Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151209


Dossier : T-907-14

Référence : 2015 CF 1372

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 9 décembre 2015

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

CHRISTOPHER J. JONES

(REPRÉSENTANT TOUS LES PILOTES CIVILS DE LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA)

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une requête fondée sur l’article 334.12 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], et visant à faire autoriser la présente instance comme recours collectif et à faire nommer le demandeur, Christopher J. Jones, comme représentant demandeur. Le groupe envisagé, qui compte environ 70 membres, est composé des anciens et actuels pilotes civils de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). L’action du demandeur concerne le droit des pilotes civils à une rémunération appelée « indemnité de fonctions supplémentaires » (IFS).

II.  Les faits

[2]  La Sous-direction du service de l’air de la GRC fournit des services aériens à la GRC et occasionnellement à d’autres directions de la fonction publique fédérale. Depuis juin 2000, tous les pilotes de la Sous-direction du service de l’air de la GRC nouvellement embauchés relèvent de la catégorie des pilotes civils; leurs fonctions et responsabilités sont en substance les mêmes que celles des pilotes employés ailleurs dans la fonction publique fédérale, comme les pilotes de la Défense nationale ou les pilotes d’hélicoptère de la Garde côtière, collectivement désignés comme les pilotes du groupe Navigation aérienne (ou pilotes AO).

[3]  À titre de membres de la GRC, les pilotes civils ne peuvent pas être parties à une convention collective et sont exclus de la définition de « fonctionnaire » contenue au paragraphe 2(1) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22. Il est à noter que cette exclusion a récemment été déclarée sans effet par la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c Canada (Procureur général), 2015 CSC 1 [APMO]. Cette déclaration a été suspendue pour une durée d’un an à compter de la date du jugement, soit le 16 janvier 2015.

[4]  En 1972, le Conseil du Trésor a décidé que les taux de rémunération de la fonction publique devaient s’appliquer aux membres civils de la GRC. La solde des pilotes civils équivaut donc à celle des pilotes AO pour ce qui est des salaires annuels. Le salaire annuel des pilotes AO est déterminé par la convention collective conclue entre le Conseil du Trésor et l’Association des pilotes fédéraux, qui représente les pilotes AO, mais pas les pilotes civils.

[5]  Les pilotes AO reçoivent l’IFS, contrairement aux pilotes civils, attendu que c’est leur salaire qui équivaut à celui des pilotes AO, et aucune autre rémunération. La rémunération annuelle globale des pilotes civils est donc inférieure à celle des pilotes AO.

[6]  La rémunération des pilotes civils est fixée dans le cadre des présentations au Conseil du Trésor : la direction de la GRC soumet une ébauche de présentation au commissaire de la GRC, qui peut à son tour la soumettre par écrit au ministre responsable de la Gendarmerie, soit le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Si ce dernier souscrit à la présentation, il peut la soumettre formellement à l’approbation du Conseil du Trésor. Ce dernier peut alors rejeter ou approuver la présentation, possiblement à l’issue de discussions entre le Secrétariat du Conseil du Trésor (SCT, la branche administrative du Conseil du Trésor) et la direction de la GRC, des analystes ou des membres du Conseil de la solde.

[7]  Le Conseil de la solde est un organe consultatif composé de deux représentants membres de la GRC, de deux représentants de la direction de la GRC, et d’un président indépendant. Ce conseil peut adresser des recommandations au commissaire de la GRC au sujet de la rémunération, des indemnités et autres prestations payables aux membres de la GRC, y compris les pilotes civils. Ces derniers confient leurs intérêts au Conseil de la solde puisqu’ils ne peuvent participer personnellement au processus de présentations au Conseil du Trésor ni consulter les documents élaborés dans le cadre de ce processus.

[8]  Les pilotes civils peuvent également faire part de leurs opinions sur les présentations adressées au Conseil du Trésor par le biais du Programme de représentation des relations fonctionnelles de la GRC au moyen duquel les représentants des relations fonctionnelles (RRF) élus par les membres de la GRC peuvent faire valoir les intérêts de ceux d’entre eux qui ne sont pas représentés par un syndicat. Les observations des RRF peuvent être communiquées au Conseil de la solde dans le cadre des avis adressés au commissaire. Les Services nationaux de rémunération (SNR) sont un autre organe à travers lequel les observations des RRF peuvent être transmises au nom des pilotes civils. Les SNR rendent compte au commissaire et s’occupent des programmes de rémunération des membres de la GRC, et adressent notamment des commentaires au SCT.

[9]  Comme la Couronne tient à préserver le caractère confidentiel des délibérations du Conseil du Trésor (s’agissant de renseignements confidentiels du Cabinet), et même celui des discussions tenues hors de ce Conseil concernant les questions qu’il est prévu de porter devant lui, je ne décrirai pas en détail dans la présente décision les efforts engagés par les pilotes civils ou en leur nom depuis 2000 pour obtenir l’IFS. Qu’il suffise de dire que des démarches successives ont été entreprises par différentes voies, mais sans succès. En n’évoquant que brièvement ces démarches, je n’entends pas donner raison à la Couronne sur la question de la confidentialité. À mon avis, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur ce point, et je m’en abstiens.

[10]  M. Jones a intenté la présente action en avril 2014. Il s’agit d’un recours collectif envisagé, visant à obtenir une déclaration portant que les pilotes civils ont droit à l’IFS ainsi qu’à des dommages-intérêts équivalant à cette indemnité depuis le début de leur emploi. Subsidiairement, la présente action vise à obtenir une déclaration portant qu’il y a eu atteinte à la liberté d’association des pilotes civils protégée par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés (Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), c 11 [la Charte]), et octroyant des dommages-intérêts en conséquence, ainsi qu’une ordonnance obligeant le Conseil du Trésor à examiner les présentations écrites des pilotes civils concernant l’IFS et à motiver par écrit sa décision à cet égard.

III.  La question à trancher

[11]  La question à trancher dans le cadre de la présente requête est de savoir s’il convient d’autoriser cette action comme recours collectif.

