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Date : 20150714

Dossier : T-2506-14

Référence : 2015 CF 859

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2015

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

ANIZ ALANI

demandeur

et

LE PREMIER MINISTRE DU CANADA, LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE CONSEIL PRIVÉ DE LA REINE POUR LE CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La présente requête s’inscrit dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire présentée par M. Aniz Alani devant la Cour, à l’encontre de la décision du premier ministre, communiquée publiquement le 4 décembre 2014, de ne pas recommander au gouverneur général de nommer au Sénat des personnes capables et ayant les qualifications voulues pour pourvoir les sièges vacants. Comme des élections générales doivent se tenir le 19 octobre 2015, M. Alani demande à la Cour d’abréger le délai fixé par l’ordonnance du juge responsable de la gestion de l’instance, Me Roger Lafrenière, datée du 9 juin 2015, relativement aux étapes restantes de la procédure, et de fixer immédiatement une date d’audience avant la tenue des élections.

[2]               M. Alani sollicite en outre une ordonnance autorisant les défendeurs à le contre‑interroger, ou contre‑interroger tout autre déposant, sur son affidavit avant que les défendeurs aient signifié leurs propres affidavits et, à titre de corollaire, de déposer leurs affidavits après l’avoir contre‑interrogé, ou avoir contre‑interrogé tout autre déposant, sur son affidavit ou sur celui de l’autre déposant.

[3]               La principale question est donc de savoir si la Cour doit déroger aux délais prescrits dans la partie 5 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), plus précisément aux articles 307, 308, 309, 310 et 314.

I.                   Le contexte

[4]               Après avoir entendu la déclaration faite publiquement par le premier ministre, selon laquelle il n’avait pas l’intention de pourvoir les 16 sièges vacants au Sénat, le demandeur a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire sollicitant, notamment, un jugement déclaratoire selon lequel le Premier le ministre doit recommander au gouverneur général de nommer au Sénat une personne qualifiée, dans un délai raisonnable après qu’un siège est devenu vacant.

[5]               Un mois après le dépôt de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a demandé à se prévaloir de la procédure de la Cour pour obtenir une date d'audience avant la mise en état de la demande. Il a écrit aux avocats des défendeurs et leur a proposé un échéancier qui aurait fait en sorte que le dossier aurait été mis en état en date du 27 avril 2015.

[6]               Les défendeurs ont plutôt signifié une requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire, qui a été entendue par mon collègue, le juge Harrington, le 23 avril 2015. Ils ont fait valoir essentiellement que M. Alani n’avait pas qualité pour présenter cette demande à la Cour, qu’il n’y avait pas vraiment de décision à soumettre à un contrôle judiciaire et que, en tout état de cause, il existait une convention constitutionnelle selon laquelle la période des nominations au Sénat était laissée à la discrétion du premier ministre, et qu’une dérogation à cette convention était non justiciable et qu’il était préférable qu’elle soit traitée dans l’arène politique.

[7]               Le 21 mai 2015, le juge Harrington a fait observer que, pour la plupart des questions dont il avait été saisi, il n’y avait pas suffisamment de faits établis pour lui permettre de procéder à une analyse approfondie. Il a donc conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que la demande de M. Alani ait été vouée à l’échec, et il a rejeté la requête en radiation des défendeurs. Le juge Harrington a également autorisé la plupart des modifications proposées à l’avis de demande de M. Alani et il a déclaré que la procédure normale établie dans les Règles, y compris les délais énoncés aux articles 304 et suivants des Règles, devait être suivie par la suite.

[8]               Du 21 mai au 1er juin 2015, le demandeur a tenté, en vain, d’obtenir le consentement des défendeurs sur l’abrègement de l’échéancier qui ferait en sorte que le dossier serait mis en état le ou vers le 4 août 2015. Au cours d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 1er juin, les avocats des défendeurs ont avisé la Cour qu’ils prévoyaient mandater un expert pour fournir une preuve par affidavit qui traiterait de questions ayant trait aux conventions constitutionnelles. Par conséquent, ils ont aussi indiqué que, pour ce faire, ils pourraient avoir besoin de plus de temps. Une semaine plus tard, les défendeurs ont indiqué qu’ils seraient en mesure de signifier leurs affidavits en réponse le 31 juillet 2015 et qu’ils espéraient que le demandeur consentirait à la prorogation du délai sans qu’ils aient à présenter une requête officielle en vertu de l’article 8 des Règles. Le demandeur a acquiescé à la demande officieuse des défendeurs, mais a réitéré qu’il espérait que ces derniers acceptent l’échéancier proposé pour les étapes restantes de l’instance.

