Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151030


Dossier : IMM-7087-14

Référence : 2015 CF 1229

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2015

En présence de Monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

AR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               AR a de longs antécédents en matière d’immigration au Canada. Originaire du Kosovo, il est venu au Canada pour y demander l’asile en 2000. Sa demande a été jugée irrecevable en raison des crimes contre l’humanité qu’il a commis lorsqu’il faisait partie de l’Armée nationale yougoslave (ANY) dans les années 1990. AR a présenté deux demandes d’examen des risques avant renvoi (demandes d’ERAR), mais elles ont échoué.

[2]               Il a alors demandé la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire (demande CH), mais, en 2014, un agent d’immigration a rejeté sa demande. AR sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision relative à sa demande CH, au motif que la décision de l’agent était déraisonnable. En particulier, AR a allégué que l’agent avait commis une erreur en ne tenant pas compte de la gravité de sa situation en tant qu’individu d’origine ethnique rom soupçonné d’avoir collaboré avec les Serbes. Il a également prétendu que l’analyse, faite par l’agent, de la preuve relative à son rôle au sein de l’ANY, mais aussi de l’intérêt supérieur de ses enfants, était inadéquate. Il me demande d’annuler la décision de l’agent et d’ordonner qu’un autre agent réexamine sa demande CH.

[3]               Je suis d’accord avec AR pour dire que l’agent a commis une erreur dans son appréciation de la preuve. Je me dois par conséquent d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. L’unique question en litige consiste à savoir si la décision de l’agent était déraisonnable.

II.                Demande d’ordonnance de confidentialité présentée par AR

[4]               Après l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire, AR a demandé que le dossier soit mis sous scellés. Il a aussi demandé à ce que l’audience se déroule à huis clos, ou encore à être identifié par ses initiales, AR, au lieu de son nom complet. Cette demande était fondée sur les risques de préjudices que pourrait subir AR à son retour au Kosovo si son identité était révélée.

[5]               Le ministre s’est opposé à la demande d’AR concernant la mise sous scellés du dossier, car celui-ci fait déjà partie du dossier public en l’espèce. Il s’est également opposé à la demande d’audience à huis clos, au motif qu’une audience publique avait déjà eu lieu. Néanmoins, le ministre ne s’est pas prononcé sur la demande d’AR concernant l’utilisation de ses initiales plutôt que de son nom en entier dans le cadre de la présente instance.

[6]               À mon avis, grâce à l’anonymat que permet le recours à ses initiales plutôt qu’à son nom complet dans la présente décision, les intérêts d’AR peuvent être suffisamment protégés. AR n’a pas fourni de motifs suffisants pour justifier la mise sous scellés de l’ensemble du dossier. Quant à sa demande d’audience à huis clos, elle a de toute évidence été présentée hors délai.

III.             La décision de l’agent

[7]               L’agent a examiné attentivement les circonstances relatives à l’interdiction de territoire au Canada d’AR. Il a constaté qu’au cours d’une entrevue accordée en 2000 par AR, celui-ci avait révélé avoir pris part aux activités de l’ANY en 1990 et 1991, et qu’en outre, les agissements illicites de cette organisation avaient été confirmés par la preuve documentaire objective. Selon l’agent, la preuve montrait qu’AR avait participé personnellement à des attaques à la roquette contre des civils. En même temps, l’agent a reconnu que le service d’AR au sein de l’ANY en 1999 avait peut-être été involontaire, sans toutefois aller jusqu’à conclure qu’il avait mené ses activités militaires sous la contrainte.

[8]               L’agent a conclu qu’AR s’est établi au Canada en raison de son emploi, de sa situation financière et de ses liens avec sa communauté, et qu’il a également noué une relation avec sa conjointe de fait; le couple a deux enfants nés au Canada.

[9]               En ce qui concerne le bien-être des enfants, l’agent a convenu qu’il était préférable que les deux parents soient présents pour assurer leur éducation. Toutefois, il a affirmé à maintes reprises que l’absence d’AR n’irait pas nécessairement à l’encontre de l’intérieur supérieur des enfants. L’agent a noté que, lors de sa réinstallation au Canada, la conjointe d’AR avait laissé ses deux enfants plus âgés auprès de son ex-mari aux Philippines, et que ses deux enfants semblaient bien se porter. De façon analogue, d’après l’agent, il était vraisemblablement possible qu’un seul parent s’occupe des enfants d’AR, lesquels pourraient communiquer fréquemment avec lui grâce à divers moyens de communication.

