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Date : 20151214

Dossier : T-1170-14

Référence : 2015 CF 1383

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2015

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

PHILIPPE BEAUREGARD

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]           Par la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur cherche à faire annuler la décision du directeur général [DG] du Collège canadien de police [CCP] en date du 9 avril 2014, confirmant son renvoi du CCP. En plus de demander à cette Cour d’ordonner sa réintégration, le demandeur cherche à faire effacer toute trace de ce renvoi dans les dossiers du CCP.

I.                   Contexte

[2]           Le CCP dispense des cours de perfectionnement et de formation policière avancée et spécialisée. Le demandeur est un agent du Service de police de la Ville de Lévis [SPVL] avec plus de vingt-cinq années d’expérience.

[3]           En août 2013, le demandeur suivait une formation en identité judiciaire offerte par le CCP. Le demandeur avait déjà suivi cette formation en 2008, mais l’avait échouée.

[4]           Selon un rapport signé le 30 août 2013 par le sergent Lelièvre, agent de la Gendarmerie royale du Canada [GRC] au CCP, ce dernier a été approché le 28 août 2013, à 8h00, par une des participantes au cours de formation. Il est allégué dans le rapport que celle-ci aurait cherché à « obtenir conseil au sujet de comportements de la part [du demandeur] » et qu’elle aurait expliqué au sergent Lelièvre « que de façon générale [le demandeur] était constamment irrespectueux et inapproprié envers les femmes du groupe des participants à la formation en identité judiciaire ». Il est également allégué, entre autres, dans le rapport que la participante croyait qu’il serait judicieux pour le CCP d’éviter les situations où une sergente particulière devrait apporter de l’encadrement au demandeur au motif que celui-ci avait tenu des propos indiquant un mécontentement inquiétant à son égard.

[5]           Suite à cette rencontre, le sergent Lelièvre a communiqué avec le sergent d’état-major Séguin, pour l’aviser de cette information. Ce dernier a mandaté le sergent Lelièvre d’obtenir les informations nécessaires afin d’évaluer si une intervention du CCP devait être mise en œuvre.

[6]           Le sergent Lelièvre indique dans son rapport avoir alors rencontré individuellement sept (7) personnes participant à la formation afin de recueillir leur version des faits. La première participante a été rencontrée à 9h52 et il s’agissait en fait de la même personne qu’il avait rencontrée à 8h00 ce matin même. Les six (6) autres personnes ont été rencontrées à 10h25, 10h35, 10h49, 11h02, 11h20 et 11h29. De façon générale, selon le rapport du sergent Lelièvre, les personnes rencontrées auraient, pour la plupart, fait part de commentaires similaires à l’égard du comportement du demandeur en plus de rapporter que le demandeur était dérangeant durant les cours.

[7]           À 11h45, le sergent Lelièvre a partagé ces informations avec le sergent d’état-major Séguin. Ce dernier l’a alors mandaté de faire rapport directement à la directrice de la Formation en sciences policières, la surintendante White, et de donner suite aux recommandations de cette dernière. À 12h00, le sergent Lelièvre a partagé avec la surintendante White le contenu des entrevues et celle-ci l’a informé que le renvoi immédiat du demandeur serait la sanction à mettre en œuvre.

[8]           Le lendemain matin, le sergent Lelièvre s’est entretenu par voie téléphonique avec la psychologue en chef de la GRC pour évaluer le risque en lien avec la réaction possible du demandeur lorsque ce dernier serait avisé de son renvoi. Elle lui a recommandé d’établir une stratégie avec le SPVL puisque celui-ci serait en mesure d’offrir un encadrement additionnel au demandeur. À 14h40 cette même journée, le sergent Lelièvre a informé le SPVL de la décision de renvoyer le demandeur et il leur a demandé d’être présent lors de l’annonce au demandeur.

[9]           Le 30 août 2013, à 10h50, le demandeur a été conduit au sous-sol d’un édifice par le sergent Lelièvre et le sergent d’état-major Séguin. En présence d’une employée-cadre du SPVL ainsi que d’un représentant syndical du SPVL, le demandeur s’est vu remettre une lettre non datée [lettre du 30 août 2013] l’informant de son renvoi immédiat du CCP. Cette lettre, sous la signature de la surintendante White, se lisait ainsi:

Agent Philippe Beauregard,

Après avoir soigneusement pris en considération les allégations de vos comportements inappropriés, j’ai décidé d’ordonner votre renvoi immédiat du Collège canadien de police.

