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Date : 20151209


Dossier : T-692-15

Référence : 2015 CF 1362

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2015

En présence de monsieur le juge O’Keefe

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

HYE YOUNG LEE

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Conformément à l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29, modifiée [la Loi], le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, demande à la Cour d’annuler la décision, en date du 2 avril 2015, par laquelle un juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté de la défenderesse, Hye Young Lee, en application du paragraphe 5(1) de la Loi. La présente demande a été entendue en même temps que la demande d’annulation de la décision concernant l’époux de la défenderesse, Sung Hoon Goo.

I.                   Les faits

[2]               Mme Hye Young Lee [la défenderesse] est citoyenne de la Corée du Sud. On lui a accordé la résidence permanente au Canada le 24 mai 2005.

[3]               La défenderesse a demandé la citoyenneté le 28 octobre 2009.

[4]               La défenderesse allègue qu’au cours des quatre années qui ont précédé sa demande de citoyenneté (la période pertinente entre le 28 octobre 2005 et le 28 octobre 2009), elle a résidé au Canada et elle a été effectivement présente au Canada, sauf lors de courtes visites aux États‑Unis et en Corée du Sud. La défenderesse allègue que pendant la période pertinente, son époux et elle ont emprunté des itinéraires de voyage identiques. La défenderesse travaillait comme femme au foyer pendant la période pertinente.

[5]               Un agent de Citoyenneté et Immigration Canada [l’agent chargé de l’examen] a examiné la demande de la défenderesse, préparé un « Gabarit pour la préparation et l’analyse du dossier » et recommandé une audience. Il a constaté diverses lacunes dans la documentation : le lieu de délivrance n’était pas indiqué dans les passeports de la défenderesse; il y avait une divergence entre les absences déclarées dans le formulaire de demande et dans le questionnaire sur la résidence de la défenderesse; il y avait un timbre d’entrée non déclaré aux États‑Unis; aucune documentation ne prouvait que la défenderesse avait assisté à des cours d’anglais langue seconde; la preuve que les enfants de la défenderesse fréquentaient l’école était incomplète (elle ne couvrait pas chaque semestre de la période pertinente); des renseignements fiscaux incomplets avaient été présentés comme preuve d’emploi; la propriété de la maison de la défenderesse n’était pas documentée; il manquait des timbres de rentrée au pays dans les passeports; la documentation fournie comme indicateur de résidence était en grande partie passive; aucun document ne prouvait que la défenderesse travaillait à son compte comme pianiste.

[6]               La défenderesse s’est présentée à une audience devant le juge de la citoyenneté le 23 mars 2015. Elle affirme dans son affidavit que son mari agissait comme interprète pour elle durant l’audience. Le juge de la citoyenneté l’a interrogée au sujet de la plupart des préoccupations exprimées par l’agent chargé de l’examen et elle lui a fourni des explications. On ne trouve pas de transcription de l’audience au dossier.

II.                Question en litige

[7]               Le demandeur fait valoir que les motifs du juge de la citoyenneté ne sont pas suffisants parce qu’ils ne permettent pas à la Cour de comprendre comment il est parvenu à sa décision.

III.             Décision

[8]               Dans une décision datée du 2 avril 2015, le juge de la citoyenneté a conclu que Mme Hye Young Lee répondait aux exigences en matière de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi et a approuvé sa demande de citoyenneté.

[9]               Le juge de la citoyenneté a fait remarquer que la défenderesse avait déclaré 1 407 jours de présence et 53 jours d’absence au cours de la période pertinente. Le juge de la citoyenneté a signalé que la crédibilité de la défenderesse suscitait des préoccupations en raison de divergences entre les absences qu’elle a déclarées dans son formulaire de demande et dans son questionnaire sur la résidence ainsi que du manque de documentation concernant ses activités professionnelles.

