Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151029


Dossier : IMM-68-15

Référence : 2015 CF 1226

Ottawa (Ontario), le 29 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

VELI EKER,

SEBRE EKER,

BENSU EKER,

BERKAY EKER

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs sont des citoyens de la Turquie. Ils contestent la légalité d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rejetant leur demande d’asile au motif principal que « l’exposé circonstancié des demandeurs d’asile est une fabrication ».

[2]               Le demandeur d’asile principal, M. Veli Eker [demandeur], est de religion alévie et d’origine ethnique kurde; il est originaire de la région d’Adana à majorité kurde et alévie. Il fonde sa crainte de persécution du fait de ses opinions politiques présumées, et les autres demandeurs sur leurs liens familiaux avec le demandeur. Dans l’exposé circonstancié accompagnant son Formulaire de renseignements personnels [FRP], le demandeur explique que le 12 juin 2011, lors des élections générales en Turquie, il a agi comme scrutateur [surveillant] pour le parti pour la paix et la démocratie [BDP] dans le quartier de Dumlupinar. Voyant que des surveillants d’autres partis ont retiré des urnes des votes en faveur du parti pro‑kurde, il s’est alors disputé avec ces derniers. Des policiers sont arrivés sur les lieux, l’ont arrêté et l’ont amené au poste de police où il a été détenu pendant huit heures et battu à plusieurs reprises. Les policiers l’ont accusé de séparatisme, de propagande et d’être terroriste; ils l’ont interrogé au sujet du BDP, de ses relations et de ses contacts, et avant de le relâcher, l’ont informé que son nom avait été ajouté à une liste et qu’il serait dorénavant surveillé.

[3]               De fait, le demandeur allègue que, trois mois après ce premier incident, le 8 septembre 2011, deux policiers en civil se sont présentés à son commerce et l’ont embarqué dans une fourgonnette. Ils l’ont détenu dans un garage ou un sous-sol où il a été interrogé à propos du BDP et sur les noms de ses directeurs. Il a répondu ne pas être membre du parti et ignorer l’identité des directeurs, mais les policiers ne l’ont pas cru. Les policiers ont battu, insulté et menacé le demandeur, et avant de le libérer, ils ont pointé une arme à feu sur sa gorge et l’ont averti qu’ils allaient détenir sa femme la prochaine fois. Suite à ce deuxième incident, le demandeur a décidé d’abandonner son commerce, laissant le soin à des amis de s’occuper de ses affaires. Ses enfants ont vécu à l’occasion chez son père, tandis que son épouse et lui ont habité chez sa sœur, également à l’occasion. Entretemps, des employés ont informé le demandeur que des policiers étaient venus à son commerce pour demander pourquoi il n’était pas au travail. Le demandeur évitait de sortir la nuit et cherchait une solution pour quitter le pays. Le demandeur a engagé un ancien policier qu’il a payé et qui a facilité l’obtention de passeports pour lui et sa famille. Ils ont obtenu des visas pour les États-Unis; le 21 janvier 2012, les demandeurs sont arrivés à New York. Le lendemain, ils se sont ensuite rendus à la frontière de Lacolle en autobus et ont demandé l’asile au Canada.

[4]               Vu qu’elle n’a pas cru le récit de persécution reposant sur les opinions politiques imputées du demandeur, la SPR a conclu que les demandeurs n’ont pas la qualité de « réfugié au sens de la Convention » au titre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27) [Loi], ni celle de « personne à protéger » au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, puisque, d’autre part, selon la preuve documentaire, il est peu probable que les demandeurs soient persécutés ou à risque du seul fait qu’ils soient d’origine kurde. Les parties conviennent que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à l’examen des conclusions de crédibilité et de fait de la SPR (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]).

