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Date : 20160108


Dossier : T-1226-10

Référence : 2016 CF 27

ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ CONTRE LE NAVIRE « QE014226C010 »

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

OFFSHORE INTERIORS INC.

demanderesse

et

WORLDSPAN MARINE INC., CRESCENT CUSTOM YACHTS INC., LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « QE014226C010 » et LE NAVIRE « QE014226C010 »

défendeurs

WOLRIGE MAHON LIMITED en sa qualité d’agent désigné pour la construction du navire défendeur « QE014226C010 », HARRY SARGANT III, MOHAMMAD ANWAR FARID AL-SALEH, et 642385 B.C. LTD.

 

intervenants

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La décision fait suite à deux requêtes entendues par la Cour à Vancouver, en Colombie-Britannique, le 14 décembre 2015, ainsi qu’à une requête préliminaire de preuve que j’ai tranchée séance tenante.

I.                   REQUÊTE PRÉLIMINAIRE

[2]               À l’audience, Worldspan Marine Inc. [Worldspan] a présenté une requête préliminaire en vue d’obtenir l’autorisation, conformément à l’article 312, de déposer de nouveaux éléments de preuve ainsi que de nouvelles observations écrites à l’appui de sa requête principale, datée du 14 octobre 2014, concernant l’article 12.1 du contrat de construction de navire [CCN], et donnant suite au dossier de requête déposé en réponse par Harry Sargeant III [M. Sargeant], le 23 novembre 2015. Les motifs concernant la requête préliminaire ont été rendus oralement à l’audience du 14 décembre 2015 et sont maintenant rendus par écrit.

[3]               Selon M. Sargeant, l’article 312, permettant le dépôt de documents supplémentaires avec l’autorisation de la Cour, s’applique uniquement aux demandes et non aux requêtes. Il reconnaît cependant que la Cour peut, à sa discrétion, autoriser de tels dépôts de documents et renvoie la Cour à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rosenstein c. Atlantic Engraving Ltd, 2002 CAF 503 [Atlantic Engraving], qui établit le critère selon lequel, pour les éléments de preuve que l’on cherche à produire dans ces circonstances, le demandeur doit démontrer (en plus des autres éléments du critère) que les éléments de preuve n’étaient pas disponibles auparavant. Cette exigence vise à empêcher qu’une partie ne divise sa cause et à s’assurer que la meilleure preuve est déposée le plus tôt possible. L’arrêt Atlantic Engraving traite la question de la disponibilité de la preuve avant un contre-interrogatoire. M. Sargeant prétend qu’en l’espèce, la période pertinente à examiner pour déterminer si la preuve était disponible est la période ayant précédé la date du dépôt de la requête de Worldspan, le 14 octobre 2014.

[4]               Je conviens avec M. Sargeant que, peu importe la réponse appropriée à la question plus technique de savoir si l’article 312 s’applique à la requête, le critère que je dois appliquer est celui énoncé dans Atlantic Engraving. Plus précisément, je dois déterminer si Worldspan était en mesure de produire les éléments de preuve et de faire des observations écrites, qu’elle souhaite aujourd’hui déposer, lorsqu’elle a déposé les documents de sa requête initiale le 14 octobre 2014.

[5]               Selon Worldspan, le dossier de requête de M. Sargeant a soulevé de nouvelles questions en faisant valoir que la requête est chose jugée, est visée par la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou constitue un abus de procédure. Worldspan ne cherche pas à produire de nouveaux éléments de preuve sur ces questions et elle indique qu’elle s’appuie principalement sur les motifs de la Cour dans des décisions interlocutoires antérieures pour appuyer les observations écrites qu’elle souhaite produire relativement à ces questions. Néanmoins, je considère que les principes évoqués dans Atlantic Engraving s’appliquent. J’ai cherché à savoir si Worldspan était en mesure de présenter ces observations au moment où elle a déposé les documents de sa requête initiale, le 14 octobre 2014. Je conclus qu’elle l’était puisque les motifs de la Cour dans les décisions interlocutoires antérieures sur lesquels elle cherche à fonder ses observations proposées sur le point de la chose datent d’avant le dépôt de sa requête.

