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Date : 20151208


Dossiers : IMM‑6971‑13

IMM‑1940‑15

Référence : 2015 CF 1353

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2015

En présence de madame la juge Mactavish

Dossier : IMM‑6971‑13

ENTRE :

TAHIRA HAMEED

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM‑1940‑15

ET ENTRE :

TAHIRA HAMEED

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Je suis saisie de deux demandes de contrôle judiciaire présentées par Tahira Hameed. La première demande vise la décision d’un agent d’immigration de la déclarer interdite de territoire au Canada en raison de son appartenance à la section Haqiqi du Mouvement Muttahida Quami Movement (MQM‑H), organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée au terrorisme. La deuxième demande vise la décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de ne pas accorder à Mme Hameed une dispense ministérielle en ce qui concerne l’interdiction de territoire prononcée contre elle.

[2]               Mme Hameed soutient que la décision du ministre de ne pas lui accorder de dispense ministérielle était déraisonnable dans la mesure où elle reposait sur de prétendues incohérences dans sa preuve, puisque de telles incohérences soit n’existaient pas, soit étaient mineures. Mme Hameed soutient aussi que le ministre a accordé une importance indue à son appartenance passée au MQM‑H, et n’a pas suffisamment pris en compte le caractère bref et non violent de sa participation, à un échelon peu élevé, aux activités de l’organisation. Mme Hameed fait aussi valoir que le ministre n’a pas pris suffisamment en considération les facteurs personnels déterminants favorisant la levée de l’interdiction, notamment l’intérêt supérieur de ses cinq enfants nés au Canada.

[3]               Mme Hameed n’a pas présenté d’arguments sur le fond quant au caractère raisonnable de l’interdiction de territoire. Elle convient qu’advenant le maintien de la décision du ministre de ne pas lui accorder de dispense, il conviendrait de rejeter la demande par laquelle elle conteste la conclusion d’interdiction de territoire. Elle soutient toutefois que, si la décision du ministre de ne pas accorder de dispense est annulée, l’interdiction de territoire devrait elle aussi être annulée.

[4]               Pour les motifs que je vais exposer, j’ai conclu qu’il était raisonnable de la part du ministre de ne pas accorder de dispense ministérielle à Mme Hameed. Les deux demandes de contrôle judiciaire seront donc rejetées.

I.                   Contexte

[5]               Mme Hameed est une infirmière de formation. Citoyenne du Pakistan, elle appartient au groupe ethnique minoritaire mohajir parlant l’urdu. Elle est issue d’une famille active sur la scène politique et engagée dans le Mouvement Mohajir Quami. En 1993, Mme Hameed a joint la section féminine du MQM‑H à la demande expresse de son père; elle a aidé le MQM‑H à mettre sur pied une clinique de planification familiale à Karachi, où elle a travaillé comme bénévole plusieurs jours par semaine. Mme Hameed levait également des fonds pour la clinique par l’entremise du MQM‑H.

[6]               En août 1995, des membres du MQM‑A, organisation rivale du MQM‑H, ont kidnappé Mme Hameed à l’extérieur de la clinique où elle travaillait bénévolement. On l’a obligée à soigner une personne atteinte d’une balle. Tandis que M Hameed soignait cette personne, des policiers ont fait une descente dans l’immeuble où on la détenait et ont procédé à son arrestation. Mme Hameed a été mise en liberté le lendemain après avoir promis qu’elle identifierait ses ravisseurs.

[7]               Mme Hameed dit qu’elle a commencé à recevoir des menaces du MQM‑A, et que cela a incité son père à l’envoyer à Islamabad pour y chercher refuge. En novembre 1996, Mme Hameed a toutefois de nouveau fait l’objet d’une tentative d’enlèvement, qui n’a pas réussi cette fois‑ci. Elle a alors fui à Lahore, mais elle est par la suite revenue à Karachi.

[8]               En mars 1997, des membres du MQM‑A ont agressé Mme Hameed et son frère et leur a infligé à tous deux de graves blessures. Deux mois plus tard, le fiancé de Mme Hameed a été kidnappé, torturé et tué en raison de son appartenance au MQM‑H. Le 10 juin 1997, Mme Hameed a été blessée par un tireur inconnu alors qu’elle assistait à une réunion de la section féminine du MQM‑H. Un mois plus tard, les frères de Mme Hameed ont été kidnappés et on ne les a plus jamais revus depuis lors.

