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Date : 20151104


Dossier : IMM-2260-15

Référence : 2015 CF 1246

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

SAIFUL ISLAM

NAZNEEN NAHAR

SOHA ISLAM ORVIKA

EHAN ISLAM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et visant la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile présentée par les demandeurs au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.                Contexte

[2]               Les demandeurs, Saiful Islam (42 ans) [le demandeur principal], Nazneen Nahar (43 ans) et leurs enfants, Soha Islam Orvika (7 ans) et Ehan Islam (5 ans), sont des citoyens du Bangladesh et ils ont demandé l’asile à la frontière canadienne le 22 juillet 2014.

[3]               Selon ce qu’il a indiqué dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], le demandeur appuie le Parti nationaliste du Bangladesh [le PNB] depuis 1988, il en est membre depuis 1995 et, de 2006 à 2013, il a participé à des activités du Jatiyatabadi Samajik Sangskritik Sangstha [le JASAS], l’aile culturelle du PNB, dans la région géographique de Nababgonj. Le demandeur principal allègue qu’il est bien connu dans sa collectivité et qu’il a travaillé pour le PNB lors de plusieurs campagnes électorales. Il possède un centre de pisciculture à Nababgonj et une entreprise d’importation à Mirpur.

[4]               Le demandeur principal prétend qu’il a été battu, qu’on a menacé de le tuer et de l’enlever et que ses entreprises ont été victimes d’extorsion de la part de la Ligue Awami [la Ligue], qui a bénéficié de l’aide de la police. Le 20 juillet 2010, le demandeur principal a été agressé par des hommes de main de la Ligue pendant un rassemblement public. Deux ans plus tard, les hommes de main de la Ligue l’ont pris à partie pendant qu’il s’acquittait des tâches qui lui incombait à titre de secrétaire général du JASAS. Le 20 mars 2013, les hommes de main de la Ligue se sont rendus au centre de pisciculture du demandeur principal et ils ont exigé 100 kilogrammes de poisson pour les célébrations de la Journée de l’indépendance du Bangladesh. Le demandeur principal a refusé, et il s’est fait injurier par les hommes de main de la Ligue. Le lendemain, il a trouvé plusieurs poissons morts empoisonnés dans son bassin. Le 8 août 2013, les hommes de main de la Ligue se sont fait remettre 50 000 takas (monnaie du Bangladesh) au magasin du demandeur principal et ils ont dit à celui‑ci que, s’il voulait continuer de faire des affaires au Bangladesh, il devrait soit leur verser une somme chaque mois soit devenir membre de la Ligue.

[5]               Le 8 janvier 2014, les hommes de main de la Ligue, avec l’aide de policiers, ont attaqué les participants à un rassemblement politique auquel le demandeur principal prenait part. Certains participants ont été blessés. Le demandeur principal a reçu des menaces par téléphone et il a quitté sa résidence et est allé se cacher. D’autres dirigeants et membres du PNB ont aussi été obligés de se cacher des hommes de main de la Ligue ainsi que de la police.

[6]               Le 28 janvier 2014, le demandeur principal a participé à une chaîne humaine dans une marche de protestation et, pendant qu’il retournait chez lui, il a été attaqué et menacé de mort. Il s’est caché chez un ami. Les hommes de main de la Ligue et des policiers se sont rendus chez le demandeur principal pour essayer de le trouver et ils ont rudoyé son épouse, ils ont effrayé leurs enfants et ils ont de nouveau menacé le demandeur principal. Après cet incident, les demandeurs ont déménagé à Savar, ils ont communiqué avec un avocat et ils ont demandé l’aide d’un agent pour quitter le Bangladesh.

[7]               Le demandeur et sa famille ont obtenu des visas pour les États‑Unis au début d’avril 2014, et ils s’y sont rendus le 30 mai 2014. Les demandeurs ont quitté les États‑Unis le 22 juillet 2014 et ils ont demandé l’asile à la frontière canadienne le jour même.

