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Date : 20151208


Dossier : IMM‑2‑15

Référence : 2015 CF 1352

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2015

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

ERALD ISLAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], visant la décision du 12 décembre 2014 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande soumise par le demandeur pour que lui soit reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention et de personne à protéger, sous le régime des articles 96 et 97 de la Loi.

II.                CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen de l’Albanie âgé de 24 ans qui a demandé l’asile sur le fondement de son orientation sexuelle. Le demandeur soutient que son homosexualité l’a exposé à des difficultés dans son pays.

[3]               Le demandeur affirme qu’il s’est d’abord rendu compte de son homosexualité en 2006, alors qu’il était en 9e année. Le demandeur et un camarade de classe sont devenus proches et ils ont commencé à se montrer publiquement de l’affection à l’école. Lorsque les autres étudiants l’ont remarqué, ils les ont agressés verbalement et physiquement. Le demandeur déclare qu’il a révélé l’existence de sa relation à sa mère. Celle‑ci en a informé le père du demandeur qui, en réaction, lui a asséné des coups.

[4]               Le demandeur déclare que, la semaine suivante, cinq jeunes gens les ont frappés, son ami et lui, puis les ont jetés à la rivière. La mère du demandeur a conduit son fils et son ami à l’hôpital, où le demandeur a donné des précisions sur l’agression à la police. Plutôt que d’offrir leur aide, les policiers se sont moqués du demandeur. Le demandeur affirme que le personnel de l’hôpital lui a aussi fait subir des difficultés. En août 2007, sa mère l’a envoyé vivre chez sa tante à Vlore.

[5]               Le demandeur déclare qu’à l’été 2011, il a rencontré un autre homme avec lequel il a engagé une relation. Tous deux ont été agressés par trois hommes en décembre 2011, alors qu’ils quittaient un appartement. Le demandeur a été traité à l’hôpital pour ses blessures, mais il n’est ensuite plus jamais sorti de son appartement.

[6]               En février 2012, le demandeur a déménagé à Tirana chez un cousin qui, avec la mère du demandeur, a pris les dispositions nécessaires pour lui faire quitter l’Albanie. Le demandeur affirme dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) qu’il a volé de l’Albanie jusqu’à Toronto, avec escales en Italie et en Allemagne, le 12 juin 2012, et qu’il a demandé l’asile le 14 juin 2012.

[7]               Le demandeur a ensuite décrit son itinéraire différemment en faisant état d’un départ de l’Albanie le 26 avril 2012, de son passage par la Grèce, la Suisse et les États‑Unis, et de son arrivée au Canada le 4 mai 2012.

III.             DÉCISION À L’EXAMEN

[8]               La SPR a déclaré dans sa décision écrite que la crédibilité était la question déterminante dans le cadre de la demande d’asile. Le commissaire a conclu que le demandeur n’était pas crédible en raison d’incohérences, du caractère vague de son témoignage et de modifications apportées à la preuve. Ainsi, le demandeur n’avait pas établi son identité en tant que personne gaie ni le fondement de sa demande d’asile.

A.                Crédibilité et fausses déclarations

[9]               Le demandeur a initialement déclaré dans son formulaire de demande d’asile au Canada qu’il avait quitté l’Albanie le 11 juin 2012, qu’il était arrivé au Canada le lendemain et qu’il avait demandé l’asile le 14 juin 2012. Il a inscrit les mêmes renseignements dans son FRP, qu’il a signé le 10 août 2012. Le 12 février 2012, le demandeur a présenté un FRP modifié qui ne renfermait aucun renseignement sur son voyage.

[10]           Le 11 octobre 2013, on a fait parvenir des documents au demandeur, conformément à l’accord sur l’échange de données de grande valeur conclu avec les États‑Unis. Parmi ces documents figuraient des renseignements biométriques et des empreintes digitales qui correspondaient à celles d’une personne munie d’un passeport grec et ayant une date de naissance et un nom différents de ceux mentionnés par le demandeur. D’après ces renseignements, le demandeur était entré aux États‑Unis le 1er mai 2012, à l’aéroport John F. Kennedy de New York. Après avoir obtenu cette information, le demandeur a présenté un autre FRP modifié où il déclarait avoir véritablement quitté l’Albanie et être entré en Grèce le 26 avril 2012. Le 1re mai 2012, il s’était rendu en Suisse, puis aux États‑Unis, et il était arrivé au Canada le 4 mai 2012.

[11]           Lorsqu’on lui a demandé à l’audience de la SPR d’expliquer ces incohérences dans ses documents de voyage, le demandeur a admis avoir donné de faux renseignements. Il a prétendu l’avoir fait en raison de menaces proférées par l’agent ayant facilité son voyage au Canada. La SPR n’a pas jugé cette explication satisfaisante : le demandeur n’avait divulgué son véritable itinéraire de voyage que lorsqu’une preuve indépendante avait révélé la fausseté de son récit précédent.

[12]           La SPR a conclu qu’on pouvait présumer, comme tous les renseignements donnés dans une demande d’asile sont confidentiels, et comme le demandeur était représenté par un conseiller juridique au moment du dépôt de son FRP, que le demandeur savait combien il importait de fournir des renseignements véridiques dans sa demande d’asile. En présentant ses observations, notamment dans le FRP, le demandeur avait de plus signé deux déclarations par lesquelles il convenait de se conformer à l’obligation essentielle de véracité. On précise pour chaque déclaration qu’elle a même valeur que si elle était faite sous serment.

