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Date : 20150727


Dossier : T-1931-13

Référence : 2015 CF 916

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Phelan

RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ

ENTRE :

M. UNTEL ET SUZIE JONES

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une requête en autorisation de recours collectif sur le fondement du paragraphe 334.16(1) et de l’article 334.17 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[2]               Dans cette procédure, les demandeurs affirment que la défenderesse les a publiquement désignés comme participants du Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales [le PAMFM, ou le Programme], en leur envoyant en novembre 2013, par la poste, des lettres dans des enveloppes surdimensionnées portant l’adresse de l’expéditeur « Programme d’accès à la marijuana à des fins médicales ».

[3]               Dans le cadre de l’audition de la présente requête, les demandeurs ont déposé une troisième déclaration modifiée, laquelle, aux fins de la requête, sera considérée comme l’acte de procédure en cause.

[4]               La disposition applicable en l’espèce est le paragraphe 334.16(1) des Règles :

334.16 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

334.16 (1) Subject to subsection (3), a judge shall, by order, certify a proceeding as a class proceeding if

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

(a) the pleadings disclose a reasonable cause of action;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

(b) there is an identifiable class of two or more persons;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

(c) the claims of the class members raise common questions of law or fact, whether or not those common questions predominate over questions affecting only individual members;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

(d) a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact; and

e) il existe un représentant demandeur qui :

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(i) would fairly and adequately represent the interests of the class,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(ii) has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceeding on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iii) does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

(iv) provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff or applicant and the solicitor of record.

II.                Contexte

[5]               Monsieur Untel (à l’évidence un nom d’emprunt masquant son nom véritable, puisque les deux demandeurs ne souhaitent pas être davantage désignés au public) habite en Nouvelle‑Écosse et travaille dans le domaine de la santé. Il est autorisé, en vertu du Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001-227 (aujourd’hui le Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013-119) à posséder et produire de la marihuana pour son propre usage. L’affidavit qu’il a déposé au soutien de la présente requête fait état de plusieurs répercussions sur sa vie privée – la défenderesse a fait valoir que la déclaration ne révélait aucune espèce de préjudice.

[6]               Suzie Jones habite à Ottawa, en Ontario, et est autorisée à posséder de la marihuana. Son affidavit fait également état des atteintes à sa vie privée qui ont résulté de la divulgation de sa participation au Programme.

[7]               L’existence de faits avérés n’est pas déterminante pour la question de savoir si les actes de procédure révèlent une « cause d’action raisonnable » (voir l’arrêt Condon c Canada, 2015 CAF 159 [Condon]), mais un certain fondement factuel doit être établi – Pro-Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, [2013] 3 RCS 477 [Pro‑Sys] – à l’appui de la requête.

[8]               Le PAMFM obligeait toute personne souhaitant une autorisation a) de posséder de la marihuana (APM); b) de faire pousser de la marihuana pour une personne détenant une autorisation de posséder (LPPD); ou c) de posséder et produire de la marihuana pour son usage personnel à des fins médicales (LPFP) à en faire la demande au ministre de la Santé.

Un candidat (y compris les présents demandeurs) devait donc fournir une adresse postale et informer Santé Canada de toute modification apportée à son adresse postale.

[9]               Se fondant sur le formulaire de demande requis par Santé Canada, les demandeurs invoquent ce qu’ils appellent les engagements en matière de protection de la vie privée :

A3 Représentant nommé

Cette section n’est pas obligatoire.

Vous pouvez nommer un représentant pour communiquer avec Santé Canada en votre nom. Santé Canada sera ainsi autorisé à discuter des renseignements personnels et médicaux contenus dans votre dossier avec la personne que vous nommez (par exemple, un membre de la famille ou un ami).

Si vous ne signez pas ce consentement, Santé Canada ne communiquera qu’avec vous.

A5 Communication de renseignements aux services canadiens de police

Santé Canada aura l’autorité de communiquer des renseignements limités apparaissant sur votre autorisation ou votre licence, si la police le demande dans le cadre d’une enquête en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances ou du Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales. Ceci a pour but d’éviter des mesures de répression criminelle inutiles lorsque vous effectuez des activités permises en vertu de votre autorisation ou de votre licence. [Non souligné dans l’original.]