Cette décision est en conformité avec les responsabilités du Directeur, Formation en sciences policières telles qu’énoncées dans le code de conduite des participants du Collège canadien de police.

Vous vous êtes engagé dans des comportements de harcèlement envers plusieurs participant(e)s à la formation du Collège canadien de police, avez incité des gestes de conduite désordonnée telle que décrite dans le Code de conduite des participants et vous avez aussi eu des comportements abusif et irrespectueux envers les autres.

La décision est effective immédiatement, une copie du Code de conduite des participants est jointe à cet avis d’expulsion.

Toute demande de révision doit être acheminée au Directeur général du Collège canadien de police.

[10]       Lors de cette rencontre, le demandeur a demandé ce qu’on lui reprochait exactement et qui avait porté plainte contre lui. On lui a répondu que « c’était sous enquête ». Le demandeur a alors quitté la salle sans autres explications et sans avoir la chance de s’expliquer.

[11]       Plus tard cet après-midi, le cadre du SPVL a demandé au sergent Lelièvre de préciser si le SPVL pouvait faire appel de cette décision ou des mesures de sanction prises contre le demandeur. Le sergent Lelièvre lui a répondu qu’il fallait prendre contact avec le DG du CCP.

[12]       À son retour à Lévis, le demandeur a avisé les autorités du CCP de sa volonté de porter la décision en appel.

[13]       Le 3 septembre 2013, le sergent d’état-major Séguin a complété un résumé du dossier concernant le demandeur. Il y a noté entre autres que 1) le demandeur avait échoué le cours en 2008; 2) le demandeur n’avait pas complété la formation pré-cours qui avait été transmise aux participants en juin 2013; et, 3) le demandeur avait démontré une réaction démesurée à une situation anodine s’étant produite le 22 août 2013, s’accaparant ainsi du temps de classe. Il y rapportait également son implication lors des évènements du 28 au 30 août 2013 ayant mené au renvoi du demandeur du CCP.

[14]       Malgré le renvoi du demandeur, l’enquête du CCP s’est poursuivie du 3 au 9 septembre 2013. Durant cette période, le sergent Lelièvre a rencontré les personnes participant à la formation qui n’avaient pas été rencontrées le 28 août 2013.

[15]       Le 18 septembre 2013, par l’entremise de ses procureurs, le demandeur a transmis une lettre au CCP l’informant qu’il considérait la décision du CCP arbitraire et illégale en raison de violations graves à ses droits fondamentaux et pour manquements à l’équité procédurale. Il requérait tous les détails concernant les présumées allégations d’inconduite ainsi que l’annulation de la sanction et sa réintégration immédiate au CCP.

[16]       Les informations demandées n’ayant pas été reçues, les procureurs du demandeur ont transmis au CCP une nouvelle lettre en date du 22 octobre 2013. Le rapport d’enquête du CCP, caviardé pour protéger le nom des participants, a été reçu par le demandeur à la mi-novembre 2013.

[17]       Le 10 décembre 2013,  le DG du CCP, le commissaire adjoint Corley, sous la signature de la surintendante White, a informé les procureurs du demandeur que le CCP étudiait l’appel interjeté par le demandeur. La lettre demandait également que l’argumentation écrite du demandeur soit transmise au CCP au plus tard le 6 janvier 2014. Celle-ci a été transmise au CCP le 16 janvier 2014.

[18]       Le 9 avril 2014, le DG du CCP, le surintendant O’Connell, a rejeté l’appel du demandeur. Cette décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

II.                Décision contestée

[19]       Dans sa lettre du 9 avril 2014, le DG du CCP précise d’abord avoir examiné le dossier. Par la suite, il fait un rappel chronologique de certains évènements qui sous-tendent sa décision. Il mentionne particulièrement : 1) qu’au mois d’août 2013, le demandeur a fait l’objet d’allégations d’infractions au Code de conduite du CCP et qu’une enquête a été menée par des agents de la GRC membres du personnel du CCP; 2) le 29 août 2013, à l’issue de l’enquête, le SPVL a été informé que la conduite du demandeur avait contrevenu au Code de conduite du CCP et que le demandeur serait renvoyé; et, 3) le 30 août 2013, des membres du personnel du CCP, du SPVL et du syndicat des policiers ont remis une lettre de renvoi au demandeur qui a par la suite été renvoyé à son service de police.

