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Date : 20151008


Dossier : T-1761-14

Référence : 2015 CF 1148

Ottawa (Ontario), le 8 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

JACQUES ÉMOND

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision, datée du 6 juin 2014, du Service correctionnel Canada [SCC] rejetant son grief au troisième palier pour une demande de transfèrement intrarégional en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [Loi] afin de se rapprocher de ses ressources.

II.                Faits

[2]               Le demandeur, Jacques Émond, est membre en règle des Hell’s Angels du chapitre de Sherbrooke, et purge depuis le 27 août 2012 une peine fédérale de six ans et trois mois pour complot pour meurtre. Le demandeur s’est vu assigner la cote de sécurité modérée et a été dirigé vers l’Établissement Archambault, un établissement à sécurité moyenne, suite à son arrivée en septembre 2012 au Centre régional de réception.

[3]               Le demandeur a déposé le 26 juin 2013 une demande afin d’être transféré à l’Établissement Drummond (sécurité moyenne) ou à l’Établissement Donnacona (sécurité maximale) afin d’être situé plus près de ses ressources (sa famille). La demande de transfèrement intrarégional sollicité par le demandeur a été rejetée au grief du troisième palier. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III.             Décision contestée

[4]               Dans sa décision (grief au troisième palier), datée du 6 juin 2014, le SCC a énoncé avoir pris en considération les présentations et réponses antérieures du demandeur, les lois et politiques applicables et les documents pertinents au dossier du demandeur dans le Système de gestion des délinquants.

[5]               Le SCC a aussi pris en considération la demande du demandeur, lors de son placement pénitentiaire initial, d’être transféré aux Établissements Drummond ou Donnacona. Mais suite à des discussions entre la division des Opérations, Renseignements de sécurité, à l’administration régionale, ainsi que les administrations du Centre régional de réception et de l’Établissement Archambault, la décision a été prise que le profil de criminalité du demandeur correspondait au type de clientèle présente à l’Établissement Archambault.

[6]               De plus, le SCC a pris en considération une Évaluation en vue d’une décision, datée du 8 juillet 2013, dans laquelle il est écrit « le plan de gestion des populations indique que l’établissement Archambault est l’établissement ciblé pour les détenus reliés aux Hell’s Angels et doit être priorisé et ce, nonobstant l’éloignement des ressources ».

[7]               Le SCC a résumé en un paragraphe pourquoi elle refusait le grief, trouvant que le processus de décision était juste, raisonnable et fondé sur un examen de toute l’information pertinente et en conformité avec l’article 28 de la Loi :

Le Service correctionnel du Canada (SCC) reconnait que l’affiliation à un groupe menaçant la sécurité constitue un risque important, pose une menace grave à la sécurité des opérations du SCC et compromet la protection de la société. En effet, votre affiliation aux Hell’s Angels a été considérée dans le cadre de l’étude de votre demande de [transfèrement sollicité] vers l’établissement Drummond. D’autant plus, vos besoins en termes de programmation et d’intervention, la gestion des incompatibles et des co-condamnés, la disponibilité cellulaire, le milieu culturel et linguistique ainsi que vos ressources dans la collectivité ont également été considérés. Ainsi, il a été établi que l’[établissement Archambault] constituait le milieu le plus approprié, et vous permettra d’actualiser votre planification correctionnelle.

(Dossier du défendeur, Réponse au grief du délinquant (Troisième palier), JR-05)

IV.             Questions en litige

[8]               Le demandeur présente les deux questions en litige suivantes :

a)      Est-ce que le SCC a manqué à son devoir d’équité procédurale en matière de communication des renseignements?

b)      Est-ce que la décision du SCC était raisonnable compte tenu de la preuve au dossier?

V.                Position des parties

[9]               Le demandeur soutient que le SCC a décidé que le demandeur devait être incarcéré à l’Établissement Archambault en se fondant sur le Plan régional de gestion des populations [Plan], plan qui n’a jamais été divulgué au détenu, ce qui serait un manquement au niveau de la divulgation de renseignements (selon May c Établissement Ferndale, [2005] 3 RCS 809, 2005 CSC 82; et, également selon Établissement de Mission c Khela, [2014] 1 RCS 502, 2014 CSC 24 [Khela]). De plus, le demandeur soutient qu’en vertu de l’article 28 de la Loi, la facilité d’accès à la collectivité dont fait partie la famille, est un facteur dont le SCC se doit de prendre en considération dans le choix de pénitencier. Le demandeur soutient aussi que sa situation personnelle n’a pas été prise en considération et qu’il n’a jamais reçu d’explication à savoir pourquoi des co-accusés – appartenant au même groupe criminel – sont détenus à l’Établissement Drummond (selon Lebon c Canada (Procureur général), 2012 CAF 132). Finalement, le demandeur argumente que les Établissements Archambault et Drummond offrent le même degré de garde de surveillance et les mêmes programmes et services. Il serait donc erroné d’affirmer que seul l’Établissement Archambault offre les programmes et interventions que le demandeur requiert.

