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Date : 20151214


Dossier : IMM‑2032‑15

Référence : 2015 CF 1381

[TRADUCTION FRANÇAISE, NON-RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2015

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

HANAN ALSHA’BI

(alias HANAN AL SHABI)

MUNIR JOUBEIN

RAGHAD AYMAN JOUBEIN

(alias RAGHAD JOUBEIN)

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision, datée du 9 avril 2015, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR), a annulé la décision défavorable rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et conclu que les défendeurs avaient qualité de réfugiés au sens de la Convention, suivant l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La présente demande est fondée sur l’article 72 de la même loi.

Contexte

[2]               Mme Hanan Alsha’bi (la défenderesse principale) et ses deux enfants mineurs, Raghad Ayman Joubein et Munir Joubein (collectivement les défendeurs), sont des Palestiniens apatrides. Les défendeurs, ainsi que le mari de la défenderesse principale et père des défendeurs mineurs, M. Ayman Joubein, se sont installés aux Émirats arabes unis (ÉAU) en 2001, lorsque celui‑ci y a accepté un emploi de directeur de la construction. Les défendeurs ont vécu en tant que résidents temporaires aux ÉAU de 2001 jusqu’à leur départ pour le Canada, le 9 juillet 2014. M. Joubein n’est pas venu au Canada avec les défendeurs. Ceux‑ci sont titulaires d’un document de voyage syrien.

[3]               Peu de temps après leur arrivée au Canada, les défendeurs ont présenté une demande d’asile où ils affirmaient craindre d’être renvoyés en Syrie à tout moment, car leur statut de résident aux ÉAU était temporaire et sujet à renouvellement. Dans la décision qu’elle a rendue le 4 décembre 2014, la SPR a conclu que les défendeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[4]               La SPR a constaté que les pays de résidence habituelle antérieure des défendeurs étaient la Syrie et les ÉAU. Elle a conclu qu’advenant leur renvoi en Syrie, les défendeurs seraient exposés à plus qu’une simple possibilité d’être persécutés en raison de leur nationalité palestinienne et de leur situation particulière. Cependant, la SPR a aussi examiné la preuve documentaire concernant les droits conférés aux titulaires d’un permis de résidence temporaire aux ÉAU, y compris celui de revenir aux ÉAU aussi souvent qu’ils le souhaitent, pourvu qu’ils ne demeurent pas à l’extérieur du pays de façon ininterrompue pendant de plus de six mois. En effet, au‑delà de cette période continue de six mois, le permis de résidence est révoqué. La SPR a noté que les défendeurs avaient quitté les ÉAU le 9 juillet 2014, et que les permis de résidence contenus dans leurs passeports expireraient le 30 septembre 2015; par conséquent, en date de sa décision, ils avaient le droit de retourner aux ÉAU.

[5]               La SPR a conclu que les défendeurs avaient vécu aux ÉAU à compter de 2001 sans y éprouver de problèmes, si ce n’est leur crainte d’être renvoyés en Syrie. Elle a noté qu’on avait menacé M. Joubein d’expulsion en Syrie s’il tentait de changer d’emploi et de travailler pour une autre compagnie, mais qu’il avait continué à travailler pour le même employeur en vertu d’un contrat à durée indéterminée.

[6]               La SPR a estimé que, pour se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, une personne apatride doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle serait persécutée dans l’un ou l’autre des pays où elle a eu sa résidence habituelle et qu’elle ne peut retourner dans aucun d’eux sans être exposée à un risque de persécution (Thabet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 4 CF 21 (CAF) [Thabet]). Étant donné qu’ils avaient la possibilité de retourner aux ÉAU, pays où ils ne couraient aucun risque, les défendeurs ne satisfaisaient pas au second volet du critère établi dans Thabet. Leur absence de statut permanent aux ÉAU n’équivalait pas non plus à de la persécution, laquelle justifierait une demande de protection ou une demande d’asile. En conséquence, la SPR a rejeté leur demande.

La décision faisant l’objet du contrôle

[7]               Les défendeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR. Celle‑ci a refusé de leur accorder une audience, mais elle a admis de nouveaux éléments de preuve.

[8]               Parmi ces nouveaux éléments de preuve figuraient trois documents, datés du 14 janvier 2015, qui montraient que les permis de résidence de chacun des défendeurs avaient été révoqués par le ministère de l’Intérieur des Émirats arabes unis. En s’appuyant sur le paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR a déterminé que les éléments de preuve en question étaient survenus depuis le rejet de la demande par la SPR, et qu’ils n’étaient pas raisonnablement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable s’attendre à ce que les défendeurs les aient présentés au moment du rejet. Elle a ajouté que les documents confirmaient les dires de la défenderesse principale dans son témoignage devant la SPR, à savoir que leur statut à tous les trois aux ÉAU était temporaire. La SAR a conclu que les défendeurs étaient demeurés à l’extérieur des ÉAU pendant une période continue de plus de six mois et que, de ce fait, ils avaient perdu leur statut là‑bas. Les nouveaux documents soumis confirmaient qu’ils n’avaient pas le droit de retourner aux ÉAU.

[9]               La SAR a relevé, puis accepté, la conclusion de la SPR selon laquelle les défendeurs étaient des témoins crédibles. En outre, elle a pris acte du fait que les défendeurs sont apatrides, et que, advenant leur retour aux ÉAU, ils seront renvoyés Syrie.

[10]           La SAR, se reportant à la décision Thabet, a estimé que la preuve documentaire était claire, et que, s’ils devaient retourner en Syrie, les défendeurs seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution en raison de leur origine ethnique palestinienne. En outre, elle a jugé que les défendeurs correspondaient aux profils à risque élevé établis par le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), notamment à titre de réfugiés palestiniens ayant la Syrie comme pays de résidence habituelle antérieure; de femmes, compte tenu des taux élevés de violence fondée sur le sexe; et de médecin originaire de la Syrie (la défenderesse principale est dentiste). Cela étant, la SAR a conclu que les défendeurs avaient une crainte fondée de persécution. Elle a tiré cette conclusion en se basant sur la probabilité que les défendeurs soient expulsés en Syrie advenant leur retour aux ÉAU. La SAR a estimé que cette conclusion était appuyée par les nouveaux éléments de preuve produits par les défendeurs dans le cadre de l’appel, de même que par la preuve documentaire objective, qui confirmait que les défendeurs n’avaient plus aucun statut aux ÉAU, et que ce pays expulsait les Palestiniens, parfois de façon arbitraire. Par conséquent, elle a cassé la décision défavorable de la SPR et conclu que les défendeurs avaient qualité de réfugiés au sens de la Convention.

Les questions en litige

[11]           Le ministre soulève les questions suivantes dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en admettant les nouveaux éléments de preuve?
  2. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en procédant à une audience de novo?
  3. La SAR a‑t‑elle omis d’examiner la question de savoir si les défendeurs auraient pu maintenir leur statut aux ÉAU?

La norme de contrôle

[12]           Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à ces trois questions est celle de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable d’une décision tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Quand cette norme s’applique, la cour de révision ne modifiera la décision que si elle n’appartient pas à ces issues (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 99, aux paragraphes 47 à 49; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 45, 46 et 59).

Première question : la SAR a‑t‑elle commis une erreur en admettant les nouveaux éléments de preuve?

