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Date : 20160104


Dossier : IMM‑1569‑15

Référence : 2016 CF 6

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

RONYA D’AGUIAR‑JUMAN

NICHOLAS AMAL JUMAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision par laquelle un agent d’immigration principal [l’agent] de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a rejeté la demande de résidence permanente que les demandeurs avaient présentée en invoquant, aux termes de l’article 25 de la LIPR, une dispense pour considérations d’ordre humanitaire de certaines obligations législatives afin de permettre le traitement de leur demande de résidence permanente depuis le Canada.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la demande doit être rejetée.

I.                   Contexte

[3]               Les demandeurs, Ronya D’Aguiar‑Juman [la demanderesse principale] et son fils, Nicholas Amal Juman, sont originaires de la Barbade. Nicholas est né à la Barbade le 18 décembre 2000. La demanderesse principale a aussi une fille, Arya Sumaya D’Aguair, citoyenne canadienne de naissance, née le 6 septembre 2010. Arya et Nicholas n’ont pas le même père. Le frère adulte et la mère de la demanderesse principale sont tous deux résidents permanents du Canada.

[4]               Nicholas est arrivé au Canada en 2008 pour vivre avec sa grand‑mère et son oncle, étant donné que la demanderesse principale craignait qu’il ne soit enlevé par son père, qui est désormais son ex‑époux. La demanderesse principale a quitté ultérieurement la Barbade en raison de la crainte à l’égard de son ex‑époux. Elle est entrée au Canada en passant par les États‑Unis en mars 2010. En octobre 2010, elle a présenté une demande d’asile pour son compte ainsi que pour celui de Nicholas. Il a été conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger et notre Cour a rejeté, en février 2012, la demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de cette décision. Les demandeurs ont ensuite demandé au ministre d’être exemptés, pour des considérations d’ordre humanitaire sur le fondement du paragraphe 25(1) de la LIPR, de l’obligation de présenter la demande de résidence permanente à l’extérieur du Canada.

II.                Questions en litige et norme de contrôle

[5]               Les demandeurs affirment que l’agent a commis des erreurs (1) en faisant abstraction des éléments de preuve intéréssant une demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la LIPR, contrairement au paragraphe 25(1.3) de la LIPR; (2) en appliquant le mauvais critère lors de l’examen de l’intérêt supérieur des enfants [ISE] directement touchés; et (3) en décidant, de façon déraisonnable, de ne pas accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[6]               La norme de contrôle applicable lorsque la Cour est appelée à examiner des questions mixtes de fait et de droit est celle de la décision raisonnable (Pierre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 825, au par. 22, 193 ACWS (3d) 577; Mikhno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 386, aux par. 21 et 22), alors que les questions relatives à la définition et à l’application du bon critère juridique sont des questions de droit auxquelles s’applique la norme de la décision correcte (Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 677, au par. 7, 190 ACWS (3d) 568; Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, au par. 22, 212 ACWS (3d) 207). La première et la troisième questions font intervenir des questions mixtes de fait et de droit qui commandent l’application de la norme de la décision raisonnable, alors que la deuxième question est une question de droit à laquelle s’applique la norme de la décision correcte.

III.             Question préliminaire

[7]               La présente demande a été plaidée le 9 décembre 2015, la veille de la publication, le 10 décembre 2015, de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], prononcé par la Cour suprême du Canada. Cet arrêt porte sur l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire, notamment de l’ISE, et sur la portée des Lignes directrices qu’utilisent les agents pour déterminer s’il convient d’exercer le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 25(1) de la LIPR.

[8]               Après examen de l’arrêt de la Cour suprême, je conclus qu’il n’y a aucune incidence sur les motifs pour lesquels je rejette la présente demande.

[9]               En l’espèce, la décision de l’agent de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations humanitaires reposait sur l’absence d’éléments de preuve objectifs et pertinents à l’appui des allégations formulées pour justifier la dispense demandée. L’arrêt Kanthasamy n’entendait pas modifier le principe bien établi selon lequel « le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires » (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au par. 5, 318 NR 300 [Owusu]). Ce principe se dégage de l’arrêt Kanthasamy, où, s’exprimant au nom de la majorité, la juge Abella conclut comme suit au par. 39 :

Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve [Caractères gras et soulignement ajoutés] (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 (CanLII), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), par. 12 et 31; Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165 (CanLII), par. 9 à 12).

