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Date : 20151105


Dossier : IMM-2336-15

Référence : 2015 CF 1256

Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

GILBERT CRUZE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[1]               Lors d’un contrôle judiciaire, pour comprendre la preuve (subjective et objective) d’un récit d’un demandeur d’asile, il faut comprendre l’encyclopédie des références, le dictionnaire des termes, la galerie des portraits et la musique de fond de la revendication originale pour découvrir s’il y a une harmonie ou une cacophonie dans la logique inhérente de la musique de fond du récit, selon les conditions du pays d’où émane le demandeur.

[2]               Ceci pour s’assurer qu’un tribunal spécialisé aurait considéré la preuve, couche par couche, selon sa juridiction spécialisée. Ce n’est pas le domaine de la Cour fédérale, mais plutôt celui du tribunal spécialisé d’effectuer cette étude de fond; mais c’est à la Cour fédérale dans un contrôle judiciaire de s’assurer que la décision du tribunal spécialisé est raisonnable selon le mandat du tribunal spécialisé.

[3]               Pour comprendre la raisonnabilité de la décision du tribunal spécialisé à l’égard de la crainte subjective et objective d’un demandeur, il faut distinguer, comprendre et donc étudier la preuve selon cette crainte, d’où se dévoilent l’anxiété, l’angoisse, le malheur, la tristesse, la dépression, le désespoir, la colère, la frustration, l’irritation, le ressentiment, le silence actif et passif (et quelques fois le cri du cœur qui ne se dégage pas, et c’est alors le tribunal spécialisé qui devient la voix de ceux qui n’ont plus de voix comme celle-ci peut être submergée par le silence envahissant), et également en contraste la célébration ou plutôt le rythme quotidien d’un citoyen non ciblé du pays en question. Tout ceci pour analyser si la décision du tribunal spécialisé est raisonnable dans son ensemble selon Ye c Canada (Ministre de l’Emploi et de l'Immigration), [1992] ACF No 584, 34 ACWS (3d) 241 (CAF) [Ye], de la Cour d’appel fédérale; et, également selon Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, [2011] 3 RCS 654, 2011 CSC 61; Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, 2011 CSC 62, de la Cour suprême.

II.                Introduction

[4]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 2 avril 2015, par laquelle la demande d’asile du demandeur a été rejetée.

III.             Faits

[5]               Le demandeur, Gilbert Cruze, est un chrétien, citoyen du Bangladesh qui exerçait la profession de chef cuisinier.

[6]               Le demandeur travaillait à l’hôtel Dhaka Sheraton, à Dacca au Bangladesh, depuis novembre 2003. Il n’a pas rencontré de problèmes jusqu’à ce que, le 1er avril 2011, les propriétaires de l’hôtel changent et l’hôtel soit renommé Ruposhi Bangala Hotel [Hôtel]. Le demandeur occupait alors le poste de chef cuisinier principal et était le seul chrétien occupant un poste de gestion à l’Hôtel; ses autres collègues étant tous musulmans. Suite au changement de propriétaire, le demandeur allègue que la corruption, le népotisme et l’influence politique sont devenus pratiques courantes dans la gestion de l’Hôtel.

[7]               Shiraz Rahma Hussain, alors demi-chef et dirigeant syndical des employés de l’Hôtel, aurait comploté pour faire congédier le demandeur afin d’occuper le poste de ce dernier. Le 20 juin 2011, le demandeur allègue qu’alors qu’il se trouvait dans une gare d’autobus, il a été agressé et aurait été menacé de mort par Monsieur Hussain et son gang, qui seraient membres du groupe d’extrémistes musulmans Jamaat-e-Islami. Monsieur Hussain et son gang auraient dit au demandeur d’oublier son emploi à l’Hôtel et qu’étant donné qu’il est un « sale chrétien » qu’il devait quitter le Bangladesh pour toujours d’ici le 6 juillet 2011.

[8]               Le demandeur a fui le Bangladesh et est arrivé au Canada le 6 juillet 2011 muni d’un visa de travail qu’il avait obtenu en mai 2011. Le demandeur allègue qu’il n’a su qu’à son arrivée au Canada que son visa de travail expirait le 28 février 2012 et s’attendait à ce que son employeur, le restaurant Moghel Tandoori, s’occupe des demandes de prorogation de visa. En juin 2012, il a fait une demande de prorogation de visa de travail, qui a été refusée en octobre 2012, puisque la demande a été présentée après l’expiration de son visa de résidence temporaire.

