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Date : 20151006


Dossier : T‑323‑15

Référence : 2015 CF 1143

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2015

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

FRANÇOIS R. BOSSÉ

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, M. François R. Bossé, demande le contrôle judiciaire, en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, d’une décision en date du 22 janvier 2015 qui a été rendue par le colonel J.R.F. Malo, en sa qualité d’autorité de dernière instance [ADI] dans le processus de règlement des griefs des Forces canadiennes [FC]. Dans sa décision, le colonel J.R.F. Malo a rejeté le grief déposé par le demandeur le 25 mars 2013 et a refusé de lui accorder la mesure de redressement qu’il sollicitait.

I.                   Contexte factuel

[2]               Le demandeur s’est joint à la Force de réserve des FC le 29 octobre 2004 à titre de soldat d’infanterie. Il a été muté à la Force régulière le 24 juin 2005 et il a commencé la formation requise pour devenir officier de marine de surface et de fond.

[3]               En novembre 2010, le demandeur a subi une blessure au genou liée au service qui est devenue récurrente. En raison de cette blessure tenace, il a fait l’objet, en octobre 2012, d’un examen administratif visant à déterminer s’il était apte à continuer de servir dans les FC. Le 23 octobre 2012, il était conclu, à l’issue de l’examen administratif que le maintien du demandeur à l’emploi des FC n’était plus possible et que la seule mesure envisageable était la libération.

[4]               Le mois suivant, le commandant [cmdt] du demandeur a appris que ce dernier jouait au squash dans ses loisirs; une enquête disciplinaire de l’unité [EDU] a par conséquent été ouverte à la mi‑novembre 2012. L’EDU était justifiée par la possibilité que le demandeur ait aggravé sa blessure au genou en jouant au squash dans ses moments libres.

[5]               Le 19 novembre 2012, le Directeur – Administration (Carrières militaires) [DACM] a approuvé la libération du demandeur des FC pour des motifs d’ordre médical. Selon le DACM, le congé de retraite du demandeur devait commencer le 12 juin 2013 ou avant, sur demande.

[6]               Le 7 février 2013, le demandeur présentait une demande à son cmdt en vue de participer au Programme de réadaptation professionnelle à l’intention des militaires en activité de service [PRPMAS]. Son plan relatif au PRPMAS comportait deux étapes : 1) un stage d’observation chez SNC‑Lavalin à Victoria (Colombie‑Britannique), entre février 2013 et avril 2013; 2) des études en vue d’obtenir un diplôme de deuxième cycle en gestion aux HEC à Montréal (Québec), de mai 2013 à juin 2013.

[7]               Le 14 février 2013, le conseiller en transition du bureau du Directeur – Gestion du soutien aux blessés, confirmait que le demandeur était admissible au PRPMAS, sous réserve de l’approbation de son cmdt.

[8]               Dans une lettre datée du 12 mars 2013, SNC‑Lavalin confirmait qu’elle était prête à offrir une formation en milieu de travail au demandeur du 13 mars 2013 au 26 avril 2013, conformément aux conditions du PRPMAS des FC. Toutefois, les discussions entre le demandeur et SNC‑Lavalin au sujet du stage du demandeur avaient commencé dès décembre 2012.

[9]               Le 15 mars 2013, le demandeur demandait que sa libération prévue pour le 13 juin 2013 soit devancée au 26 avril 2013, et plus tard au 24 avril 2013. Sa demande de libération anticipée a été approuvée le 19 mars 2013.

[10]           La demande de participation au PRPMAS du demandeur a été rejetée le 21 mars 2013. Ce refus, inscrit à la main sur la lettre du 12 mars 2013 de SNC‑Lavalin, indique que [traduction« la demande du demandeur est rejetée. Ce PRPMAS hors zone est injustifiable, compte tenu de sa date de libération, le 26 avr. 13 ». Une note manuscrite antérieure datée du 18 mars 2013 qui se trouve sur la même lettre indique ce qui suit :

[traduction]

Cmdt

Monsieur, le membre a été avisé que son PRPMAS serait probablement refusé en raison de sa demande de libération anticipée et du fait que les affaires administratives en cours l’obligeraient à assumer lui‑même les frais de déplacement à Gagetown pour le dépôt d’accusations, etc.

Le tout soumis à votre attention, MONSIEUR,

[signature]

J.A. Phillips

CAPT

QG CB

18 mars 13

[11]           Le demandeur a été libéré des FC pour des motifs d’ordre médical le 30 avril 2013.