[20]       Le DG du CCP indique ensuite que le processus de renvoi tient compte des faits de l’affaire, des incidences sur le personnel du CCP et les collègues du demandeur, ainsi que du bien-être de l’agent visé. Il affirme être convaincu que le personnel a agi dans le meilleur intérêt de toutes les personnes visées et qu’il a pris les mesures qui s’imposaient. Il ajoute également que le processus de renvoi a été mené en collaboration avec des membres du SPVL, qui se sont rendus à Ottawa pour prêter assistance au personnel du CCP.

[21]       Le DG du CCP poursuit en mentionnant que le 23 septembre 2013, le CCP a reçu une lettre d’avocat demandant que le demandeur soit réadmis au programme d’identité judiciaire. Il indique que le 3 octobre 2013, une lettre et des rapports d’enquête ont été communiqués aux SPVL et au demandeur et que ces renseignements comprenaient les mesures d’enquête prises et une description des allégations. Il précise que seuls les noms des personnes interviewées ont été caviardés.

[22]       En page 2 de la lettre, le DG du CCP explique que conformément à la Directive A08 (sic) du CCP sur les appels relatifs à l’apprentissage, un participant a le droit de faire officiellement appel des décisions relatives à son rendement dans un programme d’études. Aux termes de la Directive A10 du CCP, le DG du CCP peut modifier la décision prise par le directeur de la Formation en sciences policières.

[23]       Le DG du CCP affirme à nouveau avoir pris connaissance des circonstances de l’affaire et conclut qu’aucune modification de la sanction infligée et du niveau d’instruction du demandeur ne s’impose. Il indique que la conduite du demandeur a fait l’objet d’une enquête et qu’il a été jugé qu’elle contrevenait au Code de conduite et que la sanction appropriée avait été imposée compte tenu de la nature de l’infraction. La décision informe également le demandeur que les allégations et l’enquête qui en a découlée ont été communiquées au SPVL et que si une enquête approfondie est nécessaire, elle serait menée par le SPVL, car le CCP n’exerce aucun pouvoir légal sur le demandeur.

III.             Questions en litige

[24]       Les questions soulevées par le présent litige sont les suivantes:

A.  Quelles sont les normes de contrôle applicables en l’espèce?

B.   La décision sous étude viole-t-elle les garanties d’équité procédurale applicables?

C.  Dans la mesure où la décision rendue respecte les garanties d’équité procédurale applicables, la décision rendue est-elle raisonnable?

IV.             Analyse

A.                Normes de contrôle applicables en l’espèce

[25]       Le demandeur allègue que le processus décisionnel ainsi que la décision du CCP n’ont pas respecté les principes de justice naturelle ou les règles d’équité procédurale entraînant ainsi leur nullité. Dans un deuxième temps, le demandeur soutient que le CCP n’a pas basé sa décision sur des faits objectifs, rendant une décision fondée sur des conclusions de faits erronées, de façon abusive ou arbitraire.

[26]       Pour sa part, le défendeur a souligné dans son mémoire qu’il n’existe pas de jurisprudence portant spécifiquement sur la norme de contrôle applicable aux décisions prises aux termes de la Directive A10 du CCP. Il est d’avis toutefois que l’analyse du contexte législatif concerné ainsi que l’existence d’un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise particulière militent en faveur de la norme de la décision raisonnable.

[27]       Il est bien établi en jurisprudence que les questions de justice naturelle et d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Mission Institution v Khela, 2014 CSC 24 au para 79, [2014] 1 RCS 502 [Khela]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43, [2009] 1 RCS 339).

[28]       Par ailleurs, les questions de faits ou questions mixtes de fait et du droit sont examinées suivant la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 51, [2008] 1 RCS 190).

[29]       Considérant la conclusion à laquelle j’arrive relativement aux violations d’équité procédurale, il n’est pas nécessaire pour moi de me prononcer sur la norme applicable aux décisions du DG du CCP prises en application de la Directive A10 en matière d’appel.