Position du ministre

[13]           Le ministre fait valoir que les éléments de preuve produits devant la SAR ne constituaient pas de nouveaux éléments de preuve au sens du paragraphe 110(4) de la LIPR, car ils ne faisaient que corroborer ceux déjà soumis à la SPR. En ce sens, ces documents postérieurs à la date de l’audience ne sauraient être considérés comme de nouveaux éléments de preuve, dans la mesure où l’information qu’ils contenaient était déjà connue et acceptée par la SPR. Le ministre soutient que le droit applicable dans le cadre d’un examen des risques avant renvoi (ERAR) devrait s’appliquer par analogie dans le contexte d’un appel à la SAR (Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza]; Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 386, au paragraphe 31 [Ponniah]). Ainsi, les nouveaux éléments de preuve présentés lors de l’appel à la SAR doivent établir des faits qui sont sensiblement différents de ceux constatés par la SPR. Comme elle a reconnu que les défendeurs perdraient leur statut s’ils demeuraient à l’extérieur des ÉAU pendant plus de six mois, le ministre soutient que la SAR a commis une erreur en admettant des éléments de preuve qui ne faisaient que confirmer cette conséquence prévisible.

Position des défendeurs

[14]           En réponse à la jurisprudence invoquée par le ministre relativement aux nouveaux éléments de preuve produits dans le contexte de l’analyse d’une demande d’ERAR, en particulier le critère établi dans l’arrêt Raza, les défendeurs font valoir que le droit est encore incertain sur cette question. Ils soulignent que la Cour, dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022 (qui fait actuellement l’objet d’un appel; voir le dossier A‑512‑14), a tranché que le critère de Raza ne devrait pas être appliqué de façon stricte dans le contexte d’un appel devant la SAR. Ils ajoutent que la SAR n’a pas non plus expressément examiné quel critère il convenait d’appliquer, mais qu’elle a considéré les éléments de preuve comme nouveaux parce qu’ils étaient postérieurs à l’audience devant la SPR. La SAR n’a donc commis aucune erreur à cet égard.

[15]           Toutefois, même à supposer qu’on applique le critère de l’arrêt Raza, la SAR a raisonnablement conclu que la preuve documentaire satisfaisait aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR, même si l’expiration du statut des défendeurs aux ÉAU n’était pas un fait inattendu. La preuve était non seulement crédible, pertinente, substantielle et nouvelle, en ce sens qu’elle prouvait une situation postérieure à l’audience devant la SPR, mais elle contredisait la conclusion de fait tirée par la SPR selon laquelle les défendeurs avaient le droit de retourner aux ÉAU. Les défendeurs établissent également une distinction entre l’espèce et l’affaire Ponniah, étant donné que la nouvelle preuve documentaire établissait qu’ils avaient perdu leur statut, et que ce fait était sensiblement différent de la conclusion à l’effet contraire de la SPR. En l’absence de ce nouveau fait important, la SPR a conclu que les défendeurs ne respectaient pas le critère établi dans l’arrêt Thabet. Les défendeurs avancent que la SAR a raisonnablement conclu que, eu égard aux nouveaux éléments de preuve, force était de tirer la conclusion inverse, à savoir qu’ils ne pourraient retourner aux ÉAU sans courir le risque d’être expulsés en Syrie.

[16]           Les défendeurs invoquent également l’approche à suivre à l’égard du paragraphe 110(4) de la LIPR, ainsi que je l’ai définie dans la décision Deri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1042, au paragraphe 55 [Deri] (qui fait actuellement l’objet d’un appel; voir le dossier A‑431‑15). Suivant cette approche, qui reprend strictement les exigences prévues au paragraphe 110(4), les défendeurs font valoir que les éléments de preuve étaient datés du 14 janvier 2015, et qu’ils étaient donc survenus depuis le rejet de leur demande d’asile par la SPR, le 14 novembre 2014. Ils soutiennent que ces éléments de preuve n’étaient pas raisonnablement accessibles au moment de la décision, et qu’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils les aient présentés à la SPR. En conséquence, la conclusion de la SAR quant au fait que les nouveaux éléments de preuve satisfaisaient aux exigences du paragraphe 110(4) était raisonnable.

Analyse

[17]           À mon sens, la SAR n’a pas commis d’erreur en admettant les éléments de preuve confirmant l’annulation des permis de résidence des défendeurs aux ÉAU.

[18]           Le paragraphe 110(4) est libellé comme suit :

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection

[19]           Les documents attestant la révocation des permis de résidence des défendeurs ont été délivrés par les ÉAU en date du 14 janvier 2015. Ces éléments de preuve sont survenus depuis le rejet de leur demande par la SPR, le 14 novembre 2014. Ils n’existaient pas au moment de l’audience devant la SPR; par conséquent, ils n’étaient pas raisonnablement accessibles à ce moment‑là, et il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que les défendeurs les aient présentés.

[20]           Je suis d’avis que, puisque les nouveaux éléments de preuve satisfont aux exigences explicitement énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR, il n’est pas nécessaire, en l’espèce, que la Cour tranche la question de savoir si le critère de l’arrêt Raza permet de déterminer l’admissibilité des éléments de preuve au titre de ce même paragraphe (Deri, aux paragraphes 53 à 55). Néanmoins, si le critère de l’arrêt Raza s’appliquait, je conclurais quand même à l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve pour les motifs exposés par les défendeurs dans leurs observations écrites.

[21]           Je ferai aussi observer que, dans sa thèse, le ministre confond la connaissance qu’avait la SPR d’une situation potentielle — c’est‑à‑dire que les défendeurs perdraient leur statut s’ils demeuraient à l’extérieur des ÉAU pendant plus de six mois — avec la situation qui s’est effectivement produite. Les défendeurs n’avaient pas perdu leur statut aux ÉAU au moment de l’audience devant la SPR, et celle‑ci n’a pas examiné leur demande en fonction de l’hypothèse d’une expiration de ce statut. De fait, la demande a été rejetée parce que les défendeurs avaient le droit de retourner aux ÉAU au moment de la décision et que, par conséquent, ils ne satisfaisaient pas au critère établi dans l’arrêt Thabet. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec le ministre lorsqu’il affirme que les nouveaux éléments de preuve venaient tout simplement confirmer la décision de la SPR. Au moment de l’audience devant la SPR, les défendeurs possédaient le statut de résident temporaire aux ÉAU, et ils avaient donc le droit d’y retourner. La décision de la SPR reposait sur cette conclusion de fait. La décision de la SAR, en revanche, était fondée sur la conclusion de fait que les défendeurs avaient perdu leur statut aux ÉAU et, du même coup, leur droit de retourner là‑bas, avec comme résultat qu’ils satisfaisaient désormais au critère de Thabet. Les nouveaux éléments de preuve établissaient l’existence d’un fait pertinent qui divergeait sensiblement d’une conclusion de la SPR (Ponniah, au paragraphe 31).

Deuxième question : La SAR a‑t‑elle commis une erreur en procédant à une audience de novo?

Position du ministre

[22]           Le ministre affirme que la SAR a commis une erreur en tenant une audience de novo. À son avis, la SAR a pour rôle principal d’examiner le dossier qui était devant la SPR de manière à vérifier qu’aucune erreur n’a été commise. Elle doit corriger les erreurs que comportent les décisions de la SPR et veiller à ce que les principes de droit soient appliqués de façon cohérente. En conséquence, une audience de la SAR n’est ni un appel hybride, ni un appel de novo; elle tient plutôt d’un véritable appel.

[23]           Le ministre reconnaît que, jusqu’ici, la Cour a exprimé des opinions divergentes au sujet du rôle de la SAR. Il soutient que, bien qu’un consensus se soit formé relativement au fait que la SAR ne doit pas examiner les décisions de la SPR comme si elle exerçait une fonction de contrôle judiciaire, la Cour s’est aussi généralement abstenue de décrire explicitement l’appel devant la SAR comme une audience de novo (Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 [Alyafi]; Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080 [Djossou]; Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063; Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 702, au paragraphe 25 [Alvarez]; Eng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 711, au paragraphe 26 [Eng]; Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913, au paragraphe 42 [Spasoja]).