[9]               En août 1997, la police a arrêté et torturé Mme Hameed et son père; on les a interrogés sur le décès de plusieurs policiers qui auraient été tués par des membres du MQM‑H. Mme Hameed et son père ont été libérés par la suite après avoir versé un pot‑de‑vin. Mme Hameed s’est fait conseiller par son père de quitter le Pakistan, ce qu’elle a fait le 28 août 1997. Elle est arrivée au Canada deux jours plus tard.

[10]           Une fois au Canada, Mme Hameed est demeurée en contact avec le MQM‑H par l’entremise du bureau de l’organisation à Chicago. Les parties ne s’entendent toutefois pas sur la nature et l’importance de la participation de Mme Hameed aux activités de la section nord‑américaine de l’organisation.

[11]           En 1999, on a reconnu à Mme Hameed la qualité de réfugiée au sens de la Convention. Mme Hameed a présenté la même année une demande de résidence permanente. En 2002, Mme Hameed a été déclarée interdite de territoire au Canada, en raison de son appartenance au MQM‑H conformément à la division 19(1)f)(iii)(B) de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I‑2.

[12]           Le 25 avril 2002, Mme Hameed a demandé qu’une dispense ministérielle lui soit accordée en ce qui concerne son interdiction de territoire. La demande de Mme Hameed a été rejetée une première fois le 19 juin 2013. Cette décision a toutefois été annulée sur consentement par la suite, pour permettre au ministre de la réexaminer à la lumière de l’arrêt de la Cour suprême Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559.

[13]           La demande de résidence permanente de Mme Hameed a été rejetée le 16 octobre 2013 et, le 31 mars 2015, le ministre a de nouveau refusé de lui accorder une dispense ministérielle.

II.                Conclusion d’interdiction de territoire

[14]           Tout en contestant les conclusions tirées quant à la nature et à l’importance de sa participation au sein du MQM‑H, Mme Hameed admet qu’elle était membre de cette organisation au Pakistan. Elle ne conteste pas non plus qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le MQM‑H s’est livré au terrorisme, mais elle affirme ne pas avoir eu conscience de ce fait au moment pertinent. Il n’y a donc aucune raison fondamentale d’annuler la décision rendue, en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c 27, de déclarer Mme Hameed interdite de territoire au Canada.

[15]           Il ne reste qu’à examiner si la décision concernant la dispense ministérielle était ou non raisonnable.

III.             Décision du ministre ne pas accorder de dispense à Mme Hameed  

[16]           Comme le veut la pratique en pareil cas, l’Agence des services frontaliers du Canada a résumé dans une note d’information, pour étude par le ministre, la demande de dispense ministérielle présentée par Mme Hameed.

[17]           La note d’information donne une vue d’ensemble du processus de dispense ministérielle et énonce le critère juridique à appliquer par le ministre pour décider s’il convient d’accorder ou non une dispense à Mme Hameed.

[18]           Le document fournit des renseignements généraux au sujet tant du MQM‑H que de l’organisation qui l’a précédé, le MQM. Après un survol des antécédents en matière d’immigration de Mme Hameed, la note d’information traite de manière détaillée de sa participation au sein du MQM‑H, notamment en présentant la version des faits de Mme Hameed et sa position sur certains points. Puis, la demande de Mme Hameed est évaluée dans la note d’information et il est traité de de la preuve pesant contre elle et expliqué pourquoi ses arguments sur diverses questions devraient être rejetés. Au terme de l’analyse, le président de l’Agence des services frontaliers du Canada recommande qu’aucune dispense ministérielle ne soit accordée à Mme Hameed.

[19]           Le ministre déclare dans le document, en conclusion, qu’il [traduction] « n’est pas convaincu que la présence de Mme Tahira Hameed au Canada ne serait pas préjudiciable à l’intérêt national ». Par conséquent, Mme Hameed n’a pas obtenu de dispense ministérielle.

IV.             Arguments de Mme Hameed

[20]           Selon Mme Hameed, la décision du ministre reposait sur deux considérations fondamentales : son appartenance passée au MQM‑H et l’existence de prétendues incohérences dans sa preuve.

[21]           Mme Hameed affirme que la décision du ministre était déraisonnable, dans la mesure où elle s’appuyait sur son appartenance passée au MQM‑H, car le ministre n’a pas pleinement compris le rôle restreint, à un échelon peu élevé et d’ordre humanitaire, qu’elle a joué au sein de l’organisation. Selon Mme Hameed, le ministre a aussi commis une erreur en voyant des incohérences dans sa preuve là où il n’y en avait pas ou en fondant sa décision sur l’existence d’incohérences mineures ou sans aucune importance.