[9]               En avril 2014, le demandeur a déposé sa demande d’asile. Cette demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [SPR] dans une décision datée du 8 juillet 2014. En appel, la SAR a confirmé la décision de la SPR. C’est cette décision de la SAR qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

IV.             Décision de la SAR

[10]           La SAR, dans sa décision datée du 2 avril 2015, a confirmé la décision de la SPR trouvant que le demandeur n’avait pas statut de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger en vertu de la LIPR. La SAR a reconnu, qu’en tant que tribunal spécialisé, elle devait revoir l’ensemble de la preuve pour déterminer si la décision de la SPR était fondée en regard des éléments de preuve et du contenu du dossier présenté devant la SPR. Néanmoins, la SAR doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR sur la crédibilité ou sur toutes autres conclusions où la SPR jouit d’un avantage particulier.

[11]           La SAR a tout d’abord conclu que la SPR avait, à juste titre, conclu que le délai de revendication de demande d’asile par le demandeur ainsi que son manquement à discuter ou de mentionner avoir été persécuté religieusement minaient sa crédibilité. Selon la SAR, la demande d’asile serait le premier recours utilisé par une personne qui craint d’être persécutée, et non pas le dernier, comme c’est le cas en l’espèce.

[12]           De plus, la SAR a rejeté les trois autres arguments du demandeur à l’effet que la SPR a tiré des conclusions négatives sur la crédibilité du demandeur qui n’étaient pas fondées. Premièrement, la SAR a rejeté l’argument du demandeur à l’effet que la SPR a tiré une conclusion négative simplement parce que le demandeur a répondu franchement qu’il avait quitté le Bangladesh pour venir au Canada au moyen d’un visa de travail. La SAR a trouvé qu’on ne pouvait fragmenter la décision de la SPR ainsi, rappelant que la SPR avait également soulevé que le demandeur avait entrepris ses démarches pour travailler au Canada à partir de juillet 2010. Deuxièmement, la SAR a rejeté l’argument du demandeur à l’effet que la SPR a erronément tiré une conclusion négative envers le demandeur du fait qu’il avait omis d’inscrire dans son formulaire de Fondement de demande d’asile [FDA] qu’il avait été accusé d’avoir fait cuire du porc et d’avoir critiqué le prophète Mahomet. La SPR avait mentionné dans sa décision qu’une personne accusée de blasphème aurait inscrit cette accusation dans son FDA, ce que le demandeur n’a pas fait. La SAR a rejeté cette conclusion, trouvant que le demandeur mettait beaucoup d’emphase sur le mot « blasphème » et que la SPR voulait simplement transmettre que les intégristes musulmans considèrent très gravement les commentaires négatifs à l’égard du prophète Mahomet et que, dans son FDA, le demandeur a seulement mentionné qu’il s’était fait dire qu’il était un « sale chrétien » qui devait quitter le Bangladesh à tout jamais. Troisièmement, la SAR a conclu être en accord avec la conclusion de la SPR à l’effet que si le demandeur avait réellement été persécuté en tant que chrétien bangladais, le demandeur aurait discuté de ses problèmes vécus au Bangladesh avec d’autres chrétiens venant du Bangladesh, depuis son arrivée au Canada. La persécution religieuse n’est pas considérée comme une question personnelle ne pouvant être abordée ouvertement. En somme, la SAR conclut que le demandeur n’était pas persécuté en raison de ses croyances religieuses, mais bien que ses problèmes sont liés au fait que Monsieur Shiraz Rahma Hussain convoitait son poste de chef cuisinier à l’Hôtel. Étant donné que Monsieur Hussain a obtenu le poste du demandeur, et que le demandeur ne travaille plus à l’Hôtel, Monsieur Hussain n’aurait aucune raison de continuer à rechercher le demandeur. Prenant en considération tous ces facteurs, la SAR a conclu que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger, et que le demandeur n’aurait probablement pas de difficulté à se trouver un emploi dans une nouvelle chaîne d’hôtels internationale au Bangladesh.

V.                Points en litige

[13]           La Cour considère que la demande soulève les questions suivantes :

1)      La SAR a-t-elle erré en trouvant que le délai à revendiquer le statut de réfugié minait la crédibilité du demandeur?

2)      La SAR a-t-elle erré en concluant que les problèmes du demandeur sont liés à la convoitise de son collègue de travail et qu’il n’était pas persécuté à cause de ses croyances religieuses?

