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Date : 20151125


Dossier : IMM‑5804‑14

Référence : 2015 CF 1309

[TRADUCTION FRANÇAISE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

CURTIS LEWIS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi] en vue de contester une décision par laquelle une agente d’exécution de la loi à l’intérieur du pays [l’agente] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a refusé la demande de sursis au renvoi du demandeur.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II.                Contexte

[3]                Le demandeur, M. Curtis Lewis, est un ressortissant guyanien qui est arrivé au Canada en 1966 et qui a vécu au Canada en tant que résident permanent pendant la presque totalité de sa vie. Il n’est jamais retourné en Guyana et toute sa famille habite en Amérique du Nord.

[4]               Le demandeur a toutefois des antécédents judiciaires au Canada. Il a été reconnu coupable à quatre reprises de voies de fait en 1979, 1985, 1993 et 2003. Pour ses déclarations de culpabilité les plus anciennes, la peine la plus longue dont il a écopé a été de 14 jours et pour sa déclaration de culpabilité de 2003, il a plaidé coupable et a accepté une peine d’emprisonnement avec sursis pour une période d’un an, au cours de laquelle il a exercé un emploi rémunéré et effectué des travaux communautaires. Sa déclaration de culpabilité de 2003 s’est soldée par une audience devant la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] en juillet 2004 et, par la suite, en novembre 2005, par un appel devant la Section de l’appel de l’immigration [la SAI], qui lui a accordé un sursis d’un an sous réserve de certaines conditions.

[5]               Le demandeur n’était pas représenté par un avocat devant la CISR ou devant la SAI et il affirme, dans le cadre de la présente demande, qu’il ne croyait pas être assujetti à des conditions l’obligeant à se présenter devant l’ASFC et qu’il croyait que le sursis serait [traduction] « chose du passé » un an après la date de l’audience. Il n’a fait l’objet d’aucune autre accusation ou déclaration de culpabilité après avoir obtenu un sursis de la part de la SAI, mais il explique que sa situation en matière de logement est devenue instable dans les huit à dix mois qui ont suivi l’obtention du sursis et qu’il s’est retrouvé sans abri pendant un certain temps. Il a expliqué, à l’appui de la présente demande, qu’il ne croyait pas qu’il pouvait mettre à jour son adresse auprès de la SAI en indiquant qu’il était [traduction] « un sans‑abri », étant donné que, selon l’expérience qu’il avait eue avec l’ASFC, celle‑ci exigerait qu’il communique une nouvelle adresse pour mettre à jour son ancienne adresse.

[6]               Le demandeur a une jeune fille qui sera désignée dans le présent jugement sous les initiales « C.D. » ou « l’enfant ». Née en 2007 à Edmonton, elle est, tout comme sa mère, une Indienne inscrite membre de l’Inuvik Native Band du conseil tribal des Gwich’in. Le demandeur et la mère de C.D. ont commencé à se fréquenter en 2005, mais la mère de C.D. était aux prises avec une dépendance à l’alcool et aux drogues, ce qui s’est répercuté sur leurs relations et l’a empêchée de s’occuper convenablement de C.D. Les membres de la famille ont habité ensemble jusqu’à ce que C.D. atteigne environ l’âge de trois ans, alors que les problèmes de dépendance de sa mère ont réapparu, et que le milieu familial ne devienne plus sûr ou convenable pour l’enfant. C.D. a été placée en foyer d’accueil pendant six mois. Le demandeur a pu la visiter trois ou quatre fois par semaine jusqu’au moment où il s’est trouvé une maison où il a pu accueillir sa fille. La Cour provinciale de l’Alberta a accordé la garde exclusive de C.D. au demandeur en octobre 2011, estimant que cette mesure était dans l’intérêt supérieur de C.D.

[7]               Le demandeur prétend qu’il ignorait jusqu’à ce jour que son statut d’immigrant posait problème. Toutefois, après avoir fait une déclaration en octobre 2007 à des policiers, ceux-ci l’ont informé qu’un mandat avait été délivré par les autorités de l’immigration en vue de son arrestation. Il a été arrêté puis remis en liberté sur cautionnement. Il a expliqué, dans le cadre de la présente demande, qu’il ne comprend toujours pas la situation ou les conséquences de son défaut de ne pas avoir signalé son changement d’adresse à la SAI.

[8]               Le demandeur et C.D. vivent à Toronto, mais suivant les explications que le demandeur a données à l’appui de la présente demande, il avait l’intention de retourner vivre à Edmonton, où ses perspectives d’emploi étaient meilleures et où il pourrait compter sur de meilleurs appuis au sein de la collectivité et où C.D. pourrait plus facilement voir sa mère et se familiariser avec son patrimoine et sa culture autochtones. Il a demandé de pouvoir déménager à Edmonton à l’été 2014, mais l’ASFC a refusé sa demande.

[9]               Le 11 juillet 2014, une mesure de renvoi a été prise contre le demandeur et son renvoi en Guyana a été fixé au 1er août 2014. À la mi-juillet 2014, le demandeur a retenu les services d’un avocat et il a déposé une demande en vue de rouvrir son appel à la SAI ainsi qu’une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il fait valoir dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’il habite depuis longtemps au Canada et qu’il a un casier judiciaire vierge depuis plus de dix ans, et il invoque l’erreur commise par inadvertance qui lui a fait perdre son statut au Canada, ainsi que l’intérêt supérieur de sa fille autochtone et les droits que la Charte garantit à cette dernière. Compte tenu de la date imminente de son renvoi, le demandeur a également demandé, le 24 juillet 2014, qu’il soit sursis à son renvoi, invoquant ses demandes en instance, ainsi que les droits et les intérêts de C.D.