[10]           Sous la rubrique [traduction] « Faits », le juge de la citoyenneté a indiqué que la défenderesse avait expliqué, à l’entrevue, qu’elle avait omis par erreur des voyages aux États‑Unis en 2006 dans son questionnaire sur la résidence et que la bonne liste d’absences était celle qu’elle avait présentée dans son formulaire de demande. Le juge de la citoyenneté a ajouté qu’il y avait un timbre d’entrée non déclaré aux États‑Unis dans le passeport de la défenderesse le 13 mars 2006; toutefois, cette entrée était incluse dans la liste d’absences que contenait le formulaire de demande.

[11]           Le juge de la citoyenneté a également pris acte du fait qu’il y avait peu d’indicateurs positifs des activités professionnelles de la défenderesse dans sa demande. Elle a produit des factures de services publics cohérentes pour la période pertinente et des documents sur les activités scolaires de ses enfants et elle a déposé des dossiers médicaux après l’audience. Elle a affirmé à l’audience qu’elle était une femme au foyer et qu’elle jouait du piano comme bénévole, ce qui est compatible avec les déclarations de revenus qui ont été fournies.

[12]           Le juge de la citoyenneté a déclaré qu’il a appliqué le critère de résidence énoncé dans la décision Pourghasemi (Re), [1993] ACF no 232 (1re inst.) [Pourghasemi]. Il a expliqué que c’est la défenderesse qui a le fardeau de prouver qu’elle satisfait aux exigences en matière de résidence. Il a conclu qu’il n’existait aucun élément valable justifiant de remettre en question les déclarations de la défenderesse concernant son nombre de journées de présence effective au Canada.

IV.             Les observations écrites du demandeur

[13]           Le demandeur fait valoir qu’une personne qui demande la citoyenneté a le fardeau de produire une preuve objective suffisante pour démontrer qu’elle satisfait aux exigences de l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

[14]           Le demandeur soutient que la preuve qui a été produite devant le juge de la citoyenneté n’était pas suffisante pour démontrer que la défenderesse satisfaisait aux exigences énoncées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Le manque de documentation a rendu impossible pour le juge de la citoyenneté de conclure que la défenderesse avait satisfait aux exigences en matière de résidence.

[15]           Le demandeur allègue en particulier que le juge de la citoyenneté a omis de tenir compte des préoccupations que suscitait la demande aux yeux de l’agent chargé de son examen. Le juge de la citoyenneté n’a pas abordé les questions suivantes : le fait qu’il manque des timbres de rentrée au Canada dans le passeport de la défenderesse relativement à ses absences déclarées; comment il a été amené à conclure que la défenderesse avait été effectivement présente au Canada pendant 1 095 jours; comment avait été dissipée la préoccupation suscitée par le fait qu’on ne pouvait pas savoir où la défenderesse avait renouvelé son passeport; comment ses déclarations de revenus, qui comprenaient uniquement la première page de ses avis de cotisation en 2006 et 2008, confirmaient ses explications au sujet de son emploi; le fait que la plupart des indicateurs de résidence fournis par la défenderesse étaient passifs; le fait que les absences déclarées n’étaient pas motivées; l’absence de documentation prouvant que la défenderesse avait assisté à des cours d’anglais langue seconde; le fait que la preuve de la scolarisation des enfants de la défenderesse était limitée (c.-à-d. aucun bulletin de fin d’année n’a été présenté).

[16]           Le demandeur fait également remarquer que rien n’indique que le juge de la citoyenneté a demandé les antécédents de voyage de la défenderesse à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), même si la défenderesse avait consenti à ce que cette information soit communiquée.

[17]           S’appuyant sur le dossier dont disposait le juge de la citoyenneté, le demandeur soutient que les motifs de ce dernier ne sont pas clairs, précis et intelligibles. Ils ne permettent pas à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision rendue et de déterminer si la conclusion à laquelle le juge de la citoyenneté est parvenu fait partie des issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [Newfoundland Nurses]). Les motifs indiquent simplement que les exigences en  matière de résidence ont été respectées, mais ils n’expliquent pas comment le juge est arrivé à ce constat, compte tenu des divergences et des lacunes susmentionnées dans la preuve.