[8]               Dans une décision rendue le 21 avril 2015, la SPR a rejeté la demande d’asile présentée par les demandeurs au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

III.             La décision faisant l’objet du contrôle

[9]               La SPR a conclu que le demandeur principal n’était pas crédible et que, en conséquence, il fallait accorder peu de poids à plusieurs éléments de preuve documentaires présentés par les demandeurs.

[10]           La SPR a conclu que le demandeur principal n’était pas crédible pour plusieurs raisons : il a répondu de façon vague aux questions posées pendant son témoignage; il a affirmé dans son témoignage que les hommes de main de la Ligue avaient essayé de l’enlever et de le tuer alors que, dans son formulaire FDA, il avait seulement déclaré avoir été menacé d’être enlevé et tué; il a répondu de façon ambiguë aux questions portant sur les menaces visant ses enfants et il n’a pas mentionné dans son formulaire FDA les menaces dont ses enfants auraient été directement la cible; il a déclaré que, après avoir obtenu son visa pour les États‑Unis, il a continué à exploiter son entrepôt à Mirpur et que ni la police ni les hommes de main de la Ligue ne s’y étaient rendus pour essayer de le trouver; et, bien qu’il ait déclaré que sa famille et lui avaient déménagé après l’incident du 28 janvier 2014 et qu’ils s’étaient cachés à divers endroits, il n’a fourni qu’une seule adresse à l’annexe A du formulaire FDA, soit celle où ils avaient habité de 2004 à mai 2014.

[11]           En outre, les demandeurs ont obtenu leurs visas pour les États‑Unis au début d’avril 2014, mais ils ne s’y sont rendus que le 30 mai 2014, et ils ont attendu jusqu’au 22 juillet 2014 avant de demander l’asile au Canada. La SPR a conclu que la décision des demandeurs de ne pas demander l’asile à la première occasion raisonnable, soit aux États‑Unis, ne correspondait pas au comportement typique d’une personne en quête de protection et dénotait un manque de crainte subjective de persécution.

[12]           La SPR a accordé peu de valeur probante à la plupart des éléments de preuve documentaires présentés par les demandeurs : « En raison de la crédibilité affaiblie des demandeurs d’asile, selon l’évaluation du tribunal, celui‑ci conclut que son évaluation est un élément de preuve plus probant pour ce qui est d’infirmer les allégations des demandeurs d’asile que [l’élément de preuve documentaire] pour ce qui est de confirmer ces allégations. » En outre, la SPR a estimé que même la preuve documentaire donnait à penser que le demandeur principal participait aux activités du PNB et en était membre depuis plusieurs années; les lettres et les affidavits d’amis, de proches et de personnes appartenant au PNB ne constituaient pas des éléments de preuve probants établissant que le demandeur principal avait été maltraité par la Ligue, par les policiers ou par d’autres personnes au Bangladesh.

[13]           La SPR a donc rejeté la demande d’asile des demandeurs, car elle n’a pas cru que le demandeur principal avait été ou serait persécuté au Bangladesh pour une opinion politique qu’on lui prête ou pour toute autre raison, pas plus que ses proches ne le seraient parce qu’ils sont membres de sa famille.

IV.             La question en litige

[14]           Voici la question centrale qu’il faut trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire :

La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans ses conclusions relatives à la crédibilité et dans son appréciation de la preuve?

V.                Les dispositions législatives

[15]           Voici les dispositions législatives pertinentes en l’espèce :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

      (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

      (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

      (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

      (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

      (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

      (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

      (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

      (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VI.             La position des parties