III.             La décision contestée

[10]           Le 28 juillet 2014, l’agente a refusé la demande visant à surseoir au renvoi du demandeur. Elle a conclu que la demande soumise à la SAI et la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire n’avaient pas été déposées à temps et que le renvoi du demandeur n’aurait pas pour effet d’empêcher l’examen des demandes en question, ni d’empêcher le demandeur de rentrer au Canada s’il obtenait gain de cause, de sorte que ces demandes ne justifiaient pas qu’il soit sursis à son renvoi.

[11]           L’agente a ensuite déclaré que, même si elle n’avait pas compétence pour procéder à une [traduction] « évaluation complémentaire des motifs d’ordre humanitaire », elle avait examiné les considérations précises soulevées dans la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Elle a reconnu que, même si le demandeur aurait à passer par une période d’adaptation à son retour en Guyana, la séparation familiale faisait partie intégrante du processus de renvoi et qu’elle n’était pas convaincue que cette séparation serait autre chose qu’une séparation temporaire. Elle n’était pas convaincue non plus que le demandeur ne pourrait se servir de l’expérience de travail qu’il avait acquise au Canada pour se trouver immédiatement du travail à son arrivée en Guyana.

[12]           En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agente a là encore fait observer qu’elle n’avait pas compétence pour examiner l’intérêt à long terme de C.D. Elle a reconnu que le processus de renvoi était difficile pour les enfants, mais que le père de C.D. veillerait suffisamment à son intérêt supérieur [traduction« en lui apportant les soins et le soutien nécessaires pour atténuer la période d’adaptation qu’elle pourra vivre après son départ du Canada ». L’agente a fait observer que l’avocat avait fait valoir que C.D. souffrait d’asthme et qu’elle avait besoin d’un inhalateur pour se soigner, mais elle a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que C.D. [traduction« souffre d’une affection médicale qui la rend incapable de voyager par avion » ou que C.D. [traduction« ne pourra recevoir en Guyana de traitements pour cette affection médicale ou pour tout autre problème de santé ».

[13]           En ce qui concerne les droits de C.D., en tant qu’Autochtone, et que lui garantit la Charte, l’agente a conclu ce qui suit :

[traduction]

J’estime toutefois important de signaler que, contrairement à ce que prétend l’avocat, [C.D.] ne fait pas l’objet d’une ordonnance exécutoire de renvoi du Canada. Je signale que, en tant que membre de l’une des Premières Nations du Canada, [C.D.] a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir à son gré ou comme son tuteur légal le souhaite.

[...]

Je reconnais que le patrimoine autochtone de [C.D.] revêt une grande importance pour elle et pour son père. Je ne suis cependant pas convaincue que les arguments de l’avocat démontrent que le renvoi de M. Lewis du Canada empêchera [C.D.] de maintenir des liens étroits avec sa communauté autochtone et avec sa culture et ses traditions. Je constate par exemple que [C.D.] peut rentrer au Canada en tout temps pour participer à « des danses, des pow‑wows, des conférences, des événements spéciaux, des activités organisées par des centres autochtones et des foires artisanales autochtones » que son père a mentionnés dans son affidavit et je constate également qu’elle peut revenir au Canada chaque fois que son tuteur légal le lui permet pour rendre visite à sa mère, à la famille de sa mère et aux membres de la bande Gwich’in à Yellowknife.

[14]           L’agente a ensuite déclaré que le demandeur avait par le passé manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de la LIPR, citant à l’appui les antécédents judiciaires du demandeur et ses omissions de se présenter au Centre de contrôle‑cautionnements à diverses reprises entre décembre 2009 et juin 2013.

[15]           Après avoir reçu la décision, l’avocat du demandeur a réclamé et obtenu de l’agente des précisions supplémentaires au sujet des raisons de ses conclusions quant aux antécédents judiciaires du demandeur. Le demandeur a obtenu un sursis judiciaire à son renvoi de la part de la juge McVeigh de la Cour fédérale le 1er août 2014.

IV.             Questions en litige

[16]           Le demandeur a soulevé les questions suivantes :

1.      La décision de l’agente porte‑t‑elle atteinte au droit de l’enfant autochtone du demandeur à la liberté et à la sécurité de sa personne et à ce qu’il ne soit porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte]?

2.      L’agente a‑t‑elle commis une erreur ou rendu une décision déraisonnable dans la façon dont elle a évalué l’intérêt supérieur de l’enfant?

3.      L’agente a‑t‑elle rendu une décision déraisonnable qui ne reposait pas sur les questions en litige et la preuve dont elle disposait?

V.                Norme de contrôle

[17]           La question de savoir si l’article 7 de la Charte s’applique et s’il a été violé, s’agissant des affaires intéressant un enfant autochtone, peut être une question de droit, auquel cas c’est normalement la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique avec une certaine retenue à l’égard des conclusions tirées par l’agent lorsque celui‑ci a exercé un quelconque pouvoir discrétionnaire (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9).

[18]           Le défendeur soutient toutefois que, pour déterminer si le tribunal administratif a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi en conformité avec les protections conférées par la Charte, c’est la « grille du droit administratif » qui doit être utilisée pour procéder à ce contrôle. Suivant cette démarche, on applique la norme de contrôle de la décision raisonnable suivant laquelle la juridiction de révision fait preuve de déférence envers le tribunal administratif et vérifie si celui‑ci a exercé son pouvoir discrétionnaire à l’aune des garanties constitutionnelles et des valeurs que comportent celles‑ci.