[10]           Les demandeurs s’appuient aussi sur Info Source, la publication du gouvernement canadien détaillant les banques de données régies par la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21, et par la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1; plus précisément la description de la base de données du PAMFM, qui donne les détails des circonstances très restreintes autorisant une divulgation, dont aucune n’est applicable en l’espèce.

[11]           Contrairement à la pratique antérieure où Santé Canada correspondait, à propos du PAMFM, avec les demandeurs et les membres du groupe envisagé sans faire état du Programme ni de marihuana, Santé Canada, entre le 12 et le 15 novembre 2013, a envoyé sa correspondance à environ 40 000 personnes inscrites au PAMFM, dans une enveloppe qui indiquait de manière visible le nom de l’intéressé et le nom du programme. C’est ce qu’il est convenu d’appeler l’« atteinte à la vie privée ».

[12]           Les demandeurs ont déployé des efforts considérables et présenté une preuve volumineuse établissant la manière dont Santé Canada avait pu commettre cette atteinte. Il n’est pas nécessaire à la Cour d’examiner à ce stade les tenants et aboutissants de cette question.

[13]           Les demandeurs ont établi que, le 21 novembre 2013, le sous-ministre de Santé Canada a affiché sur son site web une déclaration reconnaissant une erreur administrative sur l’étiquetage de l’enveloppe, et qu’il ne s’agissait pas là d’une norme de Santé Canada. La défenderesse a essentiellement reconnu cette affirmation.

[14]           Dans son argumentation, la défenderesse a tenté de justifier l’incident, affirmant que le public était protégé par le code de déontologie de la Société canadienne des postes (du moins en matière de divulgation de renseignements personnels à ses employés), que toutes les parties s’en remettaient à Postes Canada et que la divulgation des noms et des adresses ne donne lieu à aucun recours.

Tous ces arguments sont sans doute vrais, mais ce sont des points qui pourraient valoir comme moyen de défense dans un procès, non au stade de cette requête.

[15]           Le 3 mars 2015, par suite de la réception de 339 plaintes de personnes qui affirmaient que l’atteinte à leur vie privée avait eu des conséquences préjudiciables sur leur vie, le commissaire à la protection de la vie privée a conclu que les plaintes étaient fondées et que Santé Canada avait contrevenu à la Loi sur la protection des renseignements personnels en faisant le lien entre le Programme et les destinataires de ses envois.

[16]           La défenderesse s’est opposée à la production du rapport du commissaire à la protection de la vie privée, mais a fait valoir que le rapport n’attestait ni malveillance ni mauvaise foi. Elle affirme que, en l’absence de malveillance, l’article 74 de la Loi sur la protection des renseignements personnels constitue un obstacle à tout dédommagement.

[17]           Le rapport du commissaire à la protection de la vie privée porte sur la question d’« un certain fondement » au soutien de la requête en autorisation. Quant à la question de la malveillance ou de la mauvaise foi et de celle de savoir s’il existe un obstacle légal à l’une ou l’autre des causes d’action, elles n’ont pas été établies comme étant « manifestes et évidentes ». La défenderesse pourra avancer cet argument en défense ou au moment de présenter une autre requête ultérieurement.

[18]           Les demandeurs voudraient définir ainsi le groupe :

[traduction] Toutes les personnes qui ont reçu de Santé Canada, en novembre 2013, une lettre comportant les mots « Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales » ou « Marihuana Medical Access Program » bien en évidence au recto de l’enveloppe.

[19]           Les demandeurs affirment que Santé Canada perpétue le risque pour la sécurité et la protection des Canadiens :

a)                  en livrant la lettre aux demandeurs et aux autres membres du groupe dans l’enveloppe qui révèle le lien avec le PAMFM, et révèle leur droit de posséder et/ou de produire de la marihuana;

b)                  en divulguant ce fait à Postes Canada et/ou à d’autres personnes qui ne sont pas liées par des obligations de confidentialité.