[5]               L’intelligibilité et la transparence des motifs de rejet de la SPR n’est pas en cause ici. Commençons par les raisons pour lesquelles la SPR n’a pas cru le récit des demandeurs. En premier lieu, la SPR a décelé des incohérences et des contradictions majeures dans les réponses données par le demandeur principal dans son formulaire « Demande d’asile au Canada » à son arrivée au Canada le 22 janvier 2012, comparées aux réponses données dans son formulaire de renseignements personnels [FRP] et durant son témoignage à l’audience :

(a)                Dans son formulaire « Demande d’asile au Canada », le demandeur a indiqué qu’en 2011, il était membre ou partisan du parti de la société démocratique [DTP], sans y jouer un rôle actif, et a fait référence aux élections du 3 juin 2011 – bien qu’en réalité, les élections ont eu lieu le 12 juin 2011. Or, le DTP était interdit depuis 2009. Lors de son témoignage ultérieur à l’audience, le demandeur a indiqué qu’il était partisan et sympathisant du BDP, et qu’il avait agi comme scrutateur du BDP le jour des élections.

(b)               Dans son FRP et son témoignage, le demandeur dit avoir été détenu par la police à deux reprises, soit pendant huit heures et une heure, respectivement. Il allègue également que ses employés l’ont averti que des policiers étaient passés à son commerce parce qu’ils le recherchaient. Or, dans son formulaire « Demande d’asile au Canada », le demandeur a déclaré ne jamais avoir été recherché, arrêté ou détenu par la police. Lorsqu’il a été questionné sur cette contradiction, le demandeur a expliqué qu’à son avis, être gardé pendant huit heures et une heure respectivement ne constituait pas pour lui de la détention. De plus, il a expliqué ne jamais avoir été recherché par la police parce qu’aucun mandat d’arrestation écrit n’avait été émis contre lui. Il existe également d’autres contradictions ou omissions importantes au niveau de l’endroit de détention du demandeur.

(c)                Dans son FRP, le demandeur a indiqué avoir abandonné sa boutique de fleurs après sa deuxième détention par la police le 8 septembre 2011. Il a noté que ses enfants vivaient souvent chez son père et que lui et son épouse demeuraient chez sa sœur. Cependant, dans son formulaire « Demande d’asile au Canada » le demandeur a déclaré avoir vécu au même endroit de janvier 2008 jusqu’à ce qu’ils aient quitté la Turquie en janvier 2012. De plus, la SPR a constaté que le fils du demandeur a continué à fréquenter la même école jusqu’en décembre 2011. Par conséquent, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas cachés jusqu’à leur départ du pays en janvier 2012.

(d)               Dans son FPR, le demandeur a affirmé qu’un ex-policier à la retraite l’avait aidé afin d’obtenir des passeports pour quitter la Turquie, alors qu’il a indiqué dans son formulaire « Demande d’asile au Canada » avoir tout fait par lui-même, ce qui constitue une contradiction supplémentaire.

[6]               LA SPR a également relevé certaines invraisemblances au niveau des allégations du demandeur. Par exemple, la SPR a trouvé invraisemblable que la police ait détenu, torturé et interrogé le demandeur au sujet du BDP et des noms de ses directeurs, étant donné qu’il s’agissait de renseignements relevant du domaine public et que le demandeur n’était même pas membre du BDP.