[24]           Le ministre demande à la Cour de suivre le courant jurisprudentiel ayant établi que la fonction d’appel de la SAR est assimilable à une fonction d’appel véritable, dans le cadre de laquelle les questions de droit doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte et les questions de fait ou mixtes de fait et de droit, selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (Spasoja, aux paragraphes 39 et 42; Alvarez, aux paragraphes 27 à 29; Eng, aux paragraphes 28 à 30). Cette approche reconnaît à la SAR une compétence en appel « robuste et significative », sans pour autant minimiser l’importance du processus d’audience complet de la SPR.

[25]           Au soutien de sa position, le ministre renvoie aux dispositions législatives habilitantes concernant la SAR, qui vont de l’article 110 à l’article 111.1 de la LIPR, ainsi qu’au contexte du régime établi par cette loi. Il fait valoir que, si on les interprète correctement, les dispositions en question nous apprennent que l’appel à la SAR a une portée limitée, et qu’il ne doit pas être considéré comme une nouvelle audition d’une demande à l’égard de laquelle la SPR s’est déjà prononcée. Au contraire, le législateur a voulu que l’appel à la SAR soit un examen expéditif (paragraphe 110(2.1)) qui se fasse principalement par écrit, et qui soit fondé sur le dossier de la SPR (paragraphe 110(3)) et axé sur des erreurs précises soulevées par l’appelant ou le ministre (paragraphe 110(1)). En outre, le paragraphe 110(4) impose des limites à l’acceptation de nouveaux éléments de preuve. De façon similaire, le paragraphe 110(3) dispose que la SAR doit procéder sans tenir d’audience, à moins que les nouveaux éléments de preuve documentaire ne soulèvent une question de crédibilité importante, déterminante et essentielle pour la prise de la décision. Toutes ces dispositions montrent qu’il n’appartient pas à la SAR de procéder à un nouvel examen des demandes.

[26]           Le ministre fait également mention du vaste pouvoir de redressement conféré à la SAR par l’article 111 de la LIPR. En vertu de celui‑ci, la SAR peut confirmer la décision de la SPR, la casser et y substituer sa propre décision ou renvoyer l’affaire à la SPR pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Le ministre fait toutefois valoir que, pour que la SAR puisse substituer sa propre opinion à celle de la SPR, la décision de celle‑ci doit comporter une erreur. À cet égard, le ministre s’appuie sur le contexte interne de la LIPR, notamment l’alinéa 111(2)a), qui limite la capacité de la SAR de renvoyer l’affaire à la SPR pour nouvelle décision aux cas où la décision de la SPR est « erronée en droit, en fait ou en droit et en fait ». Le ministre soutient qu’il faut considérer comme assujettie aux mêmes limites la compétence de la SAR prévue à l’alinéa 111(1)b) pour ce qui est d’annuler une décision et d’y substituer sa propre opinion.

[27]           Le ministre souligne la différence entre les pouvoirs attribués à la SAR et le vaste mandat conféré à la SPR. Il fait valoir que celle‑ci remplit un rôle plus large et inquisitoire consistant à rendre des décisions sur toutes les demandes d’asile recevables, ce qui démontre que la principale raison d’être de la SAR est d’examiner les décisions de la SPR afin d’y déceler d’éventuelles erreurs au moyen d’un processus qui tient davantage d’une procédure d’appel que d’une audience de novo. Cette thèse se trouve étayée par les Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 (les Règles de la SAR), en particulier aux sous‑alinéas 3(3)g)(i) à (ii) et 9(2)f)(i) à (ii), selon lesquels la partie interjetant appel d’une décision auprès de la SAR est tenue de préciser les erreurs contenues dans la décision de la SPR contestée.

[28]           En l’espèce, la SAR a omis d’examiner la décision de la SPR ainsi que la question de savoir si cette décision était entachée d’erreur. Nulle part dans ses motifs la SAR n’indique‑t‑elle que la SPR s’est trompée dans son appréciation de la preuve ou qu’elle aurait dû accueillir la demande des défendeurs. En conséquence, le ministre soutient que la SAR a déraisonnablement annulé la décision de la SPR en raison d’une mauvaise interprétation de son propre mandat, lequel lui est conféré par la loi. Ainsi, d’après le ministre, la SAR a agi en outrepassant les limites de son rôle d’organisme de révision, et elle a procédé, à tort, à une deuxième audition de la demande d’asile (Dhillon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 321, au paragraphe 18 [Dhillon]).

Position des défendeurs

[29]           Les défendeurs soutiennent qu’un appel à la SAR est un hybride entre une audience de novo et un appel véritable (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, aux paragraphes 54 et 55 [Huruglica]), et que la SAR « doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR et en arriver à sa propre conclusion quant à savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger. Lorsque ses conclusions diffèrent de celles de la SPR, la SAR doit y substituer sa propre décision ». La SAR ne doit pas, comme est tenue de le faire une cour d’appel, se borner à intervenir sur les faits seulement lorsqu’il y a une « erreur manifeste et dominante ».

[30]           Les défendeurs font valoir que la LIPR permet expressément à la SAR de recevoir de nouveaux éléments de preuve. Le cas échéant, elle peut soit renvoyer l’affaire à la SPR, soit substituer à la décision de la SPR celle qui aurait dû être rendue. Ainsi donc, la position du ministre, selon laquelle la SAR doit se limiter à examiner la décision de la SPR afin d’y déceler d’éventuelles erreurs, est fondamentalement contraire au pouvoir de la SAR de recevoir de nouveaux éléments de preuve et de rendre sa propre décision concernant une demande sur le fondement de ceux‑ci. Sur ce point, les défendeurs avancent qu’il serait illogique que la SAR puise recevoir de nouveaux éléments de preuve, mais qu’elle doive se borner à examiner les décisions de la SPR pour vérifier s’il s’y trouve des erreurs. Ce pouvoir de recevoir de nouveaux éléments de preuve traduit la reconnaissance du fait que, dans certaines circonstances, des éléments de preuve peuvent être obtenus après qu’une affaire a été tranchée par la SPR, et qu’il est alors raisonnable et juste de permettre à la SAR d’en tenir compte

[31]           Les défendeurs soutiennent que, lorsque de nouveaux éléments de preuve sont présentés, la fonction de la SAR va nécessairement au‑delà du simple contrôle. En pareil cas, la SAR doit déterminer si ces éléments sont effectivement « nouveaux » et s’ils auraient pu influer sur la décision de la SPR. Si tel est le cas, il lui faut aller plus loin et déterminer si la décision rendue par la SPR reposait sur un fondement suffisant, ou s’il y a lieu de renvoyer l’affaire pour nouvel examen. Cette position trouve un appui dans la décision Dhillon, car la Cour, dans cette affaire, a statué qu’un appel à la SAR doit viser la décision de la SPR et être tranché sur la base du dossier, à moins que de nouveaux éléments de preuve ne soient admis.

[32]           En l’espèce, comme la SPR a rejeté leur demande au seul motif qu’il ne s’était pas écoulé six mois depuis leur départ des ÉAU, les défendeurs soutiennent que la SAR a correctement accepté les nouveaux éléments de preuve. À ce moment‑là, les six mois s’étaient écoulés, et les nouveaux éléments de preuve documentaire prouvaient la perte de leur statut. Par conséquent, la SAR a correctement examiné ces nouveaux éléments de preuve en fonction du droit et du contexte factuel par ailleurs accepté par la SPR. Ce faisant, elle a déterminé à juste titre qu’il y avait lieu de rendre une autre décision. La SAR n’a donc commis aucune erreur susceptible de contrôle.