[18]           En réponse, le demandeur allègue également qu’il est inapproprié de la part de la défenderesse de produire une preuve par affidavit qui complète les motifs du décideur afin de remédier aux carences de la décision. Le demandeur prétend que cette façon de procéder est analogue aux situations dans lesquelles le ministre produit une preuve par affidavit du décideur, qui agit en qualité de défendeur, pour remédier aux carences dans la décision.

V.                Observations écrites de la défenderesse

[19]           La défenderesse fait valoir que la décision d’un juge de la citoyenneté dans laquelle il est conclu qu’un demandeur satisfait aux exigences en matière de résidence commande une grande déférence (Al‑Askari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 623, aux paragraphes 18 et 19; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patmore, 2015 CF 699, aux paragraphes 14 et 24).

[20]           La défenderesse affirme que la Cour ne devrait pas réévaluer la preuve de résidence, qui est une conclusion de fait, qui peut être interprétée d’une foule de façons différentes et cette interprétation relève des attributions du juge de la citoyenneté (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Anderson, 2010 CF 748, au paragraphe 26 [Anderson]; Khalfallah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1132, au paragraphe 23).

[21]           La défenderesse soutient qu’il n’est pas obligatoire que les motifs soient parfaits, dans la mesure où il existe un fondement raisonnable à la décision (Newfoundland Nurses, au paragraphe 12; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Lee, 2013 CF 270, aux paragraphes 48 à 51; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Sadek, 2009 CF 549, aux paragraphes 15 à 19). S’il est manifeste que le ministre a tenu compte de l’ensemble des faits, la Cour ne devrait pas intervenir (Anderson, au paragraphe 21).

[22]           La défenderesse affirme qu’une preuve suffisante a été produite devant le juge de la citoyenneté pour permettre à celui-ci de conclure raisonnablement que l’exigence en matière de résidence avait été respectée. En particulier, la défenderesse a produit les éléments suivants :

i.                    Pour 2005, des lettres d’un médecin indiquant que la défenderesse, son mari et sa fille lui avaient rendu visite cette année-là, des bulletins montrant que son fils était inscrit à l’école cette année-là, une facture de Rogers pour un mois de la même année et une facture de services publics couvrant plusieurs mois de l’année en question.

ii.                  Pour 2006, un avis de cotisation, une lettre d’un médecin indiquant que sa fille lui avait rendu visite cette année-là, une facture d’impôts fonciers établissant la propriété de sa maison, une lettre confirmant la couverture d’assurance, des bulletins montrant que son fils et sa fille étaient inscrits à l’école l’année en question et un reçu de don de bienfaisance au Canada la même année.

iii.                Pour 2007, des lettres d’un médecin indiquant que la défenderesse et son mari lui avaient rendu visite à deux reprises chacun, une lettre confirmant la couverture d’assurance, des bulletins montrant que son fils et sa fille étaient inscrits à l’école l’année en question, des relevés bancaires couvrant deux mois de l’année, une facture de Bell pour un mois de la même année et une facture de services publics couvrant plusieurs mois de l’année en question.

iv.                Pour 2008, un avis de cotisation, une lettre de l’Agence du revenu du Canada [ARC] lui annonçant qu’elle était admissible à un crédit d’impôt, une lettre d’un médecin indiquant que son fils lui avait rendu visite cette année-là, une lettre confirmant la couverture d’assurance, une lettre confirmant une demande d’indemnisation pour un accident d’automobile au cours de l’année, un bulletin montrant que son fils était inscrit à l’école au cours de l’année, un rapport d’absences de l’école montrant que sa fille était inscrite à l’école pendant l’année, des relevés bancaires couvrant trois mois de l’année, un avis d’évaluation foncière pour l’année et des factures de services publics couvrant plusieurs mois de l’année en question.