[22]           Enfin, Mme Hameed fait valoir que le ministre a commis une erreur en ne tenant pas suffisamment compte des considérations humanitaires soulevées dans sa demande de dispense ministérielle, notamment l’intérêt supérieur des cinq enfants nés au Canada de Mme Hameed et l’incidence du rejet de sa demande de dispense sur le statut d’immigration de son mari.

[23]           J’examinerai ces divers arguments l’un après l’autre. Avant de le faire, il importe toutefois de comprendre les principes applicables aux contrôles judiciaires des décisions prises par le ministre en application du paragraphe 34(2) de la LIPR.

V.                Principes juridiques applicables aux demandes de dispense ministérielle

[24]           Lorsqu’une demande de dispense ministérielle est soumise, c’est au demandeur qu’il appartient de convaincre le ministre que sa présence au Canada ne serait pas préjudiciable à l’intérêt national (Al Yamani c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 381, au paragraphe 69, 311 FTR 193).

[25]           Lorsque le ministre adopte la recommandation formulée dans la note d’information de l’ASFC, on doit considérer que cette note d’information constitue les motifs de la décision du ministre (décision Al Yamani, précitée, au paragraphe 52; Haj Khalil c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CAF 213, au paragraphe 29, 464 NR 98).

[26]           Dans l’arrêt Agraira, précité, la Cour suprême du Canada a traité du critère que le ministre doit appliquer pour décider s’il convient d’accorder une dispense ministérielle dans un cas donné, et a déclaré qu’« un large éventail de facteurs peuvent s’avérer pertinents à l’égard de la détermination du contenu de l’ “intérêt national” pour les besoins de la mise en œuvre du par. 34(2) » (au paragraphe 87). En règle générale, le ministre devrait prendre en compte les facteurs suivants :

1.         La présence du demandeur au Canada est‑elle inconvenante pour le public canadien?

2.         Les liens du demandeur avec l’organisation/le régime sont‑ils complètement rompus?

3.         Y a‑t‑il des indications quelconques que le demandeur pourrait bénéficier d’un avoir obtenu lorsqu’il était membre de l’organisation?

4.         Y a‑t‑il des indications quelconques que le demandeur pourrait retirer des bénéfices de son appartenance passée à l’organisation/au régime?

5.         Le demandeur a‑t‑il adopté les valeurs démocratiques de la société canadienne?

(arrêt Agraira, précité, au paragraphe 87)

[27]           Les demandes de dispense ministérielle sous le régime du paragraphe 34(2) de la LIPR ne se veulent pas une formule de rechange à l’examen pour des raisons d’ordre humanitaire. Des facteurs personnels propres au demandeur peuvent toutefois s’avérer pertinents pour une demande de dispense ministérielle lorsqu’ils sont susceptibles, par exemple, de mettre en lumière des caractéristiques personnelles du demandeur qui aident à établir si on doit le considérer comme une menace pour la sécurité du Canada (arrêt Agraira, précité, au paragraphe 84).

[28]           Étant donné le caractère discrétionnaire des décisions fondées sur le paragraphe 34(2), la raisonnabilité est la norme qui s’applique au contrôle de la décision sur le fond du ministre de refuser une dispense ministérielle (arrêt Agraira, précité, aux paragraphes 49 et 50). Une interprétation de l’intérêt national qui a trait principalement à la sécurité nationale et à la sécurité publique, mais qui n’écarte pas les autres considérations, est raisonnable (arrêt Agraira, précité, au paragraphe 88).

[29]           Gardant à l’esprit ces principes pertinents qui régissent les affaires semblables à celle qui nous occupe, j’examinerai maintenant les arguments avancés par Mme Hameed quant au caractère déraisonnable de la décision du ministre.

VI.             Appartenance passée de Mme Hameed au MQM‑H

[30]           Le ministre commet une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il rejette une demande de dispense ministérielle simplement parce que le demandeur était membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée au terrorisme (Soe c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 461, aux paragraphes 32 à 35, [2007] ACF n° 620; Kanaan c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 241, aux paragraphes 6 à 8, 71 Imm LR (3d) 63). Le paragraphe 34(2) de la LIPR n’entre en jeu que lorsqu’un individu a été interdit de territoire au Canada en tant que membre d’une organisation et, comme le juge Phelan l’a souligné dans la décision Soe, précitée, au paragraphe 34, considérer que l’appartenance passée détermine l’issue de la demande de dispense ministérielle rendrait inutile tout exercice du pouvoir discrétionnaire.