[19]           Je suis d’accord pour dire qu’on devrait appliquer la grille du droit administratif en l’espèce. La façon dont cette grille s’applique est expliquée dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, aux paragraphes 35, 36 et 44 [Doré] :

[35]      En choisissant plutôt la seconde option, la Cour donnerait son aval à cette conception plus riche du droit administratif en vertu de laquelle le pouvoir discrétionnaire est exercé « à l’aune des garanties constitutionnelles et des valeurs que comportent celles‑ci » (Multani, par. 152, le juge LeBel). Cette approche n’exige pas de se rabattre sur l’analyse requise par l’article premier telle qu’elle a été établie dans Oakes pour protéger les valeurs consacrées par la Charte; elle suppose plutôt que les décisions administratives prennent toujours en considération les valeurs fondamentales. La Charte n’agit alors que comme [traduction] « un rappel que certaines valeurs sont manifestement fondamentales et [. . .] ne peuvent être violées à la légère » (Cartier, p. 86). L’approche du droit administratif reconnaît, en outre, la légitimité que la Cour a donnée à la prise de décisions administratives dans des arrêts tels Dunsmuir et ConwayCes derniers soulignent que les organismes administratifs ont le pouvoir, et même le devoir, de tenir compte des valeurs consacrées par la Charte dans leur domaine d’expertise. Intégrer ces valeurs dans l’approche qui préconise l’application des règles de droit administratif et reconnaître l’expertise des décideurs administratifs instaure [traduction] « un dialogue institutionnel quant à l’utilisation qui doit être faite du pouvoir discrétionnaire et quant à la révision appropriée de son exercice plutôt que de faire appel à la relation plus ancienne d’autorité et de contrôle » (Liston, p. 100).

[36]      Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué dans Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, [2009] 2 R.C.S. 567, l’examen de la constitutionnalité d’une loi doit être différent de la révision d’une décision administrative qui est contestée parce qu’elle porterait atteinte aux droits d’un individu en particulier (voir également Bernatchez). Lorsque les valeurs consacrées par la Charte sont appliquées à une décision administrative particulière, elles sont appliquées relativement à un ensemble précis de faits. Dunsmuir nous dit que la retenue s’impose dans un tel cas (par. 53; voir aussi Suresh c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, par. 39). Par contre, lorsqu’on vérifie si une « loi » particulière respecte la Charte, il est question de principes d’application générale.

[...]

[44]      La Cour a approfondi la question de la norme de contrôle applicable aux décisions d’organismes disciplinaires dans l’arrêt Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, antérieur à Dunsmuir, et le juge Iacobucci y a retenu la norme de la décision raisonnable pour l’examen de la sanction infligée à l’égard d’une faute professionnelle :

Bien que la loi prévoie un droit d’appel des décisions du comité de discipline, l’expertise du comité, l’objet de sa loi habilitante et la nature de la question en litige militent tous en faveur d’un degré plus élevé de déférence que la norme de la décision correcte. Ces facteurs indiquent que le législateur voulait que le comité de discipline du barreau autonome soit un organisme spécialisé ayant comme responsabilité primordiale la promotion des objectifs de la Loi par la surveillance disciplinaire de la profession et, au besoin, le choix de sanctions appropriées. Compte tenu de l’ensemble des facteurs pris en compte dans l’analyse qui précède, je conclus que la norme appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter. Par conséquent, sur la question de la sanction appropriée pour le manquement professionnel, la Cour d’appel ne devrait pas substituer sa propre opinion quant à la réponse « correcte » et ne peut intervenir que s’il est démontré que la décision est déraisonnable. [Je souligne; par. 42.]

[Non souligné dans l’original]

[20]           Je crois que l’on peut se demander si l’agent chargé d’exécuter le renvoi a compétence pour procéder à une évaluation des risques qui est susceptible de porter atteinte à l’article 7 de la Charte, étant donné que l’agent est seulement tenu de déterminer si la situation redoutée expose le demandeur « à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain » (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, aux paragraphes 43 et 44 [Shpati]).

[21]           Je constate également que l’étendue limitée du pouvoir discrétionnaire de l’agent chargé d’exécuter le renvoi restreint également sa capacité de tenir compte des valeurs consacrées par la Charte dans le cadre de l’examen administratif, dans la mesure où la Cour suprême du Canada a conclu que « reconnaître l’expertise des décideurs administratifs instaure [traduction] “un dialogue institutionnel quant à l’utilisation qui doit être faite du pouvoir discrétionnaire et quant à la révision appropriée de son exercice plutôt que de faire appel à la relation plus ancienne d’autorité et de contrôle” » (Doré, au paragraphe 35).

[22]           Dans l’arrêt Shpati, aux paragraphes 47 et 48, le juge Evans s’est penché sur les observations formulées par le juge chargé du contrôle judiciaire quant aux problèmes découlant du fait que l’agent chargé d’exécuter le renvoi n’a pas l’expertise nécessaire pour examiner les questions de droit. Le juge Evans a par conséquent conclu que le législateur ne saurait avoir voulu que, « dès que les circonstances le permettent, un agent d’exécution, qui n’a pas acquis une formation en la matière, puisse priver un demandeur du recours même qu’il lui avait accordé », ce qui, dans l’affaire Shpati, concernait le caractère théorique de la décision.

[23]           Le juge Evans a conclu que la réponse à toute limite imposée à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent en ce qui concerne l’éventuel caractère théorique de l’affaire se trouvait dans le régime instauré par la loi relativement aux requêtes en sursis des mesures de renvoi pouvant être présentées à la Cour fédérale. Le juge Evans a déclaré, au paragraphe 51 :

[51]      Il n’est pas rare que la Cour fédérale puisse procéder à un examen plus approfondi dans le cadre d’une demande de sursis que ne peut le faire un agent d’immigration dans le cadre d’une demande de report. Cette situation peut se traduire par un certain fractionnement entre la Cour fédérale et les agents d’exécution. J’estime toutefois que c’est bel et bien le mécanisme décisionnel que le législateur a choisi.

