Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160108


Dossier : IMM-2692-15

Référence : 2016 CF 24

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

VEPHKHVIA TABATADZE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par M. Vephkhvia Tabatadze (le demandeur) en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), qui vise la décision rendue 4 mai 2015 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, décision qui lui a été communiquée le 8 mai 2015. La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. La présente demande doit être accueillie pour les motifs suivants.

[2]               Le demandeur est originaire de Géorgie. Sa demande d’asile est fondée sur des mesures qu’auraient prises contre lui des personnes qui avaient, et qui ont toujours, des liens étroits avec le gouvernement géorgien. La famille du demandeur est toujours en Géorgie et ce dernier allègue qu’elle vit dans la clandestinité. La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, en affirmant que les questions déterminantes étaient sa crédibilité, notamment en ce qui concerne la crainte subjective, le retard à quitter la Géorgie et à présenter une demande d’asile au Canada, ainsi que la protection de l’État. Le demandeur a, par erreur, interjeté appel de la décision auprès de la SAR, laquelle ne l’a pas entendue, puisqu’il s’agissait d’un ancien dossier et qu’il doit par conséquent être tranché en fonction de la législation précédant la création de la SAR. L’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été accordée le 24 septembre 2015.

[3]               Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la raisonnabilité. Dans l’arrêt Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a expliqué ce que l’on demande à la cour siégeant en révision lorsqu’elle procède au contrôle selon la norme de la raisonnabilité :

[…] La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[4]               Bien que les avocats aient examiné un certain nombre de questions, je suis d’avis que la question déterminante est le rejet absolu, par la SPR, de tous les témoignages par affidavit produits par les membres de la famille du demandeur. La SPR a accordé à cette preuve « aucun poids », en affirmant ce qui suit : « Les documents signés par les membres de sa famille sont intéressés, car ils ont un intérêt dans l’issue de la demande d’asile; le tribunal n’accorde donc aucun poids à ces documents ». La Cour a critiqué à maintes reprises le rejet automatique de témoignages livrés par les membres de la famille d’un demandeur ou d’un demandeur d’asile en raison du caractère intéressé de cette preuve : voir, à titre d’exemple, les décisions Kaburia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2002 CFPI 516, au paragraphe 25; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 226, au paragraphe 31; Mata Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37; Magyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 750, au paragraphe 44, et Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au paragraphe 26. Je reprends à mon compte ces critiques dans la présente affaire.

[5]               La Cour a énoncé, dans l’arrêt Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356, au paragraphe 56, un des motifs sous‑jacents pour lesquelles une telle démarche est déraisonnable :

[…] S’il fallait accorder « peu de valeur » [ou aucune valeur, comme ce fut le cas en l’espèce] à un témoignage parce que le témoin a un intérêt direct sur l’issue d’une audience, aucune demande d’asile ne pourrait jamais être accueillie parce que tous les demandeurs d’asile qui témoignent pour leur propre compte ont un intérêt direct en ce qui concerne l’issue de l’audience. […]

[6]               De plus, le rejet des témoignages de membres de la famille et d’amis en raison du caractère intéressé de ce témoignage, ou parce que les témoins ont un intérêt dans l’issue de l’affaire, constitue une manière peu scrupuleuse de traiter des éléments de preuve possiblement probants et pertinents. Si on permet à un tribunal de rejeter ainsi des éléments de preuve qui sont par ailleurs probants et pertinents, on lui donne un moyen qui peut être invoqué à tout moment dans tous les cas à l’encontre de tout demandeur d’asile. Il va donc à l’encontre de la fonction principale des décideurs, qui est d’apprécier et de pondérer la preuve dont ils sont saisis.

[7]               Bien qu’une telle stratégie à l’égard de la preuve ne justifiera pas un contrôle judiciaire dans tous les cas, le rejet, par le tribunal, d’éléments de preuve provenant de la famille en l’espèce a conduit au rejet de cette preuve par le tribunal, preuve qui portait directement sur les conclusions fondamentales du tribunal, soit ses conclusions concernant la crainte subjective et la protection de l’État. En d’autres mots, la preuve rejetée portait sur deux ou trois des trois ou quatre questions sur lesquelles était fondée la décision de la SPR, et ce, du propre chef de cette dernière. Ces questions se rapportaient aux articles 96 et 97 de la Loi, lesquels sont un élément central des obligations du Canada découlant de la loi et de la Convention. Je ne peux dire quelle aurait été la décision de la SPR si cette dernière avait raisonnablement examiné et apprécié cette preuve rejetée. Par conséquent, il n’est pas à propos de confirmer la décision de la SPR, et je dois faire droit à la demande de contrôle judiciaire.

[8]               De plus, je suis préoccupé par d’autres aspects de la décision.