VI.             Provisions législatives

[14]           Les dispositions législatives de la LIPR suivantes s’appliquent :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

     (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

     (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

     (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

     (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

     (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

     (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

     (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

     (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VII.          Position des parties

A.                Le demandeur

[15]           D’une part, le demandeur soutient que la SAR a erré en concluant que la demande d’asile aurait dû être le premier recours du demandeur. Le demandeur soutient qu’il est erroné de conclure ainsi, puisque la jurisprudence de cette Cour a déjà conclu que ce qui compte c’est le résultat : soit que la personne persécutée dans son pays soit au Canada (Papsouev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] ACF No 769, 168 FTR 99 [Papsouev]). Ainsi, le demandeur croyant que son permis de travail devait lui permettre l’accès à la résidence permanente dans la catégorie de l’expérience canadienne, le résultat était le même : lui permettre de rester au Canada.

[16]           Deuxièmement, contrairement à ce que conclut la SAR, le demandeur soutient ne pas avoir cherché à morceler la décision de la SPR. Lors de son témoignage devant la SPR, le demandeur a clairement répondu être venu au Canada pour travailler étant donné qu’il avait un permis de travail. D’ailleurs, ses démarches pour obtenir le permis de travail étaient antérieures à ses problèmes au Bangladesh.

[17]           Troisièmement, le demandeur soutient que le ressentiment de Monsieur Hussain à son égard a comme fondement le fait qu’il soit chrétien. L’opposition créée par la SAR entre les intérêts professionnels et pécuniaires de Monsieur Hussain et la possibilité que le demandeur fût ciblé du fait qu’il est chrétien est une erreur de droit. Le demandeur rappelle avoir été agressé physiquement et insulté au sujet de ses croyances religieuses. Le demandeur soutient que contrairement aux prétentions du défendeur, la crainte prospective du demandeur n’est pas une question nouvelle et qu’elle a été alléguée devant le tribunal.

[18]           Finalement, le demandeur soutient que la SAR n’a fait que s’appuyer sur une preuve documentaire quant à la situation des chrétiens au Bangladesh – soit le International Religious Freedom Report de 2012 – et que la SAR avait l’obligation de prendre en considération la situation qu’aurait vécue un chrétien bangladais s’il devait retourner au Bangladesh en 2014. Tant la SPR que la SAR n’ont pas fait cette analyse. Le demandeur soutient que bien que la SAR avait de la preuve documentaire sur la situation vécue par les chrétiens au Bangladesh, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas subi de la persécution, mais simplement de la discrimination au travail et qu’il pourrait vraisemblablement se trouver un autre emploi au Bangladesh. Le demandeur soutient qu’il n’y avait pas de preuve au dossier permettant à la SAR de démontrer l’existence de nouvelles chaînes internationales et les pratiques actuelles de ces chaînes. En somme, le demandeur soutient que la décision de la SAR n’est pas raisonnable.

B.                 Le défendeur

[19]           D’autre part, le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement maintenu la décision de la SPR. Le demandeur soutient, à la première question, que la SAR pouvait raisonnablement conclure que le comportement du demandeur, de soumettre une revendication tardive, ne correspondait pas à celui d’une personne craignant pour sa vie. Ce comportement était un élément pouvant être pris en considération pour évaluer la crédibilité du demandeur (Exantus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 39 [Exantus]; Nijjer c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 1259). Le défendeur soutient que la revendication de statut de réfugié ne doit pas être utilisée comme recours alternatif pour entrer au Canada.

[20]           Le défendeur soutient que l’argument du demandeur, à l’effet que la SPR et la SAR ont omis de faire l’analyse de la crainte prospective, est un nouvel argument qui n’a pas été présenté devant la SAR, et cet argument ne peut donc être plaidé dans le cadre de ce contrôle judiciaire. Le défendeur soutient que c’était au demandeur de démontrer la crainte de persécution prospective (Katwaru c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 196; Pour-Shariati c Canada (Ministre de l’Emploi et de l'Immigration), [1995] 1 RCF 767, [1994] ACF No 1928). De plus, la SAR a conclu que les problèmes du demandeur étaient liés à la convoitise de Monsieur Hussain et non à cause des croyances religieuses du demandeur, ce faisant, Monsieur Hussain n’aurait aucune raison de continuer à rechercher le demandeur. Le défendeur soutient également que la preuve documentaire est insuffisante, à elle seule, pour conclure que le demandeur est à risque en tant que chrétien bangladais. Le défendeur soutient donc que les conclusions de la SAR à l’effet que le demandeur n’a pas de crainte prospective réelle de persécution sont raisonnables. En somme, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas démontré que les conclusions de la SAR sont erronées; ce faisant, la décision de la SAR est raisonnable.