[13]           Les renseignements sur le voyage du demandeur, et les documents dont le demandeur était muni pour voyager, peuvent être liés à des questions déterminantes aux fins d’une demande d’asile, comme le défaut de demander l’asile dans un autre pays et le retard dans la présentation d’une demande. La SPR a souligné ce qui suit :

La capacité de vérifier la crédibilité de divers renseignements fournis par le demandeur [...] dans le FRP est donc compromise lorsque le demandeur [...] continue de modifier les faits le concernant en fonction de nouveaux renseignements. Par ailleurs, le demandeur [...] n’a fourni aucun autre élément de preuve, que ce soit sous la forme de timbres apposés sur un passeport, de billets ou de reçus, ce qui permettrait de corroborer ses nouvelles allégations concernant la date à laquelle il a quitté son pays et celle à laquelle il est arrivé au Canada.

[14]           Après avoir inscrit [traduction] « sans objet » lorsqu’il lui était demandé d’énumérer tous les passeports et titres de voyage qu’on lui avait délivrés au cours des dix années précédentes, le demandeur a répondu à l’audience qu’il avait obtenu précédemment un passeport albanais et qu’il l’avait renouvelé tout récemment, soit en 2012. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il n’avait pas fourni copie de ce document, le demandeur a répondu qu’il l’avait laissé à la maison et que sa mère n’arrivait pas à le trouver. Comme il s’agissait d’un passeport nouvellement délivré et qu’on demandait à plusieurs reprises des pièces d’identité dans les formulaires de demande d’asile, la SPR a estimé que le défaut du demandeur de présenter cet élément de preuve se fondait sur une décision réfléchie de sa part de ne pas produire de documents avant l’audience.

[15]           La SPR a conclu que les fausses déclarations faites précédemment dans les dépositions sous serment du demandeur faisaient douter de sa déposition subséquente.

B.                 Identité du demandeur en tant qu’homosexuel

[16]           La SPR a souligné que, tout en ayant présenté divers éléments de preuve corroborants quant à son homosexualité (comme des photographies prises lors de fêtes gaies, des reçus de bars gais et des affidavits d’anciens collègues déclarant qu’il était gai), le demandeur n’avait produit la déposition d’aucun des six partenaires gais qu’il prétendait avoir eus au Canada. Le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas demandé de lettres à ces partenaires en raison de son anglais déficient et de la courte durée de ses relations avec eux.

[17]           Quant aux témoins qui ont comparu à l’audience, leurs dépositions ont soulevé plusieurs doutes lorsque comparées au récit fait par le demandeur. Il y avait de nombreuses incohérences quant aux antécédents professionnels du demandeur, aux occasions où il avait dit à des collègues de travail qu’il était gai et à la description de son comportement dans des bars gais. Quant à une soirée en particulier où un témoin s’était rendu dans un bar gai avec le demandeur, les descriptions faites dans la déposition du demandeur et du témoin différaient tellement sur des points clés que la SPR a conclu que la preuve avait été fabriquée en vue d’étayer la demande d’asile.

[18]           La SPR a aussi conclu que la chronologie présentée par le demandeur du harcèlement et des actes de violence qu’il aurait subis en Albanie faisait douter encore davantage de sa crédibilité. Le demandeur s’est montré imprécis et évasif à l’audience lorsqu’on lui a demandé de fournir des détails sur le sujet.

[19]           La SPR n’a pas admis les motifs invoqués par le conseil du demandeur pour expliquer les nombreuses lacunes dans l’information transmise et les graves incohérences entachant la preuve – la jeunesse et le peu d’instruction du demandeur et le fait qu’il « ne porte pas beaucoup d’attention aux détails » – parce que le demandeur avait pu s’exprimer de façon très détaillée lorsqu’il avait répété des renseignements figurant dans son FRP.

[20]           La SPR a conclu que le demandeur manquait de crédibilité de manière générale, qu’il n’avait pas établi qu’il était homosexuel et qu’il avait produit trop peu d’éléments de preuve fiables au soutien de sa demande d’asile. La SPR a jugé ne pas pouvoir conclure que le demandeur craignait avec raison d’être persécuté, ni qu’il serait exposé personnellement à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture, suivant les articles 96 ou 97 de la Loi.

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[21]           Le demandeur soulève deux questions dans la présente affaire, que j’exposerai simplement comme suit :

1.      La SPR a‑t‑elle apprécié correctement la preuve?

2.      La conclusion de la SPR sur la crédibilité était‑elle raisonnable et déterminante quant à la demande d’asile du demandeur?

V.                NORME DE CONTRÔLE

[22]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière dont elle est saisie est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette première démarche se révèle infructueuse, ou que si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire, que la cour de révision doit entreprendre l’examen des quatre facteurs constituant l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), au paragraphe 48.