[16]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a fait preuve de zèle excessif pour essayer de trouver des contradictions dans leur récit et qu’elle n’a pas tenu compte des explications du demandeur principal quant aux menaces dont ses enfants ont été la cible; quant à la raison pour laquelle il n’avait pas demandé l’asile aux États‑Unis et quant à la raison pour laquelle la police ne s’était pas rendue à son entrepôt à Mirpur en vue de le trouver. En ce qui concerne la preuve documentaire, il était déraisonnable pour la SPR de n’accorder aucune valeur aux affidavits de la belle‑mère, du cousin et de l’employé du demandeur principal parce qu’ils avaient été rédigés après que les demandeurs ont présenté leur demande d’asile. Qui plus est, puisque la SPR a accepté que le demandeur appartenait au PNB et que la preuve documentaire établissait clairement que les membres du PNB sont exposés à de graves actes de persécution et à des agressions de la part de membres du parti majoritaire – soit la Ligue – et de policiers, la SPR a commis une erreur de droit car elle n’a pas tenu compte de ces éléments dans son examen de la demande d’asile des demandeurs, et ce, malgré qu’elle ait conclu que le demandeur principal n’était pas crédible (Burgos-Rojas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 88 (QL), 162 FTR 157). Les demandeurs ont donc clairement établi qu’ils craignent avec raison d’être persécutés (Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, [1989] ACF no 67); Chichmanov c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 832 (QL)), qu’ils craignent réellement de retourner au Bangladesh et que leur crainte est raisonnable (Tong c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1376 (QL)).

[17]           Pour sa part, le défendeur allègue qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que le demandeur principal n’était pas crédible. La SPR a fondé ses conclusions sur un cumul de motifs; plus précisément, le demandeur principal a fait plusieurs déclarations contradictoires au cours de l’audience devant la SPR, il a enjolivé des déclarations antérieures, fait des déclarations invraisemblables et omis de demander l’asile dès que possible aux États‑Unis. Il était en outre raisonnable pour la SPR d’accorder moins de poids à certains éléments de preuve subjectifs et d’en accorder davantage aux documents objectifs présentés en preuve, tels que les documents produits par le gouvernement, les documents médiatiques et les documents personnels qui n’ont pas été préparés en vue d’obtenir l’asile. Compte tenu de l’appréciation que la SPR a faite de la preuve documentaire, il était également raisonnable qu’elle rejette la prétention selon laquelle le simple fait d’appuyer le PNB avait exposé les demandeurs au risque d’être tué. Par conséquent, puisque le récit du demandeur principal n’était pas crédible et que le simple fait pour une personne d’être un membre actif du PNB ne l’expose pas à un risque de persécution, il était raisonnable de la part de la SPR de rejeter la demande d’asile des demandeurs.

VII.          La norme de contrôle

[18]           Il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable aux conclusions de la SPR relatives à la crédibilité et à son appréciation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Exantus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1118; Sun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 387 [Sun]; Tomic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 126).

VIII.       Analyse

A.                L’omission de demander l’asile aux États‑Unis

[19]           Le demandeur principal prétend que la conclusion de la SPR relativement à son manque de crédibilité est déraisonnable. L’évaluation de la crédibilité du demandeur est au cœur de la compétence de la SPR, qui est la mieux placée pour apprécier les témoignages et la preuve dans leur ensemble (Mejia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 434, au paragraphe 26 [Mejia]; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732). La Cour doit donc faire preuve d’un degré élevé de déférence à l’égard des conclusions relatives à la crédibilité tirées par la SPR :

[65]      Il est bien établi que les conclusions relatives à la crédibilité commandent un degré élevé de déférence judiciaire et qu’elles ne doivent être infirmées que dans les cas les plus évidents (voir Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1330, [2011] ACF no 1633, au paragraphe 30). Cela étant, la Cour ne doit généralement pas substituer son opinion à celle du décideur, à moins qu’elle conclue que la décision a été fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (voir Bobic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1488, [2004] ACF no 1869, au paragraphe 3). Lorsque la Cour contrôle la décision d’un tribunal de la Commission, il n’y a pas lieu d’examiner à la loupe des passages isolés; elle doit plutôt vérifier si la décision dans son ensemble étaye une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité (voir Caicedo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1092, [2010] ACF no 1365, au paragraphe 30). [Non souligné dans l’original.]

(Fatih c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 857, paragraphe 65)

[20]           Quoi qu’il en soit, comme il a déjà été mentionné, il y a des circonstances dans lesquelles la Cour a l’obligation de conclure que les conclusions de la SPR ne sont pas raisonnables, et la Cour doit alors intervenir. Après examen du dossier certifié du tribunal, y compris la transcription de l’audience, les observations des parties et les motifs de la SPR, la Cour conclut que l’évaluation de la crédibilité du demandeur principal est déraisonnable, car la SPR a tiré ses conclusions relatives à la crédibilité sans tenir compte de la preuve dans son ensemble (Ramos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 298, au paragraphe 7; Mejia, précitée, au paragraphe 26).