[6]               Par ailleurs, M. Sargeant a démontré que son avocat avait déjà fait valoir que la position de M. Sargeant selon laquelle l’argument, voulant que l’article 12.1 du contrat de construction de navire accorde la priorité aux sommes dues à Worldspan sur l’hypothèque de M. Sargeant, était chose jugée. Le dossier indique que la question de la priorité découlant de l’article 12.1 avait été soulevée par la demanderesse, Offshore Interiors Inc., en juin 2014, dans la requête visant la vente du navire, et que les observations écrites en réponse de M. Sargeant faisaient valoir que la question était chose jugée. Je n’interprète pas la décision subséquente de la Cour sur cette requête comme tranchant la question en litige, et je ne peux donc accueillir l’argument de Worldspan selon lequel elle croyait que l’argument de la chose jugée était lui-même chose jugée.

[7]               Tout comme l’argument de M. Sargeant concernant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’abus de procédure sont des reformulations de l’argument de la chose jugée, et puisque les observations écrites que Worldspan souhaite déposer sur les trois questions en litige sont essentiellement les mêmes, ma conclusion s’applique également aux trois questions en litige. La position de M. Sargeant était déjà connue avant que Worldspan dépose les documents de sa requête, le 14 octobre 2014. Par conséquent, rien ne justifie que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’autoriser Worldspan à déposer des observations supplémentaires sur ces questions.

[8]               Worldspan soutient également que dans son dossier de requête, M. Sargeant soulève de nouvelles questions en affirmant que les principes d’equity favorisent la position de M. Sargeant relativement à l’article 12.1 et en désignant Worldspan comme la partie ayant rompu le contrat de construction de navire. Je constate toutefois que le dossier de requête initial de Worldspan, déposé le 14 octobre 2014, invoquait déjà des arguments sur la compensation en equity, y compris des arguments soutenant que M. Sargeant n’était pas sans reproche puisqu’il avait cessé de verser ses paiements à Worldspan sans avoir résilié le CCN, et qu’il pouvait donc difficilement invoquer les principes d’equity. Dans son dossier de requête du 14 octobre 2014, Worldspan mentionne expressément la possibilité que M. Sargeant invoque des arguments fondés sur la compensation en equity. Le dossier de requête déposé par M. Sargeant le 23 novembre 2015 contient effectivement de tels arguments, dont une partie donne suite aux propres observations écrites de Worldspan.

[9]               Je peux difficilement conclure que des considérations d’equity sont pertinentes concernant la requête invoquée touchant l’interprétation de l’article 12.1 du CCN, même si je devrai me prononcer sur cette question après avoir entendu les arguments avancés sur la requête. Quoi qu’il en soit, étant donné que le dossier de requête déposé par Worldspan le 14 octobre 2014 évoque sans équivoque la possibilité que M. Sargeant conteste l’application des principes d’equity à l’appui de sa position, il n’y a pas lieu que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour autoriser à Worldspan de présenter des documents supplémentaires.

[10]           La requête préliminaire de Worldspan est par conséquent rejetée avec dépens payables par Worldspan Marine Inc. à Harry Sargeant III, au montant fixe de 1 500 $, y compris les débours.

[11]           J’ai mentionné à l’audience que, bien que Worldspan n’ait pas été autorisée à présenter de nouvelles observations écrites, il lui était loisible de présenter des observations orales, en s’appuyant sur le dossier de la Cour, en réponse aux arguments de M. Sargeant.

II.                REQUÊTES PRINCIPALES

[12]           Le reste de la présente décision découle des deux requêtes principales plaidées par les parties le 14 décembre 2015.

[13]           La première requête, initialement déposée par Worldspan le 14 octobre 2014, sollicitait diverses réparations. Conformément à l’ordonnance de gestion de l’instance rendue par la protonotaire Tabib le 26 octobre 2015 [l’ordonnance de gestion de l’instance], la présente audience portait uniquement sur la partie de la requête visant à obtenir une déclaration que les sommes pouvant être dues par M. Sargeant à Worldspan en vertu du contrat de construction de navire [CCN] entre ces parties ont préséance sur toute garantie de M. Sargeant et son cessionnaire, la Comerica Bank [la requête de Worldspan].

[14]           La seconde requête, déposée par M. Sargeant le 23 novembre 2015, sollicite une ordonnance pour que les réclamations de nature personnelle entre M. Sargeant et Worldspan soient instruites par la Cour suprême de la Colombie-Britannique, et que les réclamations de nature réelle entre les parties au titre de l’hypothèque du constructeur et toute réclamation au titre de l’alinéa 22(2)n) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch. F-7, soient tranchées dans la présente instance [la requête de M. Sargeant].