[23]           La norme applicable au contrôle des conclusions sur la crédibilité est la celle de la raisonnabilité : Dunsmuir, précité; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa]. Tant l’évaluation de la crédibilité d’un demandeur que le traitement de la preuve relèvent de l’expertise de la SPR. Ces deux questions appellent ainsi la norme de contrôle de la raisonnabilité. Voir Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993) 160 NR 315, 42 ACWS (3d) 886 (CAF) [Aguebor]; Aguirre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 571, au paragraphe 14.

[24]           Lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la raisonnabilité, la Cour s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, [ainsi qu’]à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Khosa, précité, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable du fait qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[25]       Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent dans la présente instance :

Définition de réfugié

Convention Refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant:

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

VII.          ARGUMENTATION DES PARTIES

A.                Le demandeur

[26]           Le demandeur admet avoir exposé de façon inexacte son itinéraire de voyage vers le Canada de crainte que son passeur ne le tue s’il révélait le trajet et la méthode auxquels il recourait. La SPR n’a pas prêté foi à cette explication au motif, notamment, que les renseignements liés à une demande d’asile sont confidentiels. Le demandeur soutient toutefois que la SPR n’a jamais vérifié s’il comprenait bien ce fait. De même, il n’a jamais été question du fait que le demandeur pensait que sa vie serait en danger s’il révélait cette information. Dans sa décision, la SPR n’a pas dit pourquoi l’explication fournie par le demandeur n’était pas raisonnablement admissible. La SPR ayant conclu que l’information erronée sur l’itinéraire de voyage était liée à des questions clés, comme le défaut de demander l’asile dans un autre pays et le retard dans la présentation de la demande, elle aurait dû poser des questions appropriées ou tenter d’obtenir plus de renseignements sur ce point à l’audience.

[27]           Quant au passeport albanais, le demandeur affirme qu’il n’avait pas ce document avec lui et ne pouvait le retrouver lorsqu’il a rempli son FRP. Il a mal compris la question posée et n’a donc pas mentionné qu’il avait le passeport lorsqu’il a rempli les formulaires.

[28]           Le demandeur ajoute qu’il a produit, pour établir son homosexualité, des éléments de preuve le montrant en train d’embrasser d’autres hommes. Il est clair que la SPR n’a pas examiné ces éléments, selon le demandeur, puisqu’elle n’a fait allusion qu’à des photographies de lui serrant d’autres hommes dans ses bras. Le demandeur soutient que, pour établir qu’on est gai, embrasser un autre homme est plus convaincant comme preuve que le serrer simplement dans ses bras. Si la SPR avait examiné les photographies en cause, elle aurait reconnu que le demandeur était gai.

[29]           La SPR n’a accordé aucun poids aux éléments de preuve corroborants produits par le demandeur pour confirmer son identité gaie puisque « [n]’importe quelle personne – qu’elle soit gaie ou non – peut entrer dans un bar gai et y commander des boissons, se faire photographier en train de serrer une personne de même sexe dans ses bras et demander à être membre de l’organisation [LCBT] ». Le demandeur affirme que cela démontre encore davantage que la preuve n’a pas été correctement appréciée, puisqu’il avait produit des photographies le montrant en train d’embrasser d’autres hommes. C’est précisément le type de preuve que la SPR a dit être requise et ne pas avoir été produite par le demandeur.

[30]           Quant au témoin produit par le demandeur et qui a dit avoir été informé de son homosexualité par ce dernier, la SPR n’a pas fait état des circonstances véritables où cela se serait produit. Elle a plutôt fait ressortir les divergences entre les récits par le témoin et par le demandeur d’une soirée passée dans un bar gai, en passant sous silence leur témoignage. Tous deux avaient déclaré dans leur affidavit que le demandeur avait dit au témoin qu’il était gai sur le lieu de travail, alors que le patron était allé uriner et que le demandeur l’avait selon ses termes [traduction] « reluqué ».

[31]           Le demandeur fait valoir que, comme la SPR a conclu que les circonstances entourant la révélation par le demandeur au témoin du fait qu’il était gai étaient un élément central de la demande d’asile, il importe de souligner que le témoignage et la preuve par affidavit de tous deux étaient cohérents. La SPR a donc commis une erreur de droit, et l’on ne peut pas dire qu’il existe une question de crédibilité à cet égard.

[32]           Le demandeur n’a pas produit de témoins de la communauté gaie pour qu’ils parlent de son orientation sexuelle. Il n’est pas nécessaire qu’un témoin gai fasse des commentaires sur la sexualité du demandeur pour croire ce dernier. La SPR a donc commis une erreur de droit manifeste en en faisant une exigence. On ne dit pas pourquoi dans la décision les explications données par le demandeur – ses relations étaient trop brèves et il parlait trop mal anglais pour avoir une relation durable – n’ont pas été admises.

[33]           Le demandeur ajoute qu’il s’agit ici d’un cas où la Cour devrait intervenir eu égard aux conclusions de la SPR sur la crédibilité. Dans la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, la Cour s’est exprimée comme suit (au paragraphe 7) : « Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables ». On ne peut toutefois le faire que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre, sinon la conclusion sur la vraisemblance pourrait n’être que de la « spéculation non fondée » : Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155.