v.                  Pour 2009, de la correspondance de l’ARC envoyée à une adresse canadienne, une lettre de l’ARC confirmant les Prestations fiscales canadiennes pour enfants reçues au cours de l’année, une lettre d’un médecin indiquant que la défenderesse lui avait rendu visite à deux reprises, que son mari l’avait consulté, que sa fille lui avait rendu visite et que son fils l’avait consulté à quatre reprises au cours de l’année, une facture d’impôts fonciers établissant la propriété de sa maison, un bulletin montrant que son fils était inscrit à l’école, des relevés bancaires couvrant trois mois de l’année, un relevé de carte de crédit portant sur un mois de l’année en question, une lettre confirmant l’adhésion de la famille au YMCA cette année‑là, des factures de Rogers et de Bell couvrant deux mois de l’année et des factures de services publics pour l’année en question.

[23]           La défenderesse allègue également qu’elle a le droit de bénéficier de la présomption de véracité, étant donné que son mari et elle ont confirmé leurs antécédents de voyage sous serment et qu’il n’existe aucune preuve nettement contradictoire (Westmore c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1023, au paragraphe 44).

[24]           La défenderesse ajoute que chacune des préoccupations qu’invoque le demandeur et qui ont été formulées dans la note de breffage de l’agent chargé de l’examen étaient déraisonnables ou avaient été abordées par le juge de la citoyenneté.

[25]           En ce qui concerne la divergence entre les absences déclarées dans le formulaire de demande et dans le questionnaire sur la résidence, il n’était pas déraisonnable de la part du juge de la citoyenneté d’admettre l’explication de la défenderesse selon laquelle elle avait fait une erreur dans son questionnaire sur la résidence.

[26]           En ce qui concerne la préoccupation suscitée par le fait que le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué comment il a été en mesure de conclure que la défenderesse avait effectivement été présente au Canada pendant 1 095 jours, la défenderesse allègue qu’une présomption de véracité doit s’appliquer à son témoignage et à celui de son mari et qu’il n’existait aucune preuve objective permettant de conclure qu’ils ne satisfaisaient pas aux exigences en matière de résidence.

[27]           Pour ce qui est de l’absence de timbres de rentrée au Canada, la défenderesse et son mari ont expliqué sous serment que les fonctionnaires canadiens n’avaient pas estampillé leurs passeports lors de la rentrée au pays. La Cour a reconnu que l’ASFC ne tenait pas de dossiers complets au sujet des entrées au Canada, ce qui ne dépendait pas des demandeurs (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Purvis, 2015 CF 368, aux paragraphes 37 à 39 [Purvis]).

[28]           En ce qui a trait au lieu où la défenderesse a renouvelé son passeport, la défenderesse fait valoir que le passeport n’indique pas où il a été délivré; la défenderesse et son mari ont confirmé au juge de la citoyenneté qu’ils les avaient obtenus du consulat au Canada.

[29]           Concernant la préoccupation suscitée par le fait que la défenderesse a produit surtout des indicateurs de résidence passifs, la défenderesse soutient que cette préoccupation n’est pas raisonnable à la lumière de la preuve qu’elle-même et sa famille étaient effectivement présentes au Canada, comme nous l’avons vu précédemment.

[30]           Quant à la préoccupation relative à la documentation fiscale incomplète, la défenderesse soutient qu’elle a fait la preuve qu’elle avait produit ses déclarations de revenus au cours de la période pertinente et qu’elle avait reçu des remboursements et des prestations, et elle a confirmé sous serment qu’elle avait produit des déclarations de revenus. De plus, son témoignage selon lequel elle n’occupait pas d’emploi à l’extérieur de son foyer n’a pas été contredit et le juge de la citoyenneté a dit à la défenderesse et à son mari qu’il n’accordait pas beaucoup d’importance à la production de déclarations de revenus.

[31]           En ce qui concerne la préoccupation suscitée par le fait que la défenderesse n’a pas déclaré les motifs de ses déplacements, la défenderesse et son conjoint ont traité de cette préoccupation à l’audience. Ils ont indiqué que ces visites étaient des voyages en famille et qu’il ne s’agissait pas de déplacements d’affaires.

