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Date : 20151209


Dossier : T‑718‑15

Citation 2015 CF 1374

Edmonton (Alberta), le 9 décembre 2015

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

DANIEL MERCREDI

demandeur

et

PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La présente demande, qui a trait à la démission d’un membre du conseil de la Première Nation crie Mikisew, soulève la question de savoir si le conseil a agi de façon raisonnable à cet égard.

I.                   Le scénario de démission

[2]               Les faits suivants ne sont pas contestés. Le 17 mars 2015, au cours d’une réunion du conseil, le conseiller Coutoreille a avisé verbalement le conseil qu’il démissionnait de ses fonctions de conseiller à compter du 17 avril 2015. Le 31 mars 2015, il a présenté un avis de démission écrit afin de confirmer l’avis donné verbalement. Le 15 avril 2015, au cours d’une réunion du conseil, il a retiré son avis de démission. En conséquence, le conseil a retiré le point à l’ordre du jour relatif à la tenue d’une élection partielle visant à pourvoir le siège du conseiller Coutoreille.

[3]               Donc, selon la preuve, le conseil avait considéré que la remise de l’avis de démission écrit de M. Coutoreille n’entraînait pas immédiatement la révocation de ses fonctions. Cela est dû au fait qu’après avoir présenté l’avis écrit, il a continué à siéger au conseil, a assisté à la réunion du 15 avril et, qu’au cours de cette réunion, il a retiré sa démission avec l’approbation du conseil. Par conséquent, le scénario de démission n’a eu aucun effet sur le mandat du conseiller Coutoreille au sein du conseil; il est demeuré en fonction en tout temps durant la période en cause.

[4]               Par la présente demande, le demandeur, qui est un conseiller de la Première Nation crie Mikisew, conteste [traduction] « la décision datée du 15 avril 2015 ou vers cette date, annulant l’avis de démission du conseiller Edward Courtoreille » (avis de requête, p. 3). Le demandeur soutient qu’une fois qu’un avis de démission est remis par écrit, une sélection partielle doit être immédiatement organisée et que le défaut du conseil d’avoir déclenché une élection partielle dès la réception de l’avis écrit du conseiller Coutoreille a eu pour effet d’annuler l’avis de démission écrit.

[5]               Le conseil soutient qu’une interprétation des dispositions législatives approuvées par les membres de la Première Nation crie Mikisew, qui régissent l’élection des membres au sein du conseil, appuie la conclusion selon laquelle les mesures prises par le conseil étaient raisonnables.

II.                Le Customary Election Regulations of the Mikisew Cree First Nation (1996) (Règlement sur les élections coutumières de la Première Nation crie Mikisew) (1996)) (Règlement)

[6]               Le Règlement est la mesure législative au cœur des arguments du demandeur et du conseil.

[7]               Le préambule du Règlement se lit comme suit :

[traduction]

La Première Nation crie Mikisew a des droits inhérents ancestraux et compétence pour régir les relations entre les membres de la Première Nation crie Mikisew et entre la Première Nation et d’autres gouvernements;

Les droits de la Première Nation crie Mikisew à l’autonomie gouvernementale ont été reconnus et confirmés par le Traité no 8, conclu entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et la Première Nation crie Mikisew;

Les coutumes, les traditions et les pratiques de la Première Nation crie Mikisew en matière d’autonomie gouvernementale ont été établies avec le consentement et la participation du peuple de la Première Nation crie Mikisew;

Les coutumes et les traditions actuelles de la Première Nation crie Mikisew exigent la tenue d’élections démocratiques, justes et ouvertes pour l’élection des dirigeants;

La Première Nation crie Mikisew souhaite maintenant que les coutumes et les traditions de la Nation relatives à l’élection du chef et des conseillers soient intégrées et consignées dans les procédures et les règlements relatifs à la tenue des élections selon la coutume;

Le 1er avril 1998, les électeurs ont rencontré la collectivité de Fort Chipewyan, et la majorité des électeurs présents ont voté en faveur de ladoption du Règlement sur les élections coutumières de la Première Nation crie Mikisew, tel quil est décrit ci‑après :

La PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW, sur l’avis et avec le consentement de ses membres, édicte : []

[Non souligné dans loriginal.]