[12]           Le 25 mars 2013, le demandeur a déposé un grief auprès de son cmdt, en sa qualité d’autorité de première instance [API] dans le processus de règlement des griefs, afin de contester la décision de rejeter sa demande de participation au PRPMAS. Plus particulièrement, le demandeur a fait valoir ce qui suit : 1) il avait le droit de demander d’être libéré par anticipation à la date de son choix et ce droit d’être libéré par anticipation n’entrait pas en conflit avec les politiques régissant le PRPMAS; 2) le dépôt éventuel d’accusations devrait constituer une procédure tout à fait distincte et indépendante et ne devrait pas nuire à sa demande de participation au PRPMAS.

[13]           Le 10 juillet 2013, la documentation contenant l’information sur laquelle l’API fonderait sa décision a été communiquée au demandeur. Le dossier comprenait un sommaire du grief dans lequel il était recommandé que le grief du demandeur soit rejeté. Le 19 août 2013, le demandeur s’est prévalu de la possibilité de présenter des observations à l’appui de son grief. Le grief a été rejeté par l’API le 9 septembre 2013.

[14]           Le 10 octobre 2013, le demandeur a demandé que son grief soit soumis à l’ADI pour décision. Le 3 février 2014, son grief a été renvoyé, sur une base discrétionnaire, au Comité externe d’examen des griefs militaires [CEEGM] pour qu’il formule ses conclusions et ses recommandations. Le 13 mai 2014, le CEEGM a recommandé que le grief soit rejeté.

[15]           Le 22 janvier 2015, l’ADI a rejeté le grief du demandeur.

II.                Décision à l’étude

[16]           L’ADI a conclu que la décision de refuser la demande de participation au PRPMAS du demandeur faisait partie des issues raisonnables. Il a également déterminé que le demandeur avait été traité de manière équitable conformément aux règles, aux règlements et aux politiques applicables, ajoutant qu’il n’était pas disposé à accorder au demandeur la mesure de redressement demandée. Il a conclu que l’échéancier préparé par le demandeur en vue du PRPMAS était irréaliste, car il ne tenait pas compte du temps requis par le processus de libération.

[17]           Pour prendre sa décision, l’ADI s’en est remis au message général des Forces canadiennes 151/07, qui permet d’accorder aux membres des FC une libération pour raisons médicales afin qu’ils suivent une formation de réadaptation professionnelle dans les six mois qui précèdent immédiatement leur libération pour raisons médicales. Il a également fait mention de l’Aide‑mémoire pour les membres des FC et la chaîne de commandement sur le PRPMAS [l’Aide‑mémoire sur le PRPMAS], qui prévoit que les membres des FC qui sont libérés pour des raisons médicales devraient recevoir le meilleur soutien possible dans leur transition vers la vie civile. Il a précisé que le PRPMAS n’est pas un droit et qu’il exige un plan exhaustif qui doit être préparé avant la présentation de la demande. Il a également ajouté que : 1) le cmdt doit être convaincu que le plan est raisonnable et réaliste; 2) la formation doit avoir lieu au plus six mois avant la date de la libération ou la date du début du congé de retraite; 3) l’endroit où se déroulera le PRPMAS doit être pris en considération, car le membre est tenu de remplir certaines formalités de routine en vue d’obtenir les autorisations administratives nécessaires pendant le temps où il est encore en service.

[18]           L’ADI a ensuite examiné le plan relatif au PRPMAS du demandeur. L’ADI a d’abord remarqué qu’au moment où le demandeur a présenté sa demande en vue de participer au PRPMAS, il n’avait pas la formation et les compétences requises. Toutefois, l’ADI a admis que le dossier du demandeur contenait une attestation selon laquelle il était réputé admissible à présenter une demande de participation au PRPMAS le 13 février 2013 et, pour ce motif, il a convenu avec le CEEGM que le demandeur pouvait présenter une telle demande. L’ADI a ensuite pris en considération les dates relatives au PRPMAS du demandeur. Il a dit que la demande de participation au PRPMAS avait été présentée le 9 février 2013 et que la période proposée pour mener à terme le plan devait débuter le 18 février 2013 et se terminer le 13 juin 2013. Il a également fait mention de la partie B du plan proposé par le demandeur et il a fait remarquer que, selon l’échéancier qui s’y trouvait, le plan devait commencer le 4 février 2013, soit cinq jours avant que le demandeur ait présenté sa demande de participation au PRPMAS.

