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Date: 20151112

Dossier: T-1010-15

Référence: 2015 CF 1265

Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

KOMI GRATIAS GLIGBE

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une requête en radiation de la déclaration en vertu des règles 221 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. La défenderesse vise à obtenir la radiation totale, sans possibilité de modification, de la déclaration du demandeur, qui réclame des dommages-intérêts à la suite de sa libération des Forces canadiennes [FC].

[2]               Après avoir considéré les observations écrites des parties, la Cour est d’avis de faire droit à la demande et d’autoriser le dépôt d’une nouvelle déclaration pour les motifs exposés ci-dessous.

II.                Les faits

[3]               L’enrôlement du demandeur dans les FC a eu lieu le 15 juillet 2009.

[4]               Le 23 avril 2010, une fois terminé son cours de qualification militaire de base, le demandeur a été affecté à la section de développement du personnel dans l’unité de soutien des FC à Ottawa. Dès le 22 février 2011, le demandeur avait achevé les modules 1 et 2 de sa formation.

[5]               Le 5 avril 2011, le demandeur était en formation et, pendant ce temps, le Comité d’évaluation du progrès [le Comité] a conclu que ce dernier serait mis en arrêt de formation. Il a ensuite été retiré du métier d’officier de sélection du personnel, et le Comité a recommandé une réaffectation obligatoire.

[6]               Le 6 mai 2011, l’officier responsable de l’évaluation du dossier du demandeur a substitué une recommandation de libération obligatoire à la recommandation de réaffectation obligatoire.

[7]               Le 21 septembre 2011, le commandant de l’unité de soutien des FC a appuyé la recommandation du Comité quant à la libération obligatoire du demandeur.

[8]               Le 2 février 2012, le demandeur a déposé un grief en raison de la cessation de sa formation et de la recommandation de sa libération des FC.

[9]               Le 12 mai 2012, le demandeur a reçu un avis de libération du directeur de l’administration des carrières militaires [DACM]. Cette décision a pris effet le 18 juin 2012.

[10]           Le 3 juillet 2013, à la suite de l’étude du dossier du demandeur, le Comité externe d’évaluation des griefs militaires [CEEGM] a recommandé que le grief soit accueilli en partie. Le paragraphe 16 de la déclaration décrit cette décision comme suit :

16.       Le 3 juillet 2013, le Comité externe d’évaluation des griefs des militaires (CEEGM) qui a investigué sur mon grief a rendu ses Conclusions et Recommandation qu’il transmet au Chef d’État-major de la Défense (CEMD) et à moi. Le Comité relève aussi les nombreuses violations de mes droits par le Comité d’évaluation de progrès (CEP) en écrivant qu’ « …il y a eu de graves manquements aux principes d’équité procédurales [sic] ». Le CEEGM recommande entre autre [sic] le retrait de mon dossier militaire d’une mesure corrective (l’avertissement initial du 22 mars 2011) injustifiée. Le Comité trouve exagéré [sic] (« énorme ») les 18 mois de séparation forcée de ma famille (Restriction imposée). Juge la mise en doute de mon intégrité non fondée et pense « déraisonable » [sic] la prétention de l’OSP qui m’a évalué quant à la mise en cause de mon intérêt véritable dans les Forces canadiennes. Le Comité met aussi en doute une évaluation effective pour une dispense académique au métier de Développement de l’instruction, mon premier choix de métier, le métier de police militaire. Enfin, le Comité conclut que ma libération obligatoire était « déraisonnable », car « fondée sur des conclusions hâtives et sur des éléments pris hors contexte ». Enfin, le Comité recommande la facilitation de mon reenrôlement dans les Forces canadiennes.

[11]           Les recommandations du CEEGM ont ensuite été transmises au chef d’état-major. Le 17 mars 2014, ce dernier a évalué le dossier de novo et a conclu que le demandeur avait été lésé et qu’une réparation partielle lui serait accordée. Cette réparation devait inclure le retrait d’une mesure corrective datée du 22 mars 2011 inscrite au dossier du demandeur et une référence favorable du chef d’état-major relativement au « réenrôlement » du demandeur. Le paragraphe 17 de la déclaration décrit cette décision comme suit :