[7]               Les demandeurs contestent aujourd’hui devant la Cour toutes et chacune des conclusions de crédibilité ou d’implausibilité faites plus haut par la SPR. Ils prétendent que la SPR a fait preuve d’un zèle excessif au niveau de la terminologie utilisée par le demandeur lorsqu’il parle du BPD, ainsi que sur la précision des dates, alors que sur le fond, le témoignage du demandeur demeure le même, ce que conteste vivement le défendeur en l’espèce. Lors de l’audition de cette demande de contrôle judiciaire, la savante procureure des demandeurs a invité la Cour à relire l’ensemble du témoignage du demandeur. Ce dernier a bien expliqué au SPR que même si le nom du BDP n’apparaissait pas sur les bulletins de vote rejetés illégalement, il s’agissait de bulletins en faveur de candidats indépendants provenant du parti pro-kurde ayant succédé au parti qui avait été interdit (l’ancien DTP). Dans les faits, après les élections, le BDP a été créé officiellement. Or, une lettre du BDP – dont l’authenticité n’a pas été mise en doute – vient corroborer les allégations du demandeur au sujet de son implication politique et de son arrestation arbitraire. De plus, le demandeur fait valoir qu’il a clarifié dans son témoignage les « incohérences » et « contradictions » apparentes relevées par la SPR. Par exemple, il a expliqué qu’il avait des difficultés à entendre l’interprète qui l’avait aidé par téléphone au point d’entrée, et qu’il avait initialement mal compris certaines questions. De plus, lorsqu’il a rempli son formulaire de demande d’asile au point d’entrée, il ne croyait pas qu’une détention de huit heures nécessitait d’être mentionnée. Il prétend également qu’il avait noté ne pas avoir été recherché par la police parce qu’aucun mandat d’arrestation n’avait été émis contre lui. Le demandeur soutient également qu’il n’a jamais affirmé avoir vécu caché; il a indiqué son adresse principale dans son FRP et non celle de sa sœur parce que lui et son épouse vivaient seulement parfois chez sa sœur. À propos de son fils, le demandeur allègue que c’était de la pure spéculation de la part de la SPR d’insinuer que, puisque son fils est allé vivre chez le père du demandeur, il aurait dû changer d’école. Finalement, le demandeur réitère qu’il est demeuré propriétaire de sa boutique de fleurs jusqu’à son départ de Turquie, mais qu’il ne se présentait plus sur les lieux de travail. Quant aux conclusions de la SPR qu’il était invraisemblable que la police ait détenu le demandeur pour l’interroger sur le BDP alors qu’il s’agissait d’un parti public, le demandeur rappelle qu’il a été initialement arrêté après avoir dénoncé une fraude lors des élections de 2011, et il a été accusé de terrorisme. Par la suite, il a été menacé et arrêté par la police qui désirait connaître son implication au sein du parti BDP et obtenir des renseignements au sujet de ses directeurs.

[8]               L’argumentation plus haut des demandeurs ne me convainc pas en l’espèce. La décision contestée m’apparaît raisonnable et le rejet de la demande d’asile constitue une issue acceptable compte tenu de la preuve au dossier et de l’expertise spécialisée de la SPR qui est mieux placée que la Cour pour apprécier la crédibilité des demandeurs. De plus, faut-il le rappeler, un contrôle judiciaire ne constitue pas un appel au mérite de la décision rendue. Comme cette Cour l’a souligné dans Alyafi c Canada (Ministre de citoyenneté et de l’immigration, 2014 CF 952 au paragraphe 18 :

Le rôle d’une cour de justice siégeant en révision judiciaire est donc par définition limité. Il est bien circonscrit par la jurisprudence. Son analyse doit porter sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier en regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47). On va même jusqu’à accorder une grande déférence à l’interprétation que le tribunal administratif peut faire de sa loi constitutive lorsqu’il ne s’agit pas d’une question de compétence ou d’une question de droit d’importance capitale pour le système. On ne parle pas ici de la décision qu’aurait pu rendre un autre décideur instruit des mêmes faits et du droit applicable, mais seulement d’une décision « raisonnable » – même si celle-ci n’est pas la meilleure dans les circonstances et qu’elle ouvre le flanc à la critique. […]

[9]               La présente demande de contrôle judiciaire doit échouer. Je souscris dans l’ensemble aux motifs de rejet formulés par le défendeur dans son mémoire écrit et qui ont été repris à l’audience de la présente de demande de contrôle judiciaire par l’avocate du défendeur. Au risque de me répéter, il est bien établi qu’il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation de la preuve ni de réévaluer le poids accordé par la SPR à certains éléments particulier de la preuve au dossier. Le poids à accorder à tel ou tel élément de la preuve est du ressort exclusif de la SPR. La Cour n’interviendra que si les conclusions de la SPR sont tirées de façon arbitraire, abusive ou si elles ne tiennent pas compte de la preuve. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[10]           S’agissant de l’importance qui a été accordée aux déclarations antérieures du demandeur dans son formulaire « Demande d’asile au Canada », la SPR « a pleine compétence pour déterminer la force probante à accorder aux notes de point d’entrée et peut tirer des conclusions négatives des contradictions et incohérences de la preuve, y compris les divergences entre les déclarations faites au point d’entrée et tout témoignage ultérieur » (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 453 (CanLII) au para 17). La SPR n’a donc commis aucune erreur révisable en examinant les réponses fournies au point d’entrée par le demandeur. En l’espèce, les contradictions dans le récit du demandeur portent sur des éléments clés de la revendication des demandeurs. Notamment, le demandeur s’est trompé ou s’est contredit sur la date des élections générales, sur le nom du parti avec lequel il avait des liens, sur la détention dont il a fait objet et sur le fait qu’il ait été recherché par la police. Le demandeur ne fait que réitérer des explications déjà considérées ou rejetées par la SPR.