IV.  Analyse

A.  Droit applicable

[12]  Le critère relatif à l’autorisation d’un recours collectif est énoncé au paragraphe 334.16(1) des Règles, qui prévoit :

334.16 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

334.16 (1) Subject to subsection (3), a judge shall, by order, certify a proceeding as a class proceeding if

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

(a) the pleadings disclose a reasonable cause of action;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

(b) there is an identifiable class of two or more persons;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

(c) the claims of the class members raise common questions of law or fact, whether or not those common questions predominate over questions affecting only individual members;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

(d) a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact; and

e) il existe un représentant demandeur qui :

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(i) would fairly and adequately represent the interests of the class,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(ii) has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceeding on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iii) does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

(iv) provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff or applicant and the solicitor of record.

[13]  Les questions que soulève une requête en autorisation d’une instance comme recours collectif peuvent donc être résumées ainsi :

  • Les actes de procédure révèlent-ils une cause d’action valable?
  • Existe-t-il un groupe identifiable?
  • Les réclamations des membres du groupe soulèvent-elles des points de droit ou de fait communs?
  • Le recours collectif est-il le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs?
  • Le demandeur remplit-il les critères relatifs au représentant demandeur?

[14]  Il est important de garder à l’esprit que les conditions à remplir pour autoriser une instance comme recours collectif sont conjonctives, de sorte que la présente requête échouera si l’une d’entre elles n’est pas remplie. Cependant, il importe également de noter que je ne jouis pas du pouvoir discrétionnaire prépondérant de refuser d’autoriser le recours collectif si toutes les conditions sont remplies : Manuge c Canada, 2008 CF 624, au paragraphe 24 [Manuge].

[15]  La Cour doit déterminer si chacune des exigences énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles est remplie en l’espèce. Comme l’a déclaré la CSC dans l’arrêt AIC Limited c Fischer, 2013 CSC 69, au paragraphe 48, il incombe au demandeur d’établir un certain fondement factuel pour tous les critères d’autorisation. M. Jones doit établir un certain fondement factuel pour chacun des critères énoncés au paragraphe 334.16(1) des Règles, excepté celui qui veut que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable : Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68, au paragraphe 25.

[16]  L’autorisation se veut un mécanisme de filtrage efficace. La norme d’évaluation de la preuve à ce stade n’exige pas de se prononcer sur le fond de l’instance, mais n’appelle pas non plus un examen du caractère suffisant de la preuve qui soit superficiel au point d’être strictement symbolique : Pro-Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, au paragraphe 103 [Pro-Sys].

B.  Cause d’action valable

[17]  Comme le faisait remarquer le juge Barnes dans la décision Manuge, au paragraphe 38, la jurisprudence montre bien que le seuil que le demandeur doit franchir pour établir une cause d’action valable est très bas. Le critère est le même que celui qui s’applique à une requête en radiation; pour conclure qu’il n’existe aucune cause d’action valable, il doit être « évident et manifeste » que le demandeur ne peut avoir gain de cause. C’est-à-dire que l’autorisation ne devrait être refusée pour absence de cause d’action valable que lorsque les arguments du demandeur n’ont aucune chance d’aboutir, quand bien même les faits allégués dans la demande sont véridiques : Sylvain c Canada (Procureur général), 2004 CF 1610, au paragraphe 26.

[18]  En l’espèce, le demandeur soutient qu’il existe deux causes d’action valable. La première tient à ce que le défendeur a manqué à son obligation légale, comme employeur des pilotes civils, de verser l’IFS puisqu’il est tenu d’offrir une rémunération égale à celle des pilotes AO. La seconde, avancée à titre subsidiaire, tient à ce que le défendeur a enfreint la liberté d’association des pilotes civils protégée par l’alinéa 2d) de la Charte.

1)  Manquement à l’obligation de verser l’IFS

[19]  M. Jones soutient que le principe d’équivalence de la solde des pilotes civils et des pilotes AO s’applique non seulement au salaire, mais également aux autres rémunérations telles que l’IFS, et il invoque à cet égard deux textes faisant autorité :

  • l’article 60 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22 [LEFP];
  • la décision du Conseil du Trésor de 1972 susmentionnée.

[20]  L’article 60 de la LEFP prévoit : « Le taux de rémunération lors de la nomination est établi par l’employeur à un échelon quelconque du barème pour le poste ou pour des postes de niveau et de nature comparables. »

[21]  Le défendeur note pour sa part que les pilotes civils ne satisfont pas à la définition de « fonctionnaire » énoncée dans la LEFP, et soutient qu’à ce titre ils ne sont pas visés par cette loi. Un « fonctionnaire » est défini par la LEFP comme une « [p]ersonne employée dans la fonction publique et dont la nomination à celle-ci relève exclusivement de la Commission [de la fonction publique] ». Il n’est pas contesté que c’est le commissaire de la GRC qui nomme les pilotes civils; il semble également admis que ces derniers ne satisfont pas à la définition de « fonctionnaire » énoncée dans la LEFP.

[22]  M. Jones fait valoir que l’article 60 de la LEFP ne parle pas de « fonctionnaire » et qu’il n’y a donc aucune raison de conclure qu’il ne s’applique pas aux pilotes civils. À mon sens, cependant, aucune partie de la LEFP n’est censée s’appliquer à quiconque en dehors des fonctionnaires, tels que la loi les définit.

[23]  En ce qui concerne à la fois l’article 60 de la LEFP et la décision de 1972 du Conseil du Trésor, il est encore plus important de savoir si les références à la solde (et à l’équivalence des soldes) concernent les rémunérations autres que les salaires. M. Jones soutient que la solde inclut les indemnités telles que l’IFS, sans toutefois étayer cet argument par des textes faisant autorité, argument qui paraît reposer entièrement sur son affirmation d’après laquelle le terme « solde » appelle une interprétation libérale et sur le fait que le seuil requis pour établir une cause d’action valable est très bas. Mais une simple affirmation ne suffit pas. L’argument doit avoir un certain fondement factuel. Cela dit, il est vrai qu’aux fins de la présente requête en autorisation, les allégations factuelles contenues dans la déclaration modifiée doivent être tenues pour véridiques. Il est vrai aussi que M. Jones a présenté un certain nombre de faits de nature contextuelle intéressant la réclamation de l’IFS par les pilotes civils. Mais plusieurs des affirmations contenues dans la déclaration modifiée sont formulées comme des conclusions déterminantes. Il s’agit essentiellement d’énoncés de droit. Aucun élément factuel au dossier ne permet d’étayer l’argument de M. Jones selon lequel la « solde » comprend les « indemnités ».

