Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151203


Dossier : IMM-4412-14

Référence : 2015 CF 1340

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 décembre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

FRANCISCO SUAREZ ABELEIRA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 13 mai 2014 par laquelle une agente d’immigration (l’agente) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (motifs CH) que le demandeur a présentée au Canada en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

II.                Contexte

[2]               En mars 2010, le demandeur est arrivé au Canada en provenance des États-Unis, où il a vécu pendant 38 ans jusqu’à ce que les autorités américaines découvrent qu’il utilisait un nom d’emprunt. Peu après être entré au Canada, il a déposé une demande d’asile, prétendant qu’il était apatride et qu’il redoutait la vulnérabilité rattachée à ce statut. Même si elle a reconnu que le demandeur était bien Francisco Suarez Abeleira et qu’elle a estimé qu’il était crédible et apatride, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a refusé sa demande d’asile le 3 août 2011 au motif qu’il n’avait pas établi de crainte fondée de persécution ou de préjudice. La Cour a ensuite refusé l’autorisation de soumettre la décision de la SPR à un contrôle judiciaire.

[3]               En octobre 2012, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente en invoquant des motifs CH. Sa demande était fondée sur les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives liées au fait de devoir demander la résidence permanente de l’étranger étant donné que son statut d’apatride l’empêche de quitter le Canada et de se rendre à l’étranger.

[4]               À l’appui de sa demande CH, le demandeur a fourni les détails suivants sur son passé, alléguant que :

  1. il est né à Vigo (Espagne) le 10 août 1951; ses parents ont déménagé au Mexique alors qu’il était encore bébé pour échapper à la dictature de Franco;
  2. ses parents sont décédés dans un accident de voiture au Mexique alors qu’il n’avait que trois ans; suite à ce tragique événement, ses voisins l’ont recueilli et l’ont élevé jusqu’à l’âge de douze ans;
  3. il a ensuite quitté la famille parce qu’ils le maltraitaient et a passé les deux années suivantes à se déplacer vers le nord en direction de la frontière américaine, travaillant pour se loger et se nourrir;
  4. une fois arrivé à la frontière, il a commencé à gagner sa vie en vendant des articles de l’autre côté de celle-ci, car il prétend qu’il était facile de la traverser à l’époque, et il a appris l’anglais en interagissant avec des Américains;
  5. à la fin des années 1960, alors qu’il avait 17 ans, le demandeur a décidé de commencer une nouvelle vie aux États-Unis et a acheté en 1975 un certificat de naissance au nom d’Angel Lagomasini, dont il s’est servi pour obtenir un permis de conduire, un numéro de sécurité sociale et un passeport américain;
  6. il a ensuite entrepris de parfaire son éducation de telle sorte que : (i) vers 1985, il a reçu un diplôme d’études secondaires après avoir passé plusieurs examens d’équivalence, (ii) en 1988, il a obtenu avec distinction un diplôme associé en arts, et (iii) en 1993 et 1995 respectivement, il a complété un baccalauréat en éducation et une maîtrise dans le même domaine, obtenant dans les deux cas son diplôme avec distinction;
  7. en 2004, il est devenu enseignant permanent agréé par la Commission scolaire de New York après y avoir travaillé pendant environ seize ans;
  8. en 2007, il s’est rendu à Madrid (Espagne), où il enseignait l’anglais et l’espagnol comme professeur à la tâche, et revenait aux États-Unis tous les deux mois pour passer du temps avec sa femme de l’époque;
  9. alors qu’il se rendait en Espagne en mai 2009, il a été arrêté à l’Aéroport international JFK de New York en raison de sa fausse identité; après avoir avoué qu’il vivait sous un nom d’emprunt, il a été détenu pendant deux mois et demi tandis que les autorités ont mené une enquête;
  10. il a été remis en liberté en juillet 2009 et a fait l’objet d’une mesure d’expulsion vers l’Espagne le 27 juin 2009; cette ordonnance n’a toutefois pas pu être exécutée étant donné qu’il n’a de statut ni en Espagne ni au Mexique;
  11. comme le gouvernement américain n’a pas pu trouver de pays où l’expulser, il a été remis en liberté en octobre 2009, mais s’est fait dire à ce moment-là qu’il pouvait être emprisonné à tout moment aux États-Unis parce qu’il n’avait pas de papiers d’identité;
  12. sur le conseil de ses avocats américains, le demandeur a traversé la frontière canadienne à pied le 29 mars 2010 et a présenté une demande d’asile.