[10]           Par conséquent, je n’ai pas demandé aux parties de présenter des observations supplémentaires à l’égard de l’arrêt Kanthasamy. Les parties n’ont pas non plus choisi de présenter de telles observations à la Cour.

IV.             Analyse

A.                Les allégations de difficultés

[11]           Lorsqu’il examine les allégations de difficultés formulées par les demandeurs, l’agent fait remarquer que la crainte de persécution et le risque d’être soumise à la torture et d’être exposée à une menace à sa vie ou à des traitements cruels et inusités aux mains de son ex‑époux que la demanderesse principale avait invoqués constituent des facteurs qui échappent à la portée d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1.3) de la LIPR. Selon les demandeurs, lorsqu’il a tiré cette conclusion, l’agent a interprété de façon erronée le paragraphe 25(1.3) et a refusé d’examiner les faits à l’origine du préjudice que la demanderesse principale risquait de subir de la part de son ex‑époux. Je ne suis pas d’accord.

[12]           Le paragraphe 25(1.3) n’empêche pas l’agent d’examiner les faits présentés à l’appui d’une demande relative aux articles 96 et 97 de la LIPR afin d’établir si des considérations d’ordre humanitaire justifient une dispense de l’application habituelle de la LIPR (Kanthasamy, au par. 51). J’estime que c’est ce que l’agent a fait précisément lorsqu’il a examiné les allégations de difficultés formulées par les demandeurs.

[13]           Pour trancher la question soulevée par les demandeurs, l’agent cite abondamment le rapport du Département d’État des États‑Unis [le rapport], lequel porte, entre autres, sur la façon dont le gouvernement de la Barbade assure le maintien de l’ordre et lutte contre la violence familiale, le harcèlement sexuel et la discrimination. L’agent énumère les initiatives et les programmes mis en place dans les domaines de la justice, de l’éducation et des services sociaux pour intervenir en cas de violence familiale et pour protéger les victimes. L’agent examine ensuite la situation au pays dans le contexte de la crainte invoquée par les demandeurs et conclut que, [traduction] « en cas de problème, les requérants peuvent solliciter l’aide du gouvernement ».

[14]           En ce qui a trait à cette conclusion, les demandeurs invoquent la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au par. 17, 157 FTR 35 (1re inst.) pour faire valoir que l’agent était tenu de mentionner l’information contradictoire indiquant l’existence d’obstacles possibles à la protection à la Barbade, particulièrement la richesse présumée de l’ex‑époux de la demanderesse et ses relations avec les notables de la Barbade. Avec égards, je ne suis encore une fois pas d’accord.

[15]           L’agent a clairement reconnu que [traduction] « la requérante adulte craint de subir un préjudice au mains de son ex‑époux ». La menace apparente que représentait l’ex‑époux se situait au cœur de l’examen de la situation existante à la Barbade en ce qui avait trait à la violence familiale. L’agent a également cité le rapport, selon lequel [traduction] « le gouvernement dispose de mécanismes pour enquêter sur les abus et la corruption et punir les coupables ».

[16]           Je constate également que l’affidavit que la demanderesse principale a présenté à la Cour et que les demandeurs invoquent dans leurs observations ne faisait pas partie du dossier de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les seuls renseignements dont disposait l’agent sur les difficultés causées par la présence de l’ex‑époux à la Barbade se trouvaient dans les observations de l’avocate. Les articles de journaux que les demandeurs ont invoqués portaient sur les crimes perpétrés par le père de l’ex‑époux. Aucune preuve objective ne vient étayer l’allégation de la demanderesse principale, formulée par l’intermédiaire de l’avocate, selon laquelle le père de l’ex‑époux avait échappé à la justice et que toute injustice pourrait découler des relations que celui‑ci entretenait avec les personnes au pouvoir à la Barbade. Enfin, l’inférence selon laquelle les irrégularités éventuelles découlant de l’intervention du père dans le système de justice de la Barbade permettent de conclure que l’ex‑époux exerce une influence dans ce même système repose sur de simples spéculations en l’absence d’éléments de preuve à cet effet.