[24]  Au contraire, la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R‑10 [Loi sur la GRC] comme la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11 [LGFP] distinguent clairement la notion de solde de celle d’indemnités : voir le paragraphe 22(1) de la Loi sur la GRC et les alinéas 11.1(1)c) et d) de la LGFP.

[25]  À mon avis, même en présumant que les allégations factuelles figurant dans la déclaration modifiée sont véridiques, rien n’indique que l’équivalence de la solde des pilotes civils devait inclure les indemnités. Même en appliquant le seuil très bas requis pour établir une cause d’action valable, je ne suis pas convaincu que M. Jones s’est acquitté de son fardeau quant à cette exigence aux fins de l’autorisation, en ce qui regarde le droit légal des pilotes civils à recevoir l’IFS.

2)  Violation de l’alinéa 2d) de la Charte

[26]  L’allégation subsidiaire avancée par M. Jones concernant la violation de la liberté d’expression des pilotes civils garantie par la Charte comporte trois éléments. Premièrement, M. Jones sollicite une déclaration portant qu’il a été porté atteinte aux droits des pilotes civils. Deuxièmement, il demande que des dommages-intérêts compensatoires et punitifs soient octroyés. Troisièmement, il sollicite une ordonnance obligeant le Conseil du Trésor à (i) examiner les présentations écrites des pilotes civils concernant l’IFS (ou une indemnité équivalente) et (ii) à motiver sa décision par écrit.

[27]  Le défendeur oppose deux motifs aux allégations subsidiaires de violation de la Charte avancées par M. Jones :

  • comme la liberté d’association est un droit collectif, ni M. Jones ni aucun autre pilote civil ne peuvent individuellement faire valoir d’atteinte à ce droit;
  • les mesures de réparation sollicitées ne peuvent pas être accordées.

(a)  Liberté d’association en tant que droit collectif

[28]  Le défendeur soutient que les demandeurs d’un recours collectif doivent présenter des réclamations individuelles pour avoir la qualité pour agir : Soldier c Canada (Procureur général), 2009 MBCA 12, aux paragraphes 30 et 32; Horseman c Canada, 2015 CF 1149, aux paragraphes 24 et 25 [Horseman]. Sans qualité pour agir, il ne peut y avoir de cause d’action valable. Cela n’est pas contesté.

[29]  Le défendeur soutient aussi que des individus n’ont pas qualité pour faire valoir une violation à la liberté d’association au titre de l’alinéa 2d) de la Charte, car il s’agit d’un droit collectif; il cite à l’appui de cet argument les paragraphes 62 à 65 de l’arrêt APMO de la CSC :

[62] Comme nous l’avons vu, l’al. 2d) protège l’activité associative afin de prémunir les individus contre l’isolement provoqué par l’État et de leur permettre de réaliser collectivement ce qu’ils ne pourraient pas accomplir seuls. En conséquence, les droits d’association protégés par l’al. 2d) ne constituent pas simplement un ensemble de droits individuels, mais également des droits collectifs inhérents aux associations. La juge L’Heureux-Dubé a rappelé avec justesse dans Advance Cutting :

L’interaction des individus entraîne un élément de synergie dans la société. La simple addition d’objectifs individuels ne suffit pas. La société est plus que la somme de ses parties. Autrement dit, une rangée de taxis n’équivaut pas à un autobus. L’application d’une méthode mathématique à l’égard des droits garantis par la Charte ne tient pas compte des aspirations qu’elle enchâsse. [par. 66]

[63] On a soutenu que les droits collectifs ne devraient pas être reconnus parce qu’ils seraient incompatibles avec la Charte, qui met l’accent sur les droits individuels, et parce que les groupes bénéficieraient ainsi de droits plus étendus que les individus. À notre avis, aucun de ces arguments n’est fondé.

[64] D’abord, la Charte n’exclut pas les droits collectifs. Bien que les titulaires de droit auxquels elle renvoie soient en général des particuliers, les garanties prévues par l’art. 2 s’appliquent également aux groupes. La liberté de réunion pacifique vise, par définition, une activité collective qui n’est pas susceptible d’être accomplie par une seule personne. La liberté d’expression protège tant les auditeurs que les orateurs (R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, par. 28). Le droit de vote ne signifie rien sans un contexte social où son exercice peut favoriser la gouvernance démocratique (Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, par. 31). La Cour a également reconnu que la liberté de religion ne se limite pas au droit de posséder des croyances religieuses, mais qu’elle inclut aussi le droit individuel d’établir des communautés organisées autour d’une même foi (voir Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567). Bien que la Cour n’ait pas examiné cette question, un courant de jurisprudence appuie par ailleurs l’idée que « l’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection » de la liberté de religion (Hutterian Brethren, par. 131, la juge Abella, dissidente, citant Église métropolitaine de Bessarabie c. Moldova, no 45701/99, CEDH 2001-XII (1reSection), par. 118). Voir aussi Serbian Eastern Orthodox Diocese c. Milivojevich, 426 U.S. 696 (1976).

[65] On a également laissé entendre que la reconnaissance d’aspects collectifs aux droits protégés par l’al. 2d) porterait en quelque sorte atteinte aux droits individuels eux-mêmes ainsi qu’à l’aspect individuel de cette disposition. Cette prétention est dépourvue de tout fondement. La reconnaissance des droits collectifs complète, mais n’efface pas, les droits individuels, comme le démontrent les exemples que nous venons de citer. Il ne s’agit pas de reconnaître soit les droits individuels soit les droits collectifs. Ces deux catégories de droits sont essentielles pour que la Charte puisse offrir une protection complète.

[30]  Même si je reconnais que la liberté d’association est un droit collectif qui peut être exercé collectivement, je ne pense pas que l’arrêt APMO permette d’avancer qu’un individu (ou, plus important encore, un groupe d’individus agissant de concert) n’a pas qualité pour faire valoir une atteinte à la liberté d’association.

[31]  M. Jones soutient que des individus ont déjà été autorisés à présenter des revendications collectives comme des atteintes à la liberté d’association. Dans la décision Horseman, un individu et une Première Nation ont présenté une requête en autorisation de recours collectif, relativement à des droits de traité de Premières Nations, qui sont des droits collectifs comme l’avaient convenu toutes les parties. Le défendeur dans cette affaire soutenait que les individus n’avaient pas la qualité requise pour faire valoir des droits de traités collectifs. Même si la requête en autorisation a été rejetée, l’absence de qualité pour agir n’en était pas la cause. La Cour a conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que les demandeurs n’avaient pas qualité pour agir de telle sorte que leur demande ne pouvait aboutir en tant que recours collectif : voir le paragraphe 40.