[20]           Les demandeurs affirment aussi qu’une personne raisonnable qui verrait l’enveloppe conclurait que le destinataire est lié au Programme, qu’il détient une autorisation, qu’il souffre d’un état pathologique grave ou débilitant et qu’il possède ou consomme de la marihuana [les renseignements personnels].

[21]           Finalement, les demandeurs affirment que l’atteinte à leur vie privée a suscité chez eux des préoccupations raisonnables pour leur sécurité et que ni eux-mêmes ni aucun autre membre du groupe proposé n’ont consenti à la divulgation de ces renseignements personnels.

[22]           La défenderesse est généralement partie à un litige factuel, qui n’intéresse pas la présente requête sauf sur la question d’« un certain fondement factuel ». En résumé, la défenderesse soutient ce qui suit :

                     aucun fait n’est allégué à l’appui de l’affirmation selon laquelle des renseignements personnels ont été divulgués;

                     la seule véritable divulgation alléguée est une divulgation à Postes Canada, et les demandeurs craignent simplement d’autres divulgations;

                     toute divulgation aux employés de Postes Canada est protégée par le code de déontologie de Postes Canada;

                     il y a déjà eu divulgation par M. Untel à Postes Canada dans ses envois postaux;

                     les demandeurs n’ont pas montré qu’il y a eu divulgation au-delà de Postes Canada;

                     la maladie des demandeurs peut être visible et toute production de marihuana est probablement connue en raison de l’odeur et d’autres facteurs;

                     il n’est allégué aucun fait substantiel montrant que Santé Canada a été [traduction« tyrannique, blessant, insouciant, méprisant, tout à fait nonchalant, ou a agi de manière délibérée, insensible, déshonorante, entêtée et au mépris des droits des demandeurs et autres membres du groupe ». Cette thèse répond à l’argument de la défenderesse selon lequel les demandeurs n’ont pas plaidé la mauvaise foi ou la malveillance au point de rendre inopérant l’article 74 de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[23]           La seule question à trancher est celle de savoir si la présente action devrait être autorisée comme recours collectif.

III.             Analyse

[24]           La Cour a déjà évoqué le critère d’« un certain fondement factuel », énoncé dans l’arrêt Pro-Sys. Dans l’arrêt AIC Limited c Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 RCS 949, la Cour suprême précisait qu’il n’est pas nécessaire dans les requêtes de ce genre que la preuve soit exhaustive et qu’il ne s’agit pas d’une preuve devant permettre de plaider au fond.

[25]           La démarche que la Cour devrait adopter, et l’objet de la règle, sont exposés aux paragraphes 64 et 65 de l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, Pro-Sys Consultants Ltd c Infineon Technologies AG, 2009 BCCA 503, 312 DLR (4th) 419 :

[traduction]

[64]      Les dispositions de la CPA devraient être interprétées de manière libérale pour que soient réalisés ses objets : l’économie des ressources judiciaires (fusionner les recours similaires et éviter les doubles emplois inutiles dans la recherche des faits et dans l’analyse juridique); l’accès à la justice (répartir les frais de litige parmi un grand nombre de demandeurs, rendant ainsi économique l’introduction de procédures qui seraient autrement inabordables); et la modification des comportements (dissuader les fautifs et futurs fautifs en leur ôtant de l’esprit l’idée qu’un préjudice mineur mais à grande échelle n’entraînera pas de litige) : Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534, aux paragraphes 26 à 29 [Western Canadian Shopping Centres]; Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158, au paragraphe 15 [ Hollick].

