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Date : 20151222


Dossier : T-2595-14

Référence : 2015 CF 1411

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2015

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

AHMED NAJAR

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, Ahmed Najar, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision en date du 6 novembre 2014 de la Section d’appel de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [Section d’appel] qui a confirmé la décision du 15 mai 2014 de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [CLCC] révoquant la libération conditionnelle totale du demandeur. Le demandeur allègue que la CLCC n’a pas appliqué la jurisprudence afférente en matière d’information « sûre et convaincante » et qu’elle a omis de prendre en considération toute l’information à son dossier.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’intervention de cette Cour n’est pas justifiée et qu’il y a lieu de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

I.                   Contexte

[3]               Depuis le 8 mai 2008, le demandeur purge une peine de détention de douze (12) ans et huit (8) mois relativement à un homicide involontaire perpétré avec une arme à feu en 2007. Le demandeur était admissible à une semi-liberté le 28 janvier 2012 et à une libération conditionnelle, le 28 juillet 2012.

[4]               Le 6 juillet 2012, sur la recommandation de son équipe de gestion de cas [EGC], le demandeur s’est vu octroyer par la CLCC une semi-liberté assujettie au respect de certaines conditions, dont notamment : 1) de rechercher ou de garder un emploi ou poursuivre ses études; 2) de ne pas consommer, se procurer ou posséder des drogues; et, 3) l’interdiction de rencontrer ou de communiquer de façon non fortuite avec toute personne impliquée ou soupçonnée d’être impliquée dans des activités criminelles ou détenant un casier judiciaire. Ces conditions spéciales visaient à exercer un contrôle sur les causes de criminalité du demandeur.

[5]               Le demandeur a entamé un séjour en maison de transition le 11 juillet 2012. Le 23 novembre 2012, un bilan de séjour a été produit dans lequel il était indiqué que le demandeur était prêt à obtenir une libération conditionnelle totale.

[6]               Le demandeur a alors présenté une demande de libération conditionnelle totale appuyée par le Service correctionnel du Canada [SCC]. Le rapport d’évaluation de son EGC en vue d’une décision relative à une libération conditionnelle totale a conclu que le risque présenté par le demandeur apparaissait plutôt minime tant et aussi longtemps que le demandeur ne consommerait pas de stupéfiants et qu’il ne fréquenterait pas d’individu marginal.

[7]               Le 4 mars 2013, le demandeur a comparu devant la CLCC dans le cadre de sa demande de libération conditionnelle totale. D’avis qu’une récidive avant l’expiration légale de sa peine ne présenterait pas un risque inacceptable pour la société et que la libération du demandeur favoriserait sa réinsertion sociale, la CLCC a accordé au demandeur sa libération conditionnelle totale aux mêmes conditions que celles imposées lors de l’octroi de sa semi-liberté.

[8]               Le 7 mai 2013, le demandeur a fait l’objet d’un mandat d’arrestation et de suspension de libération conditionnelle totale en raison d’informations reçues du Service de police de la Ville de Montréal [SPVM]. Selon ces informations, le demandeur était l’acteur principal d’une vidéo hip-hop mise en ligne sur You Tube le 31 mars 2013, dans lequel il apparaissait cagoulé, s’identifiait comme un membre de gang de rue et dont les paroles prônaient la violence, les armes, la vengeance et la drogue. On y retrouvait également plusieurs photos du demandeur photographié en présence d’individus ayant des antécédents judiciaires.

[9]               Le 16 mai 2013, l’EGC a procédé à une entrevue téléphonique post-suspension avec le demandeur. Celui-ci a été informé de la nature des informations reçues des policiers. Le demandeur a nié tout contact avec des individus criminalisés et a affirmé que l’acteur principal de la vidéo était plutôt son frère qui faisait de la musique hip-hop. Il a de plus indiqué que les photos sur lesquelles il apparaissait dans la vidéo semblaient avoir été prises lors du mariage de sa sœur en juin 2012 alors qu’il bénéficiait d’une sortie avec escorte. Il a indiqué ne pas connaître les individus photographiés à ses côtés qui étaient des amis de son frère. Il a également précisé qu’il occupait tout son temps à ses études d’arpentage et qu’il n’avait pas le temps à consacrer à de telles choses.