17.       Le 17 mars 2014, le Chef d’État-major rend sa décision sur le grief et sur les Conclusions et recommandations du Comité. Il reconnaît aussi les nombreuses violations de mes droits fondamentaux, ordonne le retrait de mon dossier militaire de la mesure corrective (l’avertissement initial du 22 mars 2011) injustifiée et autorise mon réenrôlement dans les Forces canadiennes sous forme de réparation partielle des dommages que j’ai subis. Cependant, le CEMD juge la décision de ma libération « non illogique ». J’estime qu’il n’en demeure pas moins qu’est [sic] soit le résultat d’un acharnement, de nombreux vices procéduraux graves et basée sur des faits inexacts avérés et démontrés. Il n’a pas été question d’une simple erreur isolée d’iniquité procédurale. C’est une kyrielle de 9 points de violations systématiques de mes droits fondamentaux qui ont été relevés dans le processus du Comité d’évaluation de progrès et dans celui de ma libération. Cela démontre l’acharnement à précipiter ma libération des FAC. L’une des erreurs fondamentales de fait est la transmission au CEMD de la défense l’information inexacte selon laquelle, mon premier choix était fermé. Ce qui amène le CEMD à conclure que toutes les options étant épuisées, il n’était pas illogique que je soit [sic] libéré. Cela constitue une erreur en fait et en droit.

[12]           Le 18 juillet 2014, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. Ce dossier a été suspendu le 13 mai 2015 en vue de permettre la médiation entre les parties.

[13]           C’est dans ce contexte que le demandeur a fait le dépôt d’une déclaration afin d’entamer une action en dommages-intérêts distincte du contrôle judiciaire. Il réitère les procédures qui avaient donné lieu à sa libération, telles qu’elles sont décrites aux paragraphes 16 et 17 de sa déclaration. De plus, le demandeur dénonce comme suit, au paragraphe 20 de sa déclaration, les erreurs présumées du chef d’état-major :

20. … Je soutiens que le Chef d’état-major a erré en faits et en droits [sic] en ne jugeant pas la décision de ma libération injuste et déraisonnable et avec comme conséquence, la réparation totale induite [sic].

[14]           Le demandeur justifie comme suit, au paragraphe 21, sa poursuite au civil :

21.       La présente action civil [sic] se justifie par le fait que la réparation des dommages et intérêts occasionnés par ma libération arbitraire ne peuvent [sic] être réclamés [sic] dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

[15]           Enfin, le demandeur énonce les dommages pécuniaires qu’il a subis à la suite de sa libération. Ces dommages sont spécifiés par catégorie et s’élèvent à 275 533,26 $.

III.             Le cadre législatif

Requête en radiation

 

Motion to strike

221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

 

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

 

(b) is immaterial or redundant,

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

 

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

 

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

 

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure. Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

 

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court, and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

Preuve

 

Evidence

(2) Aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa (1)a).

 

(2) No evidence shall be heard on a motion for an order under paragraph (1)(a).

IV.             Questions en litige

[16]           Les questions en litige sont les suivantes :

1.      La déclaration du demandeur révèle-t-elle une cause d’action valable?

2.      La déclaration du demandeur est-elle de nature frivole ou vexatoire?

3.      La déclaration du demandeur constitue-t-elle un abus de procédure?

4.      La déclaration du demandeur devrait-elle pouvoir être modifiée?

V.                Analyse

A.                La déclaration révèle-t-elle une cause d’action valable? [Règle 221(1)a)]

[17]           Une déclaration est radiée pour le motif prévu au sous-alinéa 221(1)a) des Règles si le requérant démontre à la Cour qu’il est « évident et manifeste » que le recours n’a aucune chance de succès, suivant le critère bien établi de la cause raisonnable d’action dont il est traité dans l’arrêt Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 R.C.S. 959 aux pages 979-980, et qui est repris dans Canada (Procureur général) c Anglehart, 2009 CAF 241 au paragraphe 4. Lors de l’analyse, la Cour doit tenir pour avérés les faits contenus dans la déclaration et au dossier (Sauvé c Canada, 2011 CAF 141 au paragraphe 8), et aucune preuve n’est admissible en vertu du paragraphe 221(2) des Règles.

[18]           Pour qu’une déclaration révèle une cause d’action valable, la déclaration doit (1) alléguer des faits susceptibles de donner lieu à une cause d’action, (2) indiquer la nature de l’action qui doit se fonder sur ces faits, (3) préciser le redressement sollicité qui doit pouvoir découler de l’action et que la Cour doit être compétente pour accorder: Oleynik c Canada (Procureur général), 2014 CF 896, para 5.