[9]               Le 11 juin 2015, comme les discussions se poursuivaient, le demandeur a soulevé la possibilité que sa demande devienne théorique après l’élection générale prévue pour le 19 octobre 2015.

[10]           Le 15 juin 2015, les avocats des défendeurs ont avisé le demandeur de ce qui suit :

[traduction]

En l’absence d’une requête officielle pour accélérer la procédure ou de tout élément de preuve à l’appui de vos affirmations, nous ne voyons aucune utilité à se lancer actuellement dans un débat théorique sur le bien‑fondé de votre position apparente. Il suffit de préciser que, à notre humble avis, nous n’avons pas trouvé convaincants les motifs que vous avez soulevés. Ils ne justifient certainement pas le fait de priver l’une ou l’autre des parties de la possibilité de préparer correctement leurs dossiers respectifs. Bref, nous sommes d’avis que la date retenue pour la prochaine élection fédérale n’est pas un facteur qui doit régir la détermination des délais de procédure ou de la date relative à l’audition de la présente demande.

[11]           Les défendeurs ont également refusé de fournir une estimation du temps requis pour la tenue de l’audience et de faire part de leur disponibilité avant la production de leur dossier de demande. Quoi qu’il en soit, les avocats des défendeurs ont ensuite avisé le demandeur qu’ils n’étaient pas disponibles du 28 septembre au 16 octobre parce que d’autres audiences étaient déjà prévues ou qu’ils avaient d’autres engagements professionnels.

[12]           Par conséquent, le demandeur a signifié et déposé, le 17 juin 2015, sa présente requête en vertu de l’article 8 des Règles. En l’état actuel des choses, le dossier est géré par le protonotaire Lafrenière et devrait être mis en état d’ici le 9 septembre 2015, date à laquelle le demandeur devrait déposer sa demande d’audience conformément à l’article 314 des Règles.

II.                Analyse

[13]           La seule question soulevée par la présente requête est de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour accélérer la procédure relative à la présente demande afin d’obtenir une date d’audience avant la tenue des élections fédérales, le 19 octobre 2015.

[14]           L’article 8 des Règles autorise la Cour à « proroger ou abréger tout délai prévu par les présentes règles ou fixé par ordonnance ». Il ne définit pas le critère que la Cour devrait appliquer dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, toutefois, les deux parties s’appuient sur les facteurs qui découlent de quelques décisions rendues par la Cour, dans lesquelles l’abrégement était envisagé pour accélérer l’instance afin que la demande soit entendue avant un événement particulier (Mai c CBC/Radio Canada, 2011 CAF 130, aux paragraphes 12 et 13; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Dragan, 2003 CAF 139, au paragraphe 7; Trotter c Canada (Vérificateur général), 2011 CF 498, aux paragraphes 5 à 7; Conacher c Canada (Premier ministre), 2008 CF 1119, au paragraphe 16; Commission canadienne du blé c Canada (Procureur général), 2007 CF 39, au paragraphe 13; Gordon c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2004 CF 1642, au paragraphe 11). Ces décisions peuvent être ainsi résumées :

                 (i)                        L’instance est-elle vraiment urgente ou la partie requérante souhaite‑t‑elle simplement que la question soit réglée rapidement? (Les défendeurs formulent plutôt ainsi ce premier volet du critère : la partie requérante subira‑t‑elle un préjudice si l’instance n’est pas accélérée?)

               (ii)                        La partie défenderesse subira‑t‑elle un préjudice si l’instance est accélérée?

             (iii)                        L’affaire deviendra-t-elle théorique si elle n’est pas accélérée?