[65]      L’audition de la requête en autorisation n’implique pas une évaluation du fond de la demande; elle intéresse plutôt la forme que revêt l’action pour déterminer s’il convient de procéder par recours collectif : Hollick, au paragraphe 16. Il incombe au demandeur de prouver « un certain fondement factuel » pour chacune des conditions de l’autorisation, autre que la condition selon laquelle l’acte de procédure doit révéler une cause d’action : Hollick, au paragraphe 25. Toutefois, puisqu’il convient de considérer l’autorisation selon une approche libérale et téléologique, la preuve à produire n’est pas une tâche onéreuse – elle requiert uniquement un « minimum d’éléments probants » : Hollick, aux paragraphes 21, 24-25; Stewart c. General Motors of Canada Ltd., [2007] O.J. No. 2319 (C.S.J.), au paragraphe 19. Comme on peut le lire dans la décision Cloud c. Canada (Attorney General) (2004), 247 D.L.R. (4th) 667, au paragraphe 50, 73 O.R. (3d) 401 (C.A. de l’Ont.), autorisation de pourvoi refusée : [2005] C.S.C.R. no 50 [Cloud] :

[traduction] Saisi d’une requête en autorisation, le tribunal n’est pas en mesure de statuer sur les éléments contradictoires de la preuve, ni de déterminer sa valeur probante à l’issue d’une analyse nuancée. Ce qu’il doit trouver, c’est un certain fondement factuel qui satisfasse à la condition d’autorisation en cause.

[26]           Comme l’a indiqué la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Biladeau c Ontario (Attorney General), 2014 ONCA 848, 247 ACWS (3d) 313, la déclaration doit être interprétée d’une manière aussi libérale que possible afin de combler les lacunes des allégations.

[27]           S’agissant de la question préliminaire d’« un certain fondement factuel », je suis d’avis que les demandeurs ont établi un fondement suffisant qui autorise la Cour à examiner les autres éléments de l’analyse touchant l’autorisation. Le rapport du commissaire à la protection de la vie privée, un document public, est lui-même suffisant à cette fin, comme le sont les autres éléments de preuve présentés.

A.                Cause d’action raisonnable

[28]           Les demandeurs plaident six causes d’action :

                     rupture de contrat et de garantie;

                     négligence;

                     abus de confiance;

                     intrusion dans l’intimité;

                     publicité donnée à la vie privée;

                     violation du droit à la vie privée garanti par la Charte.

[29]           S’agissant de l’argument de la défenderesse selon lequel l’article 74 de la Loi sur la protection des renseignements personnels constitue un obstacle parce que les demandeurs n’ont pas explicitement plaidé la mauvaise foi ou la malveillance, les demandeurs, en employant des mots tels que « tyrannique », « méprisant », « insensible », etc., qui sont repris au paragraphe 22 des présents motifs, ont plaidé d’une manière plus que suffisante la mauvaise foi et la malveillance.

[30]           Le critère à appliquer pour la radiation d’une cause d’action est le suivant : il doit être « évident et manifeste » que l’action ne saurait être accueillie telle qu’elle a été plaidée.

B.                 Rupture du contrat et de la garantie

[31]           Les demandeurs font valoir qu’il y a eu accord ou engagement tacite ou exprès. C’est là un fondement qui suffit à ancrer la cause d’action. C’est le procès lui-même qui permettra de dire si, en droit, une relation contractuelle a été établie.

[32]           Il se pourrait que la question posée soulève un concept assimilable aux attentes légitimes et, dans l’affirmative, il faudrait se demander si le manquement donne lieu à dédommagement, mais il serait prématuré de radier la déclaration telle qu’elle a été plaidée.

C.                 Négligence et abus de confiance

[33]           Les demandeurs ont suffisamment établi la cause d’action. Pour l’essentiel, l’argument invoqué par la défenderesse est que l’acte de procédure est vicié en ce qui concerne les dommages réels.

[34]           Comme l’écrivait récemment la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Condon, au paragraphe 20 :

…les Règles exigent seulement que la nature des dommages‑intérêts demandés soit précisée sur la demande. Une description générale de la nature des dommages-intérêts demandés a suffi dans l’affaire Brazeau c. Canada (Procureur général), 2012 CF 648, [2012] A.C.F. n° 1489, pour rejeter la demande visant à faire radier la partie des actes de procédure qui portait sur l’allégation de négligence.