[19]           La défenderesse soutient que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action valable puisque ce dernier n’a pas présenté de faits importants; entre autres, il n’a identifié aucun préposé de la défenderesse et il n’a pas décrit le contexte dans lequel la faute d’un préposé de la défenderesse serait survenue. De plus, la défenderesse soutient que les reproches adressés au chef d’état-major quant à la libération du demandeur dans le cadre du processus de grief ne peuvent être dirigés contre la défenderesse. Ainsi, l’absence de faits constitutifs de faute dans la déclaration du demandeur rend caduque la possibilité d’établir un lien de causalité avec les dommages allégués.

[20]           Je ne vais pas radier la déclaration du fait que les individus ne sont pas identifiés ou qu’un contexte plus complet n’a pas été fourni, comme la défenderesse propose que je le fasse. Le demandeur n’est pas représenté et, dans de telles circonstances, une certaine marge de manœuvre doit être accordée à une telle partie pour ce qui est de ses actes de procédure. Il y a suffisamment de faits allégués en termes généraux concernant les conclusions du CEEGM pour suggérer que des faits importants plus spécifiques existent. Il suffirait donc de plaider et d’introduire les allégations de maltraitance qui ont été présentées devant le CEEGM.

[21]           Cependant, je suis d’accord que les allégations contenues dans la déclaration n’exposent pas une cause d’action valable. En effet, le demandeur cherche à obtenir des dommages-intérêts qui résulteraient d’une décision favorable dans le processus administratif de règlement des griefs, principalement des dommages-intérêts se rapportant à la période entre la date de sa libération des FC et celle de sa réintégration.

[22]           Il n’est pas permis de demander une réparation dans une action, en l’occurrence une action en dommages-intérêts, découlant d’une cause d’action fondée sur des faits relatifs à des droits administratifs accordés par la loi et se rapportant à la légalité d’une décision pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Il n’est pas possible alors de plaider comme fondement d’une action en dommages-intérêts des faits qui sous-tendent l’annulation d’une décision administrative.

[23]           La Cour fédérale, selon l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, n’a pas compétence en première instance à l’égard des procédures ou des recours disponibles en vertu du droit administratif, telle la réintégration. Il manque un lien de causalité entre la cause d’action que le demandeur tente de plaider et la réparation que ce dernier cherche à obtenir.

[24]           Dans la décision Radil Bros. Fishing Co. Ltd. c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), (2000) 197 FTR 169) [Radil 2000], le juge McKeown a indiqué qu’« [u]ne action fondée uniquement sur la possibilité de présenter une demande de contrôle judiciaire ne révèle aucune cause d'action reconnue en droit » (Radil 2000, para 30). Bien que cette décision ait été infirmée en partie (Radil Bros. Fishing Co. Ltd. c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2001 CAF 317) [Radil 2001], elle l’a été en raison de la conclusion que le juge ne semblait « pas avoir très bien compris la véritable nature de la cause d'action alléguée par [la demanderesse] dans sa demande de dommages-intérêts contre la Couronne » (Radil 2001, para 34). L’erreur du juge était donc d’avoir « fondé sa décision sur l'idée que la cause d'action était l'illégalité de la décision du ministre, plutôt que l'obligation de diligence du ministre ou de ses représentants envers [la demanderesse], quelle que soit la légalité de la décision » (Radil 2001, para 36). En l’espèce, les faits allégués concernent le processus de règlement des griefs, sans aucune notion d'une obligation de diligence envers le demandeur.

B.                 La déclaration est-elle frivole ou vexatoire? [Règle 221(1)c)]

[25]           Une action est qualifiée de frivole ou de vexatoire lorsqu’elle fait état de si peu de faits que le défendeur ne sait tout simplement pas comment y répondre et qu’il devient impossible pour un tribunal de réguler l’instance : Pellikaan c Canada, [2002] 4 C.F. 169, para 15.

[26]           Le licenciement est généralement un évènement grave et lorsqu’il existe des motifs de croire que cette mesure était injustifiée, la demande ne peut, normalement, être rejetée comme vexatoire ou frivole. Comme il a été indiqué précédemment, indépendamment des empêchements, en ce qui concerne l’introduction de cette action, qui sont liés à la compétence, je permettrai au demandeur de modifier sa déclaration afin qu’il fournisse les faits importants démontrant le présumé licenciement injustifié, parce que ces faits semblent exister à la lecture des actes de procédure, se dégageant des conclusions du CEEGM concernant le mauvais traitement du demandeur.