[17]           Selon la décision Cepeda‑Gutierrez, au par. 17, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée est importante et contredit une conclusion qui a été tirée, et plus la Cour sera disposée à inférer de ce silence que la décision contestée repose sur une conclusion de fait erronée, sans égard aux éléments de preuve présentés. La preuve relative au père de l’ex‑époux de la demanderesse principale ne contredit pas les conclusions de l’agent ni ne revêt une importance qui permettrait à la Cour de conclure que le défaut de la mentionner démontre l’existence d’une conclusion de fait erronée, sans égard aux éléments de preuve présentés.

[18]           Dans les circonstances, je ne vois pas pourquoi la Cour interviendrait à l’égard de la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence de difficultés justifiant une dispense.

B.                 L’intérêt supérieur des enfants

[19]           En ce qui concerne l’évaluation de l’ISE, les demandeurs font valoir que l’agent a pris en compte l’existence des difficultés excessives plutôt que d’effectuer une analyse distincte et d’être réceptif, attentif et sensible à l’ISE. Le défendeur soutient que, même si l’agent doit être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant, cet intérêt ne l’emporte pas sur tous les autres facteurs relatifs à la demande, et fait remarquer qu’il incombe au demandeur de présenter des éléments de preuve pertinents à l’appui de la demande. Je suis d’accord avec le défendeur.

[20]           En l’espèce, l’agent a pris en considération et examiné en détail les observations présentées par les demandeurs au sujet de l’ISE. L’ISE a été identifié et défini, puis examiné eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy, au par. 39). La difficulté tenait à l’insuffisance de la preuve et non au défaut de l’agent de prendre en considération et d’examiner la situation des enfants en fonction du critère applicable.

[21]           Par exemple, la prétention des demandeurs selon laquelle le système d’éducation et le système de santé de la Barbade ne sont pas aptes à répondre aux besoins des enfants n’était appuyée que par les observations de l’avocate. Par ailleurs, les demandeurs ont fourni des éléments de preuve indépendants et objectifs relatifs au trouble d’apprentissage dont souffrait Nicolas ainsi qu’à son diagnostic d’énurésie. L’agent a admis et examiné ces éléments de preuve, et n’a pas contesté le diagnostic en question. De même, l’agent a admis et examiné la prétention de la demanderesse principale selon laquelle il serait impossible à sa fille, qui était née au Canada, d’entrer à la Barbade en raison de son manque de statut par rapport au pays, mais il note également : [traduction] « Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que Arya ne pourrait pas résider à la Barbade […] Je ne dispose que des déclarations de la requérante adulte. »

[22]           Je conclus qu’il ressort du dossier que l’agent a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au par. 75) et qu’il n’a pas commis d’erreur en précisant ou en appliquant le bon critère lors de l’examen de l’ISE.

C.                 Le caractère raisonnable

[23]           J’estime que la conclusion de l’agent portant que les demandeurs ne se sont tout simplement pas acquittés de leur fardeau de prouver les allégations sur lesquelles ils fondaient la demande pour des motifs d’ordre humanitaire appartient aux issues possibles, acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au par. 47). Alors que l’agent ne peut pas se contenter d’affirmer avoir pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant, le demandeur ne peut pas se limiter à définir l’intérêt supérieur de l’enfant (Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2002 CAF 475, au par. 32, 222 DLR (4th) 265; Owusu, au par. 5).

[24]           Je conclus que la présente demande doit être rejetée. Les parties n’ont pas soulevé de question de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑1569‑15

 

INTITULÉ :

RONYA D’AGUIAR‑JUMAN, NICHOLAS AMAL JUMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LEIU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 DÉCEMBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Alesha Green

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jocelyn Espejo Clarke

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alesha Green

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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