[32]           En ce qui a trait au manque de documentation au sujet des cours d’anglais langue seconde auxquels la défenderesse et son mari ont assisté, ils ont raisonnablement expliqué à l’audience qu’ils n’ont pas terminé les cours et qu’ils n’ont donc pas reçu de certificat. En ce qui concerne le fait que des renseignements contradictoires avaient été produits à propos des mois pendant lesquels ils ont assisté aux cours d’anglais langue seconde, la défenderesse soutient que ces contradictions négligeables ne constitueraient pas un fondement raisonnable pour rejeter sa demande de citoyenneté (Purvis, aux paragraphes 37 à 39).

[33]           Pour ce qui est des renseignements incomplets au sujet de la scolarisation des enfants de la défenderesse, la défenderesse soutient que cela ne constituerait pas un fondement raisonnable pour rejeter sa demande. Il était raisonnable de la part du juge de la citoyenneté de conclure que les enfants fréquentaient l’école au cours des années pour lesquelles des bulletins ont été produits, étant donné qu’il serait improbable et contraire à la preuve de conclure qu’ils fréquentaient l’école de manière intermittente au Canada. De plus, le juge de la citoyenneté a raisonnablement accepté l’explication selon laquelle il s’agissait des seuls dossiers scolaires que la défenderesse et son mari avaient pu trouver à la date de la demande.

VI.             Analyse et décision

[34]           Étant donné que le juge de la citoyenneté a appliqué le critère quantitatif de la décision Pourghasemi, il incombait à la défenderesse de soumettre des éléments de preuve suffisamment crédibles au sujet du nombre de jours où elle avait été effectivement présente au Canada (Abbas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 145, au paragraphe 8). Comme le juge de la citoyenneté a eu recours à un des critères acceptables, la norme de contrôle pour le reste de la décision est celle de la décision raisonnable.

[35]           Dans une décision récente, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Abdulghafoor, 2015 CF 1020 [Abdulghafoor], le juge Denis Gascon a fait un résumé de la jurisprudence sur le caractère suffisant des motifs dans le contexte d’une décision rendue par un juge de la citoyenneté :

[31]      Le décideur n’est pas tenu de mentionner tous les détails qui étayent sa conclusion. Il suffit que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). La cour de révision doit considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier, pour déterminer s’ils possèdent les attributs de la raisonnabilité, laquelle tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité (Dunsmuir, au paragraphe 47; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3). La Cour, dans la récente décision Safi, s’est penchée sur la question du caractère adéquat des motifs d’une décision d’un juge de la citoyenneté. Dans cette décision, la juge Kane a repris les principes de l’arrêt Newfoundland Nurses et a déclaré que le décideur n’est pas tenu d’expliciter chaque motif, argument ou détail dans ses motifs et qu’il n’est pas non plus tenu de tirer une conclusion expresse sur chaque élément constitutif du raisonnement qui l’a mené à sa conclusion finale. Les motifs doivent « être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (Safi, au paragraphe 17).

[32]      En l’espèce, le juge de la citoyenneté satisfait à ce critère, car il a expliqué dans ses motifs la raison pour laquelle il a conclu que M. Abdulghafoor remplit la condition de résidence ainsi que la façon dont il a pris la preuve en considération.

[33]      Selon la norme, la décision doit être raisonnable, et non parfaite. En matière de citoyenneté, les motifs des décisions sont souvent très brefs et ne traitent pas de toutes les contradictions que comporte la preuve. Cependant, même si les motifs de la décision sont brefs ou mal rédigés, la Cour doit faire montre de retenue à l’égard de l’appréciation de la preuve effectuée par le décideur et des conclusions tirées par ce dernier relativement à la crédibilité, dans la mesure où la Cour est capable de comprendre le fondement de la décision du juge de la citoyenneté (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thomas, 2015 CF 288, au paragraphe 34 [Thomas]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Purvis, 2015 CF 368, aux paragraphes 24 et 25).