[27]           Par conséquent, je ne conclurais pas que la demande est frivole ou vexatoire avant d’avoir accordé au demandeur la possibilité de présenter des faits importants supplémentaires dans l’hypothèse où la déclaration ne serait pas radiée et sa modification autorisée.

C.                 La déclaration constitue-t-elle un abus de procédure?

[28]           La Cour suprême a donné effet à la doctrine de common law d’abus de procédure, laquelle permet d’empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas remplies, mais où la réouverture porterait néanmoins atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice: Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, para 37.

[29]           La défenderesse soutient que la déclaration et la demande en contrôle judiciaire présentée par le demandeur soulèvent les mêmes questions de droit et de fait, ce qui crée une situation de litispendance. En engageant deux procédures distinctes, le demandeur fait également un usage abusif du système judiciaire.

[30]           Le demandeur justifie son action devant cette Cour au paragraphe 21 de sa déclaration, où il déclare qu’il cherche à obtenir la réparation intégrale des dommages qu’il a subis par suite de sa libération présumée injustifiée des FC, réparation qui « ne [peut] être [réclamée] dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire ».

[31]           Le demandeur n’a fourni aucune raison appuyant sa conclusion qu’il est incapable d’obtenir des dommages-intérêts au moyen d’une demande en contrôle judiciaire. Il y a cependant des raisons de conclure que le demandeur a raison et qu’il se peut qu’il ne puisse pas récupérer dans le cadre du processus de règlement des griefs sa perte résultant de sa libération injustifiée. C’est du moins la conclusion provisoire de l’auteur R. G. Fowler dans son article récent intitulé « The Canadian Forces Grievance Process: How Adequate an Alternative Remedy Is It? » (2014) 27 Can J Admin L & Prac 277. Fowler soutient que ni la réintégration ni les dommages-intérêts ne seront nécessairement accordés aux membres des FC lorsqu’une violation de leurs droits a eu lieu.

[32]           L’auteur condamne d’une manière générale l’ensemble du processus de règlement des griefs, y compris les retards qui y sont endémiques. Toutefois, deux observations de l’auteur se rapportent en particulier au fait de ne pas détenir des pleins pouvoirs réparateurs et à l’incapacité d’octroyer des dommages-intérêts par des procédés administratifs, points qu’il aborde dans les termes suivants dans l’introduction de son article à la page 227 (notes de bas de page supprimées) :

Deuxièmement, les autorités de règlement des griefs des FC ne détiennent pas des pleins pouvoirs de redressement. À une exception près, ils ne possèdent pas de pouvoirs de redressement supplémentaires à part les pouvoirs qui leur sont dévolus en raison de leurs fonctions et qui sont indépendantes du processus de règlement des griefs. En particulier, personne d’entre elles n'a le pouvoir d'accorder des dommages-intérêts. Par conséquent, comment est-ce que le processus de règlement des griefs pourrait-il jamais être une solution de rechange adéquate existant parallèlement à l’action en dommages-intérêts?

Enfin, malgré l'évolution de la perception qu’ont les cours de justice du pouvoir des tribunaux administratifs d’agir en tant que tribunaux compétents selon l'article 24 de la Charte, le jugement unanime dans l’affaire R. c Conway, [2010] 1 R.C.S. 765 ne confère pas aux tribunaux administratifs le pouvoir d'accorder des dommages-intérêts lorsque la loi habilitante de ces tribunaux ne les investit pas d’un tel pouvoir.

[traduction]

[33]           Fowler présente l’analyse suivante (encore une fois, notes de bas de page supprimées) des obstacles auxquels le demandeur a vraisemblablement fait face en cherchant à obtenir une réparation appropriée par suite de la violation de ses droits:

Nonobstant que la Cour suprême du Canada a jugé que le licenciement de personnes qui sont au service de l’État devrait être examiné à travers le prisme du droit des contrats, la perception victorienne de la nature unique de la relation Couronne - soldat persiste. Le personnel des FC ne peut pas demander des dommages-intérêts pour licenciement injustifié parce qu'ils n’ont pas de lien contractuel avec Sa Majesté. Ils ont seulement droit à une libération qui respecte l’équité procédurale. Lorsqu’une libération n’est pas conforme au régime réglementaire obligatoire, le processus de règlement des griefs peut être réparateur sur le plan procédural. Lorsque les raisons de la libération sont insuffisantes et que le plaignant est toujours membre des FC au moment où une décision est rendue sur le grief, le processus de règlement des griefs peut être substantiellement réparateur – la libération est annulée.