Analyse

[33]           Dans Huruglica, le juge Phelan, sur la question de la norme de révision que doit utiliser la SAR, s’est prononcé sur la nature des appels entendus par elle en déclarant ce qui suit :

[54]      Après avoir conclu que la SAR avait commis une erreur en examinant la décision de la SPR selon la norme de la raisonnabilité, j’ai conclu en outre que, pour les motifs qui précèdent, la SAR doit instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride. Elle doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR et en arriver à sa propre conclusion quant à savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger. Lorsque ses conclusions diffèrent de celles de la SPR, la SAR doit y substituer sa propre décision.

[55]      Lorsque la SAR effectue son examen, elle peut reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion, mais elle ne doit pas se borner, comme doit le faire une cour d’appel, à intervenir sur les faits uniquement lorsqu’il y a une « erreur manifeste et dominante ».

[56]      La conclusion de la SAR quant à la démarche qu’elle doit adopter pour instruire un appel est, avec égards, erronée. La SAR aurait dû en faire plus qu’examiner la décision selon la perspective de la raisonnabilité. Par conséquent, l’affaire devra être renvoyée.

[34]           Depuis la décision Huruglica, la Cour a généralement reconnu que la SAR ne devait pas examiner les décisions de la SPR comme si elle procédait à un contrôle judiciaire. Néanmoins, à ce jour, la question de la nature d’un appel à la SAR demeure irrésolue; quant au jugement rendu dans Huruglica, il est encore frappé d’appel (voir le dossier A‑470‑14). En outre, bien que le ministre affirme que notre Cour s’est généralement abstenue de définir explicitement l’appel devant la SAR comme une audience de novo, à mon avis, cette description de l’état actuel de la jurisprudence n’est peut‑être pas tout à fait juste. Par exemple, dans Djossou, le juge Martineau expose la nature la nature des différents types d’appels, soient les appels véritables, les appels de novo et les appels hybrides, pour ensuite conclure que la SAR, dans sa décision, aurait dû se demander quel modèle il convenait d’appliquer. La SAR ne l’ayant pas fait, le juge Martineau a renvoyé l’affaire pour un nouvel examen, sans toutefois rendre une décision définitive sur cette question :

[52]      En l’espèce, il n’y a pas eu une véritable analyse par le commissaire Bissonnette de la nature de l’appel devant la SAR. Sa conclusion quant à la démarche que la SAR doit adopter pour instruire un appel est, avec égards, déraisonnable. Le commissaire aurait dû faire plus qu’examiner la décision de la SPR selon le critère de la nature de la question qu’appliquent de manière souvent automatique les cours de justice en révision judiciaire. Comme tribunal administratif spécialisé d’appel, la SAR devra maintenant se demander si le processus d’appel prévu aux articles 110 et 111 de la LIPR, est un véritable appel, un appel de novo, ou encore un appel hybride. Si les appels dits « sur dossier » sont la règle, et qu’on peut facilement faire un certain parallèle avec un véritable appel (pas une révision judiciaire), la SAR peut également, dans l’exercice de sa discrétion, recevoir des nouveaux éléments de preuve documentaire du demandeur d’asile ou du ministre et tenir une audience orale pour recevoir de la preuve viva voce lorsque toutes les conditions précisées aux paragraphes 110(3) à (6) de la LIPR sont rencontrées à son avis.

[53]      Tandis que mon collègue le juge Roy rejette toute suggestion voulant que l’appel devant la SAR soit « l’occasion d’un nouveau procès ou d’une reconsidération de l’affaire dans son entier » (Spasoja, précité au para 39), mes collègues, les juges Shore, Phelan et Gagné ne sont pas aussi catégoriques et insistent tous les trois sur la nécessité d’un nouvel examen de la preuve même lorsqu’il s’agit seulement d’un appel sur dossier (Alvarez, précité aux paras 25 et 33; Eng, précité aux paras 26 et 34; Huruglica, précité aux paras 47, 48 et 52; Akuffo, précité au para 45). Sans trancher en faveur de l’une ou de l’autre approche, c’est justement ce genre de réflexion et d’analyse des options possibles, qui fait gravement défaut dans la décision à l’étude et qui la rend déraisonnable.

[35]           Dans la décision Alyafi, le juge Martineau a déclaré qu’on pouvait sans doute faire valoir que l’appel devant la SAR était « une sorte d’appel de novo », mais qu’il n’avait pas à décider ce point dans cette affaire. Au final, il a conclu que, tant que la question de la portée de l’examen en appel des décisions de la SPR n’aurait pas été réglée par un jugement final de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour suprême du Canada, la SAR devrait avoir la possibilité d’opter soit pour la démarche propre à un appel véritable, soit pour celle qui caractérise un appel hybride lorsqu’elle examine des décisions de la SPR.

[36]           Par conséquent, il serait sans doute plus exact d’affirmer que l’état actuel du droit sur ce point n’est pas encore fixé, contrairement à l’argument du ministre selon lequel la Cour a choisi de ne pas se prononcer sur le caractère de novo du processus d’appel devant la SAR. En outre, compte tenu de la décision Alayfi, tant que la Cour d’appel fédérale ou la Cour suprême du Canada n’aura pas tranché la question, la Cour ne jugera pas nécessairement que la SAR a eu tort s’appliquer l’une de ces deux approches. (Alyafi, aux paragraphes 51 et 52; Djossou [2014 CF 1080], au paragraphe 91; Taqadees c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 909, aux paragraphes 9 à 13).

[37]           Et, en tout état de cause, dans les circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincue que la SAR a tenu une audience de novo. Il est vrai qu’elle a autorisé l’admission de nouveaux éléments de preuve en vertu de l’article 110(4), et qu’elle a rendu sa décision sur le fondement de ces derniers. Mais pour le reste, l’audience était fondée sur le dossier dont disposait la SPR. La SAR a également rejeté la demande d’audience verbale des défendeurs, et elle s’en est remise aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité.

[38]           De surcroît, comme les nouveaux éléments de preuve modifiaient sensiblement le fondement factuel de la demande des défendeurs, je ne suis pas non plus convaincue que, dans ce contexte, il était nécessaire pour la SAR d’examiner la décision de la SPR pour vérifier s’il s’y trouvait des erreurs. Ce sont ces nouveaux éléments de preuve qui ont amené la SAR à s’écarter de la décision de la SPR et à y substituer sa propre opinion.

[39]           Le paragraphe 110(1) de la LIPR permet d’interjeter appel d’une décision de la SPR, conformément aux règles de la CISR, relativement à une question de droit, de fait ou mixte. L’appel sera normalement instruit sans qu’il y ait d’audience, et sur le fondement du dossier qui était devant la SPR (paragraphe 110(3)). De nouveaux éléments de preuve respectant les critères énoncés au paragraphe 110(4) sont toutefois admissibles, et peuvent être pris en compte par la SAR. Quant aux issues possibles de l’appel, la SAR peut confirmer la décision attaquée, la casser, « y substitue[r] la décision qui aurait dû être rendue » ou renvoyer, conformément à ses instructions, l’affaire à la SPR (paragraphe 111(1)).

[40]           Il convient de souligner que, selon le paragraphe 111(2) de la LIPR, la SAR ne peut renvoyer l’affaire à la SPR que si elle estime, à la fois, que la décision attaquée de la SPR est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait (alinéa 111(2)a)) et qu’elle ne peut confirmer la décision attaquée ou casser la décision et y substituer la décision qui aurait dû être rendue (paragraphe 111(1)) sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve qui ont été présentés à la SPR.

