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Date : 20151016

Dossier : IMM‑8377‑14

Référence : 2015 CF 1172

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

H.A.K.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Ordonnance de confidentialité

[1]               La demanderesse soutient qu’elle sera exposée à un risque en Éthiopie si les autorités apprennent qu’elle a présenté une demande d’asile au Canada. Elle a donc demandé de ne pas être identifiée par son nom dans le présent jugement. Le défendeur ne s’oppose pas à cette demande. L’intitulé est modifié en conséquence, et elle est désignée dans les présents motifs comme la demanderesse.

II.                Nature de l’affaire

[2]               La demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datée du 11 décembre 2014. La SAR a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse et a confirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] a jugé qu’elle n’était ni une réfugiée au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ni une personne à protéger aux termes de l’article 97.

[3]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la SAR a appliqué à tort la norme de la décision raisonnable à son examen de plusieurs des aspects de l’analyse de la SPR et qu’elle n’a pas présenté sa propre analyse indépendante. Je ne suis pas en mesure d’affirmer si une évaluation indépendante de la demande déposée par la demanderesse aurait changé l’issue de l’appel interjeté devant la SAR. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

III.             Contexte

[4]               La demanderesse est une citoyenne de l’Éthiopie âgée de 35 ans. Avant son arrivée au Canada, elle était agente de bord pour Ethiopian Airlines. Sa demande d’asile était fondée sur les prétentions suivantes.

[5]               En février 2014, lors d’une escale en Allemagne, un collègue de la demanderesse l’a vue dans un café en train de parler en langue amharique à d’autres Éthiopiens. Son collègue lui a ordonné de mettre un terme à la conversation. Elle est retournée à Addis‑Ababa le 17 février 2014.

[6]               Le 18 février 2014, deux agents de sécurité se sont présentés chez la demanderesse et l’ont amenée au centre de détention pour des motifs politiques Maekelawi. Elle y a été détenue pendant sept jours et interrogée au sujet de sa participation aux activités des groupes d’opposition. Elle a été battue et humiliée.

[7]               La demanderesse est ensuite retournée au travail. Le 5 mars 2014, elle a effectué un vol vers la Chine où elle a fait une brève escale avant de retourner en Éthiopie le lendemain.

[8]               Le 13 mars 2014, la demanderesse a effectué un vol jusqu’en Afrique du Sud. Pendant son escale dans ce pays, le commandant de bord a tenté de l’agresser sexuellement. Elle a réussi à s’enfuir et à se réfugier dans la chambre d’un collègue. À son retour en Éthiopie, elle a signalé l’incident à la direction de la compagnie aérienne, mais aucune action n’a été prise. Elle est d’avis que cette inaction est attribuable au fait que le commandant de bord est un membre influent du parti au pouvoir, le Front de libération du peuple du Tigray [FLPT].

[9]               La demanderesse a fui l’Éthiopie le 16 mars 2014. Elle est arrivée au Canada le 18 mars 2014 après être passée par l’Italie. Elle a demandé l’asile le 4 avril 2014.

[10]           La SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. Comme la demanderesse n’avait pas demandé l’asile en Chine ou en Afrique du Sud, la SPR a jugé qu’elle n’avait pas de crainte subjective de persécution.

[11]           La demanderesse a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR au motif que la conclusion de la SPR selon laquelle elle n’avait pas de crainte subjective était déraisonnable. Elle a également affirmé que la SPR n’avait pas tenu compte comme il se doit des risques auxquels elle est exposée au sens de l’alinéa 97(1)a) de la LIPR. Au soutien de son appel, la demanderesse a produit deux lettres provenant d’Ethiopian Airlines dont ne disposait pas la SPR. La SAR a refusé d’admettre la nouvelle preuve et a confirmé la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’est ni une réfugiée au sens de la Convention, ni une personne à protéger.

IV.             Questions à trancher

[12]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.    Était‑il raisonnable que la SAR refuse d’admettre de nouveaux éléments de preuve?

B.     La SAR a‑t‑elle appliqué la bonne norme de contrôle dans le cadre de son examen de la décision de la SPR?

A.                Était‑il raisonnable que la SAR refuse d’admettre de nouveaux éléments de preuve?

[13]           Les nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse étaient les suivants : a) une lettre de décision d’Ethiopian Airlines datée du 15 juillet 2014; b) une lettre d’Ethiopian Airlines confirmant que la demanderesse a manqué deux vols entre le 21 février 2014 et le 25 février 2014 (période au cours de laquelle elle aurait été détenue au centre de détention pour des motifs politiques Maekelawi). Selon la SAR, les nouveaux éléments de preuve ne répondaient pas aux exigences prévues au paragraphe 110(4) de la LIPR parce qu’ils concernaient des circonstances survenues avant l’audience devant la SPR et que la demanderesse n’avait pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi elle ne les avait pas présentés à la SPR. La SAR a également conclu que les lettres, même si elles étaient admises, auraient peu de poids : elles décrivent des faits vagues, elles contiennent de nombreuses fautes d’orthographe et elles n’ont pas été fournies directement par la compagnie aérienne, mais plutôt par une tierce partie.