[35]           S’agissant de la négligence, les demandeurs ont plaidé l’obligation de diligence, l’obligation de caractère public, la violation de l’obligation et la nature du préjudice. S’agissant du délit d’abus de confiance, ils ont plaidé la confiance qu’ils avaient dans Santé Canada, ainsi que la violation des droits à la vie privée ou le mauvais usage de renseignements personnels.

[36]           Par conséquent, ces actes de procédure sont suffisants aux fins de la présente requête. La question de savoir si quelques-uns ou la totalité des membres du groupe obtiendront gain de cause ne constitue pas une raison de radier la déclaration.

D.                Intrusion dans l’intimité

[37]           Cette allégation est quelque peu inédite, mais elle suit le raisonnement adopté dans l’arrêt Jones c Tsige, 2012 ONCA 32, 346 DLR (4th) 34 [Jones], qui reconnaissait le délit de l’atteinte à la vie privée et de l’intrusion dans l’intimité en common law.

[38]           La nature de ce délit est énoncée aux paragraphes 70 et 71 de l’arrêt Jones :

[70]      J’adopterais essentiellement comme éléments de l’action contre l’intrusion dans l’intimité la formulation du Restatement (Second) of Torts (2010) que je répète ci-dessous par souci de commodité :

Celui qui, physiquement ou autrement, s’introduit intentionnellement dans l’intimité d’une autre personne ou dans ses affaires privées ou ses préoccupations personnelles, engage sa responsabilité envers cette autre personne pour atteinte à la vie privée si cette conduite était considérée comme étant hautement répréhensible (highly offensive) par une personne raisonnable. [Traduction de Smart & Biggar Fetherstonhaugh]

[71]      Les aspects principaux de cette cause d’action signifient, en premier lieu, que la conduite de la défenderesse doit être intentionnelle, et j’y ajouterais inconsidérée; en deuxième lieu, que la défenderesse doit s’être ingérée, sans justification légitime, dans les affaires privées ou les préoccupations personnelles de la plaignante; et en troisième lieu, qu’une personne raisonnable considérerait l’invasion comme étant très choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse. Par contre, la preuve d’un préjudice à un intérêt économique reconnu ne constitue pas un élément de la cause d’action. Je retournerai plus bas à la question des dommages-intérêts, mais je considère important de souligner maintenant que, étant donné que l’intérêt protégé est intangible, les dommages-intérêts pour intrusion dans l’intimité se mesurent traditionnellement par une somme modeste.

[39]           L’objection de la défenderesse porte sur la notion de « mauvaise foi » évoquée plus haut et sur les faiblesses de l’acte de procédure. Je ne puis accepter ni l’un ni l’autre de ces arguments pour la raison que les demandeurs ont plaidé l’intrusion téméraire, très choquante aux yeux d’une personne raisonnable, accomplie sans justification.

[40]           L’acte de procédure est suffisant – son caractère inédit ne justifie pas sa radiation. Le domaine des droits à la vie privée, qu’ils résultent de la loi, d’un contrat ou d’un quasi-délit, est en constante évolution. C’est un domaine nouveau, et son développement ou son endiguement ne devrait pas être décidé à ce stade du litige.

E.                 Publicité donnée à la vie privée

[41]           Ce délit est véritablement inédit au Canada, mais il semble être un prolongement du délit d’intrusion dans l’intimité. Il est décrit ainsi dans le Restatement (Second) of Torts :

[traduction]

Quiconque accorde une publicité à une affaire intéressant la vie privée d’une autre personne est responsable envers celle-ci d’atteinte à sa vie privée, si l’affaire ainsi rendue publique est d’un genre qui :

a)   serait très choquante aux yeux d’une personne raisonnable;

b)   ne présente aucun intérêt légitime pour le public.

[42]           Cette notion  a des équivalents en Europe continentale. Tout comme l’intrusion dans l’intimité, c’est une notion qui ne devrait pas être d’emblée écartée aux premiers stades d’un litige. Des conclusions pourraient devoir être tirées, ou les tribunaux pourraient refuser (dans l’avenir) de tirer des conclusions, mais cela ne justifie pas la radiation de l’allégation.