[8]               Voici les dispositions du Règlement qui traitent de la démission d’un membre du conseil.

[traduction]

13.0 DÉMISSIONS

13.1 Avis de démission

Le chef ou un conseiller peut démissionner de son poste en remettant un avis de démission écrit au conseil.

13.2 Lavis de démission doit indiquer la date de prise d’effet de la démission, mais ne doit pas excéder trente (30) jours suivant la date à laquelle lavis a été remis au conseil.

[]

2.0 DÉFINITIONS

Sauf disposition contraire énoncée dans le présent règlement :

[]

b) « Élection partielle » Une élection tenue pour nommer une personne au poste de chef ou de conseiller en vue de remplacer une personne qui est décédée, a démissionné ou a été destituée de ses fonctions.

16.0 ÉLECTIONS PARTIELLES

16.1 Date de l’élection partielle

a) Sous réserve de l’alinéa 16.1 b) [inapplicable], dans le cas où le chef ou un conseiller décède, démissionne ou est destitué de ses fonctions et qu’il reste plus de quatre‑vingt‑dix (90) jours avant la fin de son mandat, le conseil prend les mesures suivantes :

(i) Dans les cinq (5) jours suivant la date de prise d’effet de la démission ou de la destitution, la date de lélection partielle pour pourvoir au poste vacant est fixée et un président d’élection est nommé pour tenir l’élection partielle.

(ii) Lélection partielle doit avoir lieu dans les vingt et un (21) jours suivant la date du décès ou de la date de prise d’effet de la démission ou de la destitution du chef ou du conseiller.

[Non souligné dans loriginal.]

[9]               À ce stade, il est nécessaire de confirmer que, pour statuer sur la présente demande, la conduite du conseil sera examinée seulement au regard des dispositions du Règlement.

[10]           Dans sa plaidoirie, le conseil affirme que, en plus du Règlement, des coutumes et des traditions non écrites régissent la démission des conseillers du conseil, dont la coutume pertinente en l’espèce, suivant laquelle il est nécessaire, une fois qu’il a reçu un avis de démission écrit d’un conseiller conformément au Règlement, que le conseil adopte une résolution acceptant la démission du conseiller pour que celle‑ci prenne effet. Selon la preuve, en 2005 et 2006, le conseil a adopté de telles résolutions en vue d’accepter les démissions écrites de conseillers (mémoire des faits et du droit du défendeur, paragraphes 4 et 5).

[11]           Étant donné que le préambule du Règlement indique qu’il constitue une codification complète des coutumes de la Première Nation crie Mikisew, la question se pose de savoir si la coutume non écrite invoquée par le conseil est exécutoire. J’estime qu’il est inapproprié de se prononcer sur la question, car cette coutume non écrite n’a pas été appliquée dans la présente affaire. Le 31 mars 2015, lorsque le conseiller Coutoreille a présenté son avis de démission écrit, le conseil n’a pas formellement appliqué la coutume en question en ce qu’il n’a pas adopté de résolution d’approbation (mémoire des faits et du droit du défendeur, paragraphe 9).

III.             La thèse du demandeur

[12]           Le demandeur soutient que, du fait qu’elle est reconnue comme un troisième ordre de gouvernement au titre de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, la Première Nation crie Mikisew s’apparente aux administrations fédérale, provinciales et municipales et qu’aux termes du Règlement elle a adhéré aux principes de la démocratie décrits dans la Constitution canadienne. En conséquence, la démocratie exige qu’un conseiller agisse de façon indépendante pour représenter les gens qui l’ont élu. Les votants sont les personnes touchées par la démission, et le conseil ne peut pas enfreindre les principes de la démocratie en ayant en quelque sorte le droit de déterminer si une démission prend effet ou non. Cela violerait indûment les droits démocratiques des votants. Ainsi, une fois qu’une démission est remise, les dispositions de l’article 16 du Règlement s’appliquent et une élection partielle doit avoir lieu.