[41]           Ainsi, en l’espèce, la SAR a admis les nouveaux éléments de preuve et, compte tenu du changement de circonstances établi par ceux‑ci, a constaté que la conclusion de la SPR n’était plus valide. C’est en ce sens qu’elle était « erronée ». La SAR a refusé de tenir une audience et n’a pas renvoyé l’affaire à la SPR, une ligne de conduite qu’il lui était loisible d’adopter dans la mesure où elle estimait pouvoir rendre une décision sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve présentés à la SPR. Compte tenu du fondement restreint de la conclusion de la SPR, laquelle reposait principalement sur le fait que les défendeurs avaient un droit de retour aux ÉAU, et étant donné que les nouveaux éléments de preuve démontraient que ces circonstances avaient changé, c’est‑à‑dire qu’il ne pouvaient plus retourner là‑bas, il était raisonnable de la part de la SAR de substituer sa propre opinion à celle de la SPR.

[42]           Malgré que le ministre s’appuie sur la décision Dhillon, dans cette affaire, les défendeurs n’ont produit aucun nouvel élément de preuve devant la SAR, et le juge LeBlanc a déclaré que la question en litige était celle de savoir si la SAR avait commis une erreur susceptible de contrôle en n’examinant pas un argument qui, en fait, n’avait été soulevé ni devant elle ni à la SPR. Donc, sur le plan des faits, cette affaire se distingue de celle dont je suis actuellement saisie.

[43]           En ce qui a trait aux Règles de la SAR, elles exigent que les dossiers des parties comportent un mémoire où figurent des observations détaillées sur « les erreurs commises qui constituent les motifs d’appel » (sous‑alinéas 3(3)g)(i) et 9(2)f)(i)) des Règles de la SAR). Il faut toutefois se rappeler qu’il s’agit là d’exigences procédurales. Le paragraphe 110(1) de la LIPR dispose que la personne en cause et le ministre peuvent, conformément aux Règles de la SAR, interjeter appel relativement à une question de droit, de fait ou mixte.

[44]           Par ailleurs, même s’il est vrai que la SAR aurait pu renvoyer l’affaire à la SPR en lui ordonnant de rendre une nouvelle décision en tenant compte des nouveaux éléments de preuve — et peut‑être aurait‑elle dû le faire, d’autant plus que la SPR savait que, si les défendeurs demeuraient hors des ÉAU pendant plus de six mois, leurs permis de résidence là‑bas expireraient —, je ne puis conclure que la SAR a commis une erreur alors que, après avoir admis les nouveaux éléments de preuve, elle les a examinés en fonction du droit et du contexte factuel par ailleurs reconnu par la SPR. Sur ce fondement, la SAR a raisonnablement tranché qu’une autre décision devait être rendue. En outre — et contrairement à ce que soutient le ministre —, la SAR n’a pas, ce faisant, procédé à un tout nouvel examen de la demande.

[45]           Pour les motifs qui précèdent, aucune erreur susceptible de contrôle n’a été commise en ce qui concerne cette question.

Troisième question : La SAR a‑t‑elle omis d’examiner la question de savoir si les défendeurs auraient pu maintenir leur statut aux ÉAU?

Position du ministre

[46]           Le ministre plaide que les défendeurs ne sont pas retournés aux ÉAU après le rejet de leur demande d’asile par la SPR, et qu’ils ont délibérément laissé expirer leur statut. Dans ces circonstances, la SAR a commis une erreur en omettant d’évaluer s’il était en leur pouvoir de maintenir leur statut aux ÉAU, alors même qu’elle était tenue de procéder à une telle évaluation (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118, au paragraphe 28 [Zeng]).

[47]           Le ministre fait valoir que, si les ÉAU avaient été le pays de nationalité des défendeurs, cela aurait soulevé la question d’une exclusion au titre de la section E de l’article premier (la section 1E) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, RT Can 1969 no 6 (la Convention). Tout en reconnaissant que les défendeurs sont apatrides, et qu’ils ont vécu aux ÉAU en tant que résidents temporaires sans y acquérir le statut de résidents permanents ou de citoyens, le ministre soutient qu’ils pouvaient [traduction« résider, travailler et étudier aux ÉAU, de même qu’entrer dans le pays et en sortir à leur guise » sans craindre d’être persécutés. Ainsi, même si les ÉAU étaient le pays de résidence habituelle des défendeurs, et non leur pays de nationalité, leur situation était analogue, puisque la SPR a estimé qu’ils pouvaient bénéficier de la protection des ÉAU.

[48]           À cet égard, le ministre invoque la jurisprudence concernant la section 1E de la Convention et affirme que l’analyse visant à déterminer l’applicabilité de l’exclusion prévue à la section 1E, telle qu’elle a été exposée dans Zeng, devrait également être utilisée en l’espèce.

[49]           D’après le ministre, l’obligation de procéder à cette analyse doit être la même, que l’examen de la SPR porte sur un statut dans les pays de résidence habituelle ou sur un statut dans un pays de nationalité, car, sur le plan pratique, il n’y a aucune différence entre ces deux situations lorsqu’une personne qui jouissait d’un statut dans un tiers pays sûr a par la suite perdu ce statut. Conséquemment, la SAR aurait dû s’enquérir des raisons de la perte de statut des défendeurs (que cette perte ait été volontaire ou non), de la possibilité pour eux de retourner dans le tiers pays, du risque auquel ils seraient exposés dans leur pays d’origine, des obligations internationales du Canada et de tout autre facteur pertinent. La SAR a également commis une erreur en ne cherchant pas à savoir si les défendeurs pouvaient renouveler leur statut aux ÉAU ou présenter une demande en vue de le recouvrer.

[50]           Le ministre avance que les défendeurs se sont eux‑mêmes placés dans une situation précaire en restant au Canada après le rejet de leur demande d’asile par la SPR, en sachant très bien qu’ils perdraient leur statut aux ÉAU s’ils demeuraient à l’extérieur de ce pays pendant plus de six mois. Dès lors, on ne saurait leur permettre de tirer profit d’une situation qu’ils ont eux‑mêmes créée, puisque « [l]e fait de ne pas avoir de nationalité ne doit pas relever du contrôle d’un [demandeur] » Canada (Citoyenneté et Immigration) c Williams, 2005 CAF 126, au paragraphe 22 [Williams]).

[51]           Le ministre soutient que c’est le défaut de la SAR de tenir compte de ces principes fondamentaux du droit des réfugiés qui a fait en sorte que sa décision soit entachée d’une erreur fatale.

Position des défendeurs

[52]           Les défendeurs soutiennent qu’il n’existe aucune règle de droit permettant au ministre d’appliquer la jurisprudence de la section 1E aux demandes de personnes apatrides. Selon eux, c’est plutôt le critère établi dans la décision Thabet qui s’applique en l’espèce.

[53]           La section 1E de la Convention énonce que celle‑ci ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays. Ainsi, pour établir qu’une personne est exclue au titre de la section 1E, le tribunal doit conclure qu’elle a les mêmes droits que les ressortissants du pays en question. Certaines décisions rendues sous le régime de la section 1E, notamment les arrêts Zeng et Williams, concernaient des demandeurs jouissant de la protection auxiliaire d’un autre pays.

[54]           Pareilles circonstances appellent un examen différent de celui qui s’applique à la situation d’une personne apatride. Suivant le critère énoncé dans Thabet, le tribunal doit décider si la personne apatride craint avec raison d’être persécutée dans les pays dans lesquels elle avait sa résidence habituelle. Si elle a une crainte fondée de persécution à l’égard de chacun de ces pays, elle pourra se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention. Si le tribunal conclut que la personne apatride a une crainte fondée de persécution dans l’un des pays où elle avait sa résidence habituelle, mais pas dans les autres, il lui faut ensuite déterminer si elle a le droit de retourner dans ces pays. Si cette personne n’a pas de crainte fondée de persécution à l’égard d’un pays où elle avait sa résidence habituelle, et qu’elle a le droit d’y retourner, la demande doit être rejetée.