[5]               Le demandeur s’est marié et a divorcé deux fois lorsqu’il vivait aux États-Unis. Il n’a révélé à aucune de ses épouses qu’il vivait sous une fausse identité.

[6]               Depuis son arrivée au Canada, le demandeur prétend avoir été embauché comme instructeur à temps partiel au Police Foundation College de Toronto, où il enseigne la sociologie, la psychologie et les études autochtones; il ajoute qu’il est très actif dans sa collectivité comme bénévole pour plusieurs organisations.

[7]               Le 13 mai 2014, la demande CH du demandeur a été refusée. L’agente a essentiellement conclu que l’allégation d’apatridie du demandeur n’était pas crédible :

[traduction]

Bien qu’il ait soumis une longue autobiographie, nous ne disposons d’aucun document sur sa vie avant 1985. […] La question centrale de son identité réelle demeure indéterminée. Pour autant que cela soit vérifiable, son identité présumée et récemment acquise n’existe pas et l’origine de sa nationalité demeure donc irrésolue. À ce titre, son apatridie ne découle pas de circonstances indépendantes de sa volonté; elle est le fruit de ses propres choix.

[8]               En refusant la demande du demandeur, l’agente a souligné qu’il aurait pu corriger son statut aux États-Unis après que le Congrès américain eut adopté la Immigration Reform and Control Act [Loi sur la réforme et le contrôle de l’immigration] en 1990, qui offrait une amnistie et un statut juridique à ceux qui vivaient illégalement aux États-Unis, ou grâce à une autre loi d’amnistie adoptée en 2000. Comme il était impossible de vérifier ses nombreuses affirmations, l’agente a également estimé que le demandeur ne pouvait démontrer avec quelque certitude le fondement des motifs CH.

[9]               Le demandeur prétend que l’agente n’a pas employé le bon critère dans l’évaluation de ses facteurs CH puisqu’elle n’a pas tenu compte de son établissement au Canada et qu’elle n’a pas évalué de manière adéquate les difficultés auxquelles il se heurterait s’il devait présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

[10]           Le demandeur soutient en outre que l’agente a manqué à l’équité procédurale pour les motifs suivants : elle n’a pas tenu d’audience alors que sa crédibilité était un élément crucial au regard de la décision qu’elle a rendue, elle a fondé ses conclusions en matière de crédibilité sur des éléments de preuve extrinsèques et a suscité une crainte raisonnable de partialité.

III.             Questions à trancher et norme de contrôle

[11]           La question à trancher en l’espèce est de savoir si l’agente, en tirant ses conclusions de la manière dont elle l’a fait, a commis une erreur susceptible de contrôle au sens du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F‑7.

[12]           Il est bien établi que les décisions prises à l’égard de demandes CH sont hautement discrétionnaires et qu’elles sont soumises à la norme de la raisonnabilité (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 40 [Kanthasamy]; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39 [Baker]. Cela signifie que la Cour n’interviendra que si la décision de l’agente n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; arrêt Kanthasamy, précité, aux paragraphes 81 à 84).

[13]           S’agissant des questions d’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43, [2009] 1 RCS 339; Eshete c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 701, au paragraphe 9; Prieto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 253, au paragraphe 24).