[34]           Pour excuser les réponses imprécises ou indirectes qu’il a parfois données aux questions posées par la SPR, le demandeur a invoqué les coups violents reçus à la tête lors des incidents décrits survenus en Albanie. Les personnes frappées à la tête peuvent avoir du mal à répondre aux questions sur le plan psychologique, et à se rappeler certains détails sur le plan physiologique. Si cela avait été pris en compte, la SPR n’aurait pas tiré la conclusion qui a été la sienne.

B.                 Le défendeur

[35]           Le défendeur fait valoir que la SPR n’a pas jugé le demandeur crédible en raison d’incohérences dans sa preuve et d’imprécisions dans son témoignage. La conclusion de la SPR était raisonnable puisqu’elle appartenait aux issues possibles, et la Cour, par conséquent, ne devrait pas intervenir : Kanagasabapathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 78, au paragraphe 23.

[36]           Le défendeur affirme que la SPR a énoncé ses motifs « en termes clairs et explicites » dans sa décision défavorable quant à la crédibilité du demandeur, en les étayant adéquatement d’exemples précis : Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1991] ACF no 228, au paragraphe 6; Pak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 381, au paragraphe 35.

[37]           La SPR a mentionné expressément divers éléments de la preuve dont elle disposait, y compris les fausses déclarations répétées du demandeur au sujet de son itinéraire de voyage et son témoignage incohérent quant à savoir s’il avait déjà détenu un passeport. La conclusion de manque de crédibilité découlait des inquiétudes de la SPR devant les fausses déclarations du demandeur et le fait qu’il ait caché certains renseignements.

[38]           La Cour a statué que la cohérence entre les renseignements exposés dans le FRP et le témoignage de vive voix aidait à établir le fondement crédible de la demande d’asile : Castroman c Canada (Secrétaire d’État) (1994), 27 Imm LR (2d) 129 (CF 1re inst.); Eustace c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1553; Rani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 73, aux paragraphes 7 et 8. Le demandeur a failli sur ce plan, des incohérences étant apparues entre les diverses sources de témoignage à l’audience. Par conséquent, la SPR n’a pas pu conclure que le demandeur avait présenté la preuve crédible requise pour établir son identité en tant qu’homosexuel et par le fait même le fondement de sa demande d’asile.

[39]           Le défendeur soutient donc que le demandeur n’a pas démontré le caractère déraisonnable des conclusions de la SPR sur la crédibilité et qu’il ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver que des inférences déraisonnables avaient été tirées. Il n’a pas démontré que la Commission a refusé de prendre en compte des éléments de preuve, a fait abstraction d’éléments de preuve ou a tiré une conclusion erronée relativement à la preuve, et il ne convient donc pas de modifier les conclusions tirées en matière de crédibilité. Voir Aguebor, précitée.

C.                 Observations complémentaires du demandeur

[40]           Le demandeur étaye ses observations originales en faisant ressortir certains éléments clés de la preuve et des témoignages de vive voix. Renvoyant à la transcription de l’audience, le demandeur affirme que, tout en mentionnant ce point dans la décision, la SPR n’a pas posé une seule question sur le défaut de mentionner son passeport dans son FRP. Le demandeur affirme qu’il s’agit d’un déni de justice naturelle, faisant valoir son droit de connaître la preuve à établir.

[41]           Le conseil du demandeur est le premier à avoir soulevé à l’audience la question du retard dans la présentation de la demande d’asile. Il a invoqué comme motif du retard que le demandeur attendait de recevoir de sa mère son certificat de naissance et sa carte d’identité.

[42]           Le demandeur souligne que la SPR n’a procédé à aucune analyse ni tiré aucune conclusion relativement à son défaut de demander l’asile dans l’un des autres pays par lesquels il a transité avant d’arriver au Canada. On ne peut donc pas dire que cette question est pertinente au regard de la crédibilité.

[43]           Quant au passeport albanais, le demandeur affirme qu’au moment de l’audience (en décembre 2014), il avait ce passeport depuis deux ans et huit mois environ. On ne pouvait donc pas dire qu’il lui « avait été délivré récemment ». Il était donc erroné de rejeter son explication concernant l’impossibilité de retrouver le passeport en affirmant que, sa délivrance étant récente, il aurait dû être facile à retracer.

[44]           Le demandeur indique qu’à l’audience, on ne lui a pas demandé dans quelles circonstances il avait dit à un collègue (qui a déposé comme témoin) qu’il était gai. La SPR ne peut donc pas s’appuyer, comme facteur contribuant à démontrer le manque de crédibilité, sur de prétendues contradictions entre les récits présentés. De plus, bien qu’elle ait déclaré que les circonstances dans lesquelles le demandeur avait révélé être gai étaient un élément central de sa demande d’asile, la SPR a fait abstraction de la cohérence de ces récits (cela s’était produit au travail, pendant que le patron était parti uriner). Au vu du dossier, la SPR a donc commis une erreur de droit. On ne peut pas dire qu’il existe un problème de crédibilité sur ce point.

[45]           Mentionnant les multiples altercations physiques et les nombreux coups à la tête dont il avait été victime en Albanie, le demandeur déclare que le dossier de preuve atteste, grâce à plusieurs photographies de blessures et à deux rapports d’hospitalisation, l’importance de ces incidents. Le demandeur soutient que, si la SPR avait pris en compte cette preuve adéquatement, elle n’aurait pas conclu comme elle l’a fait.