[10]           En somme, le demandeur soutient que la décision du SCC au grief de troisième palier n’est pas raisonnable et que le SCC a refusé sa demande de transfèrement en appuyant sa décision en se fondant sur un plan de placement inexistant. Ce faisant, il y a eu manquement au niveau des exigences.

[11]           De son côté, le défendeur soutient que le SCC possède une expertise en matière de classement des détenus, et que suite à l’évaluation du demandeur, qui a inclus des discussions avec plusieurs groupes, a conclu que l’Établissement Archambault correspondait au profil du détenu. En somme, le SCC a pris en considération la protection de la sécurité publique, la loi, les directives, le profil et les besoins du demandeur et a convenu à bon droit que le transfèrement devait être rejeté puisque l’Établissement Archambault est mieux adapté au type de clientèle dont le demandeur fait partie.

VI.             Norme de contrôle

[12]           Le SCC possède une expertise en matière de transfèrement de détenu, il est donc de jurisprudence constante que les décisions de faits et les décisions de faits et de droit du SCC sont révisables en contrôle judiciaire selon la norme de la raisonnabilité (Khela, ci-dessus aux para 75 et 76). Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190 au para 47).

[13]           Cependant, quant à la détermination d’un manquement au niveau des principes d’équité procédurale, ce sera toujours la norme de la décision correcte qui est applicable (Khela, ci-dessus au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43).

VII.          Analyse

A.                Cadre législatif et jurisprudentiel

[14]           Le critère prépondérant de la Loi est la protection de la société (article 3.1 de la Loi). Par contre, cela ne veut pas dire que le SCC a une liberté absolue en ce qui concerne le processus de transfèrement des détenus. Le SCC doit prendre en considération les facteurs énoncés à l’article 28 de la Loi en décidant dans quel pénitencier un détenu sera incarcéré. Dans le présent cas, c’est l’alinéa 28b) de la Loi qui est en question :

Incarcération : facteurs à prendre en compte

Criteria for selection of penitentiary

28. Le Service doit s’assurer, dans la mesure du possible, que le pénitencier dans lequel est incarcéré le détenu constitue un milieu où seules existent les restrictions nécessaires, compte tenu des éléments suivants :

28. If a person is or is to be confined in a penitentiary, the Service shall take all reasonable steps to ensure that the penitentiary in which they are confined is one that provides them with an environment that contains only the necessary restrictions, taking into account

a) le degré de garde et de surveillance nécessaire à la sécurité du public, à celle du pénitencier, des personnes qui s’y trouvent et du détenu;

(a) the degree and kind of custody and control necessary for

      (i) the safety of the public,

      (ii) the safety of that person and other persons in the penitentiary, and

      (iii) the security of the penitentiary;

b) la facilité d’accès à la collectivité à laquelle il appartient, à sa famille et à un milieu culturel et linguistique compatible;

(b) accessibility to

      (i) the person’s home community and family,

      (ii) a compatible cultural environment, and

      (iii) a compatible linguistic environment; and

c) l’existence de programmes et services qui lui conviennent et sa volonté d’y participer.

(c) the availability of appropriate programs and services and the person’s willingness to participate in those programs.

[15]           Lorsqu’il décide si un transfèrement peut être accordé, le SCC doit prendre en considération les facteurs à l’article 28 de la Loi, tels qu’ils sont énoncés à l’article 29 de cette même Loi :

Transfèrements

Transfers

29. Le commissaire peut autoriser le transfèrement d’une personne condamnée ou transférée au pénitencier, soit à un autre pénitencier, conformément aux règlements pris en vertu de l’alinéa 96d), mais sous réserve de l’article 28, soit à un établissement correctionnel provincial ou un hôpital dans le cadre d’un accord conclu au titre du paragraphe 16(1), conformément aux règlements applicables.

29. The Commissioner may authorize the transfer of a person who is sentenced, transferred or committed to a penitentiary to

(a) another penitentiary in accordance with the regulations made under paragraph 96(d), subject to section 28; or

(b) a provincial correctional facility or hospital in accordance with an agreement entered into under paragraph 16(1)(a) and any applicable regulations.

