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Date : 20151014


Dossier : IMM-851-15

Référence : 2015 CF 1164

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 14 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Hughes

ENTRE :

IBRAHIM ADEN ABDULLAHI

(ALIAS IBRAHIM ADAN ABDULLAHI)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 28 janvier 2015 de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2]               Le demandeur est un homme adulte. Il affirme être un citoyen de la Somalie et c’est précisément là où le bât blesse. Ni la SPR ni la SAR n’ont conclu que le demandeur avait fait la preuve de son identité de citoyen de la Somalie et, par conséquent, sa demande d’asile a été rejetée.

[3]               La saga du demandeur pour tenter de présenter des éléments de preuve à l’appui de son affirmation relative à sa citoyenneté somalienne est relatée dans le mémoire supplémentaire du défendeur. Je reprends certains paragraphes de ce mémoire :

[traduction]

8.         La SPR a reconnu que le demandeur a pu avoir de la difficulté à obtenir des documents du gouvernement de la Somalie. Par conséquent, elle lui a permis de présenter une autre preuve d’identité.

Motifs de la SPR, au paragraphe 12, dossier du tribunal, à la page 38.

9.         Plus précisément, le demandeur a produit les éléments de preuve qui suivent pour établir son identité :

a)           Cabdinasir, le seul témoin, serait un ami proche du demandeur depuis 2004. Cependant, son témoignage était vague, n’était pas suffisamment détaillé et ne concordait pas avec celui du demandeur à certains égards;

b)           Une lettre non notariée, très brève et fournissant des renseignements généraux seulement, signée par une colocataire canadienne du demandeur, une dame prénommée Nimco. La lettre n’a été produite qu’après que la SPR a demandé au demandeur pour quelle raison Nimco n’avait pas témoigné ou fournit un affidavit ou une lettre;

c)           Des documents relatifs à sa demande d’asile rejetée aux États-Unis;

d)           Une lettre de l’agence d’aide à la Somalie, affirmant que certains membres non désignés nommément de la communauté connaissaient la famille du demandeur. L’auteur ne prétendait pas connaître le demandeur.

Motifs de la SPR, aux paragraphes 15 à 22, dossier du tribunal, aux pages 39 à 43

10.       En se fondant sur les préoccupations énoncées précédemment, la SPR a conclu que la preuve n’était pas suffisamment digne de confiance et crédible pour établir l’identité du demandeur.

11.       La SPR a également souligné que le demandeur avait pu produire des éléments de preuve provenant d’Ahmed Jamal, un parent habitant à Calgary avec lequel il a habité lorsqu’il est arrivé au Canada.

Motifs de la SPR, au paragraphe 14, dossier du tribunal, à la page 39

Transcription de l’audience de la SPR, affidavit supplémentaire de Monique Vettraino, à la page 19.

12.       Enfin, la SPR a constaté que le demandeur n’avait pas produit de preuve relativement à ses quatre années passées en Afrique du Sud. Il aurait dû pouvoir obtenir des éléments de preuve qui corroboraient son statut, son lieu de résidence, son emploi et ses activités là-bas.

Motifs de la SPR, au paragraphe 19, dossier du tribunal, à la page 41.

13.       Le demandeur a alors interjeté appel devant la Section d’appel des réfugiés (SAR). Dans le cadre de son appel, le demandeur a tenté de présenter les « nouveaux éléments de preuve » suivants :

a)           Une lettre de la Somalia Association of South Africa;

b)           Une lettre notariée de son cousin, Ahmed Jamal, de Calgary;

c)           Des documents d’immigration des États-Unis, que son avocat précédent avait par inadvertance omis d’envoyer à la SPR;

d)           Un affidavit de Nimco, sa colocataire;

e)           Un affidavit de Mohamed Omar, traducteur, qui affirme que trois erreurs de traduction ont été commises lors de l’audience de la SPR.

Motifs de la SPR, au paragraphe 14, dossier du tribunal, aux pages 7 et 8.

14.       La SAR a refusé d’admettre en preuve les affidavits et la lettre de l’Association somalienne de l’Afrique du Sud, car ils ne satisfaisaient pas au critère applicable en ce qui a trait aux nouveaux éléments de preuve. Elle a conclu que ces documents auraient pu et auraient dû être présentés à la SPR. Cependant, la SAR a admis en preuve les documents des États-Unis.

Motifs de la SAR, aux paragraphes 10 à 26, dossier du tribunal, aux pages 6 à 10.

15.       La SAR a ensuite analysé la conclusion de la SPR relative à la crédibilité et à l’identité, avant de la confirmer :

a)           La SAR a convenu qu’une conclusion défavorable était justifiée, compte tenu du défaut du demandeur de produire la preuve provenant de son cousin de Calgary, Ahmed Jamal;

b)           La SAR a accordé peu de poids à la lettre de Nimco, parce que le témoignage du demandeur présentait des contradictions quant à savoir si elle était sa voisine et que le demandeur ne connaissait pas son âge (voire même si elle était moins âgée ou plus âgée que lui);

c)           La SAR a convenu que le témoignage de l’ami du demandeur, Cabdinasir, était vague et ne contenait pas suffisamment de détails élémentaires. Le témoignage du demandeur contredisait également celui de Cabdinasir à certains égards;

d)           La SAR a tiré une inférence défavorable de l’absence de pièces justificatives du séjour du demandeur en Afrique du Sud et de son défaut de tenter de telles pièces;

e)           La SAR a accordé peu de poids à la lettre de l’organisation d’aide aux immigrants somaliens, puisque l’auteur ne connaissait pas le demandeur et que les membres de la communauté qui prétendaient le connaître n’étaient pas désignés nommément ni disponibles pour témoigner.