[19]           Après avoir étudié soigneusement le dossier du demandeur, l’ADI a conclu que, même si le demandeur était prêt à commencer à travailler pour SNC‑Lavalin en février 2013, SNC‑Lavalin n’était disposée à le prendre à son service qu’en mars 2013. Il a également mentionné que le plan proposé par le demandeur ne tenait pas compte du temps nécessaire pour compléter le processus administratif de libération, qui peut prendre jusqu’à quatre semaines selon la section des libérations de la base principale du demandeur au Nouveau‑Brunswick. L’ADI a convenu avec l’API qu’il était raisonnable de refuser la demande de participation au PRPMAS, étant donné que le plan proposé par le demandeur était déficient et qu’il n’aurait pas pu être mis à exécution dans le délai demandé.

[20]           En ce qui concerne le changement de date de libération, l’ADI a noté que le 15 mars 2013, le demandeur a demandé que sa libération soit devancée au 24 avril 2013, mais que ce n’est que le 21 mars 2013 que la chaîne de commandement a refusé sa demande de participation au PRPMAS. Même si l’ADI a tenu compte de l’explication du demandeur selon laquelle il aurait changé sa date de libération parce que sa chaîne de commandement lui avait dit que sa demande de participation au PRPMAS ne serait pas approuvée, il a conclu que cela ne changeait rien au fait qu’aucune décision n’avait été prise à ce moment‑là au sujet de cette demande. En fin de compte, l’ADI a conclu que le manque de temps pour mener à terme les tâches administratives et les questions que soulevait la date du début de l’emploi avaient compliqué le plan proposé par le demandeur et que la décision de refuser sa demande de participation au PRPMAS faisait donc partie des issues raisonnables.

III.             Cadre législatif et réglementaire

[21]           La procédure et les principes directeurs applicables en matière de règlement des griefs des FC sont décrits aux articles 29 à 29.15 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5 [LDN] ainsi qu’au chapitre 7 des Ordonnances et règlements royaux [ORFC]. Le processus de règlement des griefs des FC fait appel à deux niveaux de compétence, celui de l’API et celui de l’ADI.

[22]           Tout officier ou militaire du rang qui s’estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la LDN. Le grief doit être déposé par écrit auprès du cmdt de la personne en cause, lequel agira à titre d’API dans le cadre du grief. Si le cmdt est incapable d’agir en qualité d’API, le grief est renvoyé au commandant ou à l’officier nommé au poste de directeur général ou à un poste supérieur à celui‑ci au quartier général de la Défense nationale qui est chargé de décider des questions faisant l’objet du grief. Si le grief se rapporte à une décision, un acte ou une omission de la part d’un officier qui est l’API, cet officier doit renvoyer le grief à l’officier qui est son supérieur immédiat et qui a compétence à l’égard de la question faisant l’objet du grief, lequel agit alors en qualité d’API.

[23]           Si le plaignant n’accepte pas la décision de l’API, il peut la renvoyer pour examen et décision au chef d’état‑major de la défense [CEMD] qui agira en qualité d’ADI. Certains types de griefs doivent être renvoyés par le CEMD au CEEGM pour que celui‑ci lui formule ses conclusions et recommandations, lesquelles n’ont aucune force obligatoire pour le CEMD. Si le CEMD ne donne pas suite aux conclusions et recommandations du CEEGM, il doit motiver sa décision par écrit. Bien que le CEMD soit l’ADI en matière de griefs, il peut, à quelques exceptions près, déléguer ses attributions à titre d’ADI en matière de griefs à tout officier qui relève directement de lui. Sous réserve du contrôle judiciaire devant la Cour, la décision de l’ADI en matière de griefs est définitive et exécutoire.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle applicable

[24]           La question à trancher en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’ADI de rejeter le grief du demandeur était raisonnable.