[21]           Comme il a déjà été souligné, la SPR a conclu que les demandeurs avaient adopté un comportement qui correspondait à celui d’une personne en quête de protection et qui dénotait un manque de crainte subjective de persécution. La crédibilité des demandeurs à l’égard de leurs allégations quant aux menaces et aux agressions dont ils auraient été victimes au Bangladesh a été minée en raison du fait qu’ils n’ont pas demandé l’asile aux États‑Unis et qu’ils ont attendu deux mois dans ce pays avant de demander l’asile au Canada. Devant la SPR, le demandeur principal a déclaré qu’il avait l’intention de demander l’asile aux États‑Unis, mais que des membres de la communauté bangladaise à qui il avait parlé aux États‑Unis lui avaient dit que cela leur prendrait plus de temps pour obtenir le statut de réfugié aux États‑Unis qu’au Canada. La SPR a estimé que ces explications n’étaient pas satisfaisantes puisqu’elle a conclu que les demandeurs auraient dû demander l’asile aux États‑Unis à la première occasion raisonnable, et ce, même si le délai pour obtenir l’asile aux États‑Unis aurait été plus long qu’au Canada (décision de la SPR, au paragraphe 25).

[22]           L’omission de demander l’asile à la première occasion peut être un facteur pertinent dans l’appréciation de la crédibilité d’un demandeur, mais on ne peut pas tirer une conclusion défavorable relative à la crédibilité sur ce seul fondement (Gavryushenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1209 (QL), 194 FTR 161 [Gavryushenko]; Sun, précitée, au paragraphe 28). La SPR ne peut pas faire fi des explications du demandeur et elle doit en tenir compte (Rodriguez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 4, au paragraphe 7 [Rodriguez]; Gavryushenko, précitée). Au paragraphe 7 de la décision Rodriguez, précitée, le juge Yvon Pinard a souligné qu’il ne faut pas « imposer au demandeur une obligation de demander le statut de réfugié à la première occasion, dans un pays tiers ». À cet égard, d’autres facteurs peuvent parfois l’emporter.

[23]           En l’espèce, c’est exactement ce que la SPR a fait. Non seulement la SPR a imposé aux demandeurs l’obligation de demander l’asile aux États‑Unis, mais elle s’est presque exclusivement fondée sur cette omission pour conclure que les demandeurs n’avaient pas une  crainte subjective de persécution et que, par conséquent, leur crédibilité était minée à l’égard de leurs allégations quant aux menaces et aux agressions dont ils auraient été victimes au Bangladesh. En outre, la SPR n’a pas tenu compte des explications des demandeurs quant aux raisons pour lesquelles ces derniers n’avaient pas demandé l’asile aux États‑Unis. Par conséquent, il était déraisonnable pour la SPR de conclure comme elle l’a fait.

B.                 La preuve documentaire

[24]           La SPR a accordé peu de poids, voire aucun, aux affidavits de la belle‑mère, du cousin et de l’employé du demandeur principal ni, dans une certaine mesure, à celui de l’avocat de ce dernier, car les affidavits avaient été préparés après que les demandeurs ont demandé l’asile au Canada, dans le seul but d’étayer leur demande.

[25]           La Cour a conclu à de nombreuses reprises que ce type de raisonnement pose problème. C’est notamment le cas en l’espèce, puisque la preuve non contredite concernant le demandeur établit que ce dernier appartient au PNB, qu’il est membre de l’aile culturelle du PNB et qu’il est le secrétaire du PNB dans sa région.

[27]      Comme le juge O’Keefe l’a fait observer dans S M D c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37, [2010] ACF no 369, « il me semble que, si l’on suit le raisonnement de la Commission, n’importe quelle lettre produite au soutien de la demande d’asile serait intéressée. Cela ne saurait être. Un demandeur d’asile doit pouvoir exposer son cas ».