[31]           La situation est toutefois différente en l’espèce. Le ministre n’a pas considéré que l’appartenance passée de Mme Hameed au MQM‑H déterminait l’issue de sa demande de dispense ministérielle. Il a plutôt pris en compte la nature et l’importance de la participation de Mme Hameed aux activités du MQM‑H, le rôle qu’elle a joué au sein de l’organisation et son engagement envers celle‑ci, attesté par le maintien de sa participation malgré l’intense persécution à laquelle cela l’avait exposée. 

[32]           En même temps, on énonce explicitement dans les motifs la thèse présentée par Mme Hameed :

                     elle était membre ordinaire du MQM‑H et n’y était pas en situation d’autorité;

                     sa participation au sein du MQM‑H consistait principalement en la prestation de soins de santé dans une clinique mise sur pied par l’organisation;

                     toute somme qu’elle a pu recueillir pour le MQM‑H avait pour destinataire la clinique de planification familiale;

                     elle n’avait pas connaissance des actes de violence commis par le MQM‑H, et elle n’aurait pas joint ses rangs si elle avait su que l’organisation se livrait à la violence.

[33]           Le ministre a mis ces considérations opposées en balance et, en fin de compte, Mme Hameed conteste le poids accordé aux facteurs concernant son appartenance passée au MQM‑H, qui ont milité contre l’octroi de la dispense ministérielle, par rapport au poids accordé aux facteurs favorables à cet octroi.

[34]           Toutefois, lorsqu’elle contrôle le caractère raisonnable de l’exercice par le ministre du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 34(2) de la LIPR, la Cour n’est pas autorisée à apprécier à nouveau la preuve dont le ministre disposait. Lorsque, comme en l’espèce, le ministre a pris en compte et pesé tous les facteurs pertinents dans l’examen d’une demande de dispense ministérielle, la décision doit être jugée raisonnable (arrêt Agraira, précité, au paragraphe 91).

VII.          Incohérences dans la preuve de Mme Hameed

[35]           Mme Hameed conteste aussi le fait que le ministre se soit fondé sur de prétendues incohérences dans ses observations au fil des ans. Mme Hameed soutient que, pour l’essentiel, son récit a été remarquablement cohérent, et que le ministre est [traduction] « allé vraiment trop loin » en concluant à l’existence d’incohérences importantes dans sa preuve alors qu’il n’y en avait aucune.

[36]           Des incohérences dans la preuve de Mme Hameed ont été relevées sur de nombreux points, y compris les circonstances de son adhésion au MQM‑H, la nature des réunions du MQM‑H auxquelles elle a pris part au Pakistan, son rôle dans le recrutement de nouveaux membres du MQM‑H et la nature et l’importance de sa participation aux activités du MQM‑H après son arrivée au Canada.

[37]           Dans la note d’information, on mentionne expressément les diverses déclarations de Mme Hameed sur ces questions au cours des ans, en signalant les incohérences de la preuve présentée.

[38]           On souligne par exemple dans la note que Mme Hameed a soutenu, dans sa demande d’asile et d’autres déclarations faites au fil des ans aux autorités canadiennes de l’immigration, que sa décision de joindre les rangs du MQM‑H avait été volontaire, bien que son père l’ait encouragée en ce sens.

[39]           En revanche, dans les observations plus récentes au soutien de sa demande de dispense ministérielle, Mme Hameed a avancé qu’en réalité elle n’avait pas joint les rangs du MQM‑H volontairement, mais que son père et son frère avaient exercé des pressions sur elle pour qu’elle le fasse, et ce, même si elle ne s’intéressait aucunement à la politique. Mme Hameed a expliqué qu’il ne lui était pas possible, dans une société machiste, de s’opposer aux souhaits des hommes de sa famille. Elle a ajouté qu’elle n’avait pas mentionné plus tôt l’état de contrainte où elle s’était trouvée parce qu’il aurait été déloyal de parler de son père en ces termes. Cela n’explique bien sûr toutefois pas pourquoi il est désormais approprié de sa part de le faire.