[9]               Tout d’abord, la décision semble être partiellement fondée sur un certain nombre de conclusions importantes non étayées, lesquelles justifient en elles‑mêmes le contrôle judiciaire en raison d’une mauvaise interprétation de la preuve. Par exemple, la SPR a affirmé qu’il n’était pas vraisemblable que le demandeur ait rencontré quelqu’un en mars 2009 à un endroit donné, comme il était mentionné dans son récit circonstancié modifié de son Formulaire de renseignements personnels (FRP), puisqu’il était ailleurs à ce moment‑là. Mais il s’agissait là de la preuve dont disposait le tribunal; selon cette preuve, les deux personnes ne s’étaient pas rencontrées, mais s’étaient plutôt parlé par téléphone. En outre, la SPR a rejeté l’explication donnée par le demandeur quant à la raison pour laquelle il avait attendu que son agent obtienne des visas pour le reste de sa famille, parce « qu’il savait que son agent n’a pas réussi à obtenir des visas pour sa famille par le passé lorsqu’il est allé aux Pays‑Bas et en Allemagne à trois reprises ». Cela constituait aussi une mauvaise interprétation de la preuve, car selon cette dernière, le demandeur avait, dans les faits, eu recours aux services d’un autre agent. La SPR a aussi critiqué le demandeur parce que ce dernier n’a pas réclamé l’aide des institutions de l’État lorsque son entreprise a été, peut‑être à tort, examinée aux fins de vérifications; toutefois, le demandeur a, raisonnablement selon moi, effectivement porté plainte auprès de la police, compte tenu de la possibilité que les autorités fiscales géorgiennes aient favorisé la commission d’actes d’extorsion criminelle.

[10]           En outre, la SPR a formulé des critiques au sujet d’un rapport médical portant sur une raclée qui avait été administrée au demandeur, au motif que le rapport médical mentionne que le demandeur «  a été battu par la police, mais il n’y a aucune mention selon laquelle Zaza Chaia l’a battu et cette information a été donnée par le demandeur d’asile aux responsables à l’hôpital ». M. Chaia était l’un des assaillants allégués. Selon moi, cette conclusion est déraisonnable, le rapport médical fait l’objet de critiques parce qu’il ne nomme pas le ou les agresseurs de la victime. Il s’agit là d’un fondement douteux pour attaquer la crédibilité d’un rapport médical. Il en est ainsi parce que, lorsqu’un rapport médical ne nomme pas un assaillant (comme c’est le cas en l’espèce), celui‑ci est critiqué du fait qu’il n’est pas exhaustif ou qu’il est incompatible avec le récit circonstancié du demandeur d’asile. Toutefois, lorsqu’un rapport médical nomme les causes du préjudice occasionné au demandeur d’asile, le rapport est exposé à la critique du fait qu’il est fondé sur du ouï‑dire, et ce, malgré le fait qu’il est à la fois exhaustif et cohérent avec le récit circonstancié. La Cour suprême du Canada s’est inscrite en faux quant à ce dernier type de critique dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kathansamy], à l’égard d’un rapport rédigé par un professionnel de la santé qui avait désigné la source du préjudice infligé au demandeur d’asile. Au paragraphe 49 de cet arrêt, les juges majoritaires ont énoncé ce qui suit : « Un professionnel de la santé mentale n’assiste que rarement aux événements pour lesquels un patient le consulte. La prétention selon laquelle la personne qui demande une dispense […] ne peut présenter que le rapport d’expert d’un professionnel qui a été témoin des faits ou des événements qui sous-tendent ses conclusions est irréaliste et y faire droit entraînerait d’importantes lacunes dans la preuve ». La valeur des rapports rédigés par les professionnels de la santé réside surtout dans le fait qu’ils contiennent des éléments de preuve liés à la santé; ils ne devraient pas être rejetés du fait qu’ils ne nomment pas le ou les agresseurs d’un demandeur d’asile. Cette conclusion était selon moi déraisonnable.

[11]           Je ne peux clore les présents motifs sans formuler un commentaire sur un autre élément de la décision de la SPR. Cette dernière a énoncé ce qui suit au sujet de la protection de l’État, laquelle était une question déterminante : « [Le demandeur] aurait obtenu justice s’il avait été injustement accusé de quelque chose qu’il n’a pas commis ». On ne m’a signalé aucun élément de preuve qui étayait cette conclusion flagrante en matière de vraisemblance en ce qui concerne le système de justice pénale de la Géorgie. Selon moi, cette conclusion n’est pas fondée sur la preuve, ni sur la raison, ni sur le bon sens. Par conséquent, elle ne peut être confirmée.

[12]           Je reconnais que le contrôle judiciaire nécessite que la décision soit examinée comme un tout. Le contrôle judiciaire n’est pas une analyse fragmentaire. Il ne s’agit pas d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Il ne s’agit pas d’une chasse aux erreurs. La cour siégeant en révision doit prendre du recul et, à la fin de l’examen, établir si la décision dans son ensemble appartient aux issues possibles acceptables qui peuvent se justifier au regard des faits et du droit, comme il a été mentionné dans l’arrêt Dunsmuir. Selon moi, pour les motifs exposés ci‑dessus, la décision en l’espèce n’appartient pas à ces issues. Par conséquent, elle doit être annulée et renvoyée à la SPR pour nouvelle décision.

[13]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de questions aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision de la SPR est annulée, que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision, et qu’aucune question n’est certifiée, le tout sans frais.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2692-15

 

INTITULÉ :

VEPHKHVIA TABATADZE c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 DÉcembRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Victor Pilnitz

 

pour le demandeur

 

Jocelyn Espejo   Clarke

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Victor Pilnitz

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.