Motifs de la SAR, aux paragraphes 27 à 61, dossier du tribunal, aux pages 10 à 21.

16.       La SAR a convenu avec le demandeur que son défaut de produire les documents d’immigration des États-Unis avec photo n’aurait pas dû permettre de tirer une conclusion défavorable. Cependant, ces documents n’établissaient pas son identité. Ils indiquaient simplement que le demandeur avait fourni aux agents d’immigration américains des renseignements semblables à ceux qu’il avait fournis aux autorités canadiennes.

Motifs de la SAR, aux paragraphes 56 à 59, dossier du tribunal, aux pages 19 et 20.

[4]               Il s’agit d’un contrôle judiciaire de la décision de la SAR qui nécessite l’examen de deux questions :

         La SAR a-t-elle eu raison de rejeter la preuve qu’elle a rejetée?

         La SAR a-t-elle eu raison de conclure d’après la preuve qu’elle a acceptée que le demandeur n’avait pas établi son identité somalienne?

[5]               En ce qui concerne ces deux questions, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. En examinant le dossier, la Cour s’est rappelé le livre Le procès de Franz Kafka, notamment les deux extraits suivants :

« Non, dit le prêtre, on n’a pas à tenir tout pour vrai, on a seulement à le tenir pour nécessaire. Triste opinion, dit K.; c’est le mensonge érigé en loi de l’univers. »

et

« Ah! Ah! voilà, […] ces livres sont sans doute des codes, et les procédées de notre justice exigent naturellement que l’on soit condamné non seulement innocent mais encore sans connaître la loi. »

[6]               En ce qui concerne l’acceptation des nouveaux éléments de preuve par la SAR, le paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), dispose que :

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

110(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[7]               En l’espèce, l’accent est mis sur les éléments de preuve qu’une personne n’aurait pas normalement présentés dans les circonstances.

[8]               Le demandeur prétend être né et avoir grandi en Somalie, avoir fui la Somalie et vécu de trois à quatre ans en Afrique du Sud dans le cadre d’un programme renouvelable de protection des réfugiés. Il est ensuite arrivé de manière indirecte aux États-Unis où il a présenté une demande d’asile qui lui a été refusée, puis il est venu au Canada où il a demandé l’asile.

[9]               Il est de notoriété publique qu’il est pratiquement impossible d’obtenir des documents du gouvernement de la Somalie (voir Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 22). Le demandeur ne pouvant pas obtenir de documents de la Somalie pour prouver son identité, il a donc eu recours à des sources secondaires, comme en font mention les extraits du mémoire supplémentaire du défendeur, cité précédemment.

[10]           La Cour est d’avis que la SPR a accordé trop d’importance aux éléments de preuve d’identité présentés par le demandeur. La SPR avait apparemment l’intention de trouver des failles dans ce qui lui était présenté plutôt que d’examiner de manière juste et raisonnable les documents fournis.

[11]           Néanmoins, le demandeur, qui a été étonné à juste titre que la preuve qu’il avait présentée à la SPR ne soit pas suffisante, a tenté de produire d’autres éléments de preuves à la SAR. Je conclus que ces autres éléments de preuve tombent dans la catégorie de ceux qui n’auraient pas été normalement présentés, au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR.

[12]           À titre d’exemple, le demandeur a remis à la SPR une lettre rédigée par Nimco, sa colocataire à Calgary, parce que le commissaire avait demandé un affidavit ou une lettre. Il était déraisonnable de critiquer le demandeur parce qu’il n’avait pas produit un affidavit, puisqu’il avait la possibilité de produire une lettre. De plus, les critiques formulées à l’égard de l’élément de preuve fourni par le demandeur quant à la question de savoir si Nimco était moins âgée ou plus âgée que lui étaient tout à fait déraisonnables. L’examen de la transcription révèle que le demandeur a répondu de manière tout à fait raisonnable aux questions qui lui ont été posées.

[13]           Quant à la preuve relative à son séjour en Afrique du Sud, le demandeur a donné aux autorités canadiennes la permission d’obtenir des autorités sud-africaines tout ce dont elles avaient besoin. Il semble que le gouvernement du Canada n’ait rien pu obtenir. En outre, une lettre de l’association somalienne de l’Afrique du Sud a été remise à la SAR. Le rejet de cet élément de preuve était déraisonnable. Le demandeur ne pouvait pas s’attendre à ce que la preuve relative à son séjour en Afrique du Sud soit requise. De plus, puisque la SAR a accepté la preuve provenant des États-Unis, il n’y a aucun motif raisonnable de rejeter celle provenant de l’Afrique du Sud. La SAR devrait normalement avoir une certaine latitude en matière de preuve pour permettre de pallier les lacunes (voir Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022, au paragraphe 55).

[14]           Toute la saga des tentatives du demandeur de prouver son identité somalienne sent l’effort concerté pour rejeter ou minimiser la preuve au lieu de l’interpréter de manière juste et raisonnable.

[15]           L’affaire doit être renvoyée pour être examinée par un autre commissaire et pour que toute la preuve présentée à la SAR soit acceptée telle qu’elle a été présentée antérieurement.

[16]           Aucune des parties n’a proposé de question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande est accueillie;

2.      L’affaire est renvoyée pour être réexaminée par un autre commissaire de la SAR sur acceptation de l’ensemble de la preuve fournie précédemment par le demandeur;

3.      Aucune question n’est certifiée;

4.      Sans frais.

« Roger T. Hughes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-851-15

 

INTITULÉ :

IBRAHIM ADEN ABDULLAHI (ALIAS IBRAHIM ADAN ABDULLAHI) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 OCTOBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 OCTOBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Eve Schatzadeh

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Engel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eve Schatzadeh

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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