Mais cette simplicité suppose qu’une décision est rendue sur le grief avant que la libération ait lieu. Si le processus de règlement des griefs prend plus de temps que la procédure de libération, comme c’est typiquement le cas, le plaignant sera alors déjà un civil au moment où la décision intervient sur le grief. Les possibilités de recours se trouveront dès lors réduites.

Présentement, la seule réparation pour le plaignant qui a été libéré est une offre de « réenrôlement » dans les FC. Le projet de loi C‑15, qui a reçu la sanction royale le 19 juin 2013, propose d'élargir les pouvoirs de réintégration du CEMD [chef d’état-major de la défense]. À l’heure actuelle, le CEMD peut ordonner la réintégration seulement si la condamnation à la libération des FC en vertu du Code de discipline militaire est annulée en appel. La modification proposée permettrait au CEMD d’annuler, avec le consentement du membre, toute libération que le CEMD estime injustifiée. Un membre des FC qui a été réintégré est réputé n’avoir jamais été libéré, et son service militaire est donc réputé être ininterrompu.

Cependant, il est incertain que, même lorsque ces dispositions modifiées seront en vigueur, un membre aurait droit au paiement de sa solde pour le laps de temps entre la « libération injustifiée » et la réintégration. Un membre des FC peut perdre sa solde s’il ne rend aucun service. La Loi sur la gestion des finances publiques interdit le paiement lorsque des services n'ont pas été rendus. Bien que les membres des FC ne fassent pas partie de l'Administration fédérale, en l'absence d'un règlement leur accordant le paiement pour une période où des services n'ont pas été rendus, la perte de la solde concorderait avec les pratiques relatives à l'Administration fédérale. Il y aurait beaucoup plus de prévisibilité – et moins d’arbitraire – si l’on établissait des règlements précis ou des instructions précises concernant l'admissibilité à la solde et aux avantages sociaux dans l’optique de la réintégration.

[traduction]

[34]           On dit que la doctrine prend position en faveur du pouvoir inhérent d’une cour d’agir pour prévenir l’abus de sa procédure d’une façon qui pourrait déconsidérer l’administration de la justice. Compte tenu des insuffisances apparentes des réparations offertes au demandeur dans le cadre du processus de règlement des griefs, je ne crois pas qu’une tentative pour obtenir une réparation dans une cour où des dommages-intérêts pourront être accordés puisse être considérée comme un abus de procédure, et ce, même si la déclaration telle qu’elle est rédigée ne révèle aucune cause d’action valable.

D.                N’y a-t-il aucune possibilité de modification?

[35]           Cette Cour a réitéré que lorsqu’une « modification de la déclaration ne serait d’aucun secours, et que rien ne donne à penser que l’action pourrait être à nouveau intentée sous une forme acceptable », l’acte de procédure du demandeur doit être radié, sans autorisation de le modifier : 'Maitreya' Isis Maryjane Blackshear c Canada, 2013 CF 590, para 14.

[36]           Quant à savoir s’il y a lieu de permettre au demandeur de modifier sa déclaration, cela dépend de la réponse à la question de savoir si la demande de modification repose sur autre chose que le fait d’invoquer la cause d’action fondée sur l’issue d’une procédure de règlement des griefs. Bien sûr, si une modification était permise, il faudrait qu’elle soit de la nature d’une nouvelle déclaration étant donné la nécessité de plaider une cause d’action différente fondée sur les faits afférents à la libération du demandeur des FC.

[37]           À cet égard, la Cour souligne que la défenderesse ne cherche pas à faire radier la déclaration au motif que le demandeur, en tant que membre des FC, n’a pas droit à une réparation devant les tribunaux civils. C’est là, franchement, un argument auquel on se serait attendu compte tenu d’une longue série de précédents jurisprudentiels remontant à la décision anglaise Mitchell v The Queen, [1896] 1 Q.B. 121(B.R. Angleterre) [Mitchell]. Cette décision a été appliquée pour la première fois au Canada dans l’affaire Cooke c R., [1929] Ex. C.R. 20, et par la suite notamment dans une série de décisions plus modernes commençant par la décision Gallant c R., 91 D.L.R. (3d) 695 (C.F. 1re inst.), 1978 CarswellNat 560 [Gallant].