[32]  M. Jones cite également l’arrêt Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn c Colombie-Britannique, 2007 CSC 27 [Health Services], dans lequel un certain nombre de syndicats et d’individus non représentés par des syndicats ont été autorisés à faire valoir des atteintes à la liberté d’association au titre de l’alinéa 2d) de la Charte. Rien n’indique que les demandeurs individuels dans cette affaire n’avaient pas la qualité pour agir.

[33]  M. Jones note également qu’il n’y a ni syndicat ni autre association qui puisse agir au nom des pilotes civils et intenter une action collective contre les défendeurs. Les pilotes civils se trouvent donc dans une position comparable à celle des demandeurs individuels dans l’arrêt Health Services.

[34]  Je conclus qu’il n’est ni évident ni manifeste que les pilotes civils n’ont pas la qualité pour agir en l’espèce.

(b)  Mesures de réparation demandées

[35]  Le défendeur soutient que M. Jones n’a avancé aucune allégation factuelle susceptible, si tenue pour véridique, d’étayer une demande visant à obtenir ou (i) des dommages-intérêts, ou (ii) une ordonnance concernant la soumission de présentations écrites au Conseil du Trésor et l’élaboration de motifs écrits par ce dernier.

[36]  S’agissant de la demande de dommages-intérêts soumise par M. Jones, le défendeur invoque l’arrêt de la CSC Mackin c Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, à l’appui du principe voulant qu’« en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages-intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle » : voir le paragraphe 78. La CSC poursuit au paragraphe 79 :

[…] l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit « établies et incontestables » qui définissent les droits constitutionnels des individus. Cependant, s’ils agissent de bonne foi et sans abuser de leur pouvoir eu égard à l’état du droit, et qu’après coup seulement leurs actes sont jugés inconstitutionnels, leur responsabilité n’est pas engagée. Autrement, l’effectivité et l’efficacité de l’action gouvernementale seraient exagérément contraintes. Les lois doivent être appliquées dans toute leur force et effet tant qu’elles ne sont pas invalidées. Ce n’est donc qu’en cas de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir que des dommages-intérêts peuvent être octroyés […]

[37]  Dans l’arrêt Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2015 CAF 227, au paragraphe 29 [Mancuso], la Cour d’appel fédérale a récemment confirmé que des dommages‑intérêts ne pouvaient être octroyés en raison d’une violation de la Charte que dans des cas limités :

[…] En règle générale, les tribunaux n’accorderont pas de dommages‑intérêts simplement pour un préjudice découlant de l’application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle. Les demandeurs ont allégué que les actes accomplis par les défendeurs étaient « clairement fautifs ou entachés de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » – un des éléments qui sont habituellement requis pour établir le bien‑fondé d’une action en dommages‑intérêts fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte –, mais ils n’ont pas exposé de faits substantiels illustrant comment le Règlement et sa mise en application constituent une grave erreur, de la mauvaise foi ou un abus apte à donner ouverture au droit à des dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte. Ils n’ont également fourni aucun détail sur un quelconque comportement susceptible d’étayer le bien‑fondé d’une action en dommages‑intérêts.

[38]  La Cour notait également au paragraphe 16 de cet arrêt que « [l]’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits substantiels suffisamment détaillés à l’appui de la déclaration et de la réparation sollicitée » et que « la Cour et les parties adverses n’ont pas à émettre des hypothèses sur la façon dont les faits pourraient être organisés différemment pour appuyer diverses causes d’action ».

[39]  Le défendeur fait valoir que M. Jones n’a pas avancé de faits susceptibles d’étayer sa demande de dommages-intérêts pour atteinte à sa liberté d’association. M. Jones affirme avoir spécifiquement allégué (à l’alinéa 58b) de sa déclaration modifiée) que le Conseil du Trésor n’avait pas agi de bonne foi et que les allégations factuelles sous-jacentes sont celles qui figurent au paragraphe 55.

[40]  Je ne suis pas d’accord avec M. Jones. À mon avis, aucune des allégations contenues au paragraphe 55 de la déclaration modifiée ne peut être comprise comme signifiant que le défendeur a eu un comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir ». Par exemple, même si le SCT a prétendument estimé que la Loi sur le contrôle des dépenses, LC 2009, c 2 [LCD] interdisait le versement de l’IFS aux pilotes civils (car il s’agirait d’une nouvelle rémunération), et refusé de réexaminer sa position après avoir été avisée que cette indemnité n’était pas nouvelle, et que le Conseil du Trésor a soi-disant refusé de considérer d’autres présentations au sujet de l’IFS avant l’expiration de la LCD, cela ne révèle apparemment qu’un simple désaccord quant à l’effet de cette loi. Rien n’indique que l’interprétation du Conseil du Trésor était clairement fautive, de mauvaise foi ou qu’elle constituait un abus de pouvoir. Cela vaut pour toutes les allégations faites au paragraphe 55 de la déclaration modifiée.

[41]  J’aborderai maintenant la demande de M. Jones visant à obtenir une ordonnance concernant la soumission de présentations écrites au Conseil du Trésor et l’élaboration de motifs écrits par ce dernier. Il y a une différence entre établir une atteinte à une liberté protégée par la Charte, et plaider l’octroi d’une mesure de réparation particulière. La demande visant à obtenir une déclaration portant que les pilotes civils n’ont pas le droit d’être partie à des conventions collectives a en substance déjà été abordée par la CSC dans l’arrêt APMO. Cette question ne devrait pas soulever de grands débats. Cependant, cela ne fait qu’établir qu’il y a eu une atteinte. M. Jones n’a cité aucune source pour étayer sa demande de redressement sous forme de présentations écrites soumises au Conseil du Trésor et de motifs écrits fournis en retour par ce dernier. Comme le déclarait la Cour dans l’arrêt Health Services, au paragraphe 91 :

[91] Ainsi défini, le droit de négociation collective demeure un droit à portée restreinte. Premièrement, parce qu’il concerne un processus, il ne garantit pas l’atteinte de résultats quant au fond de la négociation ou à ses effets économiques. Deuxièmement, il confère le droit de participer à un processus général de négociation collective et non le droit de revendiquer un modèle particulier de relations du travail ou une méthode particulière de négociation. […] Enfin, et plus important encore, comme nous l’enseigne l’arrêt Dunmore, l’atteinte au droit doit être substantielle, au point de constituer une entrave non seulement à la réalisation des objectifs des syndiqués (laquelle n’est pas protégée), mais aussi au processus même qui leur permet de poursuivre ces objectifs en s’engageant dans de véritables négociations avec l’employeur.