B.                 La violation des principes d’équité procédurale

[30]           Dans un premier temps, le demandeur allègue que la directrice de la Formation en sciences policières, la surintendante White, a fait défaut de lui donner l’occasion de réagir aux allégations d’inconduite à son égard. Il lui reproche également de ne pas avoir précisé les motifs d’accusation et les sanctions imposées dans la lettre du 30 août 2013 et d’avoir omis d’expliquer sa décision. Le demandeur considère que son droit d’appel devenait ainsi illusoire puisqu’il n’était pas informé selon ce que prévoit la Directive A10.

[31]           Dans un deuxième temps, le demandeur prétend que la décision rendue par le DG du CCP le 9 avril 2014 l’a été en violation du deuxième alinéa du paragraphe vii de la Directive A10 lequel prévoit que le « directeur général doit fournir au participant un compte rendu écrit de ses décisions et expliquer comment elles ont été prises ».

[32]           Pour sa part, le défendeur reconnait d’entrée de jeu que la décision initiale prise par la surintendante White ait été rendue en violation des principes d’équité procédurale applicables. Il prétend cependant que la décision rendue ultérieurement par le DG du CCP était quant à elle raisonnable, puisque rendue aux termes d’un processus d’appel au cours duquel le demandeur a eu l’occasion de faire valoir sa version des faits et de répondre aux allégations formulées à son égard.

[33]       Il convient d’abord d’établir l’étendue des garanties d’équité procédurale applicables en l’espèce.

[34]       Dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 22 [Baker], la Cour suprême du Canada a rappelé que bien « que l’obligation d’équité soit souple et variable et qu’elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés, il est utile d’examiner les critères à appliquer pour définir les droits procéduraux requis par l’obligation d’équité dans des circonstances données ». De plus, elle y soulignait « que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur ».

[35]       La Cour suprême du Canada identifiait par la même occasion les facteurs ayant une incidence sur la nature de l’obligation d’équité, soit : 1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; 2) la nature du régime législatif et les « termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question »; 3) l’importance de la décision pour les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et, 5) les choix de procédure que l’organisme fait lui-même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l’organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances (voir Baker, aux paras 23 à 27).

[36]       En l’instance, l’étendue des garanties d’équité procédurale est en grande partie définie par les termes de la Directive A10 intitulée « Conduite des participants » à laquelle sont soumis les participants aux cours du CCP et qui régit le CCP dans ses prises de décisions. Cette directive reconnait d’emblée dans son préambule que le CCP est un établissement académique qui s’efforce de répondre aux besoins des participants et de respecter leurs droits individuels. Plus spécifiquement, la Directive A10 définit quels sont les comportements qui peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires ainsi que les sanctions pouvant être appliquées selon l’inconduite visée. La Directive A10 prévoit également les responsabilités qui incombent aux différents intervenants impliqués dans les activités de formation du CCP. En plus d’établir un mécanisme de résolution informelle, cette section prévoit notamment:

v. Directeur, Formation en sciences policières

Le directeur examine les allégations d’inconduite qui lui sont présentées, donne au participant l’occasion de réagir, puis rend une décision.

Si le directeur décide que le participant s’est mal conduit, il lui impose une ou plusieurs sanctions décrites dans la présente directive. La sanction doit être proportionnelle à la gravité de l’inconduite.

Si la sanction comporte le renvoi du participant à son employeur, le directeur informe l’employeur en décrivant la nature de l’inconduite. Pour toute autre sanction, le directeur, après avoir évalué la gravité de l’inconduite, peut choisir d’informer l’employeur du participant de l’inconduite et de la sanction.

Le directeur doit informer le participant de la décision par écrit, en précisant les sanctions imposées. Il doit aussi expliquer par écrit sa décision et informer le participant de son droit de faire appel de la décision auprès du directeur général du CCP.

Si l’inconduite est jugée exceptionnellement grave, le directeur peut ordonner le renvoi immédiat du participant à son employeur. Autrement, aucune sanction n’est appliquée avant la fin du délai d’appel de deux jours ou avant que le directeur général n’ait rendu une décision sur l’appel du participant.

[37]        La Directive A10 prévoit aussi le droit pour un participant de faire appel de la décision du Directeur, Formation en sciences policières auprès du DG du CCP. Le seul motif toutefois justifiant un appel est le caractère déraisonnable ou subjectif des décisions relatives à sa culpabilité ou de la sanction imposée. Dans un tel cas, le participant reçoit une copie de la Directive A10 avec l’avis écrit précisant les motifs d’accusation et l’informant de la façon dont il peut présenter son point de vue, ainsi que des résultats possibles.