[40]           De même, Mme Hameed a déclaré dans ses observations initiales au ministre qu’elle encourageait d’autres femmes à joindre la section féminine du MQM‑H lorsqu’elle était au Pakistan. Mme Hameed déclare toutefois maintenant qu’elle recrutait des femmes pour qu’elles participent, non pas aux activités politiques du MQM‑H, mais seulement à ses entreprises humanitaires, au sein de la clinique de santé par exemple.

[41]           Quant à la nature et à l’importance de sa participation aux activités du MQM‑H en Amérique du Nord, Mme Hameed a tenu des propos contradictoires au sujet de la durée et de la fréquence de ses communications avec le bureau de Chicago de l’organisation. Elle a tout à tour déclaré qu’elle avait cessé d’être un membre actif du MQM‑H peu après son arrivée au Canada, qu’elle avait interrompu ses contacts avec l’organisation en 1999 et qu’elle était toujours membre de celle‑ci lors des entrevues que le SCRS et CIC lui ont fait passer en 2000 et 2001.

[42]           Mme Hameed dit maintenant qu’elle est initialement entrée en communication avec le bureau de Chicago du MQM‑H pour obtenir la preuve de son appartenance à l’organisation aux fins de sa demande d’asile. Elle affirme aussi maintenant qu’elle a communiqué avec le bureau de Chicago quelques autres fois par la suite afin d’obtenir des renseignements sur des membres de sa famille qui vivaient toujours au Pakistan.

[43]           Dans chacun de ces cas, on a passé en revue dans la note d’information les renseignements fournis par Mme Hameed au fil du temps, en faisant ressortir les contradictions qui entachaient sa preuve. C’est au ministre qu’il est revenu de décider en dernier ressort de l’importance de ces contradictions et, une fois encore, la Cour n’a pas pour rôle d’apprécier de nouveau, dans le cadre du contrôle de la décision, la preuve dont disposait le ministre.

VIII.       Prise en compte par le ministre des facteurs d’ordre humanitaire propres à Mme Hameed

[44]           Le dernier argument de Mme Hameed concerne la manière dont le ministre a pris en compte les considérations humanitaires soulevées dans sa demande de dispense ministérielle.

[45]           Mme Hameed a souligné, dans ses observations présentées au ministre, qu’elle était une réfugiée au sens de la Convention, qu’elle avait cinq enfants nés au Canada et que son époux habitait lui aussi au Canada. Elle a soutenu que son renvoi du Canada serait contraire à l’intérêt supérieur de ses enfants, et que le statut de son époux au Canada serait aussi compromis si on lui refusait la dispense ministérielle, puisqu’il est un demandeur d’asile débouté qui était visé par sa demande de résidence permanente.

[46]           Concernant l’intérêt supérieur de ses enfants, Mme Hameed fait valoir que cet intérêt commande qu’ils demeurent au Canada avec leurs deux parents. Elle a aussi remis au ministre des rapports psychologiques qui font état des répercussions sur la santé mentale de ses enfants du statut d’immigration incertain de la famille.

[47]           Encore une fois, on a rapporté en détail dans la note d’information les observations de Mme Hameed sur sa situation personnelle et celle de son mari et sur l’intérêt supérieur de ses enfants. On ne peut donc pas dire que le ministre n’a pas pris en compte les observations de Mme Hameed sur les considérations d’ordre humanitaire soulevées par sa demande.

[48]           En fait, on déclare expressément dans la note d’information qu’on a tenu compte des observations de Mme Hameed sur sa situation personnelle, tout en reconnaissant toutefois que, conformément à l’arrêt Agraira de la Cour suprême du Canada, les facteurs principaux à prendre en considération aux fins d’une demande de dispense ministérielle sont la sécurité nationale et la sécurité publique au Canada.

[49]           Mme Hameed reconnaît que la Cour suprême a affirmé dans l’arrêt Agraira que les demandes de dispense ministérielle sous le régime du paragraphe 34(2) de la LIPR ne se voulaient pas une formule de rechange à l’examen pour des raisons d’ordre humanitaire. La Cour suprême a d’ailleurs expressément déclaré qu’il valait mieux examiner les considérations humanitaires dans le cadre d’une demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire (arrêt Agraira, précité, au paragraphe 84).

[50]           Mme Hameed soutient toutefois que l’arrêt Agraira était fondé sur l’hypothèse qu’une personne dans sa situation était admissible à une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Comme tel n’est plus le cas, affirme Mme Hameed, il y aurait lieu de reconsidérer l’arrêt.