[13]           Le fait que ce principe démocratique soit, en ce qui concerne les membres élus du Parlement du Canada, des législatures des provinces et des administrations municipales, de par la loi exécutoire, renforce l’argument susmentionné.

IV.             La thèse du conseil

[14]           En réponse à l’argument relatif au principe de démocratie obligatoire avancé par le demandeur, le conseil est d’avis que la Première Nation se trouve dans une position différente par rapport aux entités gouvernementales du Canada pour les motifs suivants :

[traduction]

À la différence des entités gouvernementales du Canada, la Première Nation crie Mikisew est reconnue en tant que bande en vertu de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c 1‑5, et le gouvernement du Canada a reconnu que le droit inhérent à lautonomie gouvernementale est un droit ancestral existant au sens de larticle 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), c 11. Le droit de la Première Nation crie Mikisew à lautonomie gouvernementale a été reconnu et confirmé par le Traité no 8 conclu entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et la Première Nation crie Mikisew.

La Loi sur les Indiens est le principal instrument législatif régissant la gouvernance et la gestion des bandes indiennes. Les élections du chef et des membres du conseil peuvent être régies par les dispositions de la Loi sur les indiens ou la coutume de la bande. Le paragraphe 74(1) de la Loi sur les indiens confère au ministre des Affaires indiennes et du Nord (maintenant appelé ministre des Affaires autochtones et du Nord) le pouvoir d’exiger qu’une bande tienne des élections conformément aux procédures prévues dans la Loi sur les indiens. Cette déclaration doit être faite par arrêté ministériel. Les bandes qui ne font pas l’objet d’un arrêté ministériel, comme la Première Nation crie Mikisew, sont libres d’élire leur chef et conseillers conformément aux procédures d’élections et règlements coutumiers qui leur sont propres. La Première Nation crie Mikisew a choisi de codifier partiellement ses procédures d’élection dans son règlement dur les élections coutumières (REC) et de laisser le soin au chef et au conseil, en vertu leurs pouvoirs inhérents, de décider des politiques et procédures non codifiées à appliquer, et d’appliquer les coutumes et les traditions non écrites ainsi que la common law. (Crow c Blood Band, 107 FTR 270, 1996 CarswellNat 53 (CF 1re inst.) aux paragraphes 4, 9, 10,11,17 et 18)

(Mémoire du droit supplémentaire du défendeur (MDSD), aux paragraphes 10 et 11)

[15]           Le conseil soutient que le Règlement appuie sa conduite dans les circonstances de l’espèce compte tenu du sens ordinaire des termes qui y sont employés (voir : Testawich c Duncan’s First Nation, 2014 CF 1052 aux paragraphes 23) :

[traduction]

Les mots et la formulation utilisés à larticle 13.2 du REC sont précis et non équivoques : un avis de démission doit préciser la date de prise d’effet de la démission, et cette date ne peut excéder 30 jours à compter de la remise de lavis de démission écrit au conseil. Par sa formulation, claire et sans équivoque, cet article envisage, en ce qui concerne les démissions, la date de la remise d’un avis écrit au conseil et la date de prise d’effet de la démission, lesquelles peuvent différer. Toute tentative de soutenir que la date de prise d’effet est la même que celle de la remise de l’avis de démission, ou que le conseiller a démissionné immédiatement de ses fonctions malgré le fait qu’il ait indiqué une date de prise d’effet ultérieure dans son avis écrit, ferait fi de la formulation claire et sans équivoque du libellé du REC et des principes applicables en matière d’interprétation législative, et donnerait lieu à une contradiction reposant sur une interprétation tout à fait illogique de l’intention sous‑jacente. Si la « date de prise d’effet » et la « date à laquelle l’avis a été remis au conseil » constituaient un seul et même événement donnant lieu à la démission immédiate d’un conseiller, une seule phrase serait utilisée dans le REC, plutôt que deux phrases différentes, dont chacune a une signification bien précise et un but distinct.

