Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150730


Dossier : IMM-2289-15

Référence : 2015 CF 936

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ALI MOHAMMED DERAR AHMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Ali Mohammed Derar Ahmed a présenté une requête en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de sa mesure de renvoi au Soudan en attendant que notre Cour se prononce sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés [la Commission]. La Commission a conclu qu’il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2]               Monsieur Ahmed est citoyen du Soudan. Sa demande d’asile était fondée sur les affirmations suivantes :

  • En 2005, M. Ahmed a quitté le Soudan pour fréquenter l’université en Inde.
  • Lorsqu’il était en Inde, M. Ahmed était engagé dans des groupes étudiants qui militaient pour les libertés publiques et encourageaient les activités politiques, économiques, sociales et culturelles.
  • L’engagement de M. Ahmed dans ces groupes consistait notamment à militer contre le gouvernement soudanais et ses tentatives d’espionner les étudiants soudanais en Inde. Monsieur Ahmed s’opposait également aux mesures prises par le gouvernement soudanais pour recruter ces étudiants dans des fonctions politiques.
  • Après avoir été diplômé de l’université en 2010, M. Ahmed a quitté l’Inde pour travailler au Qatar. Lorsqu’il était au Qatar, M. Ahmed a continué ses activités politiques, notamment en participant à des campagnes pour dénoncer la corruption au sein du gouvernement soudanais et en levant des fonds pour s’opposer aux groupes politiques.
  • Par suite des inondations importantes survenues au Soudan en 2013, M. Ahmed s’est engagé à porter secours aux victimes des inondations en joignant un organisme de bienfaisance appelé « Nafeer ». Monsieur Ahmed s’est joint au comité directeur de Nafeer au Qatar et amassait des fonds, des vêtements et des tentes pour les envoyer au Soudan.
  • Le groupe Nafeer distribuait directement l’aide au Soudan afin d’éviter de perdre des dons au profit de fonctionnaires corrompus ou d’employés d’organisations internationales. Toutefois, l’ambassade soudanaise au Qatar a refusé de permettre au groupe de M. Ahmed d’envoyer les biens donnés au Soudan. Les problèmes de M. Ahmed avec l’ambassade soudanaise sont devenus connus de la communauté soudanaise au Qatar.
  • Dans le cadre de la campagne de Nafeer, M. Ahmed a organisé un concert pour amasser des fonds afin d’aider les victimes des inondations. Beaucoup de membres de la communauté soudanaise au Qatar ont assisté au concert. Le concert a été suivi d’un rassemblement, au cours duquel le gouvernement soudanais a été critiqué pour son inaction face à la crise causée par les inondations.
  • En octobre 2014, M. Ahmed est retourné au Soudan pour la première fois depuis 2005. À son arrivée, il a été détenu par des agents d’immigration et interrogé sur son engagement dans les groupes étudiants en Inde et dans les groupes d’opposition au Qatar ainsi que sur sa participation au mouvement Nafeer. Lorsque M. Ahmed a nié tout engagement auprès de ces groupes, il a été accusé de collaborer avec les ennemis de l’État et a été battu à coups de matraque.
  • Monsieur Ahmed a été relâché après avoir accepté de collaborer avec les fonctionnaires soudanais et d’agir comme agent secret au Qatar. Il a été informé qu’on communiquerait avec lui au Qatar à son retour.
  • Monsieur Ahmed est retourné au Qatar deux semaines plus tard. Après avoir informé ses amis et collègues du calvaire que lui ont fait vivre les autorités soudanaises, on lui a conseillé de quitter le pays compte tenu des relations nationales solides entre le Qatar et le Soudan.
  • Monsieur Ahmed a quitté le Qatar et s’est rendu aux États‑Unis en décembre 2014. Il s’est ensuite rendu au Canada, où il a demandé l’asile.

[3]               Le 22 avril 2015, la Commission a rejeté la demande d’asile de M. Ahmed principalement au motif qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles et fiables pour établir qu’il présentait toujours un intérêt pour les autorités soudanaises. Le 15 mai 2015, il a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Notre Cour ne s’est pas encore prononcée sur la demande d’autorisation. Le 14 juillet 2015, l’Agence des services frontaliers du Canada a remis à Monsieur Ahmed une directive lui enjoignant de se présenter pour son renvoi, lequel est actuellement prévu pour le 1er août 2015.

[4]               Le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est une réparation extraordinaire en equity. Le critère à trois volets établi dans l’arrêt Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302, 6 Imm LR (2d) 123 (CAF) [Toth], exige qu’il y ait une question sérieuse à trancher, que le demandeur subisse un préjudice irréparable s’il est renvoyé du Canada et que la balance des inconvénients favorise le demandeur. Comme le critère est conjonctif, il faut satisfaire à chaque volet du critère de l’arrêt Toth.

[5]               Il est relativement facile de satisfaire au critère permettant d’établir une question sérieuse à trancher. La question ne doit pas être frivole et doit présenter au moins quelque chance de succès (Abazi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 429). Monsieur Ahmed conteste la décision de la Commission au motif qu’elle a rejeté sa crédibilité en se fondant sur des conclusions d’invraisemblance déraisonnables, à l’exception d’une seule omission factuelle provenant de son formulaire « Fondement de la demande d’asile » [FDA].