[51]           La Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Agraira le 20 juin 2013. La Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, LC 2013, c 16 (la LARCE), avait reçu la veille la sanction royale. L’article 9 de la LARCE a modifié le paragraphe 25(1) de la LIPR, faisant en sorte que les personnes interdites de territoire au Canada au titre des articles 34, 35 et 37 de la LIPR ne soient plus admissibles à une dispense pour considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1).

[52]           Bien que la LARCE ait été présentée au Parlement le 20 juin 2012, la Cour suprême ne s’est pas penchée dans l’arrêt Agraira sur l’effet de la modification législative imminente, et il se peut bien qu’on doive examiner un jour la question soulevée par Mme Hameed. Pour plusieurs raisons, toutefois, la présente affaire n’est pas appropriée à cette fin.

[53]           L’arrêt Agraira de la Cour suprême liait le ministre lorsqu’il a étudié la demande de dispense ministérielle de Mme Hameed, tout comme il me lie. Bien que Mme Hameed ait présenté sa dernière série d’observations au ministre après l’adoption de la LARCE, elle n’a pas présenté à ce dernier l’argument qu’elle avance maintenant dans ses observations. On ne peut donc pas reprocher au ministre de ne pas avoir tenu compte d’arguments qu’on ne lui avait pas présentés. Nous ne disposons pas non plus d’une décision du ministre sur cette question, qui nous renseignerait sur l’analyse effectuée au sujet du nouvel argument de Mme Hameed.

[54]           Mme Hameed n’a pas soulevé non plus cet argument dans sa demande d’autorisation, ni dans le mémoire des faits et du droit déposé aux fins de sa demande de contrôle judiciaire. Il semble d’ailleurs que Mme Hameed ait fait valoir l’argument pour la première fois lors de l’instruction de sa demande de contrôle judiciaire. Cette façon de faire était inéquitable pour le défendeur, qui aurait pu réagir différemment à la demande s’il avait su que la pertinence de l’arrêt Agraira était désormais contestée. Je ne suis par conséquent pas disposée à trancher l’affaire sur ce fondement.

[55]           Le ministre a expressément pris en compte tous les facteurs exposés par Mme Hameed dans ses observations, notamment ceux d’ordre humanitaire, puis il a conclu qu’il n’était pas convaincu que la présence de cette dernière ne serait pas préjudiciable à l’intérêt national, et aucune erreur susceptible de contrôle n’a été relevée dans le traitement par le ministre des facteurs d’ordre humanitaire propres à Mme Hameed.

IX.             Conclusion

[56]           Mme Hameed n’a identifié aucun facteur pertinent que le ministre n’a pas pris en compte en statuant sur sa demande de dispense ministérielle, ni aucun facteur non pertinent que le ministre aurait considéré pour conclure qu’il n’était pas dans l’intérêt national de lui accorder cette dispense. L’ensemble des observations de Mme Hameed constitue essentiellement une invitation lancée à la Cour à apprécier de nouveau la preuve dont le ministre disposait.

[57]           Or, comme on l’a vu, ce n’est pas le rôle que la Cour doit jouer lorsqu’elle procède au contrôle de la décision du ministre. J’aurais peut-être pu peser différemment tous les divers facteurs opposés, mais dans les cas où, comme en l’espèce, le ministre a examiné et apprécié tous les facteurs pertinents, la décision rendue devrait être considérée comme raisonnable. La demande de contrôle judiciaire de Mme Hameed est par conséquent rejetée.

X.                Question proposée en vue de sa certification

[58]           Mme Hameed propose la question suivante en vue de sa certification :

[TRADUCTION]

Comme il n’est plus possible de faire valoir les considérations d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la LIPR pour les personnes interdites de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37, la Cour devrait‑elle reconsidérer l’interdiction faite par la Cour suprême dans l’arrêt Agraira de tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire aux fins d’une demande de dispense ministérielle?

[59]           Tel que mentionné précédemment, je ne suis pas disposée à trancher cette question dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire de Mme Hameed. Je ne vais donc pas certifier la question, puisqu’y répondre ne règlerait pas la présente demande.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE les présentes demandes de contrôle judiciaire.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIERS :

IMM‑6971‑13 ET IMM‑1940‑15

 

 

DOSSIER :

IMM‑6971‑13

 

INTITULÉ :

TAHIRA HAMEED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM‑1940‑15

 

INTITULÉ :

TAHIRA HAMEED c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 NOVEMBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 DÉCEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Bernard Assan

 

POUR LES DÉFENDEURS

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

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