[Non souligné dans l’original]

[24]           À mon avis, dès lors qu’un sursis est accordé, ce fractionnement doit être maintenu dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Le même principe s’appliquerait, par analogie, non seulement à l’examen des questions de droit, comme celle du caractère théorique, mais également à celui d’autres questions comme l’application des valeurs consacrées par la Charte lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision d’un agent au sujet du risque (Peter c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CF 1073, aux paragraphes 271 à 273 [Peter]).

[25]           Dès lors que le sursis à la mesure de renvoi a été accordé, en l’espèce sur le fondement de la question de la constitutionnalité soulevée par le demandeur, il renvient à la Cour de décider s’il fallait tenir compte des valeurs consacrées par la Charte et, dans l’affirmative, si l’agente chargée d’exécuter le renvoi les a bien intégrées à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, selon la norme de la décision raisonnable.

[26]           Enfin, je conclus que la question de la conclusion de l’agente chargée d’exécuter le renvoi suivant laquelle le fondement factuel était insuffisant pour étayer un argument concernant la violation de l’article 7 doit être assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

VI.             Analyse

[27]           J’estime que la principale question à contrôler en l’espèce est celle de savoir si l’agente devait raisonnablement tenir compte des droits que garantit l’article 7 de la Charte à l’enfant autochtone du demandeur, mais n’en a pas tenu compte. Sur cette question, je rejette les arguments du demandeur et je conclus qu’aucune des valeurs consacrées par la Charte ne s’applique dans la présente affaire, qui concerne une décision qui était par ailleurs raisonnable.

A.                Le scénario factuel sous‑jacent est hypothétique

[28]           Le demandeur semble affirmer soit que lui et sa fille demeureront indéfiniment au Canada, soit que, s’il est renvoyé du Canada, elle demeurera avec lui et ne pourra jamais rentrer au Canada et perdra inévitablement tout lien avec son patrimoine et sa collectivité. L’agente n’a retenu aucun de ces scénarios extrêmes dans ses conclusions de fait que j’estime raisonnables.

[29]           Le demandeur peut choisir d’amener l’enfant avec lui – si la mère ne s’y oppose pas, comme nous le verrons plus loin – ou prévoir des visites prolongées au Canada compte tenu [traduction« du solide réseau positif d’amis et de personnes de la collectivité d’Edmonton sur lesquelles il peut compter pour l’aider à s’occuper d’elle ». Dans ses documents, le demandeur mentionne des amis proches de la famille, des voisins, des membres de la famille élargie de l’enfant ainsi que d’autres personnes pouvant éventuellement « s’occuper de l’enfant dont certaines la garde et s’en occupent déjà régulièrement ».

[30]           Le demandeur n’a pas abordé la question de savoir s’il y avait d’autres personnes pouvant s’occuper de sa fille alors que, suivant son propre témoignage, il semble qu’il existe déjà de telles personnes. Comme je l’ai déjà mentionné, il affirme à plusieurs reprises dans ses documents que l’enfant peut compter sur un solide réseau d’amis, de parents et de personnes qui s’occupent d’elle au Canada, en particulier, une tante qui vit à Yellowknife qui s’est occupée de l’épouse du demandeur lorsque leur mère ne pouvait plus le faire. L’agente a fait observer à juste titre que rien n’obligeait légalement C.D. à quitter le Canada et qu’elle pouvait y revenir en tout temps à son gré pour participer à « des danses, des pow-wows, des conférences et des événements spéciaux à des activités organisées par des centres autochtones et des foires artisanales autochtones ».

[31]           De plus, la Cour ne peut s’empêcher de remarquer que le demandeur pourrait être confronté à des difficultés s’il devait tenter de sortir l’enfant du Canada en prétendant que c’est son droit. L’ordonnance prononcée par la Cour provinciale de l’Alberta en vertu de la Family Law Act de l’Alberta désigne la mère comme défenderesse. Or, la mère n’a pas comparu, même après avoir reçu signification à personne, et elle n’a pas répondu à la demande. Parmi les pouvoirs conférés au demandeur, mentionnons certaines obligations, certains pouvoirs de décision et certains droits sur l’enfant. Les droits du demandeur ne sont toutefois pas illimités, étant entendu que la mère a le droit de [traduction« partager le droit de recevoir tout renseignement qui peut toucher de façon importante l’enfant, notamment en matière de santé et d’éducation ».

[32]           De toute évidence, le fait de déplacer l’enfant de l’Alberta en Ontario puis, éventuellement, de l’amener en Guyana constitue un renseignement qui devrait être communiqué à la mère, étant donné qu’il s’agit d’un renseignement qui aurait une incidence importante sur les droits d’accès de la mère qui n’ont pas été définis dans l’ordonnance de parentage, vraisemblablement parce que la mère n’a pas comparu à l’audience. Rien au dossier ou à l’audience n’indique que le demandeur a informé la mère que l’enfant vivait maintenant en Ontario ou qu’elle pourrait sortir du Canada.

[33]           La liberté de circulation, lorsque des enfants sont en cause, est une question fort controversée en droit de la famille. Comme les autorités doivent tenir compte de la protection du patrimoine culturel des enfants autochtones, il peut y avoir lieu de se demander s’il existe des solutions de rechange préférables pour permettre à C.D. de demeurer au Canada. Comme nous l’avons déjà mentionné, rien ne permet de penser que le demandeur a vérifié si d’autres personnes pouvaient s’occuper de sa fille en cas de renvoi, compte tenu en particulier de la préservation du patrimoine culturel autochtone de l’enfant.

