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Date : 20151116


Dossier : T-193-15

Référence : 2015 CF 1271

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

SHANE CRAWLER

demandeur

et

LA PREMIÈRE NATION DE WESLEY

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]                La relation entre le conseiller, ou ex-conseiller selon le cas, Shane Crawler, d’une part, et le chef et les autres conseillers de bande de la Première Nation de Wesley d’autre part, a été tendue depuis des années.

[2]               En février 2013, il a été suspendu, avec salaire, dans des circonstances qui ne font pas l’objet du présent contrôle judiciaire.

[3]               En août 2013, un agent de la Gendarmerie royale du Canada a communiqué l’information selon laquelle entre mars 2011 et octobre 2012, M. Crawler avait fraudé la Première Nation de Wesley de 25 600 $ en contravention du paragraphe 380(1) du Code criminel.

[4]               Le 8 décembre 2014, alors qu’elle était parfaitement au courant des accusations criminelles, la Première Nation de Wesley a réélu M. Crawler à titre de conseiller.

[5]               Par une résolution du conseil de bande datée du 19 janvier 2015, M. Crawler a soit été implicitement disqualifié (comme il le décrit), soit ses droits à titre de conseiller ont été restreints (comme la défenderesse le décrit). Après avoir examiné les accusations d’acte criminel déposées contre M. Crawler et avoir déclaré que le chef et le conseil avaient une obligation fiduciaire envers la Première Nation de Wesley de gérer les affaires et les éléments d’actifs de la bande, il a été résolu que, bien que M. Crawler avait droit à une indemnité de départ de conseiller pour les années 2010 à 2014, 25 600 $ seraient déduits de cette indemnité pour compenser les pertes subies en raison de la façon dont il a géré les finances et les éléments d’actifs de la bande. Il ne devait, d’aucune façon que ce soit, gérer les finances ou les éléments d’actifs de la bande, sauf en ce qui a trait à la réception de sa rémunération continue de conseiller, ni autoriser des dépenses, en attendant la résolution de toutes les accusations criminelles liées à la fraude alléguée. Il n’avait pas le droit d’agir ou de voter sur les questions concernant les éléments d’actifs ou les questions de budget de la Première Nation de Wesley [traduction] « en attendant la résolution de toute les charges criminelles liées à la fraude alléguée » et la gestion de la région de la Première Nation de Wesley dans laquelle M. Crawler résidait devait relever directement du chef.

[6]               C’est cette résolution du conseil de bande, et uniquement celle-ci, qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[7]               En juin 2015, M. Crawler a été disqualifié à titre de conseiller au motif qu’il avait raté trois réunions du conseil consécutives sans avoir donné d’excuse légitime. Cette résolution fait l’objet d’un contrôle judiciaire distinct dans le dossier de la Cour T-1095-15.

[8]               Le 6 juillet 2015, la Couronne a retiré l’acte d’accusation contre M. Crawler. Cependant, on ne lui a pas remboursé les 25 600 $ qui ont été retenus de son indemnité de départ pour les années 2010 à 2014.

[9]               Le 7 septembre 2015, M. Crawler a poursuivi la Première Nation de Wesley à la cour provinciale de l’Alberta pour récupérer les 25 600 $, avec intérêts.

[10]           Ce récit des événements qui ont eu lieu après l’entrée en vigueur de la résolution du 19 janvier 2015, celle dont la Cour est saisie, est nécessaire, parce que la Première Nation de Wesley est d’avis que toute l’affaire est maintenant théorique. M. Crawler n’a jamais été implicitement disqualifié à titre de conseiller, mais il a plutôt été disqualifié en vertu d’une résolution distincte qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire distinct en cours. Les 25 600 $ ne devraient pas être remboursés parce qu’ils font l’objet d’une action devant la cour provinciale de l’Alberta qui sera résolue par le juge des faits après que celui-ci ait entendu les témoins.

[11]           Quant à lui, M. Crawley est d’avis qu’on ne lui a pas donné un préavis suffisant de la tenue de la réunion avec le chef et le conseil du 19 janvier 2015 et qu’ainsi, il a été incapable de se préparer et de se défendre. Par conséquent, la résolution doit être annulée. Cependant, il est prêt à laisser la cour provinciale de l’Alberta décider du sort des 25 600 $ en question. Il m’a aussi invité à faire des remarques incidentes qui, à son avis, l’aideront dans le cadre du contrôle judiciaire à venir.