D.                Réplique du défendeur

[46]           Le défendeur réplique que la SPR a décrit expressément les explications données par le demandeur relativement à son itinéraire de voyage, et exposé les motifs pour lesquels elle avait conclu que cela ne justifiait pas qu’il ait produit sciemment de faux éléments de preuve. Le défendeur juge cela raisonnable, étant donné ce qui est en jeu dans une demande d’asile.

[47]           La SPR a relevé les faits suivants : le demandeur n’a changé son récit qu’une fois sa fausseté démontrée par une preuve indépendante; on peut présumer que le demandeur, représenté par un conseil au moment du dépôt de son FRP, savait qu’il importait de dire la vérité; on déclarait dans le formulaire signé par le demandeur qu’il importait de dire la vérité et que l’information consignée était véridique; on y indiquait aussi plus précisément qu’une fausse déclaration pouvait entraîner l’exclusion du Canada et donner lieu à des poursuites ou à un renvoi; la signature apposée sur le FRP attestait son caractère complet et exact; on avait traduit les documents pertinents au demandeur, de sorte qu’il devait connaître les conséquences éventuelles de fausses déclarations. On ne peut donc pas dire que la SPR n’a pas apprécié la preuve, ni examiné l’explication du demandeur selon laquelle il croyait que sa vie était en danger.

[48]           Selon le défendeur, l’argument du demandeur, selon lequel la SPR ne pouvait pas qualifier de pertinents le défaut de demander l’asile dans un autre pays et la présentation tardive de la demande d’asile parce qu’elle n’a pas analysé les faits connexes, repose sur une interprétation erronée de la décision. Les déclarations faites par la SPR ne mettaient en cause que sa capacité d’évaluer la crédibilité de renseignements divers fournis par le demandeur; la SPR n’a pas tiré de conclusion définitive relativement à la crainte subjective. La SPR a simplement souligné qu’il était difficile d’évaluer la crédibilité de renseignements qu’on modifiait.

[49]           L’argument du demandeur fondé sur le fait qu’en réalité, le passeport n’était pas nouveau ne dénote pas une appréciation erronée de la preuve par la SPR, cette appréciation commandant la retenue : Khosa, précité, aux paragraphes 44 et 59; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 11 à 16; Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 229, au paragraphe 13.

[50]           Le défendeur souligne que le demandeur a soutenu que ses blessures à la tête aidaient à expliquer ses difficultés à se rappeler de détails, alors que son conseil a fait valoir à l’audience que son client ne portait pas beaucoup d’attention aux détails, qu’il était jeune et qu’il n’était pas très instruit.

[51]           Quant aux reproches adressés par le demandeur à l’évaluation par la SPR de son identité d’homosexuel (la SPR n’a pas examiné les photographies; elle a conclu à tort qu’il y avait des incohérences; elle a exigé erronément la corroboration par un témoin gai de la sexualité du demandeur; elle n’a pas tenu compte des raclées subies), on peut en dire selon le défendeur qu’ils varient entre un simple désaccord face à l’appréciation de la preuve et une mauvaise interprétation de la décision. Ils ne dénotent l’existence d’aucune erreur entachant la décision.

VIII.       ANALYSE

[52]           À mon avis, le demandeur a raison de dire que son identité comme gai était la question fondamentale dont la SPR était saisie. Toutefois, pour déterminer si le demandeur était gai, la SPR pouvait, et même devait, examiner la preuve dont elle disposait.

[53]           Pour commencer, la SPR a douté de manière générale de la crédibilité du demandeur. Cela découlait premièrement de sa description erronée de l’itinéraire suivi vers le Canada, et deuxièmement de son défaut de fournir son plus récent passeport comme pièce d’identité. Le demandeur conteste les conclusions tirées sur ces deux questions, mais j’estime que le traitement des questions par la SPR n’est entaché d’aucune erreur susceptible de contrôle.

[54]           La SPR a examiné l’explication donnée par le demandeur pour avoir faussé son itinéraire de voyage (la crainte de se faire tuer par le passeur), mais elle n’y a pas prêté foi pour les motifs exposés au paragraphe 8 de la décision. Le demandeur soutient maintenant que la SPR n’aurait pas dû présumer qu’il savait que « [t]ous les renseignements fournis dans une demande d’asile sont confidentiels ». Toutefois, il est expressément énoncé dans le FRP rempli par le demandeur que les renseignements fournis « ne peuvent être communiqués qu’en conformité avec cette loi [la Loi sur la protection des renseignements personnels] et la Loi sur l’accès à l’information ». Il est vrai qu’on ajoute dans le FRP que les renseignements pourront être utilisés dans le cadre d’autres demandes d’asile, mais on y précise que cela nécessite le consentement du demandeur, étant clairement entendu que « [l]a CISR ne communiquera pas ces renseignements s’il y a une sérieuse possibilité que leur communication mette en danger la vie, la liberté ou la sécurité d’une personne ou cause vraisemblablement une injustice ». Il était raisonnable de supposer que le demandeur, qui avait signé ce formulaire et qui était représenté par un conseil, savait que les renseignements fournis étaient confidentiels. Je ne relève à cet égard aucune erreur susceptible de contrôle.