[38]           Dans l’affaire Gallant, le juge Marceau a radié la déclaration d’un membre des FC qui réclamait des dommages-intérêts. Il a déclaré au paragraphe 4 (Gallant) que la Cour n’avait pas compétence en la matière puisque le lien entre la Couronne et les membres des FC n’était pas contractuel, mais était basé sur une obligation imparfaite qui équivalait à un [traduction« engagement unilatéral en échange duquel la reine n’assume aucune obligation […] [lequel] [...] ne [donne] aucunement lieu à un recours devant les tribunaux civils ». La décision Gallant a été appliquée systématiquement par les cours aux demandes du type où il est question de licenciement injustifié : Hainsworth c Canada, [2003] O.J. No. 6162; McClennan c Canada (Ministre de la Défense Nationale), 2002 CFPI 244.

[39]           Il y a cependant de bonnes raisons pour conclure que la décision Mitchell et la série de décisions canadiennes dans lesquelles elle a été suivie ne constituent peut-être plus des précédents jurisprudentiels valables. Cela explique possiblement le choix de la défenderesse de ne pas attaquer directement la déclaration en faisant valoir que les soldats ne peuvent pas poursuivre la Couronne en dommages-intérêts devant les tribunaux civils.

[40]           Dans son article récent intitulé « Sergeant Dunsmuir: The Crown-Soldier Relationship in Canada » (2011) 24 Can J Admin L & Prac 57, R. J. Stokes traite ce sujet et conclut que par suite de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], les tribunaux et les FC doivent procéder à une réévaluation contemporaine de la relation entre la Couronne et les membres des FC. Dans le droit fil de sa décision antérieure Wells c Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199 [Wells], la Cour suprême, dans l’arrêt Dunsmuir, établit qu’à quelques exceptions près tout licenciement d’un fonctionnaire doit être considéré à travers le prisme du droit des contrats. Cela signifie que, à moins que des exceptions ne s’appliquent, les fonctionnaires qui croient avoir été licenciés de façon injustifiée doivent chercher à obtenir une réparation en droit privé en vertu du droit des contrats (Dunsmuir, para 95).

[41]           Je ne me propose pas d’examiner les arguments persuasifs et très détaillés, exposés dans l’article de Stokes, en faveur de la reconnaissance de l’existence d’une cause d’action contractuelle pour les membres des FC qui se retrouvent dans une situation du genre licenciement injustifié. Cela n’est pas nécessaire dans le cadre d’une requête en radiation d’une déclaration. Il suffit de reconnaitre qu’il y a une réclamation novatrice et légitime. Il est reconnu que l’approche, lorsqu’il s’agit d’une requête en radiation d’une cause d’action raisonnable, doit être généreuse et permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable : R. c Imperial Tobacco Ltée, 2011 CSC 42, para 21.

[42]           Compte tenu de l’arrêt Dunsmuir et de l’article hautement persuasif de Stokes, je conclus qu’il y a suffisamment de faits importants, énoncés dans la déclaration, qui décrivent ce sur quoi peut être fondée une cause d’action pour licenciement injustifié en matière contractuelle pour que le demandeur puisse obtenir des dommages-intérêts contractuels en vertu des principes de common law du droit du travail.

[43]           Conséquemment, je suis prêt à permettre au demandeur de déposer une nouvelle déclaration sous les mêmes intitulés de cause et numéro de dossier de la Cour, à deux conditions.

[44]           Premièrement, comme décrit ci-dessus, la déclaration devra énoncer une cause d’action différente, c’est-à-dire une cause d’action donnant lieu à une action pour licenciement injustifié selon les principes du droit contractuel.

[45]           Étant donné que le demandeur n’est pas représenté, je souligne que dans le contexte du droit en matière de licenciement injustifié, fondé sur les principes du droit contractuel, les questions en litige sont généralement de savoir si le licenciement du demandeur (en l’espèce, la libération) peut être justifié, et sinon, quels dommages-intérêts peuvent être réclamés dans les circonstances. Les dommages-intérêts sont habituellement calculés en fonction de l’adjudication d’un montant de salaire et d’avantages sociaux tenant lieu de préavis raisonnable permettant à l’employé de trouver un autre emploi. De plus, un montant supplémentaire peut être réclamé si le tribunal constate que le licenciement injustifié s’est fait de mauvaise foi.