[55]           L’arrêt Thabet porte sur une seule question : le droit de retour. Il ne commande pas la prise en compte des autres facteurs se rapportant à la section 1E de la Convention, notamment la question de savoir si la personne concernée jouit des mêmes droits que les ressortissants d’un pays.

[56]           Les défendeurs affirment que la section 1E sert un tout autre objectif que celui derrière les dispositions de protection de la Convention, car elle vise à exclure de la protection offerte aux réfugiés ceux qui ne sont pas des réfugiés authentiques (Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, à la page 1024).

[57]           En outre, dans le cas qui nous occupe, le statut des défendeurs n’est pas, comme le prétend le ministre, analogue à celui d’une personne exclue par application de la section 1E. Pour être exclu au titre de la section 1E, un demandeur doit avoir un statut sécuritaire et permanent dans un tiers pays sûr (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Choubak, 2006 CF 521, au paragraphe 56; Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), 103 FTR 241, [1995] ACF no 1537, aux paragraphes 35 à 36 (1re inst.) (QL)). Or en l’espèce, les défendeurs avaient un statut précaire. Ce statut, qui dépendait du maintien en poste du mari de la défenderesse principale, pouvait être annulé n’importe quand si celui‑ci perdait son emploi. Qui plus est, la preuve documentaire des défendeurs, que la SAR a admise, confirmait l’annulation de ce statut. La SAR a donc raisonnablement appliqué le critère défini dans l’arrêt Thabet pour conclure que les défendeurs ne pouvaient pas retourner dans leur pays de résidence habituelle antérieure.

[58]           Étant donné que, dans l’arrêt Thabet, la Cour d’appel fédérale a expressément rejeté l’idée selon laquelle un demandeur d’asile apatride devait établir une crainte fondée de persécution dans tous ses pays de résidence habituelle antérieure, les défendeurs soutiennent que les principes établis dans l’arrêt Williams ne sauraient s’appliquer à l’espèce. Par ailleurs, rien ne justifie qu’on voie un élément de faute dans les conditions appliquées par la SAR pour leur accorder le statut de réfugié, et la Cour n’a pas non plus rendu de décisions où elle avait appliqué une analyse de la faute à la question de savoir si une personne apatride a le droit de retourner dans un pays sûr ou un pays de résidence habituelle antérieure.

[59]           Les défendeurs font également valoir que la SAR n’était pas tenue de se demander si les défendeurs pourraient recouvrer leur statut dans l’avenir, étant donné qu’il n’y avait aucun élément de preuve sur ce point, et que cette exigence ne figure ni dans le critère de l’arrêt Thabet ni à l’alinéa 96b) de la LIPR.

[60]           Puisque rien n’étaye la position du ministre selon laquelle la jurisprudence relative à la section 1E devrait s’appliquer en l’espèce, les défendeurs plaident qu’il était raisonnable pour la SAR de ne pas s’appuyer sur cette jurisprudence, et qu’elle n’a commis aucune erreur.

Analyse

[61]           L’article 98 de la LIPR incorpore au droit canadien la section 1E de la Convention :

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion — Refugee Convention

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

La section 1E, qui figure en annexe de la LIPR, se lit comme suit :

E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

[62]           Dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel fédérale aborde la question de l’objectif de la section 1E. Celle‑ci est une disposition d’exclusion qui empêche que l’asile soit accordé à une personne qui jouit d’une protection auxiliaire dans un pays où elle a « essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays » (Zeng, au paragraphe 1). La section 1E de la Convention vise à empêcher la recherche du meilleur pays d’asile, terme qui désigne le fait, pour une personne, de solliciter la protection d’un pays (le pays d’accueil) contre la persécution, la torture ou les peines cruelles et inusitées auxquelles elle serait exposée dans un autre pays (le pays d’origine) alors qu’elle a droit à un statut dans un pays sûr (le tiers pays).

[63]           La Cour d’appel fédérale a énoncé comme suit le critère à appliquer dans les décisions relatives à la section 1E :

[28]      Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur atil, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[Non souligné dans l’original.]

[64]           Dans cette affaire, les intimés étaient citoyens de la République populaire de Chine, mais ils avaient obtenu le statut de résidents permanents au Chili. La Cour d’appel fédérale s’est dite convaincue que la SPR avait conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les intimés étaient des personnes qui, selon les autorités compétentes du Chili, avaient la plupart des droits et des obligations rattachés à la nationalité chilienne. Dans ses motifs, la SPR a fait référence aux observations du conseil des intimés concernant l’expiration possible du statut de ces derniers, en déclarant ce qui suit :

À mon avis, la ministre a démontré que la section E de l’article premier de la Convention s’applique à ces deux demandeurs d’asile. Les éléments de preuve indiquent qu’ils avaient, selon la prépondérance des probabilités, le statut de résident permanent au Chili au moment de l’audience. En outre, ils ont pu perdre ce statut, comme l’a laissé entendre leur conseil, parce qu’ils ont été à l’extérieur du Chili pendant plus d’un an sans demander la prolongation de sa période de validité. Les demandeurs d’asile ne peuvent tirer profit du fait qu’ils ont omis de faire une telle demande, comme l’ont indiqué les autorités.

[Souligné dans l’original.]

[65]           La Cour d’appel fédérale a déclaré que la conclusion de fait de la SPR selon laquelle les intimés possédaient un statut au Chili commandait la retenue, en plus d’être raisonnable. Elle a ajouté :

[37]      Si on revient au critère énoncé au paragraphe 28 et à la première question qu’il comporte – compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur atil, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? –, la SPR a donné une réponse affirmative à cette question, ce qui a mis fin à l’affaire. Elle l’a fait après avoir examiné la preuve et les arguments de façon minutieuse. Le commentaire qu’elle a fait ensuite, concernant la possibilité que le statut ait été perdu, est gratuit et non pertinent.

[66]           Ainsi, dans le cadre d’une analyse fondée sur la section 1E, la principale question consiste à déterminer si, à la date de l’audience, le demandeur avait un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du pays concerné. Le demandeur reconnu comme apatride, lui, n’a ni pays de nationalité, ni statut essentiellement semblable à celui des ressortissants d’un pays; c’est pourquoi il n’est pas visé par l’exclusion de l’article 1E.

[67]           En l’espèce, les ÉAU ne sont pas le pays de nationalité des défendeurs, et le ministre concède que ceux‑ci n’en sont ni des résidents permanents, ni des citoyens. Et, même si le ministre fait valoir que les défendeurs pouvaient « résider, travailler et étudier aux ÉAU, de même qu’entrer dans le pays et en sortir à leur guise », cela ne veut pas dire que leur statut était essentiellement semblable à celui des ressortissants des ÉAU. Rien dans la preuve ne vient le confirmer non plus.

[68]           Le statut des défendeurs était temporaire, tributaire du maintien en poste du mari de la défenderesse principale et sujet à révocation. Qui plus est, la SAR a conclu que la preuve documentaire objective établissait également que les ÉAU expulsaient les Palestiniens, parfois de façon arbitraire. Par conséquent, même si l’on peut affirmer que les défendeurs se sont eux‑mêmes placés dans une situation précaire en demeurant au Canada pendant plus de six mois, leur situation antérieure aux ÉAU n’était pas essentiellement comparable à celle des ressortissants de ce pays, principe sur lequel repose le critère de la décision Zeng. Voilà qui remet en question l’application par analogie de l’analyse suivie dans Zeng à la situation des défendeurs, étant donné que les ÉAU ne leur offraient pas la protection dont jouissent les ressortissants de ce pays.