[38]       La Directive A10 prescrit en outre les obligations du DG du CCP à l’égard du participant qui se pourvoit en appel:

vii. Directeur général

Le directeur général peut infirmer ou modifier les décisions prises par le directeur de formation en sciences policières. La modification d’une sanction peut signifier soit la réduction ou l’augmentation de la sévérité et du nombre de sanctions.

Le directeur général doit fournir au participant un compte rendu écrit de ses décisions et expliquer comment elles ont été prises.

Si les délibérations du directeur général conduisent à l’application d’une nouvelle sanction, le directeur général délègue l’application de la sanction et, au besoin, informe l’employeur du participant.

[39]       Considérant que la Directive A10 prévoyait une procédure à suivre, il était donc légitime pour le demandeur de s’attendre à ce que celle-ci soit suivie.

[40]       Par ailleurs, dans mon analyse de l’étendue des garanties d’équité procédurale, je dois également considérer l’importance de la décision et de ses répercussions sur le demandeur selon les facteurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Baker, ci haut citée.

[41]       Dans son mémoire, le demandeur a soulevé les conséquences suivantes découlant de la décision du CCP de le renvoyer de la formation: 1) l’humiliation sur place et à son retour au travail; 2) atteinte à la vie privée; 3) atteinte à la réputation et à la dignité; 4) remise en question possible de sa capacité à continuer à occuper ses fonctions de technicien au service d’identité judiciaire de son employeur; 5) remise en question possible de sa capacité à témoigner devant les cours, en application de l’arrêt R c McNeil, 2009 CSC 3; et, 6) impossibilité de compléter la formation dans le délai.

[42]       Même si, selon le défendeur, certaines de ces conséquences possibles reposent sur d’éventuelles mesures qui pourraient hypothétiquement être prises par l’employeur du demandeur, je souscris néanmoins à la position du demandeur que la décision prise par le CCP comporte des conséquences importantes pour le demandeur. Bien que la décision en question ne vise que le renvoi du demandeur de la formation offerte par le CCP, il en demeure que les motifs invoqués au soutien du renvoi sont basés sur des allégations sérieuses qui mettent en cause la réputation du demandeur tant au niveau personnel que professionnel. À mon avis, le demandeur était en droit de s’attendre d’être en mesure de répondre aux allégations qui lui étaient reprochées de façon éclairée.  Je note par ailleurs que l’importance des conséquences professionnelles pour le demandeur avait été reconnue par le sergent Lelièvre lors de sa conversation le 29 août 2013 avec la psychologue en chef de la GRC.

[43]       Mon examen du présent dossier a démontré que plusieurs éléments de la Directive A10 n’ont pas été suivis lors de la décision initiale, violant ainsi les droits du demandeur à l’équité procédurale.

[44]       D’une part, la directrice de la Formation en sciences policières, la surintendante White,  avait la responsabilité d’examiner les allégations d’inconduite qui lui ont été présentées, de donner au demandeur l’occasion de réagir et ensuite, de prendre une décision. Or, il appert du dossier qu’elle n’a ni examiné le dossier ni donné au demandeur l’occasion de répondre aux allégations sérieuses portées contre lui. Sa décision d’imposer au demandeur la sanction la plus sévère, soit le renvoi immédiat pour les cas d’inconduite jugés « exceptionnellement graves », a été prise après une courte discussion avec le sergent Lelièvre au cours de laquelle ce dernier lui a fait rapport sur les sept (7) rencontres qu’il avait eues dans les deux (2) heures précédentes et qui avaient duré en moyenne une quinzaine de minutes chaque. En aucun temps, le demandeur n’a été rencontré pour faire la lumière sur les allégations à son égard et lorsque le demandeur a tenté d’obtenir de plus amples détails sur la nature des allégations lors de sa rencontre le 30 août 2013, on lui a répondu que le dossier était sous enquête.