[15]           Pour les motifs qui suivent, les requêtes de Worldspan et de M. Sargeant sont rejetées.

III.             CONTEXTE

[16]           Le contexte et l’historique de la présente instance sont résumés dans l’extrait suivant de l’ordonnance de gestion de l’instance prévoyant la tenue de l’instance :

[traduction] L’action sous-jacente concerne une réclamation de la demanderesse, Offshore Interiors, à l’égard du non-paiement de matériaux et de services fournis à la défenderesse, Worldspan Marine, en vue de la construction du navire défendeur « QE014226C010 », en réalité, la coque d’un yacht inachevé. Worldspan construisait le yacht pour le compte d’Harry Sargeant III aux termes d’un contrat de construction de navire (« CCN »).

Offshore a interrompu la construction en 2010, et plusieurs créanciers ont déposé une mise en garde contre mainlevées, indiquant qu’elle avait aussi fait valoir des réclamations de nature réelle à l’égard du navire. En mai 2011, Offshore a obtenu un jugement par défaut contre Worldspan et le navire pour un montant de 273 754,58 $. Entretemps, Worldspan a déposé une demande en réparation au titre de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) auprès de la Cour suprême de la Colombie-Britannique. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu une ordonnance relative au processus de réclamation en juillet 2011, laquelle exigeait que tous les créanciers produisent des preuves de réclamation avant une date donnée. L’ordonnance relative au processus de réclamation, reconnaissant que le navire semble être le principal actif de Worldspan, prévoyait que n’importe quel créancier pouvait aussi faire valoir une réclamation réelle à l’égard du navire et poursuivre cette réclamation en dehors de la procédure engagée au titre de la LACC, devant la Cour fédérale. Elle demandait l’aide de la Cour fédérale pour faire appliquer l’ordonnance. Le 29 août 2011, la Cour fédérale a rendu une ordonnance établissant le processus de réclamation à l’intention de tous les créanciers ayant une réclamation de nature réelle à l’égard du navire. L’ordonnance exigeait que les créanciers produisent un affidavit donnant des précisions à l’appui de leur réclamation et stipulait que [traduction] « toutes les questions relatives aux droits d’un créancier réels à l’égard du navire et les questions relatives au rang des créanciers réels [...] seront tranchées à une date d’audition ultérieure [...] ».

M. Sargeant et la Comerica Bank ont tous les deux produit des éléments de preuve de réclamation dans le processus engagé au titre de la LACC, ainsi que des affidavits faisant valoir une réclamation de nature réelle conformément à l’ordonnance de la Cour fédérale. Leur réclamation, s’élevant à près de 20 millions de dollars, est fondée sur une hypothèque du constructeur consentie par Worldspan à M. Sargeant en garantie des avances versées par M. Sargeant en vue de la construction du navire, qu’il a ensuite cédée à la Comerica Bank en garantie d’un contrat de prêt à la construction.

Différents gens de métiers ont également produit des affidavits pour non-paiement de factures totalisant près de 1,7 million de dollars pour des biens et services fournis à Worldspan durant les travaux de construction. Si toutes les parties conviennent que, en droit, ces réclamations occuperaient un rang inférieur à celui de l’hypothèque, les créanciers commerciaux ont indiqué qu’ils solliciteraient une ordonnance pour obtenir un réaménagement équitable de l’ordre de priorité qui tiendrait compte de la conduite de M. Sargeant et de Worldspan.

Enfin, Worldspan a déposé son propre affidavit affirmant ses droits et priorités de nature réelle. Plus précisément, Worldspan soutient que, au titre du CCN, M. Sargeant lui doit encore des avances totalisant près de 5 millions de dollars en immobilisations. Worldspan prétend que, aux termes de l’article 12.1 du CCN, les avances impayées ont préséance sur l’hypothèque de M. Sargeant. (Des réclamations de nature réelle émanant d’autres créanciers ont depuis été rejetées, réglées ou retirées, et ne s’avèrent donc pas pertinentes dans la présente analyse.)

Parallèlement, M. Sargeant, la Comerica Bank et Worldspan ont intenté des poursuites et déposé des demandes reconventionnelles devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

Le navire a finalement été vendu sous le coup d’une ordonnance de la Cour pour la somme de 5 millions de dollars, dont les honoraires du prévôt ont déjà été déduits.