[55]           Il n’était pas non plus déraisonnable pour la SPR de conclure que le demandeur avait choisi de ne pas produire son passeport de 2012 à l’audience. En déclarant que le passeport « avait été délivré récemment », la SPR a manifestement voulu dire qu’il était délivré depuis peu au moment où le demandeur a quitté son domicile. Contrairement à ce que le demandeur soutient, aucune erreur de fait n’a ici été commise.

[56]           Ces conclusions ont conduit la SPR à conclure comme suit, au paragraphe 11 de la décision :

Dans l’ensemble, ces préoccupations démontrent un manque de crédibilité. Le fait que le demandeur ait auparavant fait de fausses déclarations de façon délibérée lors de son témoignage sous serment me donne un motif de mettre en doute la crédibilité des témoignages subséquents du demandeur d’asile.

[57]           En d’autres termes, compte tenu des conclusions relatives à la crédibilité, le demandeur ne bénéficiait plus de la présomption de véracité et il était raisonnable pour la SPR d’exiger et d’apprécier d’autres éléments de preuve corroborants se rapportant à la question fondamentale de son homosexualité. Voir Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1979), [1980] 2 CF 302 (CAF); Rosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1234 aux paragraphes 59 et 60; Byaje c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 90, au paragraphe 26.

[58]           Le demandeur fait grand cas du défaut de la SPR d’admettre les photographies qu’il a produites comme preuve de son homosexualité et le montrant en train d’embrasser d’autres hommes. On avait toutefois averti le demandeur et son conseil que les photographies étaient de très mauvaise qualité et que la SPR ne pouvait pas y identifier le demandeur. Le président de l’audience s’est exprimé comme suit à ce sujet (page 156 du dossier certifié du tribunal [DCT], les lignes 23 à 32) :

[traduction]

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Je ne sais pas exactement non plus sous quelle forme vous avez communiqué ces éléments. Je vous dirai seulement toutefois qu’un certain nombre semblent avoir été télécopiés. Les photographies sont – essentiellement, je vois beaucoup de noir, avec – vous savez, des dents blanches qui ressortent. Alors –

[59]           J’ai bien pu voir des visages d’hommes s’embrassant, en examinant moi‑même les photographies dans le DCT, et pas seulement du noir et des dents (quoiqu’il en fût ainsi de certaines photographies). On ne peut toutefois pas voir clairement si l’un des visages est celui du demandeur; des précisions s’avèrent nécessaires. Il aurait été simple pour le conseil soit de demander au demandeur d’identifier les personnes photographiées, soit de produire de meilleures photographies. Le demandeur affirme maintenant que ces photographies étaient essentielles pour son affaire, mais il n’a jamais offert l’identification ou les précisions qui étaient manifestement requises. Par conséquent, je ne peux pas qualifier de déraisonnable la conclusion de la SPR selon laquelle les photographies ne constituaient pas une preuve crédible et fiable suffisante de l’homosexualité du demandeur.

[60]           L’autre élément de preuve crucial produit pour démontrer l’homosexualité du demandeur était la déposition du témoin qu’il a convoqué à l’audience. La SPR a examiné cette preuve de manière très détaillée :

13.       Par ailleurs, plusieurs parties du témoignage du témoin qui a comparu à l’audience étaient incompatibles avec le témoignage du demandeur d’asile. Premièrement, le demandeur d’asile a soutenu qu’il a travaillé pour le témoin pendant 7 ou 8 jours pendant l’été de 2012, et qu’il n’a jamais travaillé pour le témoin après cette période. En revanche, le témoin a affirmé que le demandeur d’asile n’a pas travaillé pour lui pendant l’été de 2012, mais qu’il a travaillé pour son ami. Il a dit que le demandeur d’asile a d’abord travaillé pour lui de façon intermittente en novembre et en décembre – soit avant qu’ils soient prétendument allés au Crews and Tango ensemble en décembre 2012 – et de façon occasionnelle après cette période. Le témoin a déclaré que les circonstances entourant l’interaction de novembre 2012, lors de laquelle le demandeur d’asile a prétendument [traduction] « reluqué » le témoin et révélé à ce dernier qu’il était gai, est survenue lorsque le demandeur d’asile participait à un projet de rénovation avec le témoin. En revanche, le demandeur d’asile a dit qu’il a seulement rencontré le témoin par hasard sur les lieux de travail et qu’il lui a adressé la parole en passant.

14.       En ce qui concerne ce que le demandeur d’asile a dit au témoin à propos de ses expériences en tant que personne gaie, le demandeur d’asile a affirmé que c’était lorsqu’il travaillait pour le témoin pendant l’été qu’il a demandé à ce dernier de lui indiquer un endroit où il pouvait rencontrer des personnes gaies. En revanche, le témoin a dit qu’il a d’abord remarqué que le demandeur d’asile n’était pas attiré par les femmes lorsqu’ils se rendaient ensemble sur les lieux de travail, et que c’est dans le cadre de l’incident de novembre qu’il a eu la confirmation que le demandeur d’asile était gai, et, selon le témoin, c’est à ce moment que le demandeur d’asile lui a demandé pour la première fois de l’accompagner dans un bar gai. Le demandeur d’asile a tenté de faire concorder ce témoignage avec le sien en disant que c’est pendant l’été qu’il a d’abord demandé au témoin de l’accompagner dans un bar gai, mais qu’il lui a refait la demande en novembre. Cela ne permet pas de dissiper l’incohérence, car il serait insensé que le demandeur d’asile demande au témoin de lui parler des bars gais deux mois avant le prétendu incident lors duquel le témoin s’est rendu compte que le demandeur d’asile était gai. Par ailleurs, le demandeur d’asile a soutenu qu’il avait parlé au témoin de ses relations avec des hommes en Albanie, mais d’aucune de ses relations au Canada. En revanche, le témoin a affirmé qu’il ne savait pas du tout si le demandeur d’asile avait eu des relations homosexuelles en Albanie, mais qu’il avait entendu quelqu’un dire que le demandeur d’asile avait eu un partenaire au Canada.