VIII.       Norme de contrôle

[21]           Les conclusions de la SAR quant à la crédibilité du demandeur est une question de fait, alors que les conclusions de la SAR quant à la notion de la persécution est une question mixte de fait et de droit. Ces conclusions doivent être révisées selon la norme de la décision raisonnable (St Louis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 996; Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 1100). La décision de la SAR est raisonnable si elle est justifiable, transparente et intelligible, et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, ci-dessus au para 47).

IX.             Analyse

A.                Délai de revendication

[22]           La SAR a porté une attention particulière au retard du demandeur dans le dépôt de sa demande d’asile en énonçant être en accord avec la conclusion de la SPR à l’effet que « demander l’asile serait le “premier” recours utilisé par une personne qui craint d’être persécutée, et non pas le “dernier” » (Décision de la SAR, para 26).

[23]           Bien qu’il soit vrai que le délai dans le dépôt d’une demande d’asile est un élément qui peut être pris en considération dans l’évaluation de la crédibilité d’un demandeur d’asile (Exantus, ci-dessus au para 29), il est faux d’affirmer que la demande d’asile doit être le premier recours (Kaissi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 234; Papsouev, ci-dessus; Espinosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1324 [Espinosa]). Néanmoins, si un demandeur d’asile est dans l’incapacité d’expliquer de manière satisfaisante les raisons du délai, cela pourrait lui être déterminant (Espinosa, ci-dessus au para 17).

[24]           En l’espèce, le demandeur a expliqué durant son témoignage pourquoi il avait attendu avant de présenter sa demande d’asile. La SPR a jugé que les explications fournies par le demandeur n’étaient pas crédibles et les a donc rejetées :

[41]      The tribunal acknowledged that the claimant does not speak English or French well. There are also some cultural factors that may prevent individuals from disclosing some personal matters.

[42]      In the present case, the tribunal did not find a person who feared persecution because of his religion would be a highly private matter that would prevent that person from talking to members of his community or for that matter a catholic priest of his own community. The tribunal found the claimant not credible since there is a large discrepancy between his behaviour, by not speaking to father Thomas and other members of his church about his problems and his fear to return to Bangladesh or to seek help, and his allegation of fear of harm or persecution if he was to return to Bangladesh.

[Je souligne.]

[25]           La SPR a reconnu que certains facteurs culturels peuvent avoir influencé le comportement du demandeur. Cependant, le simple fait d’énoncer cela ne démontre pas que la SPR a réellement considéré les antécédents culturels du demandeur. Il appert selon la preuve volumineuse déposée par le demandeur que les chrétiens au Bangladesh font souvent l’objet de discrimination, et même de persécution, et qu’une culture du silence s’est installée dans les communautés chrétiennes :

Bangladeshi Christians are very secretive because they fear “retaliation” for their faith, she said. Persecution generally comes from community pressure, such as refusing to share a village water well with Christians, or refusing to hire them. Employment discrimination against Christian can result in poverty. While the government is not directly responsible, officials don’t do anything about the persecution, so it continues. [Je souligne.]

(Preuve P-2, Dossier du demandeur, Christians suffer violent persecution in Bangladesh, WNG.org, 15 janvier 2014)

Cette culture du silence, reconnue par la preuve objective, donne lieu à une vie intériorisée qui ne dévoile pas ouvertement ses craintes pour ne pas porter attention aux différences se distinguant de la culture de la majorité.

[26]           Bien que certains actes puissent sembler invraisemblables d’un point de vue nord-américain, ces actes peuvent être plausibles dans le milieu d’où provient le demandeur (Ye, ci-dessus). Ce faisant, la SAR ne pouvait s’empresser d’appliquer une logique et un raisonnement nord-américains à la conduite du demandeur sans prendre en considération l’âge, les antécédents culturels et expériences sociales du demandeur (R.K.L. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 116 au para 12; Rahnema c Canada (Solliciteur général), [1993] ACF No 1431). En somme, il n’était pas raisonnable pour la SPR de conclure comme elle l’a fait et la SAR avait le devoir de corriger cette erreur.