[34]      Dans l’affaire Thomas, par exemple, le juge de la citoyenneté a conclu que la défenderesse était crédible, il s’est penché sur les préoccupations de l’agent de citoyenneté et il a accepté les explications de la défenderesse. En réponse à l’argument du ministre selon lequel la preuve était insuffisante, le juge Mosley a souligné ce qui suit : « Ses notes auraient pu être plus claires et plus détaillées, mais sa décision finale repose sur une appréciation raisonnable de la preuve, y compris les explications données par [la défenderesse] » (au paragraphe 34). Le juge Mosley a fait remarquer qu’il n’y avait pas de lacunes inexpliquées dans la preuve, car la défenderesse avait fourni des explications que le juge de la citoyenneté avait estimées crédibles. Le juge Mosley a rappelé que, en l’absence d’une erreur manifeste, il faut faire preuve de retenue à l’égard de l’appréciation de la preuve effectuée par le décideur et des conclusions relatives à la crédibilité tirées par ce dernier (Thomas, aux paragraphes 33 et 34).

[…]

[36]      La présente affaire est différente. Le juge de la citoyenneté a énoncé le critère de résidence qu’il avait retenu et il s’est penché sur les préoccupations exprimées par l’agent de citoyenneté; la preuve ne comportait aucun[e] lacune ni aucune période non recensée. Je conclus que les motifs étaient suffisants et adéquats au regard du critère établi dans l’arrêt Newfoundland Nurses. Je suis capable de comprendre le raisonnement du juge de la citoyenneté ainsi que les facteurs et les éléments de preuve qui l’ont convaincu que M. Abdulghafoor avait été présent au Canada pendant le nombre de jours requis.

[36]           Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Suleiman, 2015 CF 891 [Suleiman], le juge Gascon a formulé un résumé et des observations utiles sur l’utilisation du dossier dans l’analyse du caractère raisonnable et sur le recours à un affidavit du demandeur de citoyenneté en l’absence d’une transcription d’une audience dans le cadre du contrôle des décisions des juges de la citoyenneté :

[23]      Un décideur tel qu’un juge de la citoyenneté est réputé avoir pris en considération tous les éléments de preuve au dossier [Hassan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] ACF no 946 (CAF), au paragraphe 3]. Le défaut de mentionner un élément de preuve ne signifie pas qu’il n’a pas été pris en compte ni qu’une erreur susceptible de contrôle a été commise. En l’espèce, le juge a également eu l’occasion de tenir une longue audience avec M. Suleiman, pour laquelle il n’existe aucune transcription contredisant les éléments de preuve au dossier ou l’affidavit déposé par M. Suleiman. Dans sa décision, le juge de la citoyenneté a, de toute évidence, pris en considération le témoignage oral fourni par M. Suleiman. Un examen de la décision révèle que le juge a conclu ce qui suit :

M. Suleiman a quitté son emploi à Dubaï au début de 2005 et est revenu au Canada en mars 2005, après avoir réglé ses affaires à Dubaï;

M. Suleiman n’a quitté le Canada que deux fois depuis mars 2005 pour faire de courts séjours à Dubaï afin de voir sa famille;

M. Suleiman avait des lieux de résidence au Canada lorsqu’il est revenu au pays en 2005 et tout au long de la période de référence, d’abord avec son cousin puis dans un appartement appartenant à son frère;

M. Suleiman n’avait pas voyagé à l’extérieur du Canada à des fins autres que ses absences déclarées;

Il y a eu des explications satisfaisantes en ce qui concerne l’absence de timbres d’entrée canadiens sur le passeport de M. Suleiman, la prétendue date du timbre du [traduction] « 25 mai 2005 » et le visa de résidence des Émirats arabes unis dans le passeport de M. Suleiman.