[45]       D’autre part, la lettre du 30 août 2013 ne rencontre ni la lettre, ni l’esprit de ce qui est prescrit par la Directive A10. Celle-ci prévoit que le Directeur, Formation en sciences policières, « doit informer le participant de la décision par écrit, en précisant les sanctions imposées » et qu’il « doit aussi expliquer par écrit sa décision et informer le participant par écrit de son droit de faire appel de la décision auprès du [DG] du CCP ». Or, la lettre remise au demandeur le 30 août 2013 ne contient que des allégations vagues et imprécises de comportement. Elle ne fait aucune référence à quelconque situation, geste, propos ou autres détails permettant au demandeur de connaître les reproches qui lui sont faits. De plus, concernant l’allégation à l’effet que le demandeur a incité des gestes de conduite désordonnée telle que décrite dans le Code de conduite, le demandeur était en droit de s’attendre que la conduite en question soit identifiée ou précisée étant donné que le Code de conduite énumère une série de comportements considérés comme inappropriés ou désordonnés.

[46]       Le défendeur a reconnu dans son mémoire que la décision initiale prise par la surintendante White avait été rendue en violation des principes d’équité procédurale. Il soutient toutefois que le non-respect des droits du demandeur n’a emporté aucune conséquence en raison de l’appel dont bénéficiait le demandeur. Il prétend que le demandeur s’est vu communiquer toutes les déclarations des témoins qui avaient été rencontrés par le sergent Lelièvre et qu’il a eu l’opportunité d’avancer sa position en faits et en droit en réponse à ces déclarations et la décision du 30 août 2013. Au soutien de son argument, le défendeur s’est appuyé, entre autres, sur les décisions McBride c. Canada , 2011 CF 1019 [McBride] et Canada (Procureur général) c Rifai, 2015 CAF 145 [Rifai]. Dans ces affaires, la Cour d’appel fédérale a jugé que les manquements à l’équité procédurale dans le traitement initial d’un grief militaire avaient été corrigés lors de l’étape subséquente devant le Chef d’état-major, ce dernier ayant le pouvoir de rendre une décision de novo.

[47]       Pour sa part, le demandeur argue que son droit d’appel devenait illusoire en raison du fait qu’il n’était pas « ainsi informé » tel que le prévoit la Directive A10. Il soumet également que la décision du 9 avril 2014 ne constitue qu’un rappel chronologique des évènements, n’étant ni un compte rendu écrit des décisions du DG du CCP, ni une explication de comment les décisions ont été prises, le tout en violation de l’article vii, 2e alinéa de la Directive A10.

[48]       Il y donc lieu de déterminer si les violations aux principes d’équité procédurale dans le cadre de la décision initiale ont été corrigées dans le cadre de l’appel formulé par le demandeur.

[49]       Dans Schmidt c Canada (Procureur général), 2011 CF 356 aux paras 16-20, le juge Barnes a souligné que les tribunaux ont plusieurs fois statué sur la question de savoir si un appel administratif permettait de remédier à des erreurs ou manquements de nature procédurale commis dans le cadre d’une décision d’une instance inférieure. À cet égard, il s’appuyait sur un extrait de la décision rendue par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Taiga Works Wilderness Equipment Ltd c British Columbia (Director of Employment Standards), 2010 BCCA 97 aux paras 36 à 38, 3 BCLR (5th) 103. Aux fins du présent dossier, je suis d’avis qu’il est utile de le reproduire:

[TRADUCTION]

36        Cet examen de la jurisprudence démontre que Cardinal n’appuie pas le principe général invoqué par l’employeur selon lequel un tribunal d’appel n’a pas le pouvoir de remédier aux manquements aux règles de la justice naturelle et à l’équité procédurale. Il ressort de Supermarchés Jean Labrecque Inc. et de Mobil Oil que la Cour suprême du Canada a reconnu que Harelkin (et King) ainsi que Cardinal peuvent se concilier. Le fait que la Cour suprême du Canada a mentionné Harelkin et Cardinal en les approuvant tous les deux signifie qu’on ne peut estimer que Cardinal contredit le principe énoncé dans Harelkin (et King) selon lequel un tribunal d’appel peut remédier à un manquement aux règles de la justice naturelle ou à l’équité procédurale dans des circonstances appropriées.