Voici donc, approximativement, l’état actuel des choses : de ce qu’il reste du produit de la vente de 5 millions de dollars, M. Sargeant et la Comerica Bank font valoir que leur créance de 20 millions de dollars occupe un rang prioritaire au titre de leur hypothèque du constructeur. Worldspan soutient que des avances de 5 millions de dollars (plus les intérêts) que lui doit M. Sargeant ont priorité de rang sur l’hypothèque. Les créanciers commerciaux souhaitent pour leur part que l’ordre de priorité soit revu de sorte que leur réclamation de 1,7 million de dollars soit réglée en premier.

À première vue, la situation décrite ci-dessus semble simple, mais en réalité c’est loin d’être le cas. Même si des affidavits détaillés de la réclamation ont été déposés à l’appui il y plus de quatre ans, dans l’espoir qu’il y aurait des contre-interrogatoires et au bout du compte, une audience sur l’ordre de priorité, rien de tel ne s’est produit jusqu’ici. Au lieu de cela, les questions en litige semblent avoir été soumises à la Cour sous la forme d’une série de requêtes préliminaires en radiation ou aux diverses déclarations. Tout d’abord, Offshore a soumis des requêtes préliminaires pour obtenir la radiation de réclamations de plusieurs créanciers commerciaux et de la réclamation de nature réelle de Worldspan. Offshore a ensuite présenté une requête visant à faire déclarer que l’hypothèque du constructeur ne créait aucun privilège ni aucune garantie sur le navire, si ce n’était en garantir la livraison. M. Sargeant a pour sa part déposé une requête en radiation de la réclamation de nature réelle d’un autre réclamant fondée sur la validité de la réclamation invoquée à titre de droit réel et de la compétence de la Cour. Bien que ces requêtes aient donné lieu au rejet sommaire de plusieurs réclamations, la question des réclamations concomitantes de M. Sargeant, de Comerica et de Worldspan n’a pas été résolue. De plus, bien que ces requêtes aient été débattues, tranchées par le protonotaire chargé de la gestion de l’instance, portées en appel devant un juge de la Cour, puis portées en appel devant la Cour d’appel, les contre-interrogatoires sur les affidavits de la réclamation et l’établissement d’une date d’audience sur l’ordre de priorité sont constamment reportés.

Les derniers appels ont finalement été tranchés en février 2015. [...]

[17]           Dans ce contexte, l’ordonnance de gestion de l’instance a permis de fixer la date d’audition des requêtes de Worldspan et de M. Sargeant, car il a été estimé que les questions soulevées par celles-ci pouvaient être dissociées d’autres questions en litige en l’espèce et que leur dénouement pouvait contribuer à clarifier et à préciser les autres questions à trancher ultérieurement. Bien que les questions soulevées dans les deux requêtes dont j’ai été saisi ne soient pas entièrement sans rapport, elles sont suffisamment distinctes pour je les aborde séparément dans les présents motifs.

IV.             REQUÊTE DE WORLDSPAN

A.                Faits

[18]           La requête de Worldspan, visant à faire déclarer que les sommes que pourrait lui devoir M. Sargeant aux termes du CCN ont priorité sur toute garantie de M. Sargeant et de la Comerica Bank [Comerica], est fondée sur l’interprétation de Worldspan de l’article 12.1 du CCN qui se lit comme suit (le [traduction] « constructeur » s’entendant de Worldspan et le [traduction] « propriétaire » de M. Sargeant) :

[traduction] ARTICLE 12 – TITRE

12.1 Le constructeur conserve le titre de propriété du navire jusqu’à sa livraison au propriétaire. Il accorde au propriétaire une garantie permanente de rang prioritaire sur le navire, notamment sur l’ensemble des travaux, des matériaux, de la machinerie et de l’équipement liés au navire, pour garantir les sommes qu’il avance ou verse au constructeur dans le cadre du présent contrat, à la condition, toutefois, que cette garantie soit subordonnée aux obligations qu’imposent les documents contractuels au propriétaire, dont le droit du constructeur de recevoir des paiements dans le cadre du présent contrat. Le constructeur consent, à l’appui de la garantie du propriétaire grevant le navire, à enregistrer une hypothèque maritime en faveur du propriétaire ou de son prêteur aux fins de la construction (les parties, agissant de façon raisonnable, devant s’entendre sur la teneur du document hypothécaire) si le propriétaire demande que cela soit fait pour une raison quelconque.