[]

L’écart de 18 jours entre la date de la remise de l’avis de démission écrit du conseiller Edward Courtoreille et la date de prise d’effet de la démission n’est pas simplement une période administrative ou transitoire parce que l’expression « date de prise d’effet » a une signification particulière et est indépendante et distincte de l’expression « date à laquelle lavis a été remis au conseil ». Cela est également étayé par le sous‑alinéa 16.1a)(i) du REC, qui dispose que le conseil ne peut fixer la date d’une élection partielle avant l’expiration d’un délai de cinq jours suivant la « date de prise d’effet » de la démission, et non de cinq jours suivant la « date à laquelle l’avis a été remis au conseil ». Si la « date de prise d’effet » était simplement à l’origine d’une période administrative ou transitoire, une élection partielle pourrait être déclenchée dans les cinq jours suivant la « date à laquelle l’avis a été remis au conseil » plutôt que dans le délai de cinq jours suivant la « date de prise d’effet » de la démission lorsque le conseiller a effectivement démissionné. Le fait de ne pas distinguer la « date de prise d’effet » et la « date à laquelle l’avis a été remis au conseil » ne s’accorderait pas avec le sens ordinaire du libellé utilisé dans le REC.

(MDSD, aux paragraphes 18 et 20)

[16]           En effet, le conseiller Courtoreille a compris que le Règlement prévoyait que sa démission prendrait effet à la date qu’il a choisie comme « date de prise d’effet ». L’avis de démission écrit mentionne ce qui suit : « Je continuerai à remplir mon engagement à l’égard de la Première Nation crie Mikisew jusqu’à la date de prise d’effet indiquée dans l’avis de démission » (pièce justificative C de l’affidavit d’Edward Courtoreille, dossier du défendeur, p. 82).

V.                Conclusions

[17]           La norme de contrôle applicable aux décisions relatives à l’interprétation des règlements sur les élections d’une Première Nation est la norme de la décision raisonnable (Testawich c Duncan’s First Nation, 2014 CF 1052 au paragraphe 16, citant l’arrêt Première nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 269 aux paragraphes 10 et 11; DOr c St Germain, 2014 CAF aux paragraphes 5 et 6.). J’estime que la conduite du conseil reflète son interprétation du Règlement. Il faut donc déterminer si la conduite du conseil était raisonnable.

[18]           Je rejette l’argument du demandeur relatif au caractère obligatoire découlant de la Constitution. Je suis d’avis que les élections de la Première Nation crie Mikisew doivent se dérouler selon les principes démocratiques, mais je ne souscris pas à l’idée avancée par le demandeur que ces principes doivent englober la pratique actuelle, mise en place par les lois fédérales et provinciales, selon laquelle un avis de démission écrit donne immédiatement lieu à la tenue d’élections partielles. Bien que la Première Nation crie Mikisew constitue un troisième ordre de gouvernement au Canada, elle a le droit et la responsabilité de déterminer sa propre structure de gouvernance démocratique. Dans la présente affaire, cette structure est créée par le Règlement et, dans ces conditions, s’il existe une interprétation raisonnable de celui‑ci, il n’est pas nécessaire de chercher davantage dans la jurisprudence des décisions susceptibles d’aider à trouver une interprétation raisonnable. À mon avis, l’argument avancé par le conseil repose sur une interprétation raisonnable du Règlement.

[19]           Par conséquent, j’estime que la conduite du conseil relative à la démission du conseiller Courtoreille était raisonnable.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La présente demande est rejetée.

2.                  Les dépens feront l’objet d’une ordonnance distincte après présentation des observations des parties à ce sujet.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T‑718‑15

INTITULÉ :

DANIEL MERCREDI c PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW

 

LIEU DE LAUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 NOVEMBRE 2015

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :

LE 9 décembre 2015

COMPARUTIONS :

Priscilla Kennedy

Pour le demandeur

K. Colleen Verville

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DLA Piper (Canada) LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour le demandeur

Dentons Canada S.E.N.C.R.L.

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour le défendeur

 

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