[46]           Deuxièmement, la déclaration devra contenir davantage de faits importants à l’appui de l’action pour libération injustifiée que la déclaration existante. Les conclusions d’un autre décideur ne sont généralement pas pertinentes, sauf dans la mesure où les faits sous-jacents aux conclusions du décideur peuvent être plaidés pour démontrer que la libération du demandeur était injustifiée. La déclaration doit décrire, en termes généraux, sans besoin de citer des preuves à l’appui des faits, la conduite de la Couronne qui démontrerait que la libération était injustifiée ou a été faite de mauvaise foi, si la mauvaise foi est une des allégations du demandeur.

[47]           La demande de dommages-intérêts doit être formulée en fonction des catégories de dommages admissibles en droit des licenciements injustifiés, mais sans qu’il soit nécessaire de fournir beaucoup de faits importants — sensiblement de la même façon que cela a été fait dans la déclaration existante—, pourvu que la défenderesse ait une idée de la nature des demandes de dommages-intérêts et des montants réclamés. À cet égard, le demandeur doit comprendre que la réintégration et la récupération du salaire et des avantages sociaux perdus dans l’intervalle ne sont pas des réparations pouvant être obtenues en matière contractuelle.

[48]           En outre, l’autorisation de déposer une nouvelle déclaration étant accordée, le demandeur ne devra pas s’étonner du fait qu’il pourra avoir à faire face à une autre contestation par la défenderesse puisque les questions que soulèvera un tel acte de procédure sont novatrices. La nouvelle déclaration fournira aux parties la possibilité de traiter pleinement les questions soulevées par le nouvel acte de procédure, ce qui n’est pas possible si la bonne cause d’action n’est pas plaidée.

[49]           Outre la radiation de la déclaration sans autorisation de la modifier, la défenderesse a demandé, à titre subsidiaire, la suspension de la présente action jusqu’à ce que jugement soit rendu relativement à la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1641-14 de la Cour. Je crois comprendre que cette dernière cause aboutira sous peu.

[50]           Je ne vois aucune raison pour laquelle la nouvelle déclaration ne pourra pas être déposée, si le demandeur en a l’intention, étant donné que les retards doivent généralement être évités. Je vais toutefois prolonger à 30 jours après l’obtention du jugement dans le dossier T-1641-14 le délai dans lequel la défenderesse doit déposer une défense en réponse à la nouvelle déclaration.

[51]           Puisque le demandeur n’est pas représenté et qu’il aura peut-être besoin de temps pour consulter un avocat sur ces questions, ou pour effectuer lui-même d’autres recherches, la Cour lui accordera un délai de 60 jours pour déposer une nouvelle déclaration. Si la nouvelle déclaration n’est pas déposée dans ce délai, le demandeur ne pourra pas intenter sans l’autorisation de la Cour une nouvelle action fondée sur les faits relatifs à sa libération.

[52]           Ni l’une ni l’autre partie n’a demandé des dépens et aucuns ne seront adjugés.


JUGEMENT

POUR CES MOTIFS LA COUR ORDONNE que

1.      La déclaration est radiée;

2.      Le demandeur peut déposer une nouvelle déclaration dans les 60 jours suivant la présente ordonnance en conformité avec les instructions fournies dans les motifs, à défaut de quoi, le demandeur ne pourra pas intenter sans l’autorisation de la Cour une nouvelle action fondée sur les faits relatifs à sa libération;

3.      Si le demandeur dépose une nouvelle déclaration dans le délai imparti, le délai pour le dépôt de sa défense par la défenderesse est prolongé à une date au moins 30 jours après que le jugement sera rendu relativement à la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1641-14 de la Cour, si une prolongation est nécessaire;

4.      Les parties supporteront leurs propres dépens.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-1010-15

INTITULÉ :

KOMI GRATIAS GLIGBE c. SA MAJESTÉ LA REINE

REQUÊTE ÉCRITE CONSIDÉRÉE À OTTAWA, ONTARIO SUITE À LA RÈGLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 novembre

 

PRÉTENTIONS ÉCRITES PAR :

Monsieur Komi Gratias Gligbe

 

pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Me Chantal Sauriol

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

pour le défendeur

 

 

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