15.       En ce qui concerne la sortie qui aurait eu lieu au Crews and Tango, et pendant laquelle le témoin aurait vu le demandeur d’asile embrasser des hommes et leur mettre la main au derrière, il y a également eu des témoignages contradictoires. Le demandeur d’asile a dit qu’il dansait au bar, et lorsqu’il s’est fait demander des précisions, il a décrit la situation en disant que le témoin et lui buvaient debout, et qu’il y avait parfois des gens qui entraînaient le demandeur d’asile dans une danse pendant que le témoin ne faisait que rester debout sur place. Le demandeur d’asile a répété qu’ils n’étaient pas assis. Or, le témoin a dit qu’ils étaient tous deux assis à une table sur de grands tabourets. Il a d’abord dit qu’il n’a vu personne danser et que le demandeur n’a pas dansé. Lorsque le conseil a dit au témoin que le demandeur avait dit qu’il dansait, le témoin a alors modifié son témoignage en disant qu’il y avait évidemment de la musique, et que le demandeur d’asile bougeait un peu lorsque des gens lui faisaient des avances. Cela diffère quand même de la façon dont le demandeur a d’abord décrit la situation, et je n’accorde aucun poids au témoignage, qui n’a été modifié qu’après que des incohérences dans les témoignages spontanés ont été révélées au témoin. Comme l’a souligné le conseil, l’autre différence relevée entre le témoignage du demandeur d’asile et celui du témoin à propos de ce qui s’est passé au bar – à savoir si la bière que le demandeur d’asile buvait était une Stella ou une Molson Canadian – constituait une incohérence mineure. Cependant, les descriptions fournies dans le témoignage du témoin et celui du demandeur d’asile étaient si différentes à de nombreux égards, qu’il s’agisse de points de détail ou de questions déterminantes, que je ne peux que conclure que la preuve a été fabriquée de manière à étayer la demande d’asile.

16.       Dans ses observations, le conseil a fait valoir que le demandeur d’asile n’avait probablement pas le sens du détail, et que, dans les cas où il y a des incohérences, le témoignage du témoin devrait probablement être considéré comme plus exact que celui du demandeur d’asile. Je rejette cet argument. D’ailleurs, les allégations du témoin étaient aussi différentes à certains égards de celles contenues dans son propre affidavit, notamment en ce qui a trait à la période où il a embauché le demandeur d’asile pour la première fois (été 2012 ou novembre 2012) et au nom du bar où ils sont allés (Church and Tango ou Crews and Tango). Par ailleurs, l’information contradictoire porte non seulement sur les détails entourant les incidents, mais aussi sur des questions déterminantes pour la demande d’asile, y compris les circonstances dans lesquelles le demandeur d’asile a prétendument dit au témoin qu’il était gai. Cela démontre le manque de crédibilité du récit du demandeur d’asile et du seul témoin que ce dernier a présenté dans sa demande d’asile.

[61]           Le demandeur dit maintenant que la SPR ne s’est pas penchée sur la preuve concernant le moment où il a dit au témoin qu’il était gai. Le demandeur soutient que la SPR affirme qu’elle comportait des erreurs mais sans dire lesquelles, et qu’en tout état de cause il n’y avait aucune erreur. Il affirme aussi qu’on ne lui a pas demandé dans quelles circonstances il avait rencontré le témoin, et qu’ainsi il n’a pas pu y avoir d’erreur.

[62]           La SPR a examiné, quant à la déposition du témoin, bien plus que la seule question de savoir si le demandeur lui a dit qu’il était gai. Malgré tout, le demandeur n’invoque presque rien d’autre qu’une certaine confusion de la part de la SPR quant à ce qu’il avait voulu dire en dansant au bar. Toutefois, le point essentiel soulevé par la SPR était que « les descriptions fournies dans le témoignage du témoin et celui du demandeur d’asile étaient si différentes à de nombreux égards, qu’il s’agisse de points de détail ou de questions déterminantes », qu’elle pouvait conclure que la preuve avait été fabriquée de manière à étayer la demande d’asile. Facteur particulièrement important pour que la SPR en vienne à cette conclusion, le demandeur a modifié son témoignage après que des incohérences ont été relevées par le conseil, qui a également dit à la SPR que son client ne portait pas beaucoup d’attention aux détails et que, s’il existait des incohérences, la déposition du témoin était celle à laquelle il fallait prêter foi. Cela revenait à reconnaître qu’il y avait des incohérences et qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que le demandeur fournisse des réponses exactes. Les « circonstances dans lesquelles le demandeur d’asile a prétendument dit au témoin qu’il était gai » se rapportaient aux mentions contradictoires de l’été et de novembre 2012. Je ne relève aucune erreur importante qui mette en cause les conclusions générales tirées par la SPR quant à l’existence d’incohérences troublantes dans la preuve.