[25]           Le demandeur et le défendeur conviennent que la norme de contrôle applicable au bien‑fondé d’une décision de l’ADI est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis. La décision à l’examen soulève des questions touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire et à la politique, ainsi que des questions mixtes de fait et de droit, lesquelles sont assujetties à la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. De plus, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse exhaustive pour déterminer la norme de contrôle applicable, étant donné que la jurisprudence a déjà établi que les décisions de l’ADI en matière de griefs des FC qui traitent de questions de fait ou de questions mixtes de fait et de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir Dunsmuir, au paragraphe 57; Bourassa c Canada (Défense nationale), 2014 CF 936, aux paragraphes 39 et 40 [Bourassa]; Harris c Canada (Procureur général), 2013 CAF 278, [2013] ACF no 1312 (conf. Harris c Canada (Procureur général), 2013 CF 571, au paragraphe 30, [2013] ACF no 595); Babineau c Canada (Procureur général), 2014 CF 398, au paragraphe 22, [2014] ACF no 440; Osterroth c Canada (Chef d’état‑major de la Défense), 2014 CF 438, au paragraphe 18, [2014] ACF no 483; Moodie c Canada (Procureur général), 2014 CF 433, au paragraphe 44, [2014] ACF no 447; Lampron c Canada (Procureur général), 2012 CF 825, au paragraphe 27, [2012] ACF no 1713; Rompré c Canada (Procureur général), 2012 CF 101, aux paragraphes 22 et 23, [2012] ACF no 117; Zimmerman c Canada (Procureur général), 2011 CAF 43, au paragraphe 21, [2011] ACF no 163 [Zimmerman]).

[26]           Selon le cadre analytique que doit appliquer la cour qui révise une décision selon la norme du caractère raisonnable, comme l’a établi la Cour suprême du Canada au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, je dois déterminer si la décision de l’ADI répond aux critères de « la justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel » et si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

[27]           Le demandeur fait valoir que la Cour doit faire preuve d’un niveau de retenue moins élevé à l’égard de la décision de l’ADI, parce que celle‑ci a été prise par un officier qui occupe un rang supérieur classé quatre échelons sous celui du CEMD. Même s’il admet que l’article 29.14 de la LDN permet expressément au CEMD de déléguer ses attributions à titre d’autorité de dernière instance en matière de griefs, le demandeur soutient que le niveau de compétence et de pouvoir du colonel J.R.F. Malo dans l’administration des FC n’est pas équivalent à celui du CEMD et que le niveau de retenue dont il convient de faire preuve en l’espèce devrait donc se situer entre moyen et faible. Le demandeur n’a cité aucune décision à l’appui de cette prétention voulant que l’on doive faire preuve d’un niveau de retenue moins élevé, et il n’a produit aucun élément de preuve tendant à démontrer le niveau de compétence inférieur du colonel J.R.F. Malo. Par contre, le défendeur a produit une copie de l’ordonnance de nomination datée du 15 novembre 2012, dans laquelle le CEMD délègue au colonel J.R.F. Malo ses attributions à titre d’autorité de dernière instance en matière de griefs, en application de l’article 29.14 de la LDN.

[28]           À mon avis, cette délégation de pouvoirs au colonel J.R.F. Malo indique que celui‑ci possède le niveau de compétence et de pouvoir requis pour rendre des décisions en qualité d’ADI en matière de griefs des FC. De plus, je constate que, dans la décision Bourassa, précitée, la juge Bédard ne paraît pas avoir fait preuve d’une moins grande retenue à l’égard d’une décision qui avait aussi été rendue par le colonel J.R.F. Malo à titre d’ADI en matière de griefs des FC. Par conséquent, je conclus qu’il ne convient pas de faire preuve d’une moins grande retenue à l’égard de la décision de l’ADI dans les circonstances de l’espèce.

V.                Analyse

[29]           Dans sa décision datée du 22 janvier 2015, l’ADI a statué que le demandeur avait été traité équitablement et que sa demande de participation au PRPMAS avait été refusée parce qu’il avait changé la date de sa libération. Plus particulièrement, l’ADI a conclu que le demandeur n’avait pas tenu compte du temps nécessaire pour compléter le processus administratif de libération et, deuxièmement, que l’échéancier du plan proposé était impossible à respecter.

A.                Temps nécessaire pour compléter le processus administratif de libération

[30]           Il ressort à l’évidence des observations écrites des parties qu’il règne une certaine confusion en ce qui concerne la nature du « processus administratif de libération » auquel renvoie l’ADI dans sa décision.