[16]           En vertu de l’article 27 de la Loi, le SCC a une obligation au niveau de la divulgation des renseignements :

Communication de renseignements au délinquant

Information to be given to offenders

27. (1) Sous réserve du paragraphe (3), la personne ou l’organisme chargé de rendre, au nom du Service, une décision au sujet d’un délinquant doit, lorsque celui-ci a le droit en vertu de la présente partie ou des règlements de présenter des observations, lui communiquer, dans un délai raisonnable avant la prise de décision, tous les renseignements entrant en ligne de compte dans celle-ci, ou un sommaire de ceux-ci.

27. (1) Where an offender is entitled by this Part or the regulations to make representations in relation to a decision to be taken by the Service about the offender, the person or body that is to take the decision shall, subject to subsection (3), give the offender, a reasonable period before the decision is to be taken, all the information to be considered in the taking of the decision or a summary of that information.

Exception

Exceptions

(3) Sauf dans le cas des infractions disciplinaires, le commissaire peut autoriser, dans la mesure jugée strictement nécessaire toutefois, le refus de communiquer des renseignements au délinquant s’il a des motifs raisonnables de croire que cette communication mettrait en danger la sécurité d’une personne ou du pénitencier ou compromettrait la tenue d’une enquête licite.

(3) Except in relation to decisions on disciplinary offences, where the Commissioner has reasonable grounds to believe that disclosure of information under subsection (1) or (2) would jeopardize

(a) the safety of any person,

(b) the security of a penitentiary, or

(c) the conduct of any lawful investigation,

the Commissioner may authorize the withholding from the offender of as much information as is strictly necessary in order to protect the interest identified in paragraph (a), (b) or (c).

[Je souligne.]

[17]           Le but de l’article 27 de la Loi est d’apporter des garanties procédurales dans le cadre de décision de transfèrement en vertu de l’article 29. Un manquement à l’obligation de divulgation de renseignements peut rendre une décision relative au transfèrement inéquitable sur le plan procédural :

L'article 27 apporte plutôt des précisions sur les garanties procédurales établies pour assurer l'équité des décisions fondées sur l'art. 29 ou sur d'autres dispositions. Lorsqu'une décision de transférer est prise en vertu de l'art. 29 et qu'un détenu peut présenter des observations conformément au RSCMLC, l'art. 27 s'applique et les décisions prises sous son régime sont susceptibles de révision. Si l'autorité correctionnelle ne se conforme pas à toutes les obligations que lui impose l'art. 27, la cour de révision peut conclure que la décision relative au transfèrement est inéquitable sur le plan procédural, et la privation de liberté du détenu ne pourra être légale. [Je souligne.]

(Khela, ci-dessus au para 85)

[18]           Finalement, il va sans dire que ce n’est pas tout manquement à l’article 27 qui apportera nécessairement une iniquité au niveau procédural (Khela, ci-dessus au para 90; Mobil Oil Canada Ltd. c Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 [Mobil Oil]).

B.                 Le respect des principes d’équité procédurale à l’égard du demandeur

[19]           Le demandeur soutient que le SCC a manqué à son devoir d’équité procédurale dû à son manquement de divulguer le Plan régional de gestion des populations comme il est requis à l’article 27(1) de la Loi.

[20]           En effet, la Cour conclut que le SCC n’a pas respecté les principes d’équité procédurale à l’égard du demandeur qu’à cause de renseignements non divulgués, à l’égard du Plan, sans avoir au moins expliqué, même brièvement, la nécessité de ne pas partager avec le demandeur les renseignements pour des raisons prévues à l’article 27(3) de la Loi.

[21]           Même s’il y a manquement à l’équité procédurale, cela ne veut pas dire que la Cour a l’obligation d’accueillir la demande de révision judiciaire dans les cas où le résultat serait entièrement pareil (Mobil Oil, ci-dessus; Khela, ci-dessus).

[22]           En l’espèce, bien qu’il soit possible que le SCC arrive entièrement à la même conclusion face à laquelle se retrouve le demandeur avant que la Cour n’émette sa décision, la Cour se retrouve devant un cas où la nécessité de divulgation, ou, au moins, une explication sommaire spécifiant la raison de la non-divulgation est en soi de rigueur.

VIII.       Conclusion

[23]           Au regard de ce qui précède, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que le dossier soit retourné pour analyse à nouveau par un panel différent. Le tout, sans frais.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1761-14

 

INTITULÉ :

JACQUES ÉMOND c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 septembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 octobre 2015

 

COMPARUTIONS :

Sylvie Bordelais

 

Pour le demandeur

 

Toni Abi Nasr

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sylvie Bordelais, avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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