[42]  Dans l’arrêt Meredith c Canada (Procureur général), 2015 CSC 2 [Meredith], tranché le même jour que l’arrêt APMO, une majorité de la CSC déclarait ce qui suit au paragraphe 5 :

[…] La [Loi sur la GRC] prévoit que le Conseil du Trésor établit la solde et les indemnités versées aux membres de la GRC. Le Conseil du Trésor est un comité du Cabinet fédéral et traite avec les syndicats et les représentants des employés du secteur public au moyen d’intermédiaires. Dans le cas des membres de la GRC, ces intermédiaires sont le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le « ministre ») et le commissaire de la GRC. Pour fixer la solde des membres, le Conseil du Trésor répond aux demandes du ministre, qui agit lui-même sur la base des recommandations du commissaire de la GRC. […]

[43]  En réclamant un redressement sous forme de présentations directes soumises au Conseil du Trésor et d’une décision motivée de la part de ce dernier, M. Jones tente d’imposer sa méthode préférée de négociation collective. Il n’y a pas droit et n’a cité aucune source à l’effet contraire.

[44]  Il importe également de se rappeler que les délibérations du Conseil du Trésor, en tant que comité du Cabinet fédéral, sont confidentielles. La demande visant à obtenir des motifs écrits est incompatible avec cet aspect.

(c)  Conclusions concernant les atteintes à la Charte

[45]  Pour les motifs qui précèdent, j’estime qu’il est évident et manifeste que les demandes de M. Jones visant à obtenir des dommages-intérêts ainsi qu’une ordonnance obligeant le Conseil du Trésor à examiner les présentations écrites des pilotes civils et à fournir en réponse des motifs écrits n’ont aucune chance de succès. D’autres demandes de redressement pourraient aboutir, mais pas celles que présente M. Jones relativement à la présumée atteinte à la liberté d’association des pilotes civils.

[46]  En l’absence d’arguments à l’effet contraire de la part du défendeur, et compte tenu de la décision rendue dans l’arrêt APMO, je conclus que la déclaration modifiée révèle une cause d’action valable en ce qui a trait à la demande concernant la déclaration selon laquelle il a été porté atteinte à la liberté d’association des pilotes civils.

C.  Groupe identifiable

[47]  Le défendeur ne conteste pas qu’il existe un groupe identifiable. Ce groupe est composé des anciens et actuels pilotes civils, soit environ soixante-dix membres, facilement identifiables au moyen des relevés d’emploi de la GRC.

D.  Points communs de droit ou de fait

[48]  M. Jones a énuméré les points communs au paragraphe 27 du plan de litige joint en annexe A à l’avis concernant la présente requête en autorisation de recours collectif. Le même plan de litige, incluant la même liste de points communs du paragraphe 27, était joint en pièce A à l’affidavit que M. Jones a soumis à l’appui de la requête. À l’audition de la requête, son avocat a fourni un plan de litige révisé contenant des modifications mineures à la liste des points communs du paragraphe 27. Cette liste, telle qu’elle a été proposée par M. Jones puis modifiée, est la suivante :

  • a) Les membres du groupe ont-ils droit à l’IFS ou à une indemnité équivalente?

  • b) Le cas échéant, les membres du groupe ont-ils droit à ce que l’IFS leur soit versée de manière rétroactive?

  • c) Le cas échéant, quel est le montant des indemnités rétroactives que les membres du groupe ont le droit de recevoir entre l’année 2000 et aujourd’hui?

  • d) Subsidiairement, a-t-il été porté atteinte aux droits constitutionnels des membres du groupe à une représentation collective au titre de l’alinéa 2d) de la Charte des droits et libertés?

  • e) Le cas échéant, quelle est la mesure de réparation appropriée en cas d’atteinte à des droits constitutionnels?

[49]  Le défendeur soutient en premier lieu que M. Jones ne s’est pas acquitté de son fardeau d’identifier les points communs et d’établir leur fondement juridique et factuel. Le défendeur semble préoccupé par le fait que la liste des points communs ne figurait ni dans la déclaration modifiée ni dans le mémoire des faits et du droit de M. Jones, même si elle a été jointe en annexe à l’avis de requête et à l’affidavit de ce dernier. Le défendeur fait valoir que la Cour ne devrait pas avoir à chercher la liste des points communs. Cependant, la seule exigence que M. Jones doit remplir en cette matière est d’établir le fondement factuel de ces points communs. Je n’ai connaissance d’aucune obligation de fournir cette liste sous une forme ou à un endroit particulier. À mon avis, il suffit que le juge instruisant la requête en autorisation soit en mesure d’identifier les points communs de manière à pouvoir les examiner et les énumérer dans une ordonnance autorisant l’instance comme recours collectif, comme l’envisage l’alinéa 334.17(1)e) des Règles.

[50]  S’agissant des points communs énumérés par M. Jones, le défendeur soutient que le point c) susmentionné n’est pas commun étant donné que le montant des indemnités rétroactives dues à chaque membre du groupe dépendra de la date à laquelle il est devenu pilote civil. M. Jones rétorque qu’il existe des aspects communs susceptibles d’affecter le montant des IFS rétroactives auxquelles les pilotes civils peuvent prétendre. Même s’il n’a pas encore déposé de défense en l’espèce, il est possible que le défendeur invoque au moins un délai de prescription afin de limiter le montant des IFS rétroactives auxquelles tous les pilotes civils auront droit. L’effet de ces délais de prescription sera, dans une certaine mesure, commun. Il s’agit d’un argument raisonnable, mais la liste des questions devra être modifiée de manière à mieux identifier celles qui concernent tous les membres.