I.                   Le contexte

[12]           La Première Nation de Wesley est l’une des trois Premières Nations qui constituent les Premières Nations Stoney Nakoda. Les Premières Nations Stoney Nakoda sont une bande indienne en vertu de la Loi sur les Indiens. Elle se gouverne en vertu de coutumes de la bande, qui ont été écrites, du moins en partie, plutôt qu’en vertu des dispositions de la Loi. La Première Nation de Wesley est composée de trois régions non contiguës : Morley, Eden Valley et Big Horn. Bien que chaque électeur qualifié puisse voter pour le chef et tous les conseillers, un des conseillers doit habiter à Big Horn. Il s’agissait de M. Crawler.

II.                La décision

[13]           J’ai conclu que M. Crawler n’a pas eu un préavis suffisant que ses droits et ses devoirs à titre de conseiller, ainsi que ses affaires financières, étaient à l’ordre du jour de la réunion du chef et du conseil de bande du 19 janvier 2015. Par conséquent, je déclare que la résolution du conseil de bande est invalide. Cependant, je n’ordonnerai pas que les 25 600 $ soient remboursés à M. Crawler. Il est plus approprié que cette question soit tranchée par la cour provinciale de l’Alberta.

III.             Les faits

[14]           Le 11 janvier 2015, M. Crawler a reçu un courriel et un message texte de Norma Jean Roberts l’avisant qu’il y aurait une réunion du conseil le 19 janvier 2015 au bureau de Doug Rae. M. Rae est l’avocat associé principal du cabinet d’avocats qui agit pour la Première Nation de Wesley en l’espèce. Personne n’a donné à penser qu’il était inhabituel qu’une réunion soit tenue au bureau de M. Rae.

[15]           Mme Roberts était, à l’époque, directrice générale et dirigeante principale des finances de la Première Nation de Wesley. M. Crawler a demandé à Mme Roberts s’il devait être accompagné d’un avocat. Il se souvient qu’elle lui ait répondu par la négative. Mme Roberts n’a aucun souvenir de cette conversation. Selon M. Crawler, il a posé la question parce qu’il savait que la question de l’indemnité de départ devrait être abordée un jour. À mon avis, la question de savoir si cette conversation a réellement eu lieu n’a aucune importance.

[16]           Comme d’habitude, l’ordre du jour n’a été distribué qu’au début de la réunion. Trois points y figuraient : a) prières d’ouverture, b) la question du conseiller de Big Horn et c) mises à jour de l’administration.

[17]           Selon M. Crawler, l’ordre du jour ne l’avisait pas qu’il allait être implicitement disqualifié à titre de conseiller ni que les 25 600 $ en question seraient confisqués de son indemnité de départ. La question de sa suspension précédente n’était pas encore réglée.

[18]           Selon l’ébauche du compte rendu de la réunion, M. Crawler a accepté la résolution. Cependant, il ne l’a jamais signée, alors que le chef et les autres conseillers l’ont fait.

[19]           Un aspect particulier de la réunion était la présence de M. W. Tibor Osvath. M. Osvath est un avocat de Rae and Company et il était l’auteur de l’ébauche de la résolution après la réunion.

[20]           L’ébauche du compte rendu est inhabituelle parce que des parties de l’ébauche ont été caviardées, censément en raison du secret professionnel de l’avocat. M. Osvath, qui représentait la Première Nation de Wesley à l’audition du présent contrôle judiciaire, ne peut pas affirmer que M. Crawler était son client. Toute l’affaire sent le coup monté.

IV.             Analyse

[21]            Comme l’avocat de M. Crawler le souligne, si M. Crawler avait eu un préavis suffisant et qu’il l’avait consulté (comme il l’avait fait au sujet de sa suspension précédente), son avocat lui aurait suggéré de soutenir à la réunion que toute prétention de la Première Nation de Wesley était prescrite. Je n’ai pas à me prononcer à ce sujet, sauf pour dire que M. Crawler aurait dû avoir l’occasion de soulever la question.