[69]           Quant à l’arrêt Williams, dans cette affaire, l’appelant était à la fois citoyen rwandais et citoyen ougandais de naissance. À l’âge de 18 ans, en conservant sa nationalité rwandaise, il a automatiquement cessé d’être un citoyen de l’Ouganda. Toutefois, s’il renonçait à la citoyenneté rwandaise, il était possible pour lui de recouvrer de plein droit la citoyenneté ougandaise.

[70]           Dans cette affaire, il était admis que l’asile serait refusé si le demandeur d’asile, au moment de l’audience, avait le droit d’acquérir, par l’accomplissement de simples formalités, la citoyenneté ou la nationalité d’un pays où il n’avait pas de crainte fondée d’être persécuté. La Cour d’appel fédérale a fait référence à l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, de même qu’à sa propre décision Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Akl, (1990) 140 NR 323 (CAF) en ce qui a trait au principe voulant que, si un demandeur d’asile possède la citoyenneté de plusieurs pays, il doit démontrer qu’il a raison de craindre d’être persécuté dans chacun des pays dont il a la citoyenneté avant de pouvoir demander l’asile dans un pays dont il n’est pas un ressortissant. Ce principe a, en définitive, été intégré à l’alinéa 96a) de la LIPR au moyen de la mention « tout pays dont elle a la nationalité ».

[71]           Dans l’arrêt Williams, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

[21]      Dans un autre jugement rendu avant que la Cour suprême du Canada ne rende l’arrêt Ward, le juge Rothstein (alors juge à la Section de première instance de la Cour fédérale) a, dans l’affaire Bouianova c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 67 F.T.R. 74, élargi la portée de l’arrêt Akl de notre Cour. Il a déclaré que si, au moment de l’audience, le demandeur a le droit d’acquérir la citoyenneté d’un pays déterminé en raison de son lieu de naissance et que cette acquisition peut se matérialiser par l’accomplissement de simples formalités, ne permettant pas ainsi à l’État en question de refuser de lui accorder la qualité revendiquée, le demandeur est censé se réclamer de la protection de cet État et se verra refuser la qualité de réfugié au Canada sauf s’il démontre qu’il craint avec raison d’être persécuté également dans cet autre pays dont il a la nationalité.

[22]      Je souscris entièrement aux motifs du juge Rothstein et en particulier au passage suivant, à la page 77 :

Le fait de ne pas avoir de nationalité ne doit pas relever du contrôle d’un [demandeur].

Le véritable critère est, selon moi, le suivant : s’il est en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté d’un pays pour lequel il n’a aucune crainte fondée d’être persécuté, la qualité de réfugié sera refusée au demandeur. Bien que des expressions comme « acquisition de la citoyenneté de plein droit » ou « par l’accomplissement de simples formalités » aient été employés, il est préférable de formuler le critère en parlant de « pouvoir, faculté ou contrôle du demandeur », car cette expression englobe divers types de situations. De plus, ce critère dissuade les demandeurs d’asile de rechercher le pays le plus accommodant, une démarche qui est incompatible avec l’aspect « subsidiaire » de la protection internationale des réfugiés reconnue dans l’arrêt Ward et, contrairement à ce que l’avocat de l’intimé a laissé entendre, ce critère ne se limite pas à de simples formalités comme le serait le dépôt de documents appropriés. Le critère du « contrôle » exprime aussi une idée qui ressort de la définition du réfugié, en l’occurrence le fait que l’absence de « volonté » du demandeur à accomplir les démarches nécessaires pour obtenir la protection de l’État entraîne le rejet de sa demande d’asile à moins que cette absence s’explique par la crainte même de persécution. Le paragraphe 106 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié précise bien que « [c]haque fois qu’elle peut être réclamée, la protection nationale l’emporte sur la protection internationale ». Dans l’arrêt Ward, à la page 752, la Cour suprême du Canada fait observer, à la page 752, que « [l]orsqu’il est possible de l’obtenir, la protection de l’État d’origine est la seule solution qui s’offre à un demandeur ».

[23]      Le principe énoncé par le juge Rothstein dans la décision Bouianova est suivi et appliqué depuis au Canada. Il importe peu que la citoyenneté d’un autre pays ait été obtenue de naissance, par naturalisation ou par succession d’États, pourvu que le demandeur ait la faculté de l’obtenir. (Les dernières décisions à cet égard sont celle du juge Kelen dans l’affaire Barros c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 283, et celle de la juge Snider dans l’affaire Choi c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 291.)

[Non souligné dans l’original.]

[72]           Ce qui ressort de l’arrêt Williams, c’est qu’il a trait à l’alinéa 96a) de la LIPR et à une situation où, au moment de l’audience, le demandeur pouvait aisément obtenir la citoyenneté d’un autre pays. Dans de telles circonstances, le demandeur est censé entreprendre des démarches pour obtenir cette citoyenneté et, s’il est démontré qu’il était en son pouvoir de l’acquérir, mais qu’il a refusé de le faire, il se verra refuser la qualité de réfugié. Dans Williams, l’appelant pouvait, de plein droit, obtenir la citoyenneté d’un autre pays où il ne serait pas exposé à un risque de persécution.

[73]           Dans la présente affaire, en revanche, les défendeurs n’avaient pas droit à la citoyenneté aux ÉAU, pas plus qu’il n’était en leur pouvoir de l’acquérir. Comme la SAR l’a reconnu, ils sont des Palestiniens apatrides. La disposition pertinente en l’espèce est l’alinéa 96b) de la LIPR.

[74]           Dans l’arrêt Thabet, la Cour d’appel fédérale a énoncé de la manière suivante le critère applicable aux fins de la détermination du statut de réfugié dans le cas de personnes apatrides :

Pour se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, une personne apatride doit démontrer, selon la probabilité la plus forte, qu’elle serait persécutée dans l’un ou l’autre des pays où elle a eu sa résidence habituelle et qu’elle ne peut retourner dans aucun d’eux.

[75]           Avant d’en arriver à cette formulation, la Cour d’appel a également déclaré :

[28]      Les apatrides doivent être traités le plus possible de la même façon que les personnes qui ont plus d’une nationalité. Il faut maintenir la symétrie entre ces deux groupes, dans la mesure du possible. Il ne suffit pas de démontrer que l’intéressé a été persécuté dans l’un de ses pays de résidence habituelle[;] il doit en outre établir qu’il ne peut ou ne veut retourner dans aucun de ces pays. Bien que le Canada accepte avec fierté et de bon cœur son obligation de recevoir les réfugiés et de leur offrir un refuge, cette obligation n’existe pas dans le cas où l’intéressé peut, de façon réaliste et en toute sécurité, se réfugier ailleurs. Ce principe respecte le libellé de la définition et il est compatible avec les règles établies par la Cour suprême dans l’arrêt Ward. Une personne n’est pas un réfugié lorsqu’elle pourrait vraisemblablement retourner dans un pays où elle a eu sa résidence habituelle et s’y trouver à l’abri de la persécution. Le revendicateur aurait donc le fardeau, comme dans d’autres contextes, de démontrer, selon la probabilité la plus forte, qu’il ne peut ou ne veut retourner dans aucun des pays où il a eu sa résidence habituelle. Ce fardeau n’est pas déraisonnable. Il exprime simplement de façon expresse un principe qui est implicite dans l’arrêt Ward et dans la philosophie du droit applicable aux réfugiés en général. C’est essentiellement le point de vue sérieux que l’avocat de la Couronne a fait valoir devant nous, point de vue qui est caractérisé par sa générosité et sa compatibilité avec les obligations internationales du Canada, et c’est ce point de vue que nous retenons.