[34]           Je conclus qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer la conclusion de l’agente suivant laquelle l’argument que le renvoi du demandeur fera perdre à sa fille ses liens avec sa culture et son patrimoine est spéculatif. L’argument tiré de la Charte est prématuré étant donné que les autres recours n’ont pas été épuisés.

[35]           Je constate également que le demandeur dispose d’un autre recours en ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant du fait qu’un tribunal spécialisé examinera sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, ce qui renforce la conclusion de la Cour qu’il est injustifié et prématuré de chercher à obtenir une réparation fondée sur la Charte (Spooner c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 870, au paragraphe 30, citant Covarrubias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365) :

[30]      De plus, j’accepte l’observation du défendeur selon laquelle le demandeur dispose d’un recours subsidiaire, soit la demande CH, qu’il peut présenter au titre du paragraphe 25(1) de la Loi. La Cour d’appel fédérale a traité de ce recours [...]

[...] il ne convient pas que les appelants s’adressent à la Cour pour obtenir une réparation fondée sur la Charte avant d’avoir épuisé leurs autres recours.

B.                 L’article 7 ne s’applique pas

[36]           La première étape de l’analyse fondée sur l’article 7 de la Charte consiste à se demander si la loi ou la mesure gouvernementale contestée a privé l’enfant de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne au point où l’agente devait tenir compte de cette valeur consacrée par la Charte dans sa décision. Ce ne sont pas toutes les conséquences négatives sur les droits protégés qui font intervenir l’article 7 : la loi ou la mesure gouvernementale en question doit avoir eu des répercussions graves et profondes sur le demandeur et il doit exister « un lien de causalité suffisant entre [l’effet] imputable à l’État et le préjudice subi par [le demandeur] » (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, au paragraphe 75 [Bedford], citant Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au paragraphe 60). Il s’agit d’une norme souple qui permet de tenir compte des circonstances de chaque cas particulier et qui n’exige pas que « la mesure législative ou autre reprochée à l’État soit l’unique ou la principale cause du préjudice subi par le demandeur, et il y est satisfait par déduction raisonnable, suivant la prépondérance des probabilités » (Bedford, aux paragraphes 75 et 76).

[37]           Le demandeur affirme que le Canada est assujetti à certaines obligations légales en raison du fait que C.D. est membre d’une Première Nation, et que le renvoi de son père violerait les obligations en question. Le demandeur table fortement sur l’arrêt United States of America c Leonard, 2012 ONCA 622 [Leonard] de la Cour d’appel de l’Ontario, qui concernait deux appels interjetés par des accusés autochtones qui affirmaient que la décision de les extrader sans tenir compte de leur origine et de leur situation autochtone violerait les droits que leur reconnaissaient les articles 6 et 7 de la Charte. Dans l’arrêt Leonard, tout en reconnaissant que la décision d’extradition était de nature politique et commandait un degré élevé de déférence, la Cour a néanmoins infirmé la décision du ministre. La Cour a conclu que les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c Gladue, [1999] 1 RCS 688 [Gladue] débordaient le cadre de la détermination de la peine en matière criminelle et [traduction« que ces principes devaient être pris en compte par tous “les décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants autochtones dans le système de justice” [...] chaque fois que la liberté d’un autochtone est en jeu dans le cadre d’un procès criminel ou d’une procédure connexe » (Leonard, au paragraphe 85, citant l’arrêt Gladue, au paragraphe 65; voir également l’arrêt R. c Ipeelee, 2012 CSC 13 [Ipeelee]).

[38]           Selon moi, rien dans ces décisions ne permet de penser que les droits garantis par l’article 7 de la Charte aux Canadiens membres des Premières Nations débordent le cadre du droit criminel, ce qui est compréhensible, étant donné que les droits consacrés par l’article 7 trouvent souvent leur pendant en droit criminel. Les valeurs de la Charte qui sont analysées dans les décisions en question concernaient la surreprésentation historique des Autochtones dans le système de justice criminel, outre le fait qu’elles étaient fondées sur le libellé de l’alinéa 718.2 e) du Code criminel (Gladue, aux paragraphes 61, 64 et 87).

[39]           Il est de jurisprudence constante que les droits consacrés à l’article 7 qui s’appliquent en droit de l’immigration lorsqu’une menace à la vie ou un risque à la liberté ou un risque de subir des traitements ou des peines cruels et inhumains sont allégués sont ceux qui sont visés aux articles 96 et 97 de la loi et qui concernent le renvoi de ressortissants étrangers (Németh c Canada (Ministre de la Justice), 2010 CSC 56; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1; Orelien c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)), [1992] 1 CF 592; Nguyen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)), [1993] 1 CF 696; Farhadi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 646, au paragraphe 3).

[40]           Or, les membres des Premières Nations ne sont habituellement pas des réfugiés au Canada. De même, l’enfant en cause en l’espèce ne risque pas de voir l’un des droits que lui garantit l’article 7 mis en péril si elle quitte le Canada en compagnie du demandeur. Les droits de cette enfant participent plutôt de l’intérêt supérieur de l’enfant dont on tient compte dans le cadre d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et dont ne peut tenir compte l’agent chargé d’exécuter le renvoi.