IV.             Analyse

A.                L’agente a-t-elle commis une erreur en appliquant le mauvais critère?

[14]           L’octroi de la résidence permanente pour des motifs CH est une mesure exceptionnelle discrétionnaire envisagée uniquement en présence de circonstances atténuantes ou extraordinaires (Banquero Rincon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 194, au paragraphe 1, 449 FTR 19 [Rincon]; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904, au paragraphe 24 [Joseph]).

[15]           Le juge Henry Brown, dans la récente décision Joseph, au paragraphe 24, a fait la description suivante des mesures spéciales fondées sur des motifs CH :

24 […] La Cour suprême du Canada a confirmé la nature exceptionnelle des mesures spéciales fondées sur des motifs d’ordre humanitaire dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 [Chieu], au paragraphe 64, où elle a affirmé qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire « est essentiellement un plaidoyer auprès de l’exécutif en vue d’obtenir un traitement spécial qui n’est même pas explicitement envisagé par la [LIPR] ». Dans l’arrêt Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 [Legault], au paragraphe 16, la Cour d’appel fédérale a confirmé à son tour, en prenant appui sur l’arrêt Chieu de la Cour suprême du Canada, que la prise de mesures spéciales fondées sur des motifs d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire qui :

[...] s’inscrit dans un régime légal en vertu duquel « [l]es non‑citoyens n’ont pas de droit d’entrer ou de s’établir au Canada », où « [e]n règle générale, l’immigration est un privilège, et non un droit » (Chieu, para. 57) et dans lequel « la Loi traite les citoyens différemment des résidents permanents, qui à leur tour sont traités différemment des réfugiés au sens de la Convention, lesquels sont traités différemment des détenteurs de visas et des résidents illégaux. C’est un aspect important du régime législatif que différentes catégories de personnes soient traitées différemment, avec les adaptations voulues selon les différents droits et les différentes situations des personnes faisant partie de ces groupes » (Chieu, para. 59).

[16]           Ainsi, la mesure fondée sur l’article 25 de la Loi n’est accordée que si le demandeur démontre qu’il se heurtera directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives du fait de devoir demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada (Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1068; arrêt Kanthasamy, précité, au paragraphe 75; décision Joseph, précitée, au paragraphe 48).

[17]           Dans Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1269, 399 FTR 146, le juge Leonard Mandamin explique ainsi au paragraphe 16 de sa décision le critère à satisfaire au titre de l’article 25 de la Loi :

[16] […] il incombe à la demanderesse de démontrer que, compte tenu de sa situation personnelle, le fait pour elle de devoir demander un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada selon la procédure habituelle lui causerait des difficultés qui seraient :

i) soit inhabituelles (en ce sens qu’il s’agirait de « difficultés non anticipées par la Loi ou son Règlement ») et injustifiées (en ce sens qu’elles seraient le résultat de circonstances indépendantes de la volonté de la demanderesse);

ii) soit excessives (en ce sens que les difficultés en question auraient des répercussions excessives sur la demanderesse en raison de sa situation personnelle).

[18]           Cette définition est conforme, si ce n’est identique, à celle des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives figurant à la section 5.10 du guide opérationnel du ministre (le guide), qui définit les « difficultés inhabituelles et injustifiées » comme des difficultés « non envisagées dans la Loi ou le Règlement » et qui sont le résultat de circonstances « indépendantes de [l]a volonté [du demandeur] ». Le guide précise ensuite que la demande CH peut être accueillie même si le demandeur pourrait ne pas satisfaire au critère des difficultés inhabituelles et injustifiées, lorsque « les difficultés occasionnées par le refus de la dispense […] auraient un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle ».

[19]           Le demandeur soutient que les commentaires suivants formulés par l’agente dans ses motifs autorisent à se demander si elle a compris et utilisé le bon critère juridique :

[traduction]

Le statut actuel de M. Suarez Abeleira est assez atypique. Il n’a pas une crainte fondée de persécution. La différence frappante qui existe d’ailleurs entre lui et les innombrables réfugiés et personnes protégées en situation désespérée qui sont exposées à des menaces à leur vie ou qui ne sont pas en mesure de se prévaloir de la protection de leur pays d’origine tient à ce qu’il n’a jamais été persécuté et n’a jamais craint pour sa vie.