[22]           Le principe de justice naturelle prévoit que M. Crawler devait avoir l’occasion de présenter une défense complète. Il a été écrit que même Dieu n’a pas exilé Adam et Ève du jardin d’Éden sans d’abord leur donner droit à une audience complète (The King v. the Chancellor, & c., of Cambridge, (1723) 1 Stra. 557; Cooper v. The Wandsworth Board of Works (1863), 143 E.R. 414 à la p. 420; et Matondo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 416, 44 Imm LR (3d) 225).

[23]           La défenderesse soutient qu’il ne s’agit pas d’un cas où un préavis n’a pas été donné, ni d’un cas de tenue de réunions secrètes à l’insu de M. Crawler. C’est bien possible, mais lorsqu’on dépasse les bornes, on dépasse les bornes.

[24]           Il suffit d’examiner la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Cardinal c Établissement de Kent, [1985] 2 RCS 643, [1985] ACS no 78 (QL). La question dans cet arrêt en était une d’équité procédurale en ce qui a trait aux procédures disciplinaires d’un pénitencier. Il a été conclu que M. Cardinal n’avait pas eu droit à une audience équitable.

[25]           Quant à la question du manque de préavis, le juge LeDain a écrit au paragraphe 21 :

[…] Avec égards, je ne crois pas que l'on ait satisfait à l'exigence d'avis et d'audition incombant au directeur, comme le suggère le juge Macdonald, parce que les appelants savaient par suite de leur comparution devant le Conseil d'examen des cas de ségrégation pourquoi ils avaient été mis en ségrégation. Ils avaient le droit de savoir pourquoi le directeur n'avait pas l'intention de suivre la recommandation du Conseil […]

[26]            En l’espèce, M. Crawler se présentait à une réunion à titre de conseiller, et non à titre de personne qui savait qu’une décision attendue allait être rendue.

[27]           Le juge LeDain a ajouté au paragraphe 23 :

[…] j'estime nécessaire d'affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l'audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n'appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d'hypothèses sur ce qu'aurait pu être le résultat de l'audition.

[28]           Le défaut de donner un préavis adéquat tranche la question. Il n’est pas nécessaire, et il serait inapproprié, de déterminer si M. Crawler a été implicitement disqualifié de son poste de conseiller, parce que le règlement en matière d’élection prévoit qu’il y a disqualification dans le cas d’une déclaration de culpabilité, et non d’une accusation.

[29]           Aucun élément de preuve ne m’a été présenté qui établit que M. Crawler a réellement été exclu d’une réunion du conseil ou qui me permet de tenir compte de son argument selon lequel il existe un aspect financier pour chacune des résolutions de la bande, et que c’est pour cette raison qu’il avait été absent lors des trois réunions qui font l’objet du contrôle judiciaire en cours dans le dossier de la Cour T-1095-15.

[30]           Le chef et les conseillers de la bande ont une obligation fiduciaire envers la Première Nation de Wesley. Rien dans les présents motifs ne définit ni ne restreint la portée de cette obligation financière. Même M. Crawler concède que le chef et les autres conseillers auraient pu s’assurer qu’il ne puisse pas signer de chèque ou manipuler l’argent de la Première Nation de Wesley pendant que ces accusations étaient en instance.

[31]           Enfin, les redressements dans le cadre d’un contrôle judiciaire sont de nature discrétionnaire. Compte tenu des circonstances, je suis d’avis qu’il est convenable de simplement déclarer que la demande de contrôle judiciaire est fondée, sans ordonner de mesure de redressement (MiningWatch Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 RCS 6).

[32]           La légalité de la résolution du 19 janvier 2015 sera tranchée dans le cadre du contrôle judiciaire à venir et il est préférable que la cour provinciale de l’Alberta tranche la question des 25 600 $.


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT,

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est fondée et que M. Crawler a droit à ses dépens.

« Sean Harrington »

Juge

Traduction certifiée conforme,

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-193-15

INTITULÉ :

SHANE CRAWLER c PREMIÈRE NATION DE WESLEY

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 3 NOVEMBRE 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :

LE 16 NOVEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Larry S. Heald

POUR LE DEMANDEUR

W. Tibor Osvath

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Larry S. Heald

Avocat

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

Rae and Company

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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