[6]               Monsieur Ahmed ne nie pas avoir négligé de mentionner dans son formulaire FDA que lorsqu’il était étudiant en Inde, il a reçu un appel téléphonique du consulat soudanais, qui lui a conseillé de cesser de critiquer le gouvernement. Toutefois, il affirme qu’il n’a pas indiqué ce renseignement dans son formulaire FDA parce qu’il n’était pas en mesure de l’étayer par des documents. Il affirme également que ce renseignement n’était qu’un aspect secondaire de sa demande, et que sa crainte de persécution bien fondée était essentiellement attribuable à sa détention et à sa maltraitance lorsqu’il est retourné au Soudan en octobre 2014. À cette occasion, il a été accusé par les autorités soudanaises d’être un communiste, un infidèle, un ennemi de l’islam et d’avoir un problème avec le gouvernement soudanais.

[7]               Monsieur Ahmed affirme également qu’il était déraisonnable pour la Commission de rejeter son témoignage, en le qualifiant d’invraisemblable, selon lequel les autorités soudanaises lui avaient demandé d’espionner ses compatriotes au Qatar et lui avaient remis un passeport soudanais valide à cette fin. Il fait remarquer que notre Cour a précédemment infirmé des décisions de la Commission dans lesquelles elle s’appuyait sur des conclusions d’invraisemblance qui n’étaient pas dûment étayées par la preuve ou qui présumaient que des normes de comportement qui prévalent au Canada ne s’appliquent pas dans d’autres pays (Vanegas Beltran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1475; Ndjavera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 452).

[8]               Je suis convaincu que M. Ahmed a satisfait aux exigences relativement peu élevées pour établir une question sérieuse à trancher. Par conséquent, il est nécessaire d’examiner le deuxième volet du critère de l’arrêt Toth : à savoir s’il subira un préjudice irréparable s’il est renvoyé du Canada et retourne au Soudan. Les exigences pour établir un préjudice irréparable sont relativement élevées. Le préjudice doit être personnel au demandeur et doit être démontré selon la prépondérance des probabilités par une preuve claire qui dépasse les conjectures (Radji c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2007 CF 100).

[9]               Le ministre affirme que M. Ahmed ne peut établir un préjudice irréparable en renvoyant aux mêmes risques qui ont été examinés par la Commission : Magyar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1255 [Magyar], au paragraphe 6, citant Ellero c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1364, au paragraphe 49 [Ellero]; Golubyev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 394 [Golubyev], au paragraphe 13; et Manohararaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 376 [Manohararaj], au paragraphe 36.

[10]           Le ministre reconnaît que les demandes d’autorisation sous-jacentes dans les trois affaires citées dans la décision Magyar ne visaient pas des décisions de la Commission. Dans la décision Ellero, la demande sous-jacente visait un examen des risques avant renvoi [ERAR] défavorable. Dans la décision Golubyev, la demande sous-jacente visait un ERAR défavorable et une décision défavorable concernant une demande pour des motifs d’ordre humanitaire. Dans la décision Manohararaj, la demande sous-jacente visait le refus de reporter le renvoi.

[11]           En l’espèce, M. Ahmed a demandé l’autorisation de contester la décision de la Commission. Bien que sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire soit mise en état, notre Cour n’a pas encore décidé d’accorder ou non l’autorisation. Par conséquent, son cas est semblable à celui dans la décision Koca v. Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness), 2009 FC 473, et dans la décision Figurado c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347.

[12]           Je conviens avec le ministre que l’établissement d’une question sérieuse fondé sur les exigences peu élevées du critère de l’arrêt Toth ne signifie pas qu’il y aura nécessairement un préjudice irréparable et que la balance des inconvénients favorisera habituellement le demandeur (Astatke c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1174, aux paragraphes 3 à 7). Toutefois, comme M. Ahmed conteste la façon dont la Commission a évalué le risque auquel il serait confronté au Soudan, il ne lui est pas interdit de se fonder sur ce même risque pour établir le préjudice irréparable.

[13]           J’ai conclu que M. Ahmed a soulevé une question sérieuse concernant l’évaluation de sa crédibilité qu’a effectuée la Commission. La preuve documentaire présentée à la Commission et à notre Cour démontre que les personnes qui ont participé à la campagne de Nafeer ont été détenues, torturées et même tuées par les autorités soudanaises. La Commission a conclu que les personnes associées à Nafeer ont cessé de présenter un intérêt pour les autorités soudanaises en 2013 et, qui plus est, que M. Ahmed n’est plus actif sur le plan politique. Toutefois, dans son témoignage non contredit, il a indiqué qu’il avait été détenu et maltraité au Soudan non seulement en raison de son engagement auprès de Nafeer, mais aussi parce qu’il était considéré comme un communiste, un infidèle et un ennemi de l’islam et parce qu’il était accusé d’avoir un problème avec le gouvernement soudanais. Il affirme que les risques auxquels il est aujourd’hui confronté sont exacerbés par son refus d’espionner ses compatriotes au Qatar et sa décision de venir au Canada.

[14]           Compte tenu du bilan médiocre bien documenté du Soudan en matière de droits de la personne, je suis convaincu que M. Ahmed subira un préjudice irréparable s’il est renvoyé au Soudan. Il a satisfait au deuxième volet du critère de l’arrêt Toth.

[15]           La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de M. Ahmed est mise en état. La décision concernant l’autorisation sera rendue prochainement. Si l’autorisation est accordée, la demande de contrôle judiciaire sera instruite d’ici quelques mois. Monsieur Ahmed n’a jamais abusé des lois canadiennes en matière d’immigration et il ne représente pas non plus une menace pour le public canadien. La balance des inconvénients favorise M. Ahmed.

[16]           Par conséquent, la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accueillie.


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accueillie en attendant que notre Cour rende sa décision sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2289-15

 

INTITULÉ :

ALI MOHAMMED DERAR AHMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 JUILLET 2015

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Clifford Luyt

POUR LE DEMANDEUR

 

Sophia Karantonis

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.