[43]           Je relève que, dans l’arrêt Grant c Winnipeg Regional Health Authority, 2015 MBCA 44, 252 ACWS (3d) 237, la Cour d’appel du Manitoba a reconnu ce délit dans un appel formé contre la décision confirmant celle d’un protonotaire qui avait radié des parties d’une déclaration parce que celle-ci ne révélait aucune cause d’action raisonnable.

La situation en ce qui a trait à ce délit n’est pas sans rappeler la requête dans l’arrêt Foss c Harbottle, où l’on avait tenté d’obtenir la radiation de l’allégation de négligence.

F.                  Violation de droits garantis par la Charte

[44]           L’allégation des demandeurs pour ce qui concerne les articles 7 et 8 de la Charte est plus troublante. S’agissant de l’article 7, les demandeurs ne disent pas en quoi l’intérêt est compromis, transgressé ou non conforme aux principes de justice fondamentale. Il s’agit d’une question qui pourrait être résolue par une modification de l’acte de procédure, ce qui constitue une simple affaire, puisque la défenderesse n’a pas déposé de défense.

[45]           Le moyen invoqué en lien avec l’article 8 est à tout le moins opaque. Il est difficile de voir comment les questions en litige sont de quelque façon rattachées aux pouvoirs de perquisition, de fouille et de saisie.

[46]           N’eût été la nécessité d’apporter d’autres modifications à la déclaration, j’aurais radié cette allégation. Cependant, puisque les demandeurs modifieront l’action, ils auront la possibilité de corriger cet acte de procédure ou éventuellement de le retirer.

G.                Groupe identifiable formé d’au moins deux personnes

[47]           Nul ne conteste cette question. Le groupe n’est pas trop général malgré qu’il puisse concerner des milliers de personnes, puisqu’environ 1 805 personnes se sont déjà inscrites auprès de l’avocat du groupe.

[48]           L’identité du représentant du groupe est une question distincte.

H.                Questions de droit et de fait communs

[49]           Suivant l’arrêt Western Shopping Centres Inc c Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 RCS 534, la question est de savoir si l’octroi de l’autorisation permettra d’éviter un double emploi dans la recherche des faits ou dans l’analyse juridique.

[50]           Les demandeurs avancent les questions communes suivantes :

Rupture de contrat

1.         Les membres du groupe ont-ils conclu un contrat avec Santé Canada (le contrat)?

2.         Dans l’affirmative, le contrat renfermait-il des modalités expresses ou tacites selon lesquelles Santé Canada :

a.   préserverait la confidentialité des renseignements personnels?

b.   n’utiliserait pas ni ne divulguerait les renseignements personnels sauf dans la mesure autorisée par le contrat ou par les lois applicables, notamment la Loi sur la protection des renseignements personnels?

3.         Dans l’affirmative, l’envoi de l’enveloppe par Santé Canada a-t-il contrevenu à l’une ou l’autre des modalités du contrat indiquées au paragraphe 2 ci-dessus?

Rupture de garantie

1.         Santé Canada a-t-il garanti aux membres du groupe :

a.   qu’il préserverait la confidentialité des renseignements personnels?

b.   qu’il n’utiliserait pas ni ne divulguerait les renseignements personnels sauf dans la mesure autorisée par le contrat ou par les lois applicables, y compris la Loi sur la protection des renseignements personnels?

2.         Dans l’affirmative, Santé Canada a-t-il rompu sa garantie envers les membres du groupe au moment d’envoyer l’enveloppe?

Négligence

1.         Santé Canada avait-il envers les membres du groupe une obligation de diligence lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

2.         Dans l’affirmative, Santé Canada a-t-il manqué à cette obligation de diligence au moment d’envoyer l’enveloppe?

Abus de confiance

1.         Les membres du groupe ont-ils communiqué les renseignements personnels à Santé Canada?

2.         Dans l’affirmative, Santé Canada a-t-il fait un mauvais usage des renseignements personnels lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

3.         Dans l’affirmative, ce mauvais usage des renseignements personnels a-t-il été préjudiciable aux membres du groupe?