B.                 Persécution des chrétiens au Bangladesh

[27]           Le demandeur a déposé en preuve de nombreux articles de journaux décrivant des actes de violence et de persécution envers les chrétiens au Bangladesh. La preuve documentaire objective démontre clairement que les minorités religieuses au Bangladesh, incluant les chrétiens, peuvent être victimes de violence et de harcèlement et que l’État pouvait même, par moment, être l’auteur de certains de ces actes ou était lent à protéger les minorités religieuses contre des actes de violence :

The constitution states that Islam is the state religion, but reaffirms the nation is a secular state that “shall ensure equal status and equal rights in the practice of the Hindu, Buddhist, Christian, and other religions.” Government officials, including police, were sometimes slow to protect members of minority religious groups from violence, and there were several reports of involvement of government-affiliated actors in such violence. The government took steps to assist victims and restore religious and private property damaged in the violence.

There were reports of societal abuses and discrimination based on religious affiliation, belief, or practice. There were a large number of arson attacks and looting of minority religious sites and private homes across the country, especially against the Hindu community. Members of the Sunni Muslim majority at times harassed and physically attacked members of the Hindu, Christian, Buddhist, and Ahmadiyya Muslim minority religious groups. The government and many civil society leaders stated that violence against members of minority religious groups normally had economic or criminal dimensions, and could not be attributed solely to religious belief or affiliation.

[…]

[T]he U.S. embassy expressed strong concern over acts of religious intolerance and encouraged the government to protect the rights of members of minority religious groups.

[Je souligne.]

(United States, Department of States, Bangladesh 2013 International Religious Freedom Report, 28 juillet 2014).

[28]           La SAR a conclu dans sa décision que les problèmes qu’avait vécus le demandeur au Bangladesh ont été causés par la convoitise de Monsieur Hussain à l’égard de l’emploi du demandeur et non à cause des croyances religieuses du demandeur; et, qu’étant donné que le demandeur a quitté l’Hôtel, le demandeur ne serait plus ciblé par Monsieur Hussain et son gang s’il devait retourner au Bangladesh (Décision de la SAR, para 30).

[29]           La SAR, en concluant ainsi, ne semble pas prendre en considération les preuves documentaires qui démontrent que les minorités religieuses au Bangladesh sont souvent ciblées par les groupes militants extrémistes musulmans, tel que le Jamatt-e-Islami. Le fait que le demandeur était le seul employé chrétien ayant un poste de gestionnaire à l’Hôtel semble renforcer l’argument qu’il ait été ciblé à cause de ses croyances religieuses et non pas simplement à cause de son poste.

[30]           Considérant la situation du demandeur, la SAR a erré en concluant que les problèmes du demandeur n’étaient que liés à la convoitise de Monsieur Hussain pour le poste du demandeur et non en raison de croyances religieuses; et, que si le demandeur devait retourner au Bangladesh, ces agresseurs n’auraient plus de raison de le pourchasser. Cette conclusion est en parfaite contradiction avec la preuve documentaire volumineuse soumise par le demandeur qui démontre que les chrétiens sont souvent visés par des groupes militants extrémistes musulmans. Il ne faut pas oublier que, selon la preuve, comme chef cuisinier le demandeur était en charge de la nourriture et que les extrémistes l’appelaient le « sale chrétien », et, que selon les traditions et coutumes, cela implique un manque de propreté à l’égard des idées extrémistes musulmanes.

[31]           En somme, étant donné la situation des minorités religieuses au Bangladesh, il apparaît nécessaire pour la SAR de faire à nouveau un examen approfondi de la demande d’asile étant donné la possibilité, tant selon la preuve objective que subjective, qu’il y ait un risque réel de persécution pour le demandeur.

[32]           Réalisant que la situation du demandeur est un paradoxe, selon la preuve objective spécifiée, suite à la culture du silence qui règne parmi les chrétiens au Bangladesh, selon les circonstances, il appert qu’un nouvel examen plus approfondi en connaissance de la preuve par le tribunal spécialisé, soit nécessaire afin de s’assurer qu’une décision est prise en tenant compte de la preuve dans son ensemble et dans le contexte qui prévaut au Bangladesh.

X.                Conclusion

[33]           La Cour conclut que la décision de la SAR n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Conséquemment la demande de contrôle judiciaire est accordée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accordée et que le dossier soit retourné pour être examiné à nouveau par un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2336-15

 

INTITULÉ :

GILBERT CRUZE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 octobre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 NOVEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Noël Saint-Pierre

 

Pour le demandeur

 

Andrea Shahin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Saint-Pierre, Leroux Avocats inc.

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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