[11]           Par ailleurs, la SPR n’a commis aucune erreur révisable en écartant la lettre d’attestation d’activités politiques émanant, semble-t-il, d’un représentant du BDP. Celle-ci ne fait pas preuve de son contenu – ce qui est le cas par exemple d’un acte de naissance officiel et authentique. En ce qui concerne les explications fournies au sujet du BDP par le demandeur, la SPR pouvaient les écarter dans la mesure où, cumulativement, les contradictions et implausibilités relevées dans la décision étaient suffisamment importantes pour ne pas croire le demandeur, ce qui est le cas en l’espèce. Or, les contradictions relevées par la SPR sont déterminantes et s’appuient toutes sur la preuve au dossier.

[12]           Il faut également lire la décision contestée dans son ensemble. En l’espèce, la SPR n’a pas procédé à une analyse microscopique de la preuve et ses préoccupations au sujet de la véracité du récit des demandeurs touchent des éléments fondamentaux de la revendication. Les motifs pour ne pas croire les demandeurs sont également exprimés de manière intelligible et appuient les conclusions de non-crédibilité ou d’invraisemblance de la SPR. Même s’il est possible qu’un autre décideur serait peut-être parvenu à une autre conclusion, cumulativement, je suis d’avis que la conclusion générale de non-crédibilité quant à la crainte de persécution du fait des opinions politiques présumées appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au para 47).

[13]           Enfin, les demandeurs prétendent subsidiairement que la SPR a fait une lecture sélective de la preuve documentaire dans le Cartable national de documentation sur la Turquie [Cartable], en ne citant qu’un court extrait pour conclure que les Kurdes ne sont pas persécutés en Turquie. Dans un deuxième temps, n’ayant accordé aucune crédibilité au récit des demandeurs et à leur crainte de persécution pour des motifs politiques imputés, au niveau des conditions objectives, la SPR s’est référée au Cartable, et plus particulièrement à un document intitulé « Operational Guidance Note » publié par le ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni en mai 2013. Selon le passage cité par la SPR, bien que les citoyens turcs d’origine ethnique kurde peuvent être victimes de discrimination en Turquie, cela n’atteint généralement pas le niveau de persécution ni n’enfreint l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, surtout lorsque la demande d’asile est fondée uniquement sur la persécution du fait de l’origine ethnique kurde des revendicateurs. Compte tenu des problèmes de crédibilité soulignés plus haut au sujet des allégations touchant le rôle du demandeur aux élections du 12 juin 2011, la SPR n’a pas agi de manière déraisonnable en concluant qu’il est peu probable que l’origine kurde – en soi – soit un motif de persécution. (Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89 (CanLII), [2002] 3 RCF 537 au para 29; Sellan v Canada (Minister of Citizenship & Immigration), 2008 CAF 381 aux paragraphes 2 et 3).

[14]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée par la Cour. Les procureurs conviennent qu’aucune question de portée générale ne se soulève dans le présent dossier.


JUGEMENT

LA COUR ADJUGE ET ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-68-15

 

INTITULÉ :

VELI EKER, SEBRE EKER, BENSU EKER, BERKAY EKER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 octobre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 octobre 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Sabine Venturelli

 

Pour les demandeurs

Me Anne-Renée Touchette

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SABINE VENTURELLI, AVOCATE

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.