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Date : 20160107


Dossier : IMM-7505-14

Référence : 2016 CF 16

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

SELVARANY ARIPRASATHAM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

I.                   Introduction

[1]               Selvarany Ariprasatham est une citoyenne du Sri Lanka. Elle a demandé l’asile au Canada étant donné son origine tamoule, l’opinion politique qu’on lui impute à titre de partisane des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) et son appartenance à un groupe social, soit les veuves tamoules. Elle a présenté une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’art. 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SPR a conclu qu’elle n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention suivant l’art. 96 de la LIPR, ni celle de personne à protéger suivant l’art. 97 de la LIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’en suis arrivé à la conclusion que la SPR n’a pas appliqué correctement les Directives no 4, Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe du président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe) à la situation de Mme Ariprasatham. La décision de la SPR selon laquelle la demande de Mme Ariprasatham n’avait pas de lien avec un motif prévu par la Convention et énuméré au par. 2(1) de la LIPR était déraisonnable, tout comme celle selon laquelle elle ne pouvait avoir la qualité de réfugié en vertu de l’alinéa 108e) de la LIPR. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie.

II.                Contexte

[3]               Mme Ariprasatham est âgée de 64 ans. Elle vivait auparavant dans le district de Jaffna dans le nord du Sri Lanka. Sa demande d’asile était fondée sur les allégations suivantes.

[4]               Le 4 mai 2009, deux hommes non identifiés ont tué le mari de Mme Ariprasatham parce qu’il était perçu comme un partisan des TLET. À la suite de cet événement, les deux filles de Mme Ariprasatham ont fui le Sri Lanka et Mme Ariprasatham a commencé à critiquer ouvertement le gouvernement.

[5]               En mai 2011, des membres de l’armée et du Parti démocratique populaire de l’Eelam (le PDPE) ont arrêté Mme Ariprasatham et l’ont gardée trois jours au Point Pedro Camp. Ils l’ont agressée et l’ont avertie de ne pas critiquer le gouvernement.

[6]               En septembre 2012, des membres de l’armée et du PDPE sont retournés chez elle et lui ont demandé de leur remettre 3 000 000 roupies. Lorsqu’elle a refusé, ils l’ont enlevée, ont dit qu’ils savaient qu’elle avait deux filles qui vivaient à l’étranger, et l’ont prévenue qu’elle subirait des « conséquences » si elle ne payait pas.

[7]               Le 22 octobre 2012, Mme Ariprasatham a fui le Sri Lanka. Le même jour, elle est arrivée au Canada en passant par le Royaume-Uni. Elle a demandé l’asile le 14 novembre 2012.

[8]               Dans une décision datée du 17 octobre 2014, la SPR a rejeté la demande de Mme Ariprasatham.

III.             La décision de la SPR

[9]               La SPR a jugé que la question déterminante était celle de la crédibilité de Mme Ariprasatham. La SPR n’a pas accordé foi aux allégations de Mme Ariprasatham selon lesquelles elle avait été enlevée ou battue par l’armée et le PDPE. La SPR a tiré des conclusions défavorables des contradictions entre les énoncés de faits que l’on trouve dans le formulaire de renseignements personnels (le FRP) de Mme Ariprasatham et son témoignage. La SPR a conclu que les renseignements contenus dans une lettre présentée pour corroborer sa demande étaient incompatibles avec ce que contenait l’exposé circonstancié de son FRP. La SPR a également pris en considération le fait que Mme Ariprasatham a tardé à demander l’asile et la possibilité de se réclamer de la protection de l’État au Sri Lanka.

[10]           La SPR a jugé que la demande de Mme Ariprasatham reposait fondamentalement sur sa crainte que le PDPE lui extorque de l’argent au Sri Lanka. Elle a conclu que les « victimes d’actes criminels, de corruption ou de vendettas échouent généralement dans leur tentative d’établir l’existence d’un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs prévus dans la Convention » en vertu de la Convention des Nations Unies relative au statut de réfugié, RT Can 1969 no 6 (la Convention). Selon la SPR, la preuve documentaire donnait à penser que les extorsions commises après la guerre sont le fait de groupes paramilitaires à la recherche de richesse, et ne sont pas motivées par des opinions politiques. Par conséquent, la SPR a conclu que Mme Ariprasatham n’a pas été en mesure de lier sa crainte d’être victime d’un crime à un motif prévu dans la Convention, et que sa crainte qu’on lui extorque de l’argent était un risque généralisé qui ne justifiait pas une protection en vertu du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR.