             (iv)                        L’accélération de l’affaire causera‑t‑elle un préjudice à d’autres plaideurs en raison du « resquillage ».

[15]           La prise en compte de ces facteurs n’est pas obligatoire, mais ceux‑ci devraient être utilisés par la Cour à titre d’orientation, en gardant à l’esprit que les dates limites sans doute imposées par la partie 5 des Règles étant le fruit d’un « compromis » entre la nécessité de faire en sorte que les demandes de contrôle judiciaire soient entendues sommairement et celle de veiller à ce les parties disposent d’un délai suffisant pour préparer correctement leurs dossiers. Il incombe à la partie demandant l’abrégement de démontrer la nécessité de déroger à ces Règles.

[16]           En l’espèce, je suis d’avis, en tenant compte avant tout des facteurs énoncés aux points (i) et (iii) ci‑dessus, que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau et que l’instance devrait se poursuivre, conformément aux Règles, avec l’aide du juge responsable de la gestion de l’instance.

[17]           La plainte formulée principalement par le demandeur a trait aux 22 sièges bientôt vacants du Sénat et au fait que ces sièges vacants priveront la population canadienne du niveau garanti de représentation régionale, prévu aux articles 21 et 22 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il sollicite un jugement déclaratoire qui interprète l’article 32 de la Loi constitutionnelle de 1867 et lui donne effet, et, en particulier, qui détermine si, dans les circonstances « [q]uand un siège deviendra vacant », l'obligation de nommer au Sénat des personnes qualifiées crée l’obligation de faire en sorte que les nominations soient effectuées dans un délai raisonnable.

[18]           À la lecture du jugement du juge Harrington sur la requête en radiation des défendeurs, il en ressort que la demande de contrôle judiciaire du demandeur soulève des questions constitutionnelles complexes et nouvelles et, ainsi, la Cour devra disposer d’un dossier de preuve complet. Ce dossier devra comprendre, notamment, une preuve d’expert sur l’existence, la validité et le contenu d’une convention constitutionnelle portant sur les nominations au Sénat. Ni les parties ni la Cour ne devraient, sans aucune raison valable, être précipitées dans une audience anticipée sur le fond ou avoir à rendre rapidement une décision sur le fond.

[19]           Le demandeur soutient que l’urgence d’entendre sa demande et d’obtenir une décision de la Cour découle de l’un des arguments avancés par les défendeurs. Ces derniers affirment que la question soulevée par la présente demande est non justiciable et que tout recours lié à l’inaction du premier ministre doit être d’ordre politique. Si la Cour doit souscrire à la position des défendeurs sur ce point précis et si la décision n’est pas rendue avant la tenue des élections du 19 octobre 2015, les électeurs seront privés d’une occasion unique d’exercer un recours politique qui leur est visiblement ouvert. Autrement dit, affirme le demandeur, nous abordons ici un enjeu [traduction] « électoral ».

[20]           Bien que ce soit un scénario possible, ce n’est pas le seul. Toutefois, le demandeur ne prétend pas que l’urgence en question serait envisagée dans tout autre scénario : par exemple, si la Cour rend une décision qui lui est favorable ou si elle conclut plutôt qu’elle n’a pas compétence pour juger l’affaire.

[21]           Non seulement le sentiment d’urgence du demandeur est‑il plutôt spéculatif, mais celui‑ci n’a pas présenté d’éléments de preuve relatifs au fait que l’électorat canadien, ou lui-même d’ailleurs, doit pouvoir bénéficier d’une décision de la Cour concernant les sièges vacants au Sénat afin de prendre une décision éclairée aux prochaines élections.

[22]           Des sièges sont vacants au Sénat, et le public en est informé. En fait, de nombreux enjeux relatifs au Sénat et aux sénateurs ont été extrêmement médiatisés au cours des dernières années. En l’état des choses, les questions soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire sont exposées dans la décision que le juge Harrington a rendue publiquement le 21 mai 2015. En outre, ces questions seront énoncées plus en détail dans les observations écrites présentées publiquement par les parties, qui seront versées au dossier de la Cour avant le 19 octobre 2015.