[20]           La Cour a toujours estimé que le risque de persécution est un facteur dont l’agent peut tenir compte dans le cadre d’une demande CH (Beluli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 898, au paragraphe 10; Rebaï c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 24, au paragraphe 7). Quoi qu’il en soit, l’agent est tenu d’évaluer ce type de demande au regard des motifs soumis par le demandeur (Strachn c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 984, aux paragraphes 24 et 25, 416 FTR 312; Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737, au paragraphe 98, 436 FTR 1). Le dossier n’indique nulle part que le demandeur fonde sa demande CH sur une crainte de persécution. Cette demande repose en l’espèce sur son statut et la vulnérabilité découlant de son apatridie, surtout que les apatrides ne peuvent se prévaloir des droits fondamentaux d’aucun pays. Ce facteur a été relevé à juste titre par l’agente, qui a déclaré que [traduction« la première et principale considération d’ordre humanitaire dans la présente demande tient à son apatridie ». Par conséquent, je ne peux pas être d’accord avec le demandeur lorsqu’il affirme que l’agente n’a pas appliqué le bon critère juridique puisque les commentaires de cette dernière, lus conjointement avec le reste de sa décision, ne montrent pas qu’elle a mal compris le critère lié aux difficultés, mais plutôt qu’elle a tenu compte de facteurs dépourvus de pertinence pour parvenir à sa décision. Cela n’est pas en soi fatal puisqu’il revient à la Cour de déterminer si la décision de l’agente appartient dans son ensemble aux issues possibles acceptables et si elle manque de transparence, de justification et d’intelligibilité (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

B.                 La décision de l’agente était-elle raisonnable?

[21]           Le défendeur fait valoir dans ses observations que la décision de l’agente est raisonnable puisque le statut d’apatride du demandeur n’était pas indépendant de sa volonté. Ce dernier a décidé de ne pas corriger son statut aux États-Unis lorsqu’il a eu la possibilité de le faire grâce à des programmes d’amnistie dont il pouvait se prévaloir. Sur ce point, je souscris à l’opinion du défendeur. Le demandeur a vécu aux États-Unis pendant 38 ans sous une fausse identité. Il était donc raisonnablement loisible à l’agente de déterminer que son statut d’apatride n’échappait pas à son contrôle. Il aurait pu demander et acquérir la citoyenneté américaine sans craindre d’être renvoyé au Mexique ou en Espagne comme apatride, et ce, dès 1986.

[22]           À mon avis, pourtant, ce fait ne suffit pas à lui seul pour conclure que la preuve des difficultés est insuffisante et rejeter d’emblée la demande CH du demandeur. En d’autres termes, je ne peux pas convenir avec le défendeur que le fait de ne pas avoir corrigé son statut aux États‑Unis puisse à lui seul empêcher le demandeur d’obtenir une dispense au titre de l’article 25 de la Loi puisque l’agente est encore tenue d’évaluer sa situation personnelle pour déterminer si le fait de devoir demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada l’exposerait à des difficultés excessives (arrêt Legault, précité, aux paragraphes 23 et 24, Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 805, au paragraphe 12). Cette conclusion concorde avec des décisions précédentes de la Cour, qui a estimé que l’agent commet une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il se demande si le demandeur se trouvait au Canada pour des motifs indépendants de sa volonté et omet ainsi d’examiner les motifs de la demande CH qui lui sont soumis (décision Strachn, précitée, au paragraphe 24).