37        J’estime que Cardinal permet d’affirmer qu’on ne saurait ignorer un manquement aux règles de la justice naturelle ou à l’équité procédurale au motif que la cour de révision ou le tribunal d’appel estime que l’issue aurait été la même s’il n’y avait pas eu de manquement. Comme le démontrent les arrêts postérieurs à Cardinal auxquels j’ai renvoyé, Harelkin et King permettent toujours d’affirmer que les tribunaux d’appel peuvent, dans des circonstances appropriées, remédier à des manquements à la justice naturelle ou à l’équité procédurale commis par un tribunal inférieur. La question qui se pose ensuite est celle de savoir comment déterminer s’il a été remédié convenablement à de tels manquements.

38        À l’instar du juge Huddart ‑ dans International Union of Engineers ‑ et du juge Berger ‑ dans Stewart ‑ de la cour d’appel, je préfère l’approche préconisée par de Smith, Woolf et Jowel dans Judicial Review of Administrative Action. L’on devrait examiner les procédures devant le tribunal initial et devant le tribunal d’appel, puis décider si la procédure dans son ensemble satisfait aux exigences en matière d’équité. L’on devrait considérer toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés par de Smith, Woolf et Jowell.

[50]       Le juge Barnes énumère dans sa décision les cinq (5) facteurs relevés par les auteurs de Smith, Woolf et Jowell, dans Judicial Review of Administrative Action, 5e édition (London : Sweet & Maxwell, 1995), soit: 1) la gravité de l’erreur commise en première instance; 2) la probabilité que les effets préjudiciables découlant de l’erreur perdurent lors de la nouvelle audience; 3) la gravité des conséquences pour l’intéressé; 4) l’étendue des pouvoirs du tribunal d’appel; et, 5) la décision du tribunal d’appel est-elle fondée uniquement sur les éléments dont disposait le décideur initial ou fait-elle suite à une nouvelle audience.

[51]       En tenant compte de ces cinq (5) facteurs, pour les raisons qui suivent, je considère que l’appel en l’instance n’a pas remédié aux violations survenues dans le cadre de la décision initiale.

[52]       Concernant le premier facteur, soit la gravité de l’erreur commise en première instance, il ne fait aucun doute de sa gravité. Le droit d’être informé des allégations reprochées et le droit d’y répondre sont des droits fondamentaux.  Dans les deux (2) cas, les droits du demandeur ont été violés et le défendeur le reconnait.

[53]       Je traiterai du deuxième facteur en dernier.

[54]       En ce qui a trait au troisième facteur, soit la gravité des conséquences pour le demandeur, pour les raisons déjà énoncées, je partage l’avis du demandeur que la décision n’est pas sans conséquences importantes sur la vie personnelle et professionnelle du demandeur.

[55]       Quant aux quatrième et cinquième facteurs, je suis d’avis que le demandeur n’a pas bénéficié d’un appel de novo comme c’était le cas dans les affaires McBride et Rifai. Dans le cadre d’une procédure de novo, l’affaire doit être jugée uniquement sur la base du nouveau dossier et sans égard à la décision antérieure (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, au para 6). La Directive A10 prévoit expressément que le seul motif justifiant l’appel est le « caractère déraisonnable ou subjectif des décisions relatives à sa culpabilité ou de la sanction imposée ». Par ailleurs, il n’est aucunement indiqué que le DG du CCP est tenu de rendre une nouvelle décision sur l’ensemble du dossier et sur la base des représentations des parties sans égard à la décision antérieure.

[56]       De plus, dans sa lettre du 9 avril 2014, le DG du CCP écrit que la conduite du demandeur « a fait l’objet d’une enquête », qu’il « a été jugé qu’elle contrevenait au Code de conduite » et « la sanction appropriée a été imposée compte tenu de la nature de l’infraction ». Le DG du CCP indique également que si « une enquête approfondie est nécessaire », celle-ci sera menée par le SPVL. Or, ces propos me laissent croire que le DG n’a pas examiné le fondement des allégations reprochées au demandeur.

[57]       Enfin, concernant le deuxième facteur, soit la probabilité que les effets préjudiciables découlant de l’erreur perdurent lors de la nouvelle audience, je considère que la décision en appel a également été rendue en violation des droits du demandeur à l’équité procédurale.

[58]       Je reconnais que dans le cadre de son appel, le demandeur a reçu une copie caviardée du rapport rédigé par le sergent Lelièvre. Ce rapport contient un résumé de déclarations recueillies. Je reconnais également que le demandeur a eu l’occasion de transmettre au DG du CCP les arguments qu’il entendait faire valoir.