[10]           Quant aux risques auxquels pourrait être exposé AR en cas de retour au Kosovo, l’agent a d’abord cité l’analyse qu’il avait faite lors d’une précédente décision d’ERAR défavorable, puis il s’est penché sur des éléments de preuve plus récents. Ces éléments indiquaient que les Roms constituaient un groupe vulnérable au Kosovo, mais qu’il existait des lois et des politiques pour les protéger. Malgré que les Roms soient manifestement confrontés à de la discrimination et à des difficultés, l’agent ne pouvait conclure qu’AR serait vraisemblablement exposé à une menace à sa vie ou à un risque de torture ou de peines ou de traitements cruels et inusités à son retour dans son pays.

[11]           Dans le même ordre d’idées, l’agent a estimé qu’il était peu probable qu’AR soit exposé à des risques de préjudices en tant que présumé collaborateur serbe.

[12]           En définitive, après avoir soupesé les facteurs positifs et négatifs, l’agent a conclu qu’AR n’avait pas droit à la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.

IV.             La décision de l’agent était-elle déraisonnable?

[13]           Le ministre a soutenu que la décision de l’agent était raisonnable parce qu’elle traitait correctement de la preuve  relative aux risques auxquels AR serait exposé s’il devait retourner au Kosovo. Le ministre a en outre affirmé que l’évaluation de l’agent quant à l’intérêt supérieur des enfants d’AR était raisonnable.

[14]           Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, l’agent a négligé de se pencher sur les éléments de preuve attestant du traitement très défavorable réservé à la population rom au Kosovo, et particulièrement à ceux considérés comme des collaborateurs serbes. Qui plus est, l’analyse de l’agent en ce qui a trait aux enfants d’AR était insuffisante. Je dois donc faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

[15]           Manifestement, l’agent comprenait la différence entre la demande d’ERAR, qui est fondée sur la probabilité d’être exposé à des risques, et la demande CH, qui repose sur la possibilité d’être confronté à des difficultés considérables. Or, il est difficile de voir comment l’agent en est arrivé à la conclusion qu’AR n’était pas exposé à un risque assimilable à une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive. L’agent a expliqué pourquoi les éléments de preuve ne satisfaisaient pas au critère de l’ERAR, mais il n’a pas précisé en quoi ces mêmes éléments de preuve n’établissaient pas l’existence de difficultés considérables. Dans sa décision, on ne trouve aucune analyse distincte des éléments de preuve en fonction de ce dernier critère.

[16]           Par ailleurs, l’agent a répété à de nombreuses reprises que l’absence d’AR ne porterait pas nécessairement atteinte à l’intérêt supérieur de ses enfants. Ces commentaires laissent entendre qu’il vaudrait peut-être mieux pour les enfants que leur père soit renvoyé du Canada. Il n’y a absolument aucune preuve qui étaye cette conclusion. Le renvoi d’un parent est presque toujours contraire à l’intérêt supérieur des enfants (Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, aux paragraphes 5 et 6). Lorsqu’un agent tranche dans le sens contraire, il lui incombe le lourd fardeau d’expliquer pourquoi. Or, en l’espèce, l’agent n’a tout simplement pas traité de cette question.

[17]           Par conséquent, j’estime que la décision de l’agent était déraisonnable, car il a omis d’examiner adéquatement la preuve relative aux difficultés qu’occasionnerait un renvoi, non seulement pour AR lui-même, mais également du point de vue de l’intérêt supérieur de ses enfants nés au Canada. La décision de l’agent ne faisait donc pas partie des issues pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.                Conclusion et décision

[18]           La décision de l’agent était déraisonnable, car elle ne renfermait pas d’explication intelligible et transparente pour justifier la conclusion selon laquelle le renvoi d’AR du Canada n’entraînerait pas pour lui des difficultés importantes ni ne nuirait à l’intérêt supérieur de ses enfants. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner que la demande CH d’AR fasse l’objet d’un nouvel examen par un autre agent. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande du demandeur visant l’utilisation de ses initiales plutôt que de son nom en entier dans la présente décision est accueillie.

2.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen.

3.      Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« James W. O’Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7087-14

 

INTITULÉ :

AR

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 juin 2015

 

Jugement et motifs :

Le juge O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 octobre 2015

 

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

 

Pour le demandeur

 

John Loncar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk et Kingwell, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.