[23]           À mon avis, en plus de ce qui précède, le défendeur déforme le raisonnement de l’agente puisqu’un examen de ses motifs révèle clairement qu’elle n’entendait pas refuser au demandeur une dispense au titre de l’article 25 parce qu’il n’avait pas obtenu la citoyenneté américaine lorsqu’il avait encore la possibilité de le faire, mais qu’elle a plutôt estimé que son statut d’apatride découlait de ses propres choix étant donné qu’il continue, toujours d’après elle, à induire les autorités en erreur et qu’il vit sous une nouvelle fausse identité en se faisant passer pour Francisco Suarez Abeleira depuis que les autorités américaines ont découvert en 2009 qu’il n’était pas Angel.

[24]           À cet égard, le fait de ne pas avoir obtenu de statut peut être un obstacle à une conclusion d’établissement (décision Joseph, précitée, au paragraphe 30). La Cour a toujours estimé que ceux qui vivent et travaillent illégalement au Canada pendant une longue période ne peuvent chercher à tirer profit des années passées ici en soumettant au Canada une demande de résidence permanente fondée sur des motifs CH (décision Joseph, précitée, au paragraphe 29; Millette c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 542, au paragraphe 41, 409 FTR 162; Tartchinska c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2000] ACF no 373, aux paragraphes 21 et 22, 185 FTR 161).

[25]           Cependant, à mon avis, ces précédents peuvent être écartés puisque la preuve démontre en l’espèce que le demandeur a entrepris de corriger son statut dès qu’il est entré au Canada en présentant une demande d’asile; lorsque celle-ci a échoué, il a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs CH. De plus, il a fourni une preuve attestant qu’un permis de travail valide lui a été délivré, il semblerait donc qu’il ne travaille pas illégalement au Canada depuis avril 2012 au moins, lorsqu’il a commencé à être employé comme instructeur au Police Foundations Department of Canadian Law Enforcement Training College de Toronto.

[26]           Il ressort clairement des motifs de l’agente qu’elle n’a pas jugé crédibles les affirmations du demandeur portant qu’il est bien apatride. Même si elle ne pouvait confirmer son identité ou sa nationalité, l’agente était encore tenue d’évaluer l’établissement du demandeur et les difficultés auxquelles il se heurterait. Dans la décision Diaby c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 742, 460 FTR 188 [Diaby], le juge James Russell a fait droit à la demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle une agente avait refusé la demande CH de la demanderesse, bien que son identité et sa citoyenneté sierra-léonaise n’aient pas été suffisamment prouvées. Au moment d’évaluer l’établissement de la demanderesse au Canada, l’agente a noté que « si la demanderesse avait passé plus de 15 ans au Canada, c’était non pas en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, mais surtout en raison de son défaut d’observer le droit canadien et de collaborer avec les autorités de l’immigration en vue d’établir son identité ».

[27]           Le juge Russel a conclu que l’agente avait commis plusieurs erreurs susceptibles de contrôle, et qu’elle avait notamment omis d’examiner les difficultés auxquelles se heurterait la demanderesse si elle était renvoyée en Sierra Leone :

[62] Il était déraisonnable pour l’agente de ne pas évaluer les difficultés dans cette affaire parce qu’il est clair, au vu de la preuve, que la demanderesse vient soit de la Sierra Leone soit de la Guinée, et que sa demande d’asile à l’encontre de la Guinée était carrément frauduleuse. Ainsi, il est évident que la demanderesse sera renvoyée en Sierra Leone ou bien restera au Canada en qualité d’apatride. Le défendeur a reconnu, aux fins de la décision relative à l’ERAR, que la même agente aurait dû apprécier les risques en Sierra Leone même si la nationalité de la demanderesse n’avait pas été clairement établie. Le fait que la demanderesse n’a pas établi à la satisfaction de l’agente qu’elle est citoyenne de la Sierra Leone ne signifie pas qu’elle ne sera pas exposée à des risques et à des difficultés à son retour dans ce pays. Et si la demanderesse devait rester au Canada, l’agente aurait dû évaluer les difficultés qu’elle subirait en qualité d’apatride.