[41]           Le demandeur affirme que la conclusion tirée dans l’arrêt Leonard suivant laquelle l’examen des facteurs énumérés dans l’arrêt Gladue déborde le cadre du droit criminel a été confirmée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Anderson, 2014 CSC 41, aux paragraphes 21 à 28 [Anderson]. Je ne suis pas de cet avis. Dans l’arrêt Anderson, la Cour renvoyait à l’argument du défendeur, au paragraphe 17 : « tous les représentants de l’État (y compris les procureurs du ministère public) doivent prendre en considération le statut d’Autochtone lorsqu’une décision porte atteinte à la liberté d’un Autochtone. Il s’agit selon lui d’un principe de justice fondamentale ». Rien ne permet de penser que la Cour a retenu cet argument, d’autant plus que l’affaire concernait le pouvoir discrétionnaire de la poursuite dans une affaire de droit criminel. Mais même si cet argument avait été retenu, je ne pense pas que l’enfant autochtone qui accompagne un parent qui est renvoyé est une personne dont le droit à la liberté est compromis et qui bénéficie de ce fait de la protection de l’article 7.

[42]           Le demandeur affirme en outre que les tribunaux canadiens ont reconnu que les facteurs de l’arrêt Gladue s’appliquent dans les décisions relatives au bien-être de l’enfant. Il cite le jugement Children’s Aid Society of Brant c G. (C.), 2014 ONCJ 197, une décision orale dans laquelle la Children’s Aid Society of Brant sollicitait une ordonnance de tutelle de la Couronne sans droit d’accès en faveur de la mère en vue de permettre l’adoption de l’enfant. Il n’était pas fait mention de l’arrêt Gladue ou de droits garantis par la Charte dans les brefs motifs de cette décision. Le seul passage pertinent semble être le suivant :

[traduction]

10        À Brantford, nous avons mis sur pied un tribunal pour les délinquants criminels provenant des Premières Nations. Notre objectif est tout d’abord d’en savoir le plus possible au sujet du contrevenant puis d’élaborer une peine tenant compte de ses facteurs criminogènes tout en le responsabilisant pour ses actes.

11        Les antécédents du contrevenant autochtone sont extrêmement importants. Les pensionnats, la pauvreté, les déplacements, la toxicomanie sont tous des facteurs qui permettent d’expliquer pourquoi il se retrouve devant le tribunal.

12        Certes, une analyse approfondie de ces facteurs avec la mère nous aiderait en l’espèce à comprendre la raison pour laquelle elle se retrouve devant un tribunal de protection de la jeunesse. Pourtant, en ignorant pratiquement tout de ses antécédents, nous avons accordé à la mère en tout et partout 13 mois pour apprendre comment devenir une mère.

[43]                    La Cour a également tenu compte d’un cas semblable dans la décision New Brunswick (Minister of Social Development) c A. (M.), 2014 NBQB 130. Dans cette affaire, la Cour a conclu, en réponse à une demande de tutelle présentée par le ministre, qu’il fallait tenir compte des intérêts de l’enfant. La Cour a déclaré ce qui suit en ce qui concerne ces questions, aux paragraphes 82 et 83 :

[traduction]

82        L’article 1 de la Loi sur les services à la famille exige expressément que l’on tienne compte du patrimoine culturel et religieux de l’enfant (non souligné dans l’original), et pourtant aucune tentative n’a été faite pour en tenir compte en l’espèce, hormis une déclaration de la travailleuse sociale principale, Tara Thibeault, qui a expliqué que l’enfant avait grandi dans une région du Nouveau‑Brunswick où l’on trouve une collectivité autochtone.

83        Dans le contexte de la détermination de la peine dans les procès criminels, la Cour suprême du Canada a donné pour directives aux juges de tenir compte des valeurs collectives autochtones (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 CSC). Des facteurs semblables devraient s’appliquer dans les audiences relatives à la protection de la jeunesse.

[Non souligné dans l’original]

[44]           Nul ne conteste l’obligation pour les tribunaux de tenir compte de la situation historique et culturelle des Autochtones dans les affaires où les procédures judiciaires ont des effets négatifs sur leurs intérêts. Or, ces décisions ne permettent pas pour autant d’affirmer que les droits reconnus en droit de la famille constituent des droits garantis par l’article 7. Les droits spéciaux des peuples autochtones sont d’abord et avant tout prévus par les lois pertinentes. De plus, il est évident qu’il faut tenir compte du contexte historique et culturel des Autochtones lorsque les parties invoquent ces droits. Par exemple, dans les affaires concernant l’intérêt supérieur des enfants autochtones, peu importe la façon dont ils sont invoqués, ce sont des facteurs complémentaires très pertinents dont le tribunal doit tenir compte. Je ne considère cependant pas qu’il s’agisse de questions relevant de l’article 7 de la Charte comme le demandeur le prétend en l’espèce.

[45]           À mon avis, le fait que le père de l’enfant soit renvoyé du Canada ne fait pas intervenir les droits reconnus à l’enfant par la Charte. Comme l’agente chargée d’exécuter le renvoi l’a fait observer, l’enfant est une citoyenne canadienne et elle a donc le droit de quitter le Canada et d’y revenir à son gré. Bien que C.D. ait le droit de demeurer au Canada, d’y entrer et d’en sortir à sa guise (Charte, paragraphe 6(1) et LIPR, article 19), et que l’article 7 de la Charte garantisse son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, ces droits ne sont pas soulevés dans les affaires mettant en cause le renvoi d’un parent et ils ne permettent pas d’exiger qu’un non-citoyen demeure au Canada.