[10]           Par la suite, le SCC a rencontré la sœur et le frère du demandeur. Ce dernier a confirmé, entre autres, être la personne cagoulée dans la vidéo. Le SCC a alors contacté à nouveau le SPVM qui a dit toujours être convaincu qu’il s’agissait bien du demandeur dans la vidéo et non son frère. Le SPVM a de plus indiqué ne pouvoir relier le demandeur à aucune activité criminelle depuis son retour en communauté.

[11]           Le SCC a refait une évaluation du dossier du demandeur à la lumière de ces informations. Il a évalué que le demandeur nécessitait un niveau d’intervention élevé, que sa responsabilisation et sa motivation étaient faibles, qu’il n’était plus réceptif ou engagé à son plan correctionnel et qu’il présentait un potentiel de réinsertion sociale faible. Le SCC a donc recommandé à la CLCC de révoquer la libération conditionnelle totale du demandeur.

[12]           Le 19 juillet 2013, la CLCC a procédé à l’étude du dossier du demandeur en son absence et a rendu une décision révoquant sa libération conditionnelle totale. Le 10 avril 2014, la Section d’appel ordonnait un nouvel examen au motif que la CLCC n’avait pas agi équitablement ni conformément aux exigences de l’alinéa 101a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [LSCMLC] en ne respectant pas le droit du demandeur d’être entendu et en rendant une décision écrite fondée sur des facteurs contradictoires.

[13]           Suite à cette décision, la CLCC a ordonné la tenue d’une audience en présence du demandeur. Une audience post-suspension a eu lieu par vidéoconférence le 13 mai 2014 en présence du demandeur et de son assistant. Au cours de celle-ci, la CLCC a entendu et questionné tant le demandeur que l’agent de libération conditionnelle [ALC] du demandeur au moment de sa suspension. Elle a de plus permis à l’assistant du demandeur de faire des représentations au nom de son client.

II.                La décision de la CLCC

[14]           Dans sa décision datée du 15 mai 2014 et corrigée le 16 mai 2014, la CLCC a d’abord noté que le demandeur avait accepté de procéder malgré les nouvelles informations soumises en début d’audience par l’ALC attitré à sa surveillance en collectivité. Ces nouvelles informations concernaient des photos prises lors du mariage de la sœur du demandeur où on le voyait photographié en présence de plusieurs individus reliés à des activités criminelles. La CLCC a également noté l’explication du demandeur voulant qu’il y ait participé alors qu’il était en programme de sortie avec escorte.

[15]           La CLCC a passé en revue le dossier du demandeur dont notamment : 1) les faits entourant sa condamnation pour homicide involontaire; 2) ses antécédents criminels juvéniles et adultes; 3) les principaux facteurs en lien avec son comportement criminel dont la fréquentation de pairs délinquants, son « influençabilité », une faible estime de soi, l’abus de substances intoxicantes et l’oisiveté; 4) ses évaluations psychologiques en 2008 et 2012; 5) le comportement conformiste du demandeur en milieu carcéral ayant mené à sa libération conditionnelle totale en mars 2013; 6) l’esprit de collaboration et d’ouverture ainsi que les efforts déployés à ses études à temps plein dans le domaine de l’arpentage et la topographie alors qu’il était en liberté; 7) les informations communiquées par le SPVM à l’EGC du demandeur le 7 mai 2013; 8) la négation du demandeur relativement à sa participation dans la vidéo; 9) la déclaration du frère du demandeur qu’il était l’acteur principal et metteur en scène de la vidéo; et, 10) les démarches effectuées pour concilier les représentations et déclarations écrites soumises par le demandeur avec les propos contradictoires obtenues par les policiers et par l’EGC du demandeur.

[16]           La CLCC a noté que les intervenants du demandeur ont jugé que les informations entourant la suspension du demandeur avaient considérablement miné le lien de confiance établi et que n’eût été de l’intervention policière, cette situation ne leur aurait pas été communiquée. À la lueur des informations policières jugées crédibles, l’EGC du demandeur a estimé qu’il avait lieu de considérer chez le demandeur un potentiel de dissimulation et un manque de transparence.

