renvoi en soi expose Mme Kebladj à un risque de préjudice psychologique grave ainsi qu’à un risque de suicide, et non sur l’absence de soins ou de traitements médicaux en Algérie ou encore sur la qualité supérieure des soins médicaux au Canada. À mon avis, l’allégation des demandeurs selon laquelle l’agent a omis de tenir compte de la question de savoir si le fait même d’être renvoyée en Algérie pousserait la demanderesse à se suicider ou lui causerait des préjudices psychologiques graves, si bien qu’un report du renvoi pourrait être justifié, soulève une question sérieuse au sens de la décision Wang, précitée. Je suis également porté à conclure qu’une question aussi sérieuse est soulevée au regard des conclusions de l’agent relativement à l’intérêt supérieur des enfants. Plus précisément, il me semble que le fait d’affirmer qu’il incombe finalement aux parents en pleine crise suicidaire de protéger leurs enfants sème de sérieux doutes quant au caractère raisonnable de la décision de l’agent.

[13]           En ce qui concerne le deuxième volet du critère applicable à la requête en sursis, j’estime que les demandeurs subiraient un préjudice irréparable s’ils étaient renvoyés en Algérie à ce stade‑ci. Comme l’a souligné l’avocate des demandeurs dans ses observations, la Cour a conclu à maintes reprises que des préjudices psychologiques importants et un comportement suicidaire constituaient un préjudice irréparable (Melchor c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 372, au paragraphe 12; Bodika-Kaninda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1484, au paragraphe 13; Sparhat c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1384; Koca c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2009 FC 473, au paragraphe 25; Mazakian c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2008 FC 1248, au paragraphe 33).

[14]           Il existe au dossier une preuve claire et convaincante du fait que Mme Kebladj est exposée à un risque du fait de son état de santé mentale étant donné que les éléments de preuve démontrent que Mme Kebladj présente un risque élevé de suicide en cas de renvoi imminent.

[15]           Estimant qu’une question sérieuse a été soulevée et qu’un préjudice irréparable a été établi, la prépondérance des inconvénients penche en faveur des demandeurs (Figurado c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, [2005] 4 RCF 387, au paragraphe 39).

[16]           À la lumière de ce qui précède, les circonstances de la présente affaire sont, à mon avis, extrêmes, si bien que le renvoi doit être reporté.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête en sursis est accueillie.
  2. Il est sursis au renvoi des demandeurs en Algérie, prévu le 10 octobre 2015, jusqu’à ce que la Cour tranche enfin la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée par les demandeurs à l’égard de la décision rendue le 28 septembre 2015 par laquelle l’agent a refusé de reporter le renvoi en question.
  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑4388‑15

 

INTITULÉ :

MUSTAPHA TILIOUINE ET AL. c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 OCTOBRE 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 6 OctobRE 2015

COMPARUTIONS :

Kathleen Hadekel

POUR LES DEMANDEURS

Édith Savard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kathleen Hadekel

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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