[28]      Dans Ugalde c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 458, [2011] ACF 647, le juge de Montigny a examiné une question similaire et la jurisprudence pertinente et il a exposé ce qui suit au paragraphe 26 :

[26] Toutefois, la jurisprudence a établi que, selon les circonstances, la preuve ne doit pas être écartée simplement parce qu’elle provient de personnes liées aux intéressés : R c Laboucan, 2010 CSC 12, au par. 11. Comme le souligne avec raison l’avocate du défendeur, l’arrêt Laboucan a été rendu dans une affaire criminelle; cependant, la jurisprudence de la Cour en matière d’immigration a établi le même principe. En effet, selon plusieurs décisions en matière d’immigration, le fait d’accorder peu de poids à la preuve parce qu’elle émane d’un ami ou d’un membre de la famille constitue une erreur.

[27] Par exemple, dans l’affaire Kaburia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 516, la juge Dawson a statué, au paragraphe 25, que « le fait qu’une lettre a été sollicitée ou qu’elle a été écrite par un parent n’est pas suffisant en soi pour en invalider le contenu ». De même, le juge Phelan a fait observer ce qui suit dans la décision Shafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 714, au paragraphe 27 :

L’agente n’attache guère de valeur probante au témoignage par affidavit des deux autres témoins parce qu’il émane d’un ami intime de la famille et d’un cousin. Elle n’explique pas qui d’autre que des amis et des parents devrait donner ce genre de témoignage.

De même, dans la décision Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 226, au paragraphe 31, la juge Mactavish a déclaré ce qui suit :

S’agissant de la lettre du président de l’organisation, je ne comprends pas la critique de la Commission lorsqu’elle dit que la lettre était intéressée, puisqu’il est probable que tout élément de preuve présenté par un revendicateur sera utile pour son cas et pourrait par conséquent être qualifié d’« intéressé ».

[28] À la lumière de cette jurisprudence, dans les circonstances, je ne crois pas qu’il était raisonnable que l’agente accorde à cette preuve une faible valeur probante simplement parce qu’elle émanait des membres de la famille des demandeurs. L’agente aurait sans doute préféré des lettres écrites par des personnes n’ayant aucun lien avec les demandeurs et ne se souciant pas de leur bien‑être. Cependant, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne n’ayant aucun lien avec les demandeurs soit en mesure de fournir ce genre de preuve à propos de ce qui est arrivé aux demandeurs au Mexique. Les membres de la famille des demandeurs ont été témoins de leur persécution alléguée, alors ce sont les personnes les mieux placées pour témoigner au sujet de ces événements. De plus, comme les membres de leur famille ont eux‑mêmes été ciblés après le départ des demandeurs, il est opportun qu’ils décrivent eux‑mêmes les événements qu’ils ont vécus. Par conséquent, il était déraisonnable que l’agente n’ajoute pas foi à cette preuve simplement parce qu’elle émanait de personnes liées aux demandeurs.

[29]      Le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier de nouveau la preuve; or, puisque la Commission a accordé peu de poids aux affidavits pour le seul motif qu’ils étaient intéressés, la Commission doit réexaminer ces éléments de preuve.

(L.O.M.T. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 957, aux paragraphes 27 à 29 [L.O.M.T.])

[26]           Compte tenu de ce qui précède, comme l’a souligné la juge Catherine M. Kane au paragraphe 29 de la décision L.O.M.T., précitée, le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier de nouveau la preuve; il faudrait donc, à tout le moins, que la SPR se penche sur la preuve et, ainsi, examine l’affaire en profondeur. Il reviendra alors au tribunal spécialisé de tirer ses conclusions au vu de l’ensemble du dossier.

IX.             Conclusion

[27]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Commission est annulée, et l’affaire est renvoyée à un nouveau tribunal pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2260-15

 

INTITULÉ :

SAIFUL ISLAM, NAZNEEN NAHAR, SOHA ISLAM ORVIKA, EHAN ISLAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 OCTOBRE 2015

 

moTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 NOVEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Nilufar Sadeghi

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Thomas Cormie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joseph W. Allen & Associates

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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