[28]           Compte tenu de ce qui précède, pour pouvoir déterminer le moindrement si l’absence de statut juridique du demandeur faisait obstacle à une conclusion d’établissement, l’agente aurait nécessairement eu à évaluer les difficultés auxquelles il se heurterait s’il était renvoyé aux États‑Unis ou au Mexique comme apatride et le type de difficultés qu’il subirait comme apatride au Canada si aucun pays n’était disposé à l’accueillir. Dans la décision Rincon, la Cour a souscrit à la conclusion qu’avait tirée la juge Eleanor Dawson, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans Raudales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 385, 121 ACWS (3d) 932 [Raudales], selon laquelle l’établissement et les difficultés sont interreliés :

[43] Dans le jugement Raudales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 385, notre Cour a déclaré : « [s]ans une bonne évaluation du niveau d’établissement, il était impossible à mon avis, dans le cas présent, de dire si le fait d’obliger [le demandeur] à demander la résidence permanente depuis l’étranger entraînerait pour lui des difficultés inhabituelles, injustes ou indues » (au paragraphe 19) (on a également cité le jugement Judnarine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 82, 425 FTR 312).

[44] […] L’agent n’était pas en mesure de se prononcer correctement sur la question de savoir si le fait d’obliger les demandeurs à présenter leur demande de résidence permanente depuis la Colombie leur causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, parce que l’agent n’avait pas évalué les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés s’ils étaient renvoyés du Canada.

[29]           Par conséquent, je suis enclin à convenir avec le demandeur que l’agente n’a pas suffisamment évalué son établissement au Canada puisqu’elle s’est contentée d’affirmer sur la question qu’il [traduction« vit dans une maison d’hébergement pour réfugiés, a un permis de travail et travaille à temps partiel ». L’agente a également inscrit « non » sous le titre Établissement dans le tableau des facteurs à considérer, ce qui indique qu’elle n’estimait pas que l’établissement du demandeur au Canada était pertinent au regard de la décision qu’elle devait rendre. Compte tenu de la preuve abondante que le demandeur a fournie pour démontrer qu’il était établi au Canada, par le biais de lettres de son employeur et des établissements dans lesquels il fait du bénévolat, il n’était pas loisible à l’agente d’écarter complètement dans ses motifs la preuve attestant son établissement au Canada. À mon avis, l’omission de prendre adéquatement en compte l’établissement du demandeur au Canada est une erreur susceptible de contrôle (El Thaher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1439, au paragraphe 71; décision Raudales, précitée, au paragraphe 19; Hamam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1296, aux paragraphes 55 et 56).

[30]           De plus, après avoir examiné le dossier, il est clair qu’aucun pays, y compris l’Espagne et le Mexique, n’est disposé à accueillir le demandeur et qu’il serait emprisonné aux États-Unis s’il y était renvoyé puisqu’il n’a pas de statut dans ce pays. L’agente a donc commis une erreur susceptible de contrôle en ne s’interrogeant pas sur les difficultés auxquelles le demandeur se heurterait compte tenu de sa situation personnelle. La principale difficulté qu’il alléguait, et que l’agente elle-même a reconnue, était liée à son statut d’apatride. Pour ce motif seulement, l’agente devait évaluer les difficultés telles que le demandeur les avait décrites. Cette erreur est aggravée par le fait que l’agente n’a expliqué nulle part pourquoi elle a rejeté la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur était apatride.

[31]           Comme j’ai conclu que la décision de l’agente est déraisonnable, il n’est pas nécessaire que je détermine si cette dernière a porté atteinte aux droits du demandeur à l’équité procédurale.

[32]           Aucune partie n’a proposé de question de portée générale. Aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      L’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour être réexaminée par un autre agent d’immigration;

3.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4412-14

INTITULÉ :

FRANCISCO SUAREZ ABELEIRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 juillet 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 3 décembre 2015

COMPARUTIONS :

Aleksandr Radin

Daniel Radin

POUR LE demandeur

Aleksandra Lipska

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Radin Law LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.