[17]           La CLCC a également noté que lors de l’audience, l’ALC du demandeur a indiqué que quatre policiers du SPVM avaient rencontré des membres du gang de rue en question et que ceux-ci leur avaient confirmé que le demandeur était le chanteur dans la vidéo, et ce malgré le fait que l’individu dans la vidéo portait une cagoule.

[18]           La CLCC a de plus souligné qu’en raison des informations policières obtenues, l’EGC du demandeur avait des doutes sérieux à l’effet que le demandeur menait une double vie. L’EGC du demandeur avait réitéré que dans le passé, la fréquentation d’individus criminalisés par le demandeur avait hautement contribué à son passage à l'acte criminel. L’EGC du demandeur était suffisamment inquiet par les informations fournies par les policiers que le risque présenté par le demandeur en communauté avait été augmenté et jugé inacceptable de telle sorte que l’EGC a recommandé la révocation de la libération conditionnelle totale accordée antérieurement au demandeur.

[19]           Au terme de son analyse, la CLCC a conclu à la révocation de la libération conditionnelle totale aux motifs que : 1) les informations obtenues auprès de ressources fiables voulant que le demandeur ait participé à la vidéo étaient « sûres et convaincantes »; 2) la participation du demandeur à la vidéo avait entraîné un bris de condition de non-association avec des individus criminalisés; 3) le manque de transparence du demandeur jetait un doute sur son conformisme; et, 4) le demandeur avait des besoins d’encadrement structuré. La CLCC a jugé qu’une récidive de la part du demandeur avant l’expiration de sa peine présenterait un risque inacceptable pour la société.

[20]           Elle a toutefois fixé une date dans les quatre (4) mois de sa décision afin de réévaluer le risque que présenterait le demandeur dans le cadre d’une mesure d’élargissement appropriée, en raison du fait qu’il n’y avait aucune indication que le demandeur avait récidivé dans des délits depuis sa réincarcération.

[21]           Le 12 juillet 2014, le demandeur a porté en appel la décision de la CLCC arguant que la CLCC n’avait pas respecté la décision antérieure de la Section d’appel et qu’elle avait violé l’équité procédurale, rendant ainsi une décision déraisonnable.

III.             La décision de la Section d’appel

[22]           Le 6 novembre 2014, la Section d’appel a rejeté l’appel du demandeur confirmant ainsi la décision de la CLCC.

[23]           La Section d’appel a tout d’abord rappelé que son rôle était de s’assurer que la CLCC s’était conformée à la LSCMLC et à ses politiques, qu’elle avait respecté les règles de justice fondamentales et que ses décisions étaient basées sur des renseignements pertinents, sûrs et convaincants. Elle a précisé que bien qu’elle avait compétence pour réévaluer la question du risque de récidive et substituer son jugement à celui de la CLCC, elle ne l’exerçait que si elle concluait que la décision était sans fondement et n’était pas appuyée par de l’information disponible au moment où la décision avait été prise.

[24]           Suite à cette mise en garde initiale, elle a souligné avoir examiné le dossier et écouté l’enregistrement de l’audience du demandeur. Elle a de plus indiqué avoir tenu compte des motifs d’appel écrits invoqués par les procureurs du demandeur.

[25]           Dans son analyse des motifs soulevés par le demandeur, la Section d’appel a spécifié qu’en vertu du paragraphe 135(5) de la LSCMLC, la CLCC doit déterminer si elle est convaincue qu’une récidive de la part du délinquant avant l’expiration légale de sa peine présentera un risque inacceptable pour la société. Elle a souligné que le processus décisionnel post-suspension prévoit la prise en compte de facteurs pertinents comme les motifs de suspension, le comportement du demandeur depuis la dernière mise en liberté, toute comparaison possible avec un schème de comportement criminel antérieur de même que les facteurs de risque contributifs du demandeur.