[46]           Je conclus également que l’argument suivant lequel les droits garantis à l’enfant par l’article 7 de la Charte s’appliqueraient ou seraient violés par le renvoi du demandeur n’a aucun fondement juridique. L’enfant n’a pas qualité pour faire valoir un droit fondé sur l’article 7 au nom du demandeur étant donné qu’elle n’est pas extradée et qu’elle n’est pas privée de son patrimoine, sauf par le choix et les actions du demandeur.

[47]           Ces arguments s’ajoutent aux arguments à caractère spéculatif et prématuré du demandeur.

C.                 La prise en compte des droits d’un enfant autochtone ne constitue pas un principe de justice fondamental

[48]           Pour constituer un principe de justice fondamental, il faut : (1) qu’il s’agisse d’un principe juridique; (2) qu’il y ait un consensus sur le fait que cette règle et ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice; (3) que ce principe soit défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne (R. c B. (D.), 2008 CSC 25, au paragraphe 46; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, au paragraphe 8).

[49]           L’agent chargé d’exécuter le renvoi doit se conformer aux consignes du paragraphe 48(2) de la Loi qui exige qu’il exécute la mesure de renvoi dans les meilleurs délais. Lorsque l’enfant ne risque pas sérieusement de subir un préjudice grave dans le pays où il est renvoyé, la compétence de l’agent se limite à l’examen des problèmes à court terme, ce qui vaut aussi dans le cas de l’article 7. En ce qui concerne la préoccupation précise soulevée en l’espèce, l’enfant ne pourrait pas perdre son patrimoine culturel dans le court laps de temps considéré par l’agente. Les intérêts à plus long terme de l’enfant seront déterminés lors de l’instance relative aux considérations d’ordre humanitaire dans le cadre de laquelle ses intérêts supérieurs constituent le principal facteur à examiner.

[50]           Dans le même ordre d’idées, je ne souscris pas aux arguments du demandeur suivant lesquels les droits protégés par l’article 7 comprennent le droit des parents et des enfants de ne pas être séparés par des mesures gouvernementales. De toute évidence, ce genre de situation se produit fréquemment lorsque des contrevenants autochtones sont emprisonnés, ce qui donne lieu au même genre de séparation entre les enfants et les parents que celui qui se produit lorsque le demandeur est renvoyé du pays et que son enfant demeure au Canada. Les dispositions législatives canadiennes sur la famille et la protection de la jeunesse prévoient des solutions de rechange appropriées visant à assurer la protection et la tutelle de l’enfant en pareil cas, en imposant notamment l’obligation d’examiner les façons de préserver l’identité autochtone de l’enfant. Je peux par ailleurs prendre connaissance d’office du fait que les organismes de protection de l’enfance cherchent toujours d’autres parents ou personnes convenables à qui confier un enfant et que la tutelle constitue une solution de dernier recours.

[51]           Je conclus que le principe invoqué par le demandeur ne satisfait donc pas à la deuxième exigence suivant laquelle il doit exister un consensus sur le fait que la règle ou le principe en question est essentiel au bon fonctionnement du système de justice. Le principe qui ferait en sorte que les conséquences d’une ordonnance d’exécution sur un enfant, et qui n’exposerait pas l’enfant ni d’ailleurs le demandeur à un risque, seraient assujetties à des considérations relatives à la Charte serait contraire à l’exigence reconnue depuis longtemps d’exécuter les mesures de renvoi rapidement pour protéger la légitimité et la viabilité du processus canadien de demande d’asile et d’immigration.

[52]           D’ailleurs, il n’est pas clair, sauf lorsque le processus de renvoi concerne lui‑même des situations où le renvoi du ressortissant étranger expose celui‑ci à un risque comme celui dont il était question dans l’affaire Peter dans laquelle le processus de renvoi lui‑même était contesté au motif qu’il était inconstitutionnel parce qu’il ne tenait pas suffisamment compte du risque, que les valeurs consacrées par la Charte jouent un rôle dans le cadre de l’exercice limité du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 48 de la Loi.

[53]           Enfin, je souligne également que la seule raison pour laquelle cette question est soulevée en l’espèce s’explique par le fait que le demandeur ne l’a pas formulée en temps utile dans le cadre d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Pour cette raison, dans une dernière tentative désespérée, il a soulevé cette question devant l’agente chargée d’exécuter le renvoi. Cette façon de procéder ne nous permet pas d’intercaler une question portant sur des raisons d’ordre humanitaire dans ce qui constitue une procédure de dernier recours visant à évaluer les risques pour s’assurer que le demandeur ne soit pas renvoyé dans un pays où la situation a changé et où il y a lieu de se demander si les protections prévues aux articles 96 et 97 s’appliquent encore.

[54]           En conclusion, j’estime que l’expulsion des parents d’enfants autochtones nés au Canada ne viole pas les droits garantis par l’article 7 aux parents en question ou à leurs enfants. À cet égard, j’estime que la décision suivante s’applique, Idahosa c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 418, aux paragraphes 46 à 49, citant Langner c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)), [1995] ACF no 469 :

[48]      Deuxièmement, l’avocate n’a pu citer aucun précédent où un tribunal aurait jugé que l’article 7 de la Charte a pour effet d’invalider le renvoi d’un étranger qui n’est pas en mesure d’établir que son renvoi dans tel ou tel pays l’exposera à un préjudice grave. L’absence de jurisprudence sur ce point s’explique sans doute en partie par l’article 6 de la Charte, aux termes duquel le droit constitutionnel d’entrer ou de sortir du Canada n’est garanti qu’aux citoyens canadiens.

[49]      Troisièmement, dans l’arrêt Langner [...] la Cour a jugé que l’expulsion des parents d’enfants nés au Canada ne portait atteinte ni aux droits de l’article 7 garantis aux parents, ni à ceux des enfants. La Cour a en effet fait remarquer que si les enfants sont séparés des parents, c’est simplement parce que les parents ont décidé de ne pas les emmener avec eux lors de leur renvoi du Canada. [...]