[63]           Le demandeur reproche à la SPR la conclusion tirée quant à son défaut de présenter un témoin gai pouvant parler de son orientation sexuelle, alors que cela n’aurait pas dû être exigé pour corroborer son homosexualité.

[64]           Premièrement, la SPR a examiné toutes les formes possibles de corroboration dans la preuve présentée parce qu’elle jugeait le demandeur peu crédible de manière générale. La SPR n’a pas imposé comme condition au demandeur de produire un témoin gai afin de prouver son homosexualité. Le demandeur a affirmé avoir eu six partenaires gais depuis son arrivée au Canada et avoir joint les rangs d’une organisation gaie, mais il a dit malgré cela n’avoir trouvé personne dans la communauté gaie qui aurait pu parler en sa faveur :

12.       En ce qui concerne l’identité du demandeur d’asile en tant que personne gaie, le demandeur d’asile a fourni des éléments de preuve corroborants sous la forme de photographies le montrant en train de prendre part à des événements de la communauté gaie et de serrer des hommes dans ses bras. Il a une carte de membre de l’organisation 519. Il a en outre de nombreux reçus pour des boissons consommées au Crews and Tangos, un bar dont le demandeur d’asile dit qu’il sert une clientèle presque exclusivement gaie. Il a présenté des affidavits produits par deux hommes avec qui il a travaillé qui ont affirmé qu’ils savaient que le demandeur d’asile était gai, et l’un de ces hommes a témoigné à l’audience. Cependant, le demandeur d’asile n’a pas présenté de lettre de la part de l’un des six partenaires gais qu’il a dit avoir eus depuis son arrivée au Canada ou de la part de membres des organisations dont il a dit faire partie, et il n’a fait témoigner aucune de ces personnes. Il a dit que ses relations avec ses partenaires gais étaient trop brèves (elles n’ont duré qu’un mois tout au plus) pour qu’il leur demande d’écrire une lettre ou de témoigner à l’audience, et que son anglais n’était pas encore suffisamment bon pour lui permettre d’avoir des relations plus stables. En ce qui concerne la personne avec qui il a prétendument entretenu sa plus récente relation, Kosta, le demandeur d’asile affirme qu’il avait demandé à Kosta d’écrire une lettre pour lui, mais comme Kosta était maintenant avec un autre partenaire, le demandeur d’asile ne voulait pas insister davantage. Il a également dit avoir demandé à des gens de l’organisation 519 et à des personnes avec qui il a pris part au défilé de la fierté d’écrire une lettre, mais il n’avait aucun contact avec eux, et son anglais n’était pas encore suffisamment bon pour insister davantage auprès d’eux.

[Notes de bas de page omises.]

[65]           La SPR a tout simplement jugé peu convaincant que le demandeur, vu la durée de son séjour au Canada et la manière dont il y aurait passé le temps, n’ait pas été en mesure, s’il était gai, de « trouver au moins une personne parmi la communauté gaie ou ses anciens partenaires qui puisse confirmer son orientation sexuelle et ses relations homosexuelles ». La SPR a demandé qu’on lui explique cette absence de preuve et elle a dit pour quels motifs elle avait jugé la réponse donnée par le demandeur non convaincante. Compte tenu des préoccupations de la SPR en matière de crédibilité, il n’y avait rien de déraisonnable à cette conclusion et au fait qu’elle découlait du demandeur de présenter le moindre témoignage en mesure, de par sa source, d’attester son orientation sexuelle, le demandeur convoquant plutôt un témoin hétérosexuel qui n’avait pas eu de relations sexuelles avec lui. Voir Lopez Aguilera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 173, aux paragraphes 12 et 13; Castañeda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 393, au paragraphe 19; Nechifor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1004, au paragraphe 6.

[66]           Le demandeur reproche aussi à la SPR de ne pas avoir tenu compte, dans l’évaluation des incohérences entachant sa preuve, des blessures qu’il avait subies à la tête en Albanie et des rapports d’hospitalisation alors établis. Toutefois, aucune preuve n’avait été présentée à la SPR quant à l’existence de troubles cognitifs. Le demandeur n’a jamais soulevé cette question, et son conseil a expliqué que l’origine du problème était que son client ne portait pas beaucoup d’attention aux détails, qu’il était jeune et qu’il avait peu d’instruction.

[67]           Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions mais, dans l’ensemble, j’estime qu’aucune erreur susceptible de contrôle n’a été commise qui justifierait de renvoyer l’affaire pour nouvel examen.

[68]           Les avocats s’entendent pour dire qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est aussi de cet avis.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucune question n’est certifiée.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2‑15

 

INTITULÉ :

ERALD ISLAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 SEPTEMBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 DÉCEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Jeffrey L. Goldman

POUR LE DEMANDEUR

 

Sharon Stewart Guthrie

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeffrey L. Goldman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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