[51]  Je suis convaincu que les allégations de M. Jones soulèvent des points de fait ou de droit communs. Sous réserve de la teneur du paragraphe précédent, les questions qu’il propose dans la liste ont ceci de commun que leur résolution est nécessaire pour trancher la réclamation de chaque membre du groupe. Si je devais autoriser la présente instance comme recours collectif, je modifierais la liste de M. Jones en supprimant les points a), b) et c), car j’ai déjà conclu que les actes de procédure ne révèlent pas de cause d’action valable pour ce qui est de l’admissibilité à l’IFS. Il resterait donc les points communs d) et e).

E.  Le recours collectif est-il le meilleur moyen?

[52]  M. Jones soutient que le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs de droit ou de fait en l’espèce. Le défendeur n’est pas d’accord et affirme qu’une instance par représentation au titre de l’article 114 des Règles serait préférable.

[53]  Dans la décision Horseman, le juge Russell Zinn a formulé les directives suivantes afin d’évaluer le meilleur moyen aux paragraphes 72 à 74 :

[72] Pour déterminer si le recours collectif est la meilleure procédure pour le règlement juste et efficace des questions communes, la Cour doit tout d’abord déterminer si une telle procédure constitue un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance et, deuxièmement, si le recours collectif est préférable aux autres procédures (Rumley [2001 CSC 69], au paragraphe 35).

[73] Lors de l’examen de la question de la meilleure procédure, il faut considérer les questions communes dans le contexte général de l’action et la Cour doit en examiner « l’importance [...] par rapport à l’ensemble des revendications » (AIC Limited c Fisher, 2013 CSC 69, au paragraphe 21 [AIC], citant l’arrêt Hollick [2001 CSC 68] au paragraphe 30). Dans l’arrêt Hollick, la Cour suprême a reconnu qu’il importait de recourir « [traduction] […] à une analyse pratique tenant compte des coûts et des avantages et de prendre en considération l’incidence d’un recours collectif sur les membres du groupe, les défendeurs et le tribunal ». Ainsi, la Cour doit examiner tous les moyens raisonnables disponibles de régler les réclamations et non pas simplement faire en sorte que l’affaire aille de l’avant en tant que réclamations individuelles.

[74] Dans l’arrêt AIC, la Cour suprême a statué que l’analyse relative au meilleur moyen était un exercice comparatif dans le cadre duquel la cour doit certes examiner dans quelle mesure le recours collectif projeté permet la réalisation des objectifs de l’économie des ressources judiciaires, de la modification des comportements et de l’accès à la justice. La véritable question est celle de savoir s’il existe « des moyens préférables de régler les demandes ».

[54]  La première des questions à évaluer ne pose pas de problème : je suis convaincu qu’un recours collectif constituerait un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance. Il me faut donc aborder maintenant la deuxième question, qui est de savoir si un recours collectif est préférable à d’autres procédures. Suivant les directives du juge Zinn, j’ai examiné les points communs dans le contexte général de l’action, adopté une analyse pratique tenant compte des coûts et des avantages, et pris en considération l’incidence d’un recours collectif sur les membres du groupe, le défendeur et la Cour en envisageant tous les moyens raisonnables disponibles pour régler les réclamations.

[55]  Le paragraphe 334.16(2) des Règles fournit une liste de facteurs à prendre en compte pour déterminer le moyen préférable :

334.16 (2) Pour décider si le recours collectif est le meilleur moyen de régler les points de droit ou de fait communs de façon juste et efficace, tous les facteurs pertinents sont pris en compte, notamment les suivants :

334.16 (2) All relevant matters shall be considered in a determination of whether a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact, including whether

a) la prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres;

(a) the questions of law or fact common to the class members predominate over any questions affecting only individual members;

b) la proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées;

(b) a significant number of the members of the class have a valid interest in individually controlling the prosecution of separate proceedings;

c) le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances;

(c) the class proceeding would involve claims that are or have been the subject of any other proceeding;

d) l’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations;

(d) other means of resolving the claims are less practical or less efficient; and

e) les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement.

(e) the administration of the class proceeding would create greater difficulties than those likely to be experienced if relief were sought by other means.

[56]  Avant d’évaluer ces éléments, il convient de noter que cette analyse doit s’effectuer au regard de la liste raccourcie des points communs élaborée dans la section précédente.

[57]  À mon avis, les alinéas a) et b) du paragraphe 334.16(2) des Règles avantagent la position de M. Jones en faveur d’un recours collectif. Premièrement, il y a prédominance des points communs sur ceux qui ne concernent que certains membres. Le défendeur peut difficilement prétendre le contraire, car son principal argument en l’espèce est que la réclamation fondée sur la Charte, qui est de nature collective plutôt qu’individuelle, devrait être présentée dans le cadre d’une instance par représentation plutôt que d’un recours collectif. Le défendeur n’affirme pas que des questions importantes ne concernent que certains membres.

[58]  Quant au second élément, je ne vois pas en quoi certains membres auraient intérêt à faire valoir leur réclamation individuellement.

[59]  J’estime toutefois que tous les autres alinéas du paragraphe 334.16(2) des Règles favorisent la position du défendeur. L’alinéa c) concerne la question de savoir si le recours collectif portera sur des réclamations qui font ou qui ont fait l’objet d’autres instances. Le principal point commun restant, soit la question de l’atteinte à la liberté d’association des pilotes civils au titre de l’alinéa 2d) de la Charte, a déjà été abordé en substance dans l’arrêt APMO. Même si celui-ci concernait les membres de la GRC en général et pas seulement les pilotes civils, il y aurait d’importants recoupements si cette question liée à la Charte devait être instruite dans le cadre de la présente affaire.

[60]  L’alinéa d) intéresse la question de savoir si les autres moyens de régler les réclamations sont moins pratiques ou moins efficaces. Le défendeur fait valoir qu’il existe trois autres procédures possibles à envisager : (i) des réclamations individuelles; (ii) une instance par représentation au titre de l’article 114 des Règles; et (iii) un grief.

[61]  Il n’est pas contesté qu’un grief ne serait pas un recours viable puisqu’il serait intenté contre la GRC à qui il n’incombe pas de fixer la solde ou les indemnités des pilotes civils. Leur réclamation concernant l’IFS ne pourrait pas être traitée dans le cadre d’un grief. D’autre part, il semblerait moins efficace de procéder par voie de réclamations individuelles puisqu’elles présenteraient une grande similarité. Les questions à trancher se recouperaient considérablement, et le risque de décisions incohérentes serait important. Reste donc à envisager l’instance par représentation et à se demander si celle-ci peut être un moyen plus pratique et plus efficace de résoudre les réclamations (suivant l’alinéa d)) et si sa gestion engendrera moins de difficultés (suivant l’alinéa e)).