[26]           La Section d’appel a fait un survol de l’analyse de la CLCC et des conclusions qu’elle a tirées. Elle a estimé, contrairement aux soumissions du demandeur, que la CLCC avait basé sa décision sur de l’information sûre et convaincante. À ce sujet, la Section d’appel a indiqué :

Dans son analyse finale, la Commission en a conclu que les renseignements fournis par la police étaient convaincants et fiables. La Commission a le pouvoir discrétionnaire de déterminer la façon appropriée de vérifier la fiabilité et la valeur persuasive des renseignements qui leur ont été présentés. Dans l’affaire Zarzour, la Cour d’appel fédérale a indiqué que de confronter le délinquant avec les allégations faites à son endroit et de lui permettre de les commenter et/ou de les réfuter constitue un mode significatif de vérification de la fiabilité et de la valeur persuasive des renseignements. Dans votre cas, nous estimons que la Commission avait suffisamment de renseignements pour le faire. L’information au sujet de votre participation dans la vidéo et votre contact avec le milieu des gangs de rue parvient de la police. Les motifs de la Commission démontrent qu’après avoir recueilli votre version des faits, l’agent de police demeurait convaincu que vous étiez le chanteur qui apparaissait sur la vidéo et que vous avez repris contact avec le milieu de gang de rue. De plus, la Commission a noté que des éléments d’informationqui[sic], selon vous, auront pu valider votre version des faits n’ontjamais[sic] été présentés à votre ALC même si, en audience, vous avez insisté qu’il existe encore une version du vidéo qui démontre que l’individu en cagoule était votre frère et non vous.  Nous sommes d’avis que les motifs de la Commission démontrent leur analyse des versions contradictoires et la raison pour laquelle la Commission a donné plus de crédibilité a [sic] l’information provenant des sources policières. Nous estimons donc qu’il n’était pas déraisonnable pour la Commission de conclure que vous aviez participé à la vidéo et que cette conclusion est fondée sur l’information sûre et convaincante.

[27]           La Section d’appel a également considéré qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre la conclusion de révoquer la libération conditionnelle totale et les motifs de revoir le dossier du demandeur dans un délai de quatre (4) mois pour réévaluer le risque. Selon elle, il n’était pas déraisonnable pour la CLCC de conclure que le risque de récidive était inacceptable même si des changements observables et mesurables chez le demandeur avaient été notés avant sa récidive.

[28]           Rappelant qu’elle n’avait pas pour mandat de réévaluer le risque présenté par le demandeur à moins que la décision ne soit déraisonnable et bien étayée, la Section d’appel a conclu que la décision de la CLCC en l’instance était raisonnable et fondée sur des renseignements pertinents, fiables et convaincants et qu’elle était conforme aux dispositions de la LSCMLC et des politiques de la CLCC.

IV.             Questions en litige

[29]           Après avoir analysé les observations des parties, je considère que les questions suivantes sont soulevées par la présente demande :

A.    La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique et, dans l’affirmative, la Cour doit-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et décider néanmoins l’affaire?

B.    Quelle est la norme de contrôle applicable?

C.    La décision de la CLCC a-t-elle respecté les principes d’équité procédurale applicables à l’endroit du demandeur?

D.    Les décisions de la CLCC et de la Section d’appel étaient-elles raisonnables ?

V.                Le cadre législatif

[30]           La mise en liberté sous condition est régie par la partie II de la LSCMLC.

[31]           L’article 100 de la LSCMLC énonce que la mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois. Suivant l’article 100.1, dans tous les cas, la protection de la société est le critère prépondérant qu’applique la CLCC.

[32]           Dans l’exécution de son mandat, la CLCC est guidée par les principes qui sont énumérés à l’article 101 de la LSCMLC. Notamment, la CLCC doit tenir compte de toute l’information pertinente dont elle dispose, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine, la nature et la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant, les renseignements obtenus au cours du procès ou de la détermination de la peine et ceux qui ont été obtenus des victimes, des délinquants ou d’autres éléments du système de justice pénale, y compris les évaluations fournies par les autorités correctionnelles. Elle doit également prendre les décisions qui, compte tenu de la protection de la société, ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire et proportionnel aux objectifs de la mise en liberté sous condition. Par ailleurs, dans le but d’assurer l’équité et la clarté du processus, les autorités doivent donner aux délinquants les motifs des décisions, ainsi que tout autre renseignement pertinent, et la possibilité de les faire réviser.

[33]           Aux termes de l’alinéa 107(1)b) de la LSCMLC, la CLCC a toute la compétence et latitude pour mettre fin à la libération conditionnelle d’un délinquant ou la révoquer. Conformément au paragraphe 135(1) de la LSCMLC, la libération d’un délinquant peut être suspendue en « cas d’inobservation des conditions de la libération conditionnelle » ou lorsque le membre de la CLCC « est convaincu qu’il est raisonnable et nécessaire de prendre cette mesure pour empêcher la violation de ces conditions ou pour protéger la société ».