[24]      Au vu de ces éléments, il était raisonnable pour le juge de la citoyenneté de conclure que M. Suleiman satisfaisait à l’obligation de résidence. En outre, j’observe qu’il ne s’agit pas d’une situation où la durée de résidence de M. Suleiman était près du nombre minimal de jours nécessaires pour respecter le critère de présence effective; même en présence de légères divergences dans les éléments de preuve en ce qui touche certaines dates de voyage, la durée de résidence de M. Suleiman était bien au‑dessus du seuil de 1 095 jours.

[…]

[27]      Le ministre a raison de souligner que les demandeurs de la citoyenneté ont, en tout temps, une obligation positive de fournir des renseignements véridiques, exacts et complets et de s’abstenir de faire de fausses déclarations. Toutefois, cela ne veut pas dire que chaque élément nécessite une preuve corroborante. Il est bien établi que la Loi sur la citoyenneté n’exige pas la corroboration à tous les égards; plutôt, il « en revient au décideur initial, en tenant compte du contexte, de déterminer l’étendue et la nature de la preuve requise » [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c El Bousserghini, 2012 CF 88, au paragraphe 19 (El Bousserghini)]. Le juge de la citoyenneté n’a peut‑être pas concilié la divergence évidente aussi clairement que le ministre l’aurait souhaité dans ses motifs, ou expliqué de manière aussi détaillée que le ministre l’aurait espéré la façon dont M. Suleiman a convaincu le juge que la divergence ne nuisait pas à sa crédibilité. Toutefois, rien n’indique que la conclusion tirée par le juge relativement au retour de M. Suleiman au Canada avant le début de la période de référence était déraisonnable.

[37]           Je constate que la Cour intervient rarement, sauf en présence de déficiences importantes qui n’ont pas été abordées et qui rendent impossible de déterminer comment le juge de la citoyenneté a apprécié la preuve, par exemple des contradictions entre la décision et le dossier.

[38]           Même s’il se peut que la décision du juge de la citoyenneté n’explique pas de manière aussi détaillée les erreurs alléguées par le ministre et ne soit pas aussi claire que le ministre estime qu’elle devrait l’être, je suis d’avis que la décision est raisonnable quand on la lit avec le dossier. Je suis convaincu que la décision permet au lecteur de comprendre pourquoi elle a été rendue.

[39]           Le juge de la citoyenneté a appliqué le critère de la décision Pourghasemi. L’analyse quantitative du nombre de jours pendant lesquels la défenderesse se trouvait effectivement présente au Canada était cruciale. Le juge de la citoyenneté a abordé la plus grande partie de la preuve et les lacunes concernant les voyages que la défenderesse a effectués à partir du Canada (quand elle n’était pas effectivement présente au Canada) : la divergence entre le questionnaire sur la résidence et le formulaire de demande et le timbre non déclaré. Il est clair que le juge de la citoyenneté a trouvé crédibles les antécédents de voyage de la défenderesse et les jours où elle était effectivement présente au Canada.

[40]           Le juge de la citoyenneté est réputé avoir pris en considération tous les éléments de preuve au dossier (Suleiman, au paragraphe 23). À mon avis, les lacunes dans la preuve qui ont été relevées par le demandeur et qui n’ont pas été expressément traitées par le juge de la citoyenneté ne révèlent probablement rien qui rendrait impossible de déterminer comment le juge de la citoyenneté est arrivé à sa conclusion :