[62]  Le défendeur préconise une instance par représentation parce qu’un tel recours se prête aux cas de réclamations collectives, et notamment celles de Premières Nations. L’article 114 des Règles concernant ces instances a été abrogé en 2002 et réintégré ultérieurement. L’ancien juge en chef Allan Lutfy et Mme Emily McCarthy relatent l’histoire de cette abrogation et de cette réintégration dans leur article intitulé « Rule-Making in a Mixed Jurisdiction : The Federal Court (Canada) » [Établissement des règles dans les tribunaux de compétences mixtes : La Cour fédérale (Canada)] (2010), 49 SCLR (2d) 313. Quoique l’article 114 ait été réintégré à l’insistance des membres du barreau des avocats autochtones (pour faciliter les réclamations collectives en évitant certaines complexités inutiles inhérentes aux recours collectifs), il a été reconnu que d’autres groupes pouvaient aussi bénéficier d’une procédure plus simple pour faire valoir des réclamations collectives, par exemple dans les litiges en droit du travail. Par conséquent, il a été décidé que la règle rétablie autorisant les instances par représentation ne se limiterait pas au contexte des litiges autochtones.

[63]  M. Jones soutient qu’un recours collectif serait préférable à une instance par représentation, car celle-ci n’offrirait aucun mécanisme permettant aux pilotes civils de se désister (pour quelque raison ou que ce soit). Bien entendu, le désistement d’un membre du groupe n’aurait que peu d’effets pratiques puisque les réclamations en cause sont de nature collective et que la décision y afférente s’appliquerait à tous les membres du groupe, qu’ils aient pris part ou non à la procédure : voir Gill c Canada, 2005 CF 192, au paragraphe 13. M. Jones fait valoir que certains pilotes civils pourraient néanmoins choisir de se désister. À mon avis, cette préoccupation est plus hypothétique que réelle. Rien ne laisse penser que certains pilotes civils voudront se désister, sans égard à l’absence d’effet pratique d’une telle décision.

[64]  Je suis conscient que la taille du groupe (environ 70 membres) permet une instance par représentation gérable. De plus, la preuve indique que 52 des 64 pilotes civils actuels ont déjà indiqué à M. Jones qu’ils souhaitaient participer à une telle instance. Ce ne serait pas imposer un fardeau déraisonnable aux demandeurs potentiels que de les inviter à s’informer de l’intérêt des douze autres pilotes civils actuels ainsi que des anciens. Il est possible que les pilotes civils actuels n’aient pas les coordonnées des anciens pilotes civils, mais le défendeur pourrait leur transmettre ces renseignements.

[65]  Il convient de noter que l’arrêt Meredith (dans lequel il était allégué que la LCD et une décision y afférente du Conseil du Trésor prise en décembre 2008 portaient atteinte à la liberté d’association des membres de la GRC au titre de l’alinéa 2d) de la Charte) était une instance par représentation intentée par deux membres de la GRC au nom de tous les membres. Si une instance par représentation était appropriée dans l’arrêt Meredith, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas en l’espèce.

[66]  À mon avis, le principal inconvénient d’un recours collectif (c’est-à-dire un fardeau administratif accru) l’emporte sur les avantages d’un possible désistement. S’agissant des alinéas d) et e) du paragraphe 334.16(2) des Règles, une instance par représentation serait un moyen plus pratique et plus efficace de résoudre les réclamations, et engendrerait moins de difficultés que celles associées à la gestion d’un recours collectif. Pour trancher la question, un recours collectif ne serait pas le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs de droit ou de fait.

F.  Représentant demandeur

[67]  Même si j’ai conclu qu’un recours collectif n’est pas la procédure préférable en l’espèce, et que la présente requête devrait donc être rejetée, j’ai néanmoins cherché à savoir si M. Jones était un représentant demandeur approprié.

[68]  Le paragraphe 334.16(1) des Règles prévoit quatre exigences à remplir par le représentant demandeur. Le défendeur soutient que deux d’entre elles ne sont pas satisfaites, et affirme spécifiquement que M. Jones :

  1. ne « représenterait [pas] de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe »;
  2. n’a pas « communiqu[é] un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier ».

1)  Représente les intérêts du groupe

[69]  S’agissant de l’argument d’après lequel M. Jones ne représenterait pas de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe, le défendeur renvoie à un certain nombre d’échanges survenus pendant le contre-interrogatoire au sujet de son affidavit soumis à l’appui de la présente requête en autorisation d’un recours collectif, et affirme que M. Jones n’a pas une connaissance ou une compréhension suffisante de l’affaire. Par exemple, le défendeur note que lorsqu’il a été prié de décrire sa réclamation, M. Jones a mentionné la demande d’IFS, mais pas la prétendue violation de l’alinéa 2d) de la Charte ni le redressement qu’il demande à cet égard. Le défendeur soutient que l’argument lié à la Charte fonde l’une des deux revendications en l’espèce, et que l’ignorance de M. Jones à ce chapitre indique qu’il ne « défendra [pas] avec vigueur et compétence les intérêts du groupe », comme il y est tenu : voir Western Canadian Shopping Centres Inc. c Dutton, 2001 CSC 46, au paragraphe 41.

[70]  M. Jones répond à cela qu’il a pris part aux communications avec les autres pilotes civils concernant le présent litige et leur intérêt dans celui-ci, ainsi qu’à la préparation de la demande et du plan de litige. M. Jones ajoute que sa compréhension de profane des réclamations et des étapes du recours collectif, y compris l’autorisation, est raisonnable.

[71]  Le défendeur note que M. Jones a reconnu qu’il n’avait nullement contribué aux efforts visant à faire intervenir le Conseil du Trésor pour obtenir l’IFS, et qu’il n’en avait aucune connaissance directe.

[72]  Le défendeur note en outre qu’Andrew Tuck, chef-pilote adjoint de la GRC (et pilote civil) avait de telles connaissances et qu’à ce jour, c’est lui qui communique directement avec les pilotes civils au sujet de la présente action.