[31]           Dans son mémoire des faits et du droit, le demandeur fait valoir que la conclusion de l’ADI selon laquelle il n’y avait pas assez de temps pour traiter la demande de participation au PRPMAS du demandeur est sans fondement et ne fait pas partie des issues possibles. Le demandeur affirme qu’il faut trente jours pour traiter une telle demande et que sa demande respectait manifestement ce délai. La demande a été soumise à son cmdt le 7 février 2013 et la date du début du PRPMAS devait être le 13 mars 2013. Le cmdt disposait donc d’un délai total de trente‑quatre jours pour traiter la demande de participation au PRPMAS, de sorte que rien ne justifie qu’elle n’ait pas été traitée dans les trente jours requis. De plus, le demandeur rejette l’argument voulant que la décision de l’ADI puisse se justifier par sa réinstallation temporaire en Colombie‑Britannique, étant donné que le règlement précise expressément que le plan relatif au PRPMAS peut prévoir des déplacements à l’intérieur du Canada. En dernier lieu, le demandeur soutient aussi qu’il s’est glissé une erreur d’écriture dans sa première demande de participation au PRPMAS, dans laquelle le 4 février 2013 était indiqué comme date du début de son stage chez SNC‑Lavalin à Victoria, en Colombie‑Britannique. La bonne date aurait dû être le 4 mars 2013. Le demandeur estime qu’il a été lourdement pénalisé à cause de cette erreur d’écriture.

[32]           Dans ses observations orales, le demandeur a modifié son argument et a concédé que le « processus de libération » dont l’ADI fait mention dans sa décision renvoie au délai nécessaire à la libération d’un membre des FC, et non au processus de demande de participation au PRPMAS. Cependant, le demandeur a fait valoir qu’il avait eu suffisamment de temps pour effectuer toutes les démarches menant à sa libération, puisqu’il avait prévu plus de quatre semaines entre la date de sa demande de libération anticipée et la date prévue de libération anticipée elle‑même. Il a soutenu qu’on ne pouvait pas lui reprocher le fait que sa demande de libération n’avait pas été traitée dans le délai requis de trente jours.

[33]           Dans son mémoire des faits et du droit, le défendeur fait valoir que la demande de participation au PRPMAS du demandeur a été rejetée parce que le plan proposé ne tenait pas compte du temps nécessaire pour traiter la demande de libération du demandeur des FC, et non en raison d’un manque de temps pour traiter la demande de participation au PRPMAS, comme l’affirme le demandeur dans son mémoire des faits et du droit. D’après le défendeur, quand le demandeur a demandé, le 15 mars 2013, que sa libération soit devancée au 24 avril 2013, l’échéancier qu’il avait établi est devenu irréalisable, car le processus de libération des FC peut prendre jusqu’à quatre semaines. Dans sa plaidoirie, le défendeur a soutenu que les formalités administratives de libération doivent être accomplies en personne à la base principale des FC à laquelle appartient le membre.

[34]           Je reconnais que les « formalités administratives de libération » dont l’ADI a fait mention constituent en fait le processus menant à la libération d’un membre des FC. Cette interprétation est appuyée par un courriel envoyé le 6 octobre 2014 par Kelly Osmond, maître de deuxième classe, en réponse à une question concernant le temps nécessaire pour accomplir les formalités de libération à la base principale du demandeur au Nouveau‑Brunswick. Elle a répondu par écrit [traduction« qu’il fallait 30 jours pour traiter entièrement le dossier de libération d’un [membre]. Cela suppose deux [r]endez‑vous de libération, deux rendez‑vous médicaux et une multitude d’autorisations de la base. Ce serait le délai le plus court dans lequel nous pourrions libérer quelqu’un » (dossier certifié du tribunal [DCT], page 19). Cette interprétation est également étayée par le rapport du CEEGM, qui indique qu’en plus de son stage, le demandeur [traduction« devait accomplir plusieurs formalités administratives avant sa libération » (DCT, page 59). Selon les calculs du membre du CEEGM, il fallait au demandeur approximativement dix jours pour accomplir les formalités préalables à l’autorisation de libération, peut‑être deux jours de plus pour les mesures administratives en cours, en plus des journées nécessaires pour qu’il épuise ses congés annuels. Le membre du CEEGM était d’avis que le demandeur [traduction« avait besoin de quatorze à seize jours ouvrables avant le 26 avril 2013 pour remplir les conditions nécessaires à sa libération. Compte tenu de ce délai et des journées de déplacement entre Victoria et Gagetown ainsi que des deux jours du congé de Pâques, il restait au plaignant seulement six jours ouvrables de stage ».