4.         Dans l’affirmative, Santé Canada a-t-il abusé de la confiance des membres du groupe lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

Intrusion dans l’intimité

1.         Santé Canada a-t-il délibérément ou imprudemment porté atteinte à la vie privée ou s’est-il introduit dans l’intimité des membres du groupe, au moment de recueillir, d’utiliser, de conserver ou de divulguer leurs renseignements personnels, et cela d’une manière qui serait très choquante aux yeux d’une personne raisonnable?

2.         Santé Canada a-t-il commis le délit de l’atteinte à la vie privée?

3.         Si la réponse aux paragraphes 1 ou 2 est affirmative, Santé Canada avait-il une justification légitime validant l’atteinte à la vie privée des membres du groupe?

Publicité donnée à la vie privée

1.         Santé Canada a-t-il donné une publicité aux renseignements personnels?

2.         Dans l’affirmative, les renseignements personnels présentaient-ils un intérêt légitime pour le public?

3.         Dans la négative, la divulgation des renseignements personnels à Santé Canada est-elle très choquante aux yeux d’une personne raisonnable?

4.         Dans l’affirmative, Santé Canada est-il responsable de la publicité donnée à la vie privée?

Droit à la vie privée garanti par la Charte

1.         Les membres du groupe pouvaient-ils avoir une attente raisonnable en matière de vie privée en application des articles 7 et 8?

2.         Santé Canada a-t-il violé le droit des membres du groupe à la vie, à la liberté et à la sécurité de leurs personnes?

3.         Si la réponse à la question 1 est affirmative, l’envoi des enveloppes par Santé Canada a-t-il frustré l’attente raisonnable des membres du groupe quant au respect de leur vie privée?

4.         Si la réponse à la question 2 ou à la question 3 est affirmative, ce manquement peut-il se justifier aux termes de l’article premier?

Préjudice

1.         La défenderesse doit-elle payer des dommages‑intérêts aux membres du groupe par suite des causes d’action?

2.         Le préjudice subi par les membres du groupe peut-il faire l’objet d’une évaluation globale en application du paragraphe 334.28(1) des Règles?

3.         La conduite de Santé Canada justifie-t-elle l’octroi de dommages punitifs ou majorés?

4.         La conduite de Santé Canada justifie-t-elle des dommages‑intérêts en vertu de la Charte?

5.         Les membres du groupe ont-ils droit à des intérêts avant jugement et après jugement en application de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50?

[51]           À mon avis, les questions communes permettront de faire avancer le litige. Il y aura des questions individuelles, mais cela ne diminuera en rien l’avantage d’une résolution de ces questions communes. Comme l’a reconnu la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Cloud c Canada (Attorney General), [2004] 73 OR (3d) 401, [2005] 1 CNLR 8, il est admis que, après l’examen des questions communes, il faudrait encore trancher individuellement de nombreuses questions restantes portant sur la responsabilité et sur le préjudice. Il n’en demeure pas moins que la condition du caractère commun est remplie.

[52]           Les propos ci-dessus répondent à la préoccupation de la défenderesse pour qui le nombre de questions individuelles est considérable. S’agissant de son autre préoccupation selon laquelle l’octroi de dommages punitifs ne serait pas justifié, l’acte de procédure lu dans son intégralité, y compris la question de la « mauvaise foi », suffit à y répondre.

I.                   Meilleur moyen

[53]           Selon la défenderesse, les questions communes ne sont pas prédominantes dans le litige, et l’atteinte à la vie privée (dans son contexte le plus large) est de caractère individuel – la manière dont la communication a été livrée, l’endroit où vivait l’intéressé (maison, appartement, boîtes aux lettres partagées), la question de savoir si d’autres y ont eu accès et ce qui a pu en résulter.

[54]           La défenderesse a des préoccupations légitimes, mais la perspective de voir des milliers de réclamations individuelles portées devant la Cour devrait l’inciter à réfléchir au fardeau administratif qui en résulterait pour elle. La Cour ne peut que considérer les avantages comparatifs d’un recours collectif par rapport à des milliers de recours individuels.