[73]  Il n’est pas surprenant que M. Jones n’ait aucune connaissance directe des efforts visant à faire intervenir le Conseil du Trésor pour obtenir l’IFS puisque, comme l’a énergiquement soutenu le défendeur dans le cadre de la présente requête en autorisation, les questions que l’on propose de soumettre au Conseil du Trésor sont tenues pour confidentielles. Le défendeur affirme qu’il en va de même des questions proposées qui n’ont jamais été arrêtées. Il serait impossible pour un pilote civil d’avoir connaissance de telles questions proposées, qu’elles aient été ou non arrêtées, tant que le secret n’a pas été levé. Je comprends que la position de M. Tuck est différente; en tant que chef-pilote adjoint de la GRC, il a accès à certains renseignements confidentiels. Cependant, il semblerait qu’il n’est pas libre d’en faire usage. Je crois comprendre qu’un rapport d’infraction à la sécurité a été rempli après que M. Tuck eut fourni des renseignements de ce type à M. Jones. Ce rapport indique que la communication de ces renseignements peut avoir constitué une infraction à la sécurité et au code de déontologie de la GRC.

[74]  Même s’il n’est pas nécessaire que M. Jones établisse qu’il est le membre du groupe le mieux placé pour agir comme représentant, je ne vois aucun autre membre qui soit en meilleure position que lui. Le défendeur a laissé entendre que M. Tuck pourrait s’avérer un représentant plus approprié. À mon avis, et compte tenu du rapport d’infraction à la sécurité susmentionné, sa situation d’autorité et son accès à des renseignements confidentiels peuvent faire en sorte qu’il soit délicat et difficile pour M. Tuck de représenter équitablement et adéquatement les intérêts du groupe.

[75]  À mon avis, M. Jones a clairement démontré qu’il possédait les connaissances et la résolution requises pour représenter de façon équitable et adéquate les intérêts des pilotes civils dans la présente instance.

2)  Sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours

[76]  Comme je l’ai indiqué plus haut, le sous-alinéa 334.16(1)e)(iv) des Règles prévoit que le représentant demandeur communique « un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier ». Les parties conviennent que cette exigence a pour objet de permettre aux membres du groupe de connaître les conditions financières en vertu desquelles leur avocat a été engagé, et donc d’estimer la proportion des dommages-intérêts résultant d’un règlement ou octroyés par la Cour qui lui reviendrait et la somme qu’il leur resterait. Cette information permettrait aux membres de décider s’ils devraient renoncer au recours collectif ou demander à ce que les dispositions financières prises avec l’avocat soient modifiées : Rae c Canada (Revenu national), 2015 CF 707, au paragraphe 82; Vézina c Canada (Défense), 2011 CF 79, au paragraphe 57.

[77]  M. Jones soutient qu’il s’est conformé à cette exigence en produisant l’affidavit de Trevor Dinwoodie, membre de l’exécutif national du Fonds de recours juridique des membres de la Gendarmerie [le Fonds]. M. Dinwoodie a indiqué au paragraphe 7 de son affidavit que :

[traduction] Le Fonds a approuvé une demande visant à subventionner ce recours collectif envisagé et à assumer tous les coûts y afférents, notamment les frais et débours juridiques ainsi que les dépens ordonnés par la Cour (le cas échéant).

[78]  M. Jones soutient que cela suffit à montrer aux membres du groupe que tous les frais liés au recours collectif seront pris en charge par le Fonds et qu’aucune partie des dommages-intérêts résultant d’un règlement amiable ou d’une décision judiciaire ne sera déduite pour payer l’avocat.

[79]  Le défendeur rétorque que M. Jones n’a pas respecté l’exigence du sous‑alinéa 334.16(1)e)(iv) des Règles en ce qu’il n’a fourni aucun sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours intervenues entre lui et son avocat. La preuve indique qui assumera lesdits honoraires et débours, mais non leur montant. Le défendeur ajoute que même s’il indique que le Fonds sera responsable des frais, débours et dépens associés au recours collectif, M. Dinwoodie ne précise pas si une partie des dépens obtenus par règlement ou par décision judiciaire sera rendue au Fonds pour le défrayer.

[80]  À mon avis, M. Jones a satisfait à l’exigence énoncée au sous-alinéa 334.16(1)e)(iv) des Règles en ce que les membres du groupe savent qu’ils ne seront pas tenus de payer les frais, débours et dépens associés au recours collectif. À mon avis, le fait que la somme à verser à l’avocat n’ait pas été indiquée ne vaut pas absence de sommaire. Je suis également convaincu que les frais, débours et dépens associés au recours collectif ne seront pas puisés à même les dommages-intérêts susceptibles de résulter d’un règlement ou d’une décision judiciaire. Même s’il n’a pas abordé la question, M. Dinwoodie concluait son affidavit par la déclaration suivante : [traduction« Je n’ai connaissance d’aucun fait pertinent à la requête en autorisation de l’action comme recours collectif présentée par le demandeur qui n’ait pas été divulgué dans cet affidavit ». Puisqu’une convention en vertu de laquelle les dépenses engagées par le Fonds en vue du recours collectif seraient déduites des dommages-intérêts résultant d’un règlement ou d’une décision judiciaire serait manifestement pertinente, j’estime que cette déclaration de M. Dinwoodie indique implicitement qu’aucune convention de ce type n’est intervenue.

V.  Conclusion

[81]  J’ai conclu que la requête en autorisation de la présente instance comme recours collectif devrait être rejetée. Même si M. Jones a rempli certaines des exigences liées à l’autorisation, j’estime que la déclaration modifiée ne révèle qu’une seule cause d’action valable et qu’il est préférable, compte tenu de la nature de cette cause d’action et de la taille du groupe, de procéder en l’espèce à une instance par représentation plutôt qu’à un recours collectif.

[82]  Compte tenu de l’article 334.39 des Règles, aucuns dépens ne seront adjugés dans la présente requête.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête en autorisation de la présente instance comme recours collectif est rejetée sans dépens.

« George R. Locke »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-907-14

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER J. JONES (REPRÉSENTANT TOUS LES PILOTES CIVILS DE LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA) c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 27 ET 28 octobre 2015

 

ordonnance ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 DÉCEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Jillian Frank

pour le demandeur

Kathy Ring

Susanne Pereira

Darren McLeod

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dentons Canada LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.