[14]           La SAR a cité les critères énoncés dans la décision Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385 [Raza], relatifs à l’admission de nouveaux éléments de preuve. Le droit n’est pas clair sur l’application de la décision Raza à un appel devant la SAR, étant donné que les critères ont été établis dans le contexte d’un examen des risques avant renvoi (voir Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1022, aux paragraphes 55 à 58 [Singh], et Denbel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 629). La Cour d’appel fédérale est actuellement saisie de la décision de la Cour dans l’affaire Singh.

[15]           Que l’on privilégie une application rigoureuse ou plus souple des critères énoncés dans la décision Raza, j’estime qu’il était raisonnable que la SAR rejette l’explication de la demanderesse quant à son défaut de produire la preuve devant la SPR. La demanderesse ne pensait pas que la compagnie aérienne lui fournirait l’information : voilà la seule raison qu’elle a donnée pour expliquer le fait d’avoir obtenu tardivement les lettres. Il était loisible à la SAR de rejeter cette explication en la jugeant insatisfaisante. Quoi qu’il en soit, la SPR a ajouté foi à la détention de la demanderesse, de même qu’à la tentative d’agression sexuelle à son endroit par le commandant de bord de la compagnie aérienne. Les lettres n’avaient donc aucune valeur probante à l’égard des faits en litige.

B.         La SAR a‑t‑elle appliqué la bonne norme de contrôle dans le cadre de son examen de la décision de la SPR?

[16]           Le droit n’est pas clair en ce qui concerne la norme de contrôle que la Cour doit appliquer aux décisions où la SAR choisit quelle norme de contrôle elle applique. La Cour d’appel fédérale est actuellement saisie de la décision de la Cour dans l’affaire Huruglica c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica].

[17]           En attendant que les tribunaux supérieurs clarifient la question, j’estime que la SAR commet une erreur lorsqu’elle examine les conclusions de la SPR selon la norme de la décision raisonnable et qu’elle n’effectue pas sa propre appréciation de la preuve. Certains juges de la Cour ont conclu que la SAR ne commet pas d’erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable à des conclusions reposant purement sur la crédibilité. Cependant, la Cour ne confirmera l’application de la norme de la décision raisonnable par la SAR aux conclusions de la SPR fondées sur la crédibilité que lorsque la SAR a manifestement fait sa propre évaluation de l’ensemble de la preuve (Shukurov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 949, aux paragraphes 14 à 16).

[18]           En l’espèce, la SAR a exprimé son intention de procéder à sa propre évaluation de la preuve et de déterminer elle‑même si la demanderesse a qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger. Cependant, il ne ressort pas clairement de l’examen de la décision de la SAR que cette démarche a été mise en pratique. Il semble plutôt que la SAR a appliqué la norme de la décision raisonnable à son examen d’un grand nombre d’éléments de l’analyse de la SPR et qu’elle n’a pas présenté sa propre analyse.

[19]           Au moment de déterminer s’il était raisonnable que la demanderesse ne demande pas l’asile en Chine, la SAR s’en est remise à l’expertise de la SPR :

[33] …La SPR est un organe spécialisé qui devrait connaître les systèmes de protection des réfugiés des autres pays. La SAR conclut que l’argument de l’appelante à ce sujet est dénué de fondement.

[20]           Or, les compétences spécialisées de la SAR sont considérées comme au moins égales, et généralement supérieures, à celles de la SPR (Huruglica, au paragraphe 49; Njeukam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 859, au paragraphe 14).

[21]           Dans son traitement du défaut de la SPR de bien tenir compte du risque auquel était exposée la demanderesse, conformément à l’article 97 de la LIPR, la SAR a fait preuve d’un degré de déférence encore plus grand. La SAR a dit regretter que la SPR n’ait pas explicitement analysé cet aspect de la demande d’asile de la demanderesse, sans toutefois se livrer à sa propre évaluation :

[36] … Il est malheureux que la SPR n’ait pas mentionné l’alinéa 97(1)a) de la LIPR dans ses motifs, mais la SAR estime que cela ne porte pas un coup fatal à sa décision. La SPR a clairement conclu que l’appelante n’était exposée à aucun des risques énoncés à l’article 96 ou 97 en Éthiopie. La SPR a fourni des motifs valables, et ses conclusions étaient fondées sur la preuve versée au dossier.

[22]           Je ne peux affirmer si une évaluation indépendante de la demande d’asile de la demanderesse aurait changé l’issue de l’appel interjeté devant la SAR. La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR en vue d’un nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm‑8377‑14

 

INTITULÉ :

H.A.K. C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 octobrE 2015

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

POUR LA DEMANDERESSE

 

Tamrat Gebeyehu

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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