[55]           Dans l’analyse du meilleur moyen, il convient de garder à l’esprit le but des recours collectifs, à savoir l’accès à la justice, l’économie des ressources judiciaires et la modification des comportements.

[56]           L’accès à la justice est favorisé par la résolution de questions communes avant que ne soient considérées les circonstances individuelles. Dans bien des cas, le préjudice sera négligeable ou modeste, à tel point qu’un justiciable s’abstiendra de s’attaquer seul au gouvernement, quels que soient ses droits.

[57]           Les avantages pour l’économie des ressources judiciaires sont évidents et importants – une foule de plaideurs individuels, dont beaucoup pourraient se représenter eux-mêmes, partout dans le pays. La préoccupation de la défenderesse à propos des aspects individuels que comporte un recours collectif sera considérablement amplifiée en l’absence d’une résolution collective des questions communes.

[58]           La modification des comportements doit être considérée sous l’angle du gouvernement fédéral dans son ensemble, non sous l’angle d’un seul ministère, et en fonction du processus de communication dans son ensemble, non simplement en fonction d’une erreur alléguée.

La modification des comportements doit aussi être considérée du point de vue du public : sa sensibilisation aux questions du droit à la vie privée et les moyens mis en œuvre pour faire respecter ce droit.

[59]           Il y a peu d’autres solutions pratiques. La défenderesse propose une mesure de redressement prévue par la Loi sur la protection des renseignements personnels, mais elle oublie que le commissaire à la protection de la vie privée ne peut accorder des dommages‑intérêts – son pouvoir est principalement un pouvoir de recommandation.

J.                   Pertinence des représentants demandeurs

[60]           La seule question est l’anonymat des demandeurs. La défenderesse se demande comment un représentant anonyme pourra s’acquitter des obligations d’un représentant envers les autres demandeurs compris dans le groupe.

[61]           La présente espèce soulève la difficulté de concilier le fait de ne pas souhaiter voir son droit à la vie privée davantage piétiné, le principe d’une audience publique et le rôle d’un représentant du groupe.

[62]           La défenderesse a proposé qu’une ou plusieurs personnes soient disposées à être publiquement identifiées comme représentants du groupe. L’avocat des demandeurs a indiqué que cet arrangement serait sans doute réalisable.

[63]           S’il s’agit là de l’unique problème pouvant se poser durant ce litige, on serait reconnaissant, mais naïf. Toutefois, l’intention de la Cour est que, si cela est réalisable, au moins un représentant du groupe soit identifié publiquement.

K.                Plan de déroulement de l’instance

[64]           Nul ne conteste le plan de déroulement de l’instance.

IV.             Dispositif

[65]           La Cour conclut qu’il s’agit en l’espèce d’un cas qui se prête à une autorisation de manière générale comme le proposent les demandeurs, sous réserve des questions discutées, qui requièrent une modification.

[66]           La requête est accueillie, avec dépens. L’ordonnance formelle sera rendue une fois résolues les questions pendantes.


ORDONNANCE

Pour les motifs qui précèdent, une ordonnance formelle d’autorisation sera rendue, sous réserve de ce qui suit :

a)                  les demandeurs devront modifier leur déclaration conformément aux présents motifs dans les 60 jours suivant la délivrance de l’ordonnance, et ils devront nommer un représentant pour le groupe;

b)                  les demandeurs devront déposer auprès de la Cour, à l’intérieur du même délai, une ébauche d’ordonnance d’autorisation;

c)                  les questions qui seront soulevées devront être soumises à la Cour promptement.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1931-13

 

INTITULÉ :

M. UNTEL ET SUZIE JONES c

SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 11 ET 12 JUIN 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Ward Branch

Theodore P. Charney

David T.S. Fraser

 

POUR LES demandeurs

 

Paul Vickery

Catherine Moore

 

POUR LA défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Branch McMaster LLP.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Charney Lawyers

Toronto (Ontario)

McInnes Cooper

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Sutts, Strosberg LLP

Avocats

Windsor (Ontario)

POUR LES demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA défenderesse

 

 

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