[11]           Enfin, la SPR a examiné la preuve documentaire portant sur l’évolution de la situation au Sri Lanka. Elle a jugé que la situation s’est améliorée pour les Tamouls qui retournent au Sri Lanka, mais que les personnes soupçonnées d’être des partisanes des TLET continuent de courir certains risques. La SPR a conclu que Mme Ariprasatham ne serait pas identifiée comme ayant des liens avec les TLET et qu’elle pourrait donc « retourner au Sri Lanka sans craindre d’être persécutée ou tuée ».

IV.             Questions en litige

[12]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.    La SPR a-t-elle mal appliqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe à la situation de Mme Ariprasatham?

B.     La décision de la SPR selon laquelle la demande de Mme Ariprasatham n’avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention était-elle raisonnable?

C.     La décision de la SPR selon laquelle Mme Ariprasatham n’avait pas droit à l’asile conformément à l’alinéa 108e) de la LIPR était-elle raisonnable?

V.                Analyse

[13]           Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et son traitement de la preuve sont susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9). La Cour doit faire preuve de retenue envers la SPR en ce qui a trait aux questions de crédibilité et à ses conclusions relatives à la preuve (Kurkhulishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 7 au par. 4).

A.                La SPR a-t-elle mal appliqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe à la situation de Mme Ariprasatham?

[14]           Lorsque l’examen des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe fait partie d’une évaluation de la crédibilité, les Directives « deviennent subsumées sous la norme de contrôle de la décision raisonnable, telle que celle-ci s’applique aux conclusions sur la crédibilité » (Evans c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 444 au par. 8, citant Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 106 au par. 13).

[15]           Je pense comme Mme Ariprasatham que la SPR a mal appliqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe à sa situation. Les Directives n’ont pas force de loi et n’ont pas de caractère contraignant. Toutefois, le fait que la SPR ne les applique pas dans les cas qui le justifient peut constituer une erreur susceptible de contrôle (Khon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 143 aux par. 18 à 20).

[16]           Les Directives relatives à la persécution fondée sur le sexe prévoient ce qui suit à la partie 2 :

Les femmes qui craignent d’être persécutées uniquement pour des motifs liés à la parenté, c’est-à-dire en raison du statut, des activités ou des opinions de leurs conjoints, père et mère, et frères et sœurs, ou autres membres de leur famille. Dans ces cas de « persécution de la parenté », les femmes craignent habituellement que l’on commette des actes de violence à leur endroit ou d'autres formes de harcèlement sans qu’elles soient elles-mêmes accusées d'avoir des opinions ou convictions politiques opposées, pour les inciter à révéler des renseignements concernant les allées et venues ou les activités politiques des membres de leur famille. Elles peuvent également se faire attribuer des opinions politiques en raison des activités des membres de leur famille.

Selon la partie 3 des Directives, la jurisprudence canadienne reconnaît que des revendications fondées sur l’affiliation familiale, c’est-à-dire les cas où la parenté est le facteur de risque, peuvent être visées par les revendications fondées sur l’« appartenance à un groupe social » conformément à l’article 96 de la LIPR, et que les femmes peuvent craindre d’être persécutées uniquement en raison de leur sexe.

[17]           En l’espèce, la vulnérabilité de Mme Ariprasatham en tant que veuve tamoule d’un certain âge, dont le mari était soupçonné d’appuyer les TLET, était au cœur de sa demande d’asile. La SPR n’a pas ajouté foi à l’enlèvement et à l’agression dont Mme Ariprasatham prétend avoir été victime ni à la menace d’extorsion à laquelle elle prétend avoir été exposée. Or, la SPR a accepté son témoignage selon lequel son époux a été assassiné en raison de son soutien présumé aux TLET. La SPR a considéré que le certificat de décès du mari de Mme Ariprasatham était crédible et fiable.

[18]           La SPR n’a pas non plus remis en question l’identité tamoule de Mme Ariprasatham. La SPR a cité les principes directeurs du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (les principes directeurs du HCNUR), qui confirment que les femmes et les enfants « correspondant à un certain profil » ont toujours besoin de protection. Toutefois, la SPR n’a pas examiné si le profil de Mme Ariprasatham en tant que veuve tamoule l’exposait à un risque.

[19]           L’avocat du ministre de la Citoyenneté de l’Immigration avait peu à dire pour défendre l’analyse de la SPR, se limitant à faire remarquer que l’on ne peut [traduction] « faire des miracles ».

[20]           Dans les circonstances de l’espèce, le fait que la SPR ait omis de tenir compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe dans son évaluation de la demande de Mme Ariprasatham, alors même que son avocat avait cité ces directives au cours de l’audience, constitue une erreur susceptible de contrôle.