[35]           J’examinerai la question de savoir si la conclusion de l’ADI concernant le délai requis pour accomplir les formalités de libération était raisonnable. Selon la preuve, le délai minimum nécessaire pour s’acquitter des formalités de libération est de trente jours. Dans le cas du demandeur, environ un mois et demi séparait la présentation de sa demande de libération anticipée (15 mars 2013) de la date proposée de libération anticipée (le 24 avril 2013). L’ADI a jugé ce délai insuffisant pour remplir toutes les formalités d’autorisation. Il a également rejeté l’argument du demandeur selon lequel celui‑ci n’avait changé sa date de libération qu’après avoir rencontré deux personnes de sa chaîne de commandement qui lui avaient dit qu’il n’était pas admissible au PRPMAS et que sa demande serait évaluée objectivement une fois l’enquête disciplinaire terminée. De l’avis de l’ADI, la raison pour laquelle la date de libération a été modifiée ne change rien au fait qu’aucune décision n’avait été prise au sujet de la demande de participation au PRPMAS du demandeur.

[36]           Le message général des Forces canadiennes 151/07 prévoit que : 1) le PRPMAS a été créé afin de permettre aux militaires libérés pour raisons médicales d’entreprendre leur instruction de réadaptation professionnelle jusqu’à six mois immédiatement avant leur libération, sous réserve de l’approbation de leur cmdt (article 2); 2) les cmdt sont invités à soutenir activement les militaires libérés pour raisons médicales dans leurs efforts visant à réaliser une transition sans heurts vers un emploi civil (article 7). De plus, l’Aide‑mémoire relatif au PRPMAS prévoit qu’avant sa libération, le membre admissible peut demander une réinstallation à son nouveau lieu de résidence ou un changement de base de libération si cela favorise son plan de formation et de réadaptation professionnelles, sous réserve de l’autorisation de son cmdt. Compte tenu de l’objet du PRPMAS et de la possibilité pour un membre des FC de demander un changement de lieu, je me demande s’il n’aurait pas pu accomplir les formalités administratives exigées pour sa libération dans une autre base en Colombie‑Britannique ou près de cette province, ou même par voie électronique, de manière à ce qu’il ne soit pas nécessaire pour lui de se rendre à sa base principale au Nouveau‑Brunswick. Si des mesures d’accommodement avaient été prises, les formalités de libération auraient pu être accomplies dans le délai minimum de trente jours.

[37]           En l’absence de tout élément de preuve tendant à démontrer 1) que des mesures d’accommodement auraient pu être prises, 2) que le demandeur a demandé que de telles mesures soient prises et qu’on les lui a refusées, ou 3) que le défendeur avait l’obligation de proposer des modifications au PRPMAS au lieu de rejeter la demande, je dois conclure que la conclusion de l’ADI selon laquelle l’échéancier du demandeur ne lui laissait pas assez de temps pour accomplir les formalités de sa libération des FC était raisonnable et qu’elle faisait partie des issues possibles acceptables. De plus, compte tenu de l’ensemble de la preuve, je suis d’avis que l’erreur d’écriture invoquée par le demandeur n’a pas été déterminante.

B.                 Dépôt possible d’accusations

[38]           Le demandeur fait valoir qu’il était déraisonnable pour l’ADI de ne pas traiter, dans ses motifs, de la possibilité que des accusations soient déposées, étant donné que cette question faisait l’objet d’un grief et qu’elle faisait partie des raisons pour lesquelles on lui a refusé de participer au PRPMAS. De plus, il soutient qu’au moment où son message de libération lui a été transmis, il faisait l’objet d’une pseudo EDU déclenchée par son commandant de batterie, la même personne qui a refusé sa demande de participation au PRPMAS. Il affirme que, si cette enquête disciplinaire n’avait pas été déclenchée, aucune autre raison n’aurait pu justifier le rejet de sa demande de participation au PRPMAS.

[39]           Selon le défendeur, l’argument du demandeur est dénué de fondement et la possibilité que des accusations soient portées a été prise en considération par l’ADI, par l’entremise des conclusions du CEEGM.

[40]           Mon examen du DCT m’amène à formuler les observations suivantes.