[59]       Toutefois, le DG du CCP était tenu de fournir au demandeur un compte rendu écrit de sa décision et d’expliquer comment elle a été prise. Or, bien que le DG du CCP indique avoir pris connaissance du dossier, sa lettre du 9 avril 2014 constitue en grande partie un vague rappel chronologique de certains évènements procéduraux. Les allégations d’infractions au Code de conduite ne sont pas précisées et l’on y retrouve à peine des explications sur comment sa décision a été prise. La lettre indique que le processus de renvoi a tenu compte des faits de l’affaire, des incidences sur le personnel du CCP et les collègues du demandeur, ainsi que du bien-être du demandeur. On n’y précise ni les faits, ni les circonstances et on n’y définit pas ce qu’on entend par le bien-être. Bien que le DG du CCP indique avoir pris connaissance des circonstances de l’affaire et avoir conclu qu’aucune modification de la sanction infligée  ou du niveau d’instruction du demandeur ne s’imposait, il ne précise aucunement quelles sont ces circonstances.

[60]       Je note également que la décision du 9 avril 2014 n’adresse aucune des violations d’équité procédurale qui ont été commises au moment de la décision initiale et ne fait aucune mention des arguments du demandeur transmis au DG du CCP le 16 janvier 2014.

[61]       Je reconnais qu’il est bien établi en droit qu’un décideur n’a pas l’obligation de mentionner tous les éléments sur lesquels sa décision est basée (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16, [2011] 3 RCS 708). Toutefois, les circonstances particulières dans ce dossier entourant la transmission du dossier conformément aux règles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales laissent croire que le DG du CCP n’a possiblement pas tenu compte des arguments du demandeur en décidant de l’appel. Le dossier démontre que lorsque le DG du CCP a initialement transmis à cette Cour le 28 août 2014 tous les documents sur lesquels il s’était fondé pour rendre sa décision, les arguments écrits du demandeur datés du 16 janvier 2014 n’y apparaissaient pas. Ce n’est que dans le cadre d’un amendement du dossier certifié le 25 septembre 2014 que les arguments ont été mentionnés.

[62]       Enfin, l’équité procédurale exige que les décisions soient rendues par un décideur impartial (Baker, au para 45). Le dossier démontre que le 10 décembre 2013, la surintendante White a signé une lettre au nom du DG du CCP de l’époque, le Commissaire adjoint Corley, adressée aux procureurs du demandeur, laquelle indiquait que le CCP étudiait l’appel interjeté par le demandeur suite à la décision rendue le 30 août 2013. Or, la signature de la surintendante White soulève des questions quant au rôle qu’elle a pu jouer dans le processus d’appel.

[63]       À la lumière de ce qui précède, je considère que les manquements à l’équité procédurale n’ont pas été remédiés.

[64]       Reprenant les propos de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Khela, précitée, au para 80, il n’est pas nécessaire de savoir si la décision datée du 9 avril 2014 est illégale parce qu’elle était déraisonnable. La décision est illégale parce qu’elle est inéquitable sur le plan procédural.

[65]           Pour ces motifs, je suis d’avis qu’il y a lieu d’accueillir la demande de contrôle judiciaire, d’annuler la décision du DG du CCP en date du 9 avril 2014 et d’ordonner que le dossier du demandeur soit retourné devant le DG du CCP afin qu’il soit examiné et décidé conformément aux présents motifs et à la Directive A10 ainsi que dans le respect des principes d’équité procédurale applicables énoncés par la Cour suprême du Canada.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que:

1)         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2)         La décision du directeur général du Collège canadien de police en date du 9 avril 2014 est annulée;

3)         Il est ordonné que le dossier du demandeur soit retourné devant le directeur général du Collège canadien de police afin qu’il soit examiné et décidé conformément aux présents motifs et à la Directive A10 ainsi que dans le respect des principes d’équité procédurale applicables énoncés par la Cour suprême du Canada;

4)         Le tout avec dépens en faveur du demandeur au montant de 3 000,00 $.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1170-14

INTITULÉ :

PHILIPPE BEAUREGARD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 novembre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 14 décembre 2015

COMPARUTIONS :

Serge Gagné

Pour le demandeur

Chantal Sauriol

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Trudel Nadeau Avocats

Avocats

Anjou (Québec)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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