[23]           Même si la Cour pouvait tenir compte des besoins des parties et tenir une audience entre le 10 et le 28 septembre (encore une fois, les avocats des défendeurs ne sont pas disponibles du 28 septembre au 16 octobre), cela ne veut pas dire que la Cour rendrait son jugement et ses motifs avant le 19 octobre 2015. Compte tenu de l’importance des questions soulevées, il n’est pas exclu non plus que le jugement de la Cour fasse l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale. Par conséquent, même si je considère que la prochaine élection générale est un facteur pertinent en faveur d’un abrégement des délais et de la mise au rôle d’une audience avant que le dossier ne soit mis en état, ce qui n’est pas le cas, il est peu probable que les électeurs pourraient bénéficier, avant le 19 octobre 2015, d’une décision définitive de la Cour ou de la Cour d’appel fédérale.

[24]           Des remarques du même genre peuvent être formulées au regard de l’argument du demandeur concernant le caractère théorique de la demande. Le demandeur admet que le résultat des élections du 19 octobre ne peut être prédit, ni non plus l’incidence de celles‑ci sur sa demande de contrôle judiciaire. Il affirme que sa demande pourrait devenir théorique : i) si le premier ministre [traduction] « revient sur l’intention qu’il a exprimée de ne pas nommer de sénateurs » ou ii) si le premier ministre ne reste pas en fonction après les élections. Ma réponse à cet argument comporte également deux volets : si le demandeur vise à ce que les postes vacants au Sénat soient pourvus, il devrait être satisfait si sa première hypothèse devenait réalité. Toutefois, si sa véritable intention est d’obtenir une déclaration de la Cour qui porte sur les droits et les obligations d’un premier ministre à l’égard de la nomination des sénateurs, la présente demande de contrôle judiciaire pourrait ne pas être théorique si les sièges vacants étaient pourvus avant qu’une décision définitive soit rendue. Quoi qu’il en soit, l’argument du demandeur est hypothétique et très spéculatif.

[25]           Enfin, dans ses observations écrites, le demandeur mentionne qu’il souhaiterait également que sa demande de contrôle judiciaire soit entendue avant la troisième semaine de novembre, parce que son épouse doit donner naissance à son enfant. Il n’a pas soulevé cette question au cours de l’audience, mais je conviens avec les défendeurs que la Cour devrait être en mesure de répondre aux besoins des parties et de fixer une date d’audience entre la mi‑octobre et la mi‑novembre. Une note devrait être ajoutée à cet effet dans la demande d’audience du demandeur.

III.             Conclusion

[26]           Pour ces motifs, et compte tenu du fait que ce dossier est géré par le juge responsable de la gestion de l’instance, Me Lafrenière, je ne crois pas que l’intervention de la Cour soit justifiée et qu’une audience doive être mise au rôle avant que le dossier soit mis en état et que les avocats des parties puissent fournir à la Cour une estimation du temps dont ils auront besoin pour présenter leur cause.

[27]           Cependant, tout comme je ne crois pas que les élections générales prévues pour le 19 octobre doivent avoir une incidence sur l’échéancier de ce dossier, les défendeurs ne devraient pas non plus se servir des élections en vue de retarder l’audience et d’éviter l’attention des médias que celle‑ci peut attirer. Aucun élément de preuve indiquant que ces appréhensions se soient concrétisées jusqu’à présent ne m’a été présenté, et je n’ai aucun doute que le juge responsable de la gestion de l’instance veillera à ce que cela ne soit pas le cas dans un avenir rapproché.

[28]           Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce et du fait que le demandeur a introduit et poursuivi l’instance dans un délai raisonnable, aucuns dépens ne seront adjugés.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                   que la requête du demandeur soit rejetée;

2.                   qu’aucuns dépens ne soient adjugés.

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2506-14

 

INTITULÉ :

ANIZ ALANI c LE PREMIER MINISTRE DU CANADA, LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE CONSEIL PRIVÉ DE LA REINE POUR LE CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 juin 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

Le 14 juillet 2015

COMPARUTIONS :

Aniz Alani

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Jan Brongers

Oliver Pulleyblank

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aniz Alani

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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