[Non souligné dans l’original.]

[76]           La Cour d’appel a ensuite examiné l’affirmation selon laquelle le juge de première instance a conclu à tort que la SPR avait commis une erreur en ne se posant pas et en n’examinant pas la question fondamentale de savoir si la négation du droit de l’appelant (un Palestinien apatride) de retourner au Koweït constituait en soi un acte de persécution. Elle a déclaré que, pour s’assurer qu’un demandeur puisse à juste titre se faire reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, la SPR devait se demander pourquoi il se voyait refuser l’entrée dans un pays où il avait eu sa résidence habituelle, car le motif de la négation de ce droit pouvait, dans certaines circonstances, constituer un acte de persécution par l’État. La question à résoudre, par conséquent, était celle de savoir si la SPR s’était posé cette question. Après examen des motifs de la SPR, la Cour d’appel a conclu que celle‑ci avait bel et bien examiné la question de savoir pourquoi l’appelant ne pouvait retourner au Koweït : il n’avait pas de permis de résidence valide. La SPR a ainsi satisfait à l’exigence voulant qu’elle cherche à savoir pourquoi le demandeur se voyait refuser l’entrée dans un pays où il avait eu sa résidence habituelle. Dans cette affaire, l’appelant était retourné au Koweït en 1986 afin de demander le renouvellement de son permis de résidence, demande qui a été rejetée.

[77]           Ainsi, à la différence de l’arrêt Zeng, l’arrêt Thabet exige tout simplement que le tribunal pose la question de savoir pourquoi le demandeur d’asile ne peut pas retourner dans un pays de résidence habituelle antérieure. Il ne va pas plus loin. En l’espèce, cette question a trouvé une réponse dans les nouveaux éléments de preuve admis par la SAR, qui établissaient que les permis de séjour temporaire des défendeurs avait été annulé parce qu’ils s’étaient trouvés à l’extérieur des ÉAU pendant une période continue de plus de six mois.

[78]           Cette approche différente s’explique peut‑être en partie par le fait que l’article 96 de la LIPR établit une distinction entre les demandeurs de statut de réfugié au sens de la Convention qui ont une nationalité, et ceux qui sont apatrides :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

[79]           L’alinéa 96a) traite de la situation où le demandeur se trouve à l’extérieur de tout pays dont il a la nationalité et ne peut ou, du fait d’une crainte fondée de persécution, ne veut « se réclamer de la protection » de chacun de ces pays. L’alinéa 96b), quant à lui, reconnaît le fait que la personne qui n’a pas de nationalité ne peut se réclamer de la protection d’un État. Il pose seulement comme condition que, du fait de sa crainte fondée, la personne ne puisse pas ou ne veuille pas retourner dans un pays où elle avait sa résidence habituelle.

[80]           Ainsi donc, ce qui différencie un demandeur apatride au sens de l’alinéa 96b) d’une personne susceptible d’être exclue par application de la section 1E, c’est la possibilité de se réclamer de la protection d’un État. À moins qu’elle ait essentiellement les mêmes droits qu’un ressortissant de son pays de résidence habituelle antérieure, il se peut qu’une personne soit privée d’une telle protection. L’absence de protection de l’État est une considération essentielle en ce qui a trait à une demande d’asile émanant d’une personne apatride, tout comme la disponibilité de cette protection est un élément clé d’une éventuelle exclusion d’un demandeur au titre de la section 1E.

[81]           Donc, dans les faits, le ministre cherche à élargir le champ d’application de la section 1E de manière à exclure également les personnes dont le statut est inférieur à celui d’un ressortissant. Or à mon avis, en raison de la différence de statut, les principes régissant l’exclusion au titre de la section 1E revêtent un intérêt discutable au regard du critère de l’arrêt Thabet, où il s’agit uniquement de savoir si le demandeur apatride a le droit de retourner dans un pays sûr dans lequel il avait sa résidence habituelle.

[82]           Je ne suis pas non plus convaincue qu’il faille interpréter les exigences prévues à l’alinéa 96b) — la disposition applicable en l’espèce et dans Thabet — comme comportant un élément de faute lorsqu’il s’agit de déterminer si un demandeur est incapable de retourner dans un pays de résidence habituelle antérieure. Rien, dans le libellé de l’alinéa 96b), ne donne à penser que la raison pour laquelle un demandeur a perdu ce droit est pertinente pour l’application de cette disposition. De surcroît, le fait d’y lire un élément de faute pourrait avoir des répercussions considérables. Il me semble que, si le législateur avait voulu que l’alinéa 96b) comprenne un élément de faute, il l’aurait mentionné explicitement. Je souligne également que les observations de l’avocate du ministre ne renvoyaient à aucune ligne directrice ni à aucune politique écrite à cet effet.

[83]           En conséquence, je ne souscris pas à l’argument du ministre selon lequel la SAR était tenue d’effectuer une analyse fondée sur la section 1E plutôt que d’appliquer le critère énoncé dans la décision Thabet et qu’elle a commis une erreur en omettant de le faire. Au regard des faits et du droit, la décision de la SAR appartenait aux issues possibles acceptables.

[84]           Cela dit, le ministre soulève une question d’intérêt public légitime. Et, contrairement à ce que soutiennent les défendeurs, je n’irais pas jusqu’à dire que la question de savoir si un demandeur peut renouveler son statut ou présenter une demande pour le recouvrer n’a aucune pertinence quant à sa demande d’asile. À mon avis, cette question pourrait être utile pour déterminer s’il y a un droit de retour, surtout si la preuve établit que rien n’empêchait le demandeur de recouvrer son statut dans un pays où il avait sa résidence habituelle. Elle ne soulève pas non plus la question de la faute, mais plutôt celle de savoir s’il existe ou non un droit de retour, ce qui est conforme au critère de l’arrêt Thabet.

[85]           En l’espèce, la SAR était convaincue que les défendeurs n’avaient pas le droit de retourner aux ÉAU, et qu’ils seraient donc probablement expulsés vers la Syrie s’ils tentaient de le faire. La SAR n’a pas examiné la question de savoir si les défendeurs pourraient recouvrer leur statut aux ÉAU, et elle ne pouvait pas non plus le faire, comme aucun élément de preuve ne portait sur cette question.

[86]           Il aurait été loisible à la SAR de renvoyer l’affaire à la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision, en lui ordonnant de tenir compte de tout élément de preuve indiquant si les défendeurs pouvaient ou non recouvrer leur statut de résident temporaire aux ÉAU ou d’autres facteurs pertinents. Néanmoins, la SAR a tiré les conclusions suivantes : les défendeurs étaient des Palestiniens apatrides; ils ne pouvaient retourner aux ÉAU, leur pays de résidence habituelle antérieure; ils détenaient des documents de voyage syriens; la preuve documentaire indiquait clairement que, s’ils retournaient en Syrie, ils seraient exposés à un risque sérieux de persécution en raison de leur origine ethnique et de leur profil de risque; le permis de travail du mari de la défenderesse principale aux ÉAU tenait à peu de chose; et, enfin, les ÉAU expulsent les Palestiniens, parfois de façon arbitraire. Par conséquent, au regard des faits et du droit, il était également loisible à la SAR de rendre sa propre décision, et c’est ce qu’elle a fait en l’espèce.

[87]           La décision de la SAR était raisonnable et ne justifie pas l’intervention de la Cour.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

3.      Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2032‑15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c ALSHA’BI ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 NOVEMBRE 2015

 

Jugement et motifs :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 14 DÉCEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Judy Michaely

 

pour le demandeur

 

Lorne Waldman

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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