[34]           La CLCC examine ensuite le dossier et, au cours de la période prévue par règlement, elle peut conformément au paragraphe 135(5) de la LSCMLC, soit annuler la suspension ou, la révoquer dans les cas où elle est convaincue qu’une récidive de la part du délinquant avant l’expiration légale de sa peine présentera un risque inacceptable pour la société et que ce risque ne dépend pas de facteurs indépendants de la volonté du délinquant.

[35]           Suivant le paragraphe 147(1), le délinquant visé par une décision de la CLCC peut interjeter appel auprès de la Section d’appel pour les motifs qui y sont énumérés. Les décisions que peut rendre la Section d’appel sont prévues au paragraphe 147(4) de la LSCMLC.

VI.             Analyse

A.                Caractère théorique de la demande de contrôle judiciaire

[36]           Le défendeur a démontré que, conformément à ce qui avait été annoncé, le dossier du demandeur a été examiné à nouveau par la CLCC dans les quatre (4) mois suivant la décision du 15 mai 2014. Le 4 septembre 2014, le demandeur s’est vu refuser le droit de bénéficier d’une semi-liberté ou d’une libération conditionnelle. La CLCC a conclu que le risque de récidive avant l’expiration légale de la peine présenterait un risque inacceptable pour la société, et ce, en raison notamment du fait que depuis sa réincarcération, le demandeur : 1) avait « maintenu des liens avec des individus de gang de rue en établissement »; 2) avait « retardé le compte à deux occasions, en compagnie d’autres détenus identifiés comme relation de gang de rue »; 3) avait « dû être rencontré pour rectifier son attitude au travail »; 4) avait « fait l’objet d’un test positif au THC »; et, 5) était toujours considéré comme affilié à une gang de rue.

[37]           Le 6 mars 2015, la Section d’appel a rejeté l’appel de cette décision et le demandeur n’a pas présenté de demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision.

[38]           D’avis qu’il ne restait plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties en raison de la décision postérieure de la CLCC de maintenir la révocation, le défendeur a argué que la question relative à la raisonnabilité de la révocation antérieure était devenue théorique. Le défendeur a de plus allégué que la demande de contrôle judiciaire n’aurait pas d’effet accessoire pratique sur les droits des parties et qu’elle ne soulevait aucune question d’importance publique à trancher. Le défendeur a donc invité cette Cour à considérer la demande de contrôle judiciaire théorique et à ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’entendre néanmoins l’affaire, conformément à la démarche établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 aux pp 353-354.

[39]           Je ne peux souscrire à l’argument du défendeur. Même si la demande de contrôle judiciaire pouvait être considérée théorique en raison de la décision postérieure, j’exercerais néanmoins mon pouvoir discrétionnaire de statuer sur la demande. La révocation initiale de la libération conditionnelle totale ainsi que les renseignements qui la sous-tendent demeureront au dossier du demandeur. Ces renseignements pourront être utilisés par le SCC et par la CLCC dans ses évaluations futures. À cet égard, j’adopte les propos du juge de Montigny, dans l’affaire Rootenberg c Canada (Procureur général), 2012 CF 1289 au para 25, [2012] FCJ No 1378 [Rootenberg] et je considère qu’il y a donc lieu pour cette Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de décider de l’affaire.

B.                 Norme de contrôle applicable

[40]           Dans l’arrêt Cartier c Canada (Procureur général), 2002 CAF 384, [2002] FCJ No 1386 [Cartier], la Cour d’appel fédérale a qualifié la Section d’appel de « créature hybride » qui présente à la fois les caractéristiques d’un tribunal d’appel et d’un tribunal de révision. Bien que les pouvoirs exercés par la Section d’appel soient étroitement associés à ceux d’un tribunal d’appel, les moyens d’appel énumérés au paragraphe 147(1) de la LSCMLC sont restreints et ressemblent davantage à ceux d’un contrôle judiciaire.