D.                L’agente a‑t‑elle commis une erreur ou rendu une décision déraisonnable dans la façon dont elle a évalué l’intérêt supérieur de l’enfant?

[55]           L’agente chargée d’exécuter le renvoi s’est montrée réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant et elle a raisonnablement examiné les intérêts à court terme de l’enfant, d’autant plus que le fondement factuel en cause était spéculatif et prématuré. Je conclus que, dans la mesure où l’agente avait le droit d’exercer son pouvoir discrétionnaire, sa décision a eu pour effet de reconnaître de façon appropriée le caractère spéculatif de tout argument tiré de la Charte, et de rejeter par ailleurs les arguments du demandeur, notamment celui qu’il tirait de la Charte, conformément aux exigences de la norme de la décision raisonnable.

[56]           Comme je l’ai déjà fait observer, l’enfant n’a pas la qualité voulue pour invoquer les droits prévus à l’article 7 au nom du demandeur étant donné qu’elle n’est pas extradée et qu’elle n’est pas privée de son patrimoine, sauf par le choix et les actions du demandeur. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, dans la mesure limitée où les droits prévus à l’article 7 s’appliquent – ce qui ne me paraît pas être le cas –, ils sont pris en compte dans l’évaluation générale du caractère équitable de la décision de l’agente chargée d’exécuter le renvoi conformément aux principes de justice fondamentale. Les demandeurs ont droit à l’équité procédurale lorsqu’ils demandent un report et ils ont droit à ce que leurs demandes de report soient examinées. Le mécanisme prévu est suffisant pour répondre aux préoccupations exprimées par le demandeur au sujet de l’équité et de l’application de la Charte.

[57]           Ma seule réserve en ce qui concerne la décision de l’agente est que celle‑ci a tenté de procéder à une certaine forme d’analyse des raisons d’ordre humanitaire qu’elle n’aurait en temps normal pas dû entreprendre. Je reconnais toutefois que, comme il s’agissait d’un nouveau moyen tiré de la Charte, le fait qu’elle a tenu compte de ces facteurs n’était pas entièrement injustifié. En tout état de cause, je conclus que l’agente était convaincue que l’on pourrait répondre à court terme aux besoins de l’enfant, et notamment à son besoin de reprendre contact avec son patrimoine culturel, et qu’elle s’acquittait ainsi des obligations que lui imposait l’article 48 de la Loi.

VII.          Question certifiée et conclusion

[58]            Le demandeur propose les questions certifiées suivantes en ce qui concerne la présente demande :

1.      Les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts R. c Gladue, R. c Ipeele et R. c Anderson s’appliquent‑ils, avec les adaptations nécessaires, aux renvois prévus à l’article 48 de la LIPR, de sorte qu’il y a lieu de tenir pleinement compte des conséquences sur l’enfant autochtone du renvoi du Canada du parent non citoyen ayant la garde avant l’exécution de la mesure de renvoi?

2.      L’article 7 de la Charte des droits et libertés exige-t-il que l’on tienne compte, à l’instar de l’arrêt Gladue, des conséquences du renvoi du parent ayant la garde de l’enfant autochtone avant l’exécution de la mesure de renvoi?

[59]           Le défendeur affirme que la présente demande devrait être tranchée en fonction du caractère raisonnable de la décision de l’agente plutôt que selon une analyse de la Charte fondée sur une simple possibilité. Je suis porté à souscrire à cet argument, mais je crains que l’interprétation que la Cour donnera des motifs de l’agente sur cette question ne crée un certain désaccord.

[60]           Je suis également d’avis que les questions soulevées sont nouvelles et importantes en ce qui concerne les droits que garantit la Charte aux enfants autochtones et leurs autres droits, et notamment l’interaction de ces droits dans les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire et les procédures de renvoi. J’estime également que le défendeur a peut‑être surestimé l’état du droit en affirmant que la jurisprudence a déjà répondu aux deux questions proposées et que ni l’une ni l’autre ne constituent une « question » exigeant une réponse de la part d’une Cour d’appel.

[61]           Par conséquent, je suis disposé à certifier les deux questions proposées par le demandeur.

[62]           La demande est rejetée et les questions proposées par le demandeur sont certifiées en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE :

1.      la demande est rejetée;

2.      les questions suivantes sont certifiées en vue d’un appel :

a.       Les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts R. c Gladue, R. c Ipeele et R. c Anderson s’appliquent‑ils, avec les adaptations nécessaires, aux renvois prévus à l’article 48 de la LIPR, de sorte qu’il y a lieu de tenir pleinement compte des conséquences sur l’enfant autochtone du renvoi du Canada du parent non citoyen ayant la garde avant l’exécution de la mesure de renvoi?

b.      L’article 7 de la Charte des droits et libertés exige-t-il que l’on tienne compte, à l’instar de l’arrêt Gladue, des conséquences du renvoi du parent ayant la garde de l’enfant autochtone avant l’exécution de la mesure de renvoi?

« Peter Annis »

Juge

Traduction


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5804‑14

 

INTITULÉ :

CURTIS LEWIS c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 JUILLET 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 NOVEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Andrew Brouwer

Jonathan Rudin

 

POUR LE demandeur,

CURTIS LEWIS

 

Christopher Ezrin

POUR LE défendeur,

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Andrew J. Brouwer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur,

CURTIS LEWIS

 

Jonathan Rudin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR,

CURTIS LEWIS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE défendeur

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

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