B.                La décision de la SPR selon laquelle la demande de Mme Ariprasatham n’avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention était-elle raisonnable?

[21]           La crainte de persécution d’un demandeur d’asile doit avoir un lien avec l’un des cinq motifs énumérés au par. 2(1) de la LIPR : race, religion, nationalité, appartenance à un groupe social en particulier ou opinions politiques (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, [1993] ACS no 74 au par. 60). Mme Ariprasatham fait valoir que la SPR a déraisonnablement conclu qu’elle avait été victime d’actes criminels et non de persécution. Elle affirme que sa crainte n’était pas seulement attribuable à une conduite criminelle, mais également au fait qu’elle était perçue comme une partisane des TLET, et qu’elle était vulnérable à titre de veuve tamoule d’un certain âge.

[22]           La SPR a fait observer que, selon les principes directeurs du HCNUR, les Tamouls du nord du Sri Lanka ne sont plus présumés admissibles à l’asile et toutes les demandes d’asile doivent faire l’objet d’une appréciation individuelle. Les personnes ayant un certain profil exigent un examen particulièrement minutieux des risques éventuels auxquels elles sont exposées. La SPR a reconnu que les femmes et les enfants correspondant à un certain profil continuent d’être en danger, mais elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, Mme Ariprasatham ne serait pas désignée comme membre ou partisane des TLET. La SPR n’a offert aucune explication quant à cette conclusion cruciale.

[23]           À mon avis, il était déraisonnable de la part de la SPR de conclure que la crainte de Mme Ariprasatham d’être victime d’extorsion la rendait inadmissible à l’asile au sens de la LIPR sans examiner si elle risquait d’être perçue comme une partisane des TLET par association avec son défunt mari. En outre, bien que la SPR ait reconnu le risque auquel sont exposés les femmes et les enfants « correspondant à un certain profil », elle a omis d’examiner si Mme Ariprasatham s’inscrit dans l’un des profils établis dans les principes directeurs du HCNUR, notamment celui des [traduction] « anciennes cadres des TLET et des veuves de guerre ». La SPR n’a pas non plus cherché à établir si Mme Ariprasatham appartient à un « groupe social » du fait de son âge avancé et de son statut de veuve.

[24]           Étant donné que la SPR a accepté le témoignage de Mme Ariprasatham selon lequel son mari a été assassiné en raison de son présumé soutien aux TLET, elle était tenue d’évaluer si elle risquait d’être persécutée au Sri Lanka en raison de son profil de partisane soupçonnée des TLET par association avec son époux, et ce, indépendamment des conclusions tirées quant à sa crédibilité en tant que témoin. À mon avis, la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en limitant son analyse à la crainte de Mme Ariprasatham d’être victime d’une conduite criminelle. Sa conclusion selon laquelle sa demande n’avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention n’était pas raisonnable.

C.                La décision de la SPR selon laquelle Mme Ariprasatham n’avait pas droit à l’asile conformément à l’alinéa 108e) de la LIPR était-elle raisonnable?

[25]           Aux termes de l’alinéa 108e) de la LIPR, la demande d’asile d’un demandeur sera rejetée si les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus. La SPR a estimé que la situation au Sri Lanka s’est beaucoup améliorée depuis la fin des hostilités en 2009, et que les Tamouls retournant dans leur pays ne bénéficient d’aucun droit présumé à une protection fondée sur un groupe particulier.

[26]           La SPR a fait remarquer que sa conclusion selon laquelle Mme Ariprasatham « ne serait pas identifiée comme membre ou partisane des TLET est importante en ce qui concerne le changement dans la situation politique au Sri Lanka ». La SPR a ensuite précisé que la situation s’est améliorée pour bon nombre de Tamouls, mais pas pour ceux qui sont soupçonnés d’avoir des liens avec les TLET. J’estime que la conclusion de la SPR selon laquelle Mme Ariprasatham ne serait pas identifiée comme étant une partisane des TLET était déraisonnable et que sa conclusion quant à son incapacité d’avoir la qualité de réfugié au titre de l’alinéa 108e) de la LIPR est tout aussi déraisonnable.

VI.             Conclusion

[27]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différent de la SPR qui statuera de nouveau sur l’affaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE ce qui suit :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen;

2.      Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu, B.A. trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7505-14

 

INTITULÉ :

SELVARANY ARIPRASATHAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 NOVEMBRE 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Robert Blanshay

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Ildiko Erdei

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROBERT BLANSHAY

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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