[41]           Il est établi par la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et celle de cette Cour que lorsque saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel confirmant une décision de la CLCC, la Cour a l’obligation de s’assurer, en dernière analyse, de la légalité de la décision de la CLCC. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, peu importe que la Section d’appel ait annulé ou confirmé la décision de la CLCC (Cartier, précité, aux paras 6 à 10; Christie c Canada (Procureur général) 2013 CF 38 au para 31, [2013] F.C.J. No.163; Rootenberg, précité, aux paras 28 et 29). Conformément aux principes énoncés dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], l’examen de la raisonnabilité de la décision portera sur la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[42]           Quant aux questions relatives à l’équité procédurale, il est bien établi que celles-ci sont assujetties à la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79, [2014] 1 RCS 502).

C.                 La décision de la CLCC a-t-elle respecté les principes d’équité procédurale applicables à l’endroit du demandeur?

[43]           Le demandeur allègue que la CLCC a violé l’équité procédurale puisqu’elle n’a pas appliqué la jurisprudence afférente en matière d’information sûre et convaincante, contrairement aux exigences de la LSCMLC. De façon générale, il reproche à la CLCC de ne pas avoir procédé à l’analyse de toutes les informations pertinentes au dossier du demandeur dont notamment les informations obtenues du demandeur et de sa famille. Il soutient que la CLCC devait motiver pourquoi elle retenait une version plutôt qu’une autre et indiquer comment elle entendait résoudre les versions contradictoires offertes par le SPVM et le demandeur. Quant à la décision de la Section d’appel, le demandeur prétend que cette dernière n’a apporté aucun éclairage relatif aux motifs d’appel soulevés se contentant d’énoncer que la CLCC n’avait commis aucune erreur.

[44]           Je ne considère pas que les violations alléguées par le demandeur constituent des questions qui commandent une norme de contrôle autre que celle de la raisonnabilité. L’évaluation et la détermination des questions soulevées par le demandeur font appel à des questions mixtes de faits et de droit et par conséquent, j’examinerai ces questions selon la norme de la raisonnabilité.

D.                La raisonnabilité des décisions de la CLCC et de la Section d’appel

[45]           La CLCC a conclu, selon le paragraphe 135(5) de la LSCMLC, que la libération conditionnelle du demandeur devait être révoquée au motif qu’une récidive avant l’expiration légale de sa peine présenterait un risque inacceptable pour la société.

[46]           Pour arriver à cette conclusion, la CLCC a tenu compte d’un ensemble de renseignements dont notamment ceux présentés par le demandeur, les membres de son entourage, l’ALC du demandeur, son EGC et les policiers de la SPVM.

[47]           La CLCC a noté que le demandeur avait nié, lors de son entrevue post-suspension, les allégations retenues contre lui. Elle a de plus noté l’affirmation du demandeur à l’effet qu’il s’agissait de son frère dans la vidéo et qu’il ne connaissait pas les personnes apparaissant dans les photos prises lors du mariage de sa sœur. Elle a souligné que plusieurs membres de la famille du demandeur étaient venus formellement confirmer les dires du demandeur, dont son frère qui avait déclaré, dans ses représentations écrites, être l’auteur ou le metteur en scène de la vidéo.

[48]           La CLCC a reconnu que les observations écrites soumises par le demandeur et les lettres en provenance de certains membres de l’entourage du demandeur faisaient état de propos contradictoires avec ceux obtenus par les policiers et certains formulés par l’EGC du demandeur.

[49]           Elle a souligné toutefois que la SPVM avait été contactée à nouveau à la suite des informations obtenues par le demandeur, et que celle-ci était demeurée convaincue de la participation du demandeur à la vidéo et de ses liens avec les gangs de rue.

[50]           La CLCC a également noté que malgré l’affirmation du demandeur à l’effet que la vidéo existait toujours, elle n’avait jamais été partagée, et ce même si elle aurait pu disculper le demandeur.

[51]           Le manque de transparence du demandeur, avoué par le demandeur auprès de son EGC en n’informant pas son ALC de l’existence de la vidéo, a de plus été retenu par la CLCC.

[52]           Au terme de son analyse du dossier et de l’audience, la CLCC a jugé que les informations à l’effet que le demandeur ait participé dans la vidéo provenaient de sources fiables, soit des policiers spécialisés dans les gangs de rue.