[41]           Premièrement, la lettre du demandeur datée du 15 mars 2013, dans laquelle il demande que sa date de libération soit devancée, comporte une note manuscrite qui indique que le demandeur a été informé qu’il allait peut‑être devoir retourner à Gagetown pour le « dépôt d’accusations » et qu’il allait devoir assumer ses frais de déplacement. La « question des accusations » refait surface dans la note manuscrite datée du 18 mars 2013 qui figure sur la [traduction« lettre d’intention d’offrir une formation en milieu de travail » de SNC‑Lavalin, qui est citée ci‑dessus. Trois jours plus tard, le 21 mars 2013, la demande de participation au PRPMAS du demandeur a été rejetée.

[42]           Deuxièmement, dans sa lettre de grief, le demandeur indique qu’il considère le dépôt possible d’accusations comme une procédure tout à fait distincte et indépendante qui ne devrait pas nuire à sa demande de participation au PRPMAS (DCT, page 150).

[43]           Troisièmement, dans sa décision datée du 9 septembre 2013, l’API reconnaît que les procédures disciplinaires et administratives sont en fait totalement distinctes et indépendantes du PRPMAS, mais il ajoute que le cmdt doit tenir compte des mesures disciplinaires ou administratives en vigueur lorsqu’il détermine si le plan relatif au PRPMAS est raisonnable (DCT, page 130).

[44]           Quatrièmement, dans ses conclusions et recommandations datées du 13 mai 2014, le CEEGM indique que rien ne prouve que le dépôt éventuel d’accusations a fait partie des facteurs pris en considération par le cmdt, comme le soutient le demandeur (DCT, page 59).

[45]           En dernier lieu, quand on lui a demandé de fournir d’autres précisions pour mettre son dossier en état avant qu’il soit soumis à l’ADI, le demandeur a donné plus de détails sur son grief quant au lien entre les accusations disciplinaires et le refus de sa demande de participation au PRPMAS (DCT, pages 9 à 18).

[46]           Parmi les motifs de son grief, le demandeur a clairement soulevé la question de savoir si le dépôt possible d’accusations a été un motif du refus de sa demande de participation au PRPMAS. La question a été soulevée dans la documentation avant que le grief soit déposé et dans les décisions qui ont suivi. Toutefois, la décision de l’ADI est muette à ce sujet.

[47]           Il est vrai qu’un décideur n’est pas tenu d’aborder chaque question soulevée par les parties. Il est possible que l’ADI ait tenu compte de la question quand il a pris sa décision, mais le fait demeure que l’ADI a simplement omis de traiter dans sa décision de l’une des deux questions soulevées par le demandeur dans son grief (voir Zimmerman, au paragraphe 25; Morphy c Canada (Procureur général), 2008 CF 190, aux paragraphes 74, 75 et 78; 323 FTR 275). Je ne suis pas en mesure de déterminer si la question a été prise en considération ou si elle a été oubliée. Le demandeur a le droit de savoir si la possibilité que des accusations soient portées contre lui a joué ou non un rôle dans la décision de rejeter sa demande de participation au PRPMAS. La question était de toute évidence suffisamment fondamentale pour que l’API et le CEEGM en traitent dans leur décision. Par conséquent, je suis d’avis que l’ADI aurait dû traiter de la question dans sa décision et que son omission de le faire ne fait pas partie des issues acceptables au regard des faits et du droit.

VI.             Conclusion

[48]           Étant donné que j’ai conclu que l’ADI aurait dû traiter dans sa décision de la question soulevée par le demandeur dans son grief quant à la possibilité que des accusations soient déposées et que l’omission de le faire ne fait pas partie des issues acceptables au regard des faits et du droit, je conclus que la décision de l’ADI est déraisonnable.

[49]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens de 2 500 $ en faveur du demandeur.

[50]           La décision du 22 janvier 2015 du colonel J.R.F. Malo est annulée et l’affaire est renvoyée au chef d’état‑major de la défense pour une nouvelle décision conforme aux présents motifs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens de 2 500 $ en faveur du demandeur. La décision du 22 janvier 2015 du colonel J.R.F. Malo est annulée et l’affaire est renvoyée au chef d’état‑major de la défense pour nouvelle décision conformément aux présents motifs.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑323‑15

 

INTITULÉ :

FRANÇOIS R. BOSSÉ c CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 6 octobre 2015

 

COMPARUTIONS :

JOSHUA M. JUNEAU

MICHEL DRAPEAU

 

POUR LE DEMANDEUR

 

PHILIPPE LACASSE

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CABINET JURIDIQUE MICHEL DRAPEAU

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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