  • Absence de timbres de rentrée : L’affidavit de la défenderesse indique qu’elle a mentionné à l’audience qu’elle voyageait avec son mari et que les passeports n’étaient pas estampillés par les fonctionnaires canadiens. Comme dans la décision Suleiman, ce renseignement n’a pas été contredit et rien ne donne à penser que le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte de cette explication (au paragraphe 23).
  • Comment le juge de la citoyenneté a-t-il été en mesure de conclure que la défenderesse a été effectivement présente au Canada pendant 1 095 jours : Dans sa décision, le juge indique qu’il a trouvé crédible le dossier d’absences de la défenderesse et le juge de la citoyenneté a accepté que la divergence dans les dates soit attribuable à une erreur.
  • Il est impossible d’établir où la défenderesse a renouvelé son passeport : La défenderesse explique qu’elle a déclaré à l’audience qu’elle l’avait reçu du consulat et son témoignage n’a pas été contredit. Comme dans la décision Suleiman, rien ne donne à penser que le juge de la citoyenneté n’en a pas tenu compte (au paragraphe 23).
  • Comment ses déclarations de revenus, qui comprenaient seulement la première page de ses avis de cotisation en 2006 et 2008, confirmaient son explication au sujet de son emploi : La défenderesse déclare dans son affidavit que le juge de la citoyenneté a indiqué à l’audience que les déclarations de revenus ne prouvaient pas nécessairement la résidence et il ne les a pas demandées, mais elles auraient pu être produites.
  • Omission de traiter le fait que la défenderesse a fourni des indicateurs de résidence en grande partie passifs et le fait qu’aucune raison n’a été donnée pour expliquer les absences déclarées : Rien n’indique que le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte de cette preuve. Il affirme d’ailleurs avoir pris en considération toute la preuve. De plus, dans son affidavit, la défenderesse déclare que le juge de la citoyenneté a demandé un complément de preuve à l’audience de son mari en réponse aux préoccupations formulées par l’agent chargé de l’examen, et ils ont produit ces éléments de preuve (preuve de travail autonome et de visites chez le médecin).
  • Le fait qu’aucune raison n’a été donnée pour expliquer les absences déclarées : Les affidavits expliquent que le juge de la citoyenneté a demandé les raisons de ces absences. Cette information n’est pas contredite et rien ne donne à penser que le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte de cette explication.
  • Preuve concernant les cours d’anglais langue seconde : Rien ne donne à penser que le juge de la citoyenneté n’a pas pris en considération la preuve relative aux cours d’anglais langue seconde. De plus, il est improbable que l’issue de la demande aurait pu être dictée par le fait que la défenderesse a suivi ou n’a pas suivi des cours d’anglais langue seconde.
  • Preuve limitée de la scolarisation des enfants : Rien ne donne à penser que le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte de la preuve de la scolarisation des enfants. L’affidavit de la défenderesse indique que son mari a déclaré à l’audience avoir présenté les bulletins qu’ils avaient pu trouver.
  • Omission de mentionner le rapport du SIED : À mon avis, le juge de la citoyenneté n’avait pas l’obligation de faire mention du rapport du SIED, même s’il avait obtenu un consentement pour le faire.

[41]           Je constate que, contrairement à la décision Suleiman sur laquelle je me fonde ci‑dessus, le juge de la citoyenneté n’a pas expressément parlé dans sa décision des préoccupations de l’agent chargé de l’examen de la demande. Toutefois, au début de la décision, il parle en termes généraux des préoccupations à l’égard de la crédibilité et de la preuve déficiente dans la demande de la défenderesse.

[42]           Si le ministre agit comme défendeur dans une affaire, il est incontestablement inapproprié de sa part de produire une preuve par affidavit du décideur pour remédier aux lacunes de la décision. Ce n’est toutefois pas ce qui s’est produit en l’espèce. C’est la défenderesse, qui était la demanderesse à l’audition de la demande de citoyenneté, qui a présenté la preuve par affidavit, et non le décideur. Il n’y a pas eu de transcription de l’audience et l’affidavit porte sur la preuve que le juge de la citoyenneté a étudiée. La Cour a accepté ce type de preuve par affidavit en l’absence d’une transcription d’une audience devant un juge de la citoyenneté.

[43]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[44]           Aucune des parties n’a souhaité soumettre à mon examen une question grave de portée générale aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire.

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-692-15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c

HYE YOUNG LEE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 OctobrE 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 DÉcembrE 2015

 

COMPARUTIONS :

David Knapp

 

POUR le demandeur

 

Daniel Kingwell

 

POUR la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR le demandeur

 

Mamann, Sandaluk and Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR la défenderesse

 

 

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