[53]           Elle a jugé, en tenant compte de tous ces facteurs, qu’il y avait lieu de révoquer la libération conditionnelle du demandeur puisqu’une récidive de la part du demandeur avant l’expiration légale de sa peine présenterait un risque inacceptable pour la société.

[54]           La CLCC était tenue d’examiner tous les renseignements pertinents disponibles et de s’assurer que ceux sur lesquels elle se fondait étaient sûrs et convaincants. Pour évaluer la fiabilité de ces renseignements, il lui était loisible de confronter le demandeur avec les allégations reprochées et lui permettre de les réfuter (Zarzour c Canada, [2000] ACF No 2070 au para 38). Elle pouvait également évaluer le témoignage du demandeur dans le cadre de son audience.

[55]           En l’instance, le demandeur a été informé des allégations qui lui étaient reprochées et a obtenu au préalable les renseignements pertinents sur lesquels la CLCC s’est fondée pour prendre sa décision. Il a également eu l’opportunité de les réfuter soit durant l’entrevue post-suspension, soit lorsqu’il a transmis ses observations écrites préalablement à l’audience et ensuite, lors de l’audience.

[56]           Après examen du dossier, je considère que le demandeur reproche plutôt à la CLCC d’avoir retenu la version des faits avancés par le SPVM au lieu de la sienne. Or, il est bien établi en jurisprudence qu’il n’appartient pas à cette Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, de substituer sa propre évaluation de la preuve à celle faite par le tribunal inférieur (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux paras 59 et 61, [2009] 1 RCS 339) . L’évaluation de la preuve dans le présent dossier revenait à la CLCC. Celle-ci a pris en considération l’ensemble du dossier et a entendu le demandeur. Elle a décidé d’accorder plus de poids aux renseignements émanant de la SPVM qu’à la version des faits présentés par le demandeur. Il lui était loisible de juger les informations en provenance du SPVM fiables, « sûres et convaincantes ». Je ne considère pas que la CLCC ait commis une erreur dans son application du critère d’information « sûre et convaincante ».

[57]           Le demandeur a prétendu que la conclusion de la CLCC relativement au risque de récidive jugé inacceptable pour la société était incompatible avec sa décision de réévaluer le dossier du demandeur dans un délai de quatre (4) mois de la décision. Je ne souscris pas à l’argument du demandeur. La CLCC a noté dans sa décision que les séjours du demandeur en milieu carcéral s’étaient déroulés sous le sceau de la conformité et que le demandeur avait fait des progrès considérables et mesurables avant l’octroi de la libération conditionnelle. Elle a noté de plus qu’il n’y avait aucune indication que le demandeur avait récidivé dans des délits et qu’il était incarcéré depuis un an. À mon avis, sa décision de revoir le dossier du demandeur ne visait pas nécessairement l’évaluation du risque de récidive dans le but de lui octroyer une libération conditionnelle totale, mais plutôt l’évaluation du risque que présenterait le demandeur dans le cadre « d’une mesure d’élargissement approprié ».

[58]           Quant à l’argument soulevé par le demandeur relativement à la suffisance des motifs, il importe de rappeler que la Cour suprême du Canada a clairement établi que le caractère suffisant des motifs n’est pas un motif de contrôle indépendant et que les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et «permettre de savoir si [le résultat] fait partie des issues possibles » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 14, [2011] 3 R.C.S. 708).

[59]           Je considère que les motifs de la CLCC étaient suffisamment détaillés et intelligibles. Ils me permettent de comprendre pourquoi la CLCC s’est prononcée comme elle l’a fait et de juger que la conclusion appartient aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit selon les critères de l’affaire Dunsmuir.

[60]           En ce qui a trait à la décision de la Section d’appel, celle-ci a jugé que le demandeur n’avait pas soulevé de motifs qui puissent l’amener à intervenir et modifier la décision de la CLCC de révoquer la libération conditionnelle totale du demandeur. Comme la décision de la CLCC, la décision de la Section d’appel est compréhensible, suffisamment motivée et fait partie des issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[61]           Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2595-14

INTITULÉ :

AHMED NAJAR c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 août 2015

JUGEMENT ET MOTIFS:

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 22 décembre 2015

COMPARUTIONS :

Maxime Hébert Lafontaine

Pour le demandeur

Virginie Harvey

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Maxime Hébert Lafontaine

Avocat(e)

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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