[19]           L’affidavit daté du 14 octobre 2011 que M. Sargeant a déposé conformément à l’ordonnance du protonotaire Lafrenière datée du 29 août 2011 [ordonnance relative au processus fédéral de réclamation], établissant le processus de réclamation de nature réelle à l’égard du navire défendeur [le navire], fait état d’avances de 20 945 924,05 $ US et de 20 000 $ CA versées par M. Sargeant à Worldspan en vue de la construction du navire, ainsi que d’une hypothèque du constructeur consentie par Worldspan à M. Sargeant, et enregistrée en vertu de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, L.C. 2001, ch. 26, pour garantir ces paiements [l’hypothèque].

[20]           L’affidavit de Michael Nesbitt, déposé par Worldspan le 14 octobre 2011 en application de l’ordonnance relative au processus fédéral de réclamation et sur lequel se fonde Worldspan dans sa requête, fait état de réclamations de paiements dus par M. Sargeant aux termes du CCN, et établit les montants échus en avril 2010 à 4 920 798,11 $ US plus les intérêts, pour un total de 6 643 082,59 $ US dus à la date de l’affidavit. Le montant est actualisé dans les observations écrites de Worldspan du 31 octobre 2014 pour s’établir à 6 757 362,36 $ US.

B.                 Questions en litige

[21]           Tel qu’il sera exposé de manière plus détaillée ci-dessous, l’argumentation des parties soulève les questions suivantes qui devront être tranchées dans le contexte de la requête de Worldspan :

A.                 La déclaration de priorité sollicitée par Worldspan doit-elle être écartée en raison du principe de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure?

B.                 L’interprétation de l’article 12.1 du CCN vient-elle appuyer la déclaration de priorité sollicitée par Worldspan?

C.                 Le principe de la compensation en equity influe-t-il sur la déclaration de priorité sollicitée par Worldspan?

C.                 Position de Worldspan

[22]           Worldspan a déposé des observations écrites à l’appui de sa requête et a complété son argumentation par des plaidoiries lors de l’audience. Deux créanciers réels, Capri Insurance Services Ltd. et Raider-Hansen Inc., ont également déposé des observations écrites reprenant les observations de Worldspan.

[23]           Selon Worldspan, l’article 12.1 du CCN veut que les montants que M. Sargeant est réputé lui devoir aient priorité sur l’hypothèque. Worldspan fait référence au fait que l’article 12.1 se lit comme suit : [traduction]

[...] [T]outefois, que cette garantie soit subordonnée aux obligations qu’imposent les documents contractuels au propriétaire, dont le droit du constructeur de recevoir des paiements dans le cadre du présent contrat. [Soulignement ajouté par Worldspan.]

[24]           Worldspan souligne que la somme de 6 757 362,36 $ réclamée à M. Sargeant excède le produit de la vente du navire et que l’article 12.1 constitue une entente entre elle et M. Sargeant voulant que celui-ci lui rembourse les sommes dues avant tout exercice des droits conférés par l’hypothèque. Worldspan soutient que M. Sargeant est en droit d’obtenir la livraison du navire, mais doit d’abord verser l’intégralité des montants dus à Worldspan; que le produit de la vente a maintenant remplacé la chose jugée par suite de l’ordonnance du protonotaire Lafrenière datée du 23 juin 2014, approuvant la vente judiciaire du navire [l’ordonnance de vente]; et que M. Sargeant a dorénavant le droit de recevoir le produit de la vente, mais doit d’abord payer intégralement Worldspan.

[25]           Worldspan prétend que cette interprétation de l’article 12.1 est compatible avec d’autres dispositions du CCN. Plus précisément, l’article 3.2 stipule que la date à laquelle Worldspan est tenue de livrer le navire à M. Sargeant sera reportée pour tenir compte de tout retard attribuable à un manquement de la part de M. Sargeant à ses obligations aux termes du CCN, y compris tout défaut de paiement en temps opportun. L’alinéa 4.3e) contient également la reconnaissance par les parties du fait que les modalités de paiement prévues au CCN ont pour objet d’assurer un flux de trésorerie positif à Worldspan.

[26]           Outre le libellé de l’article 12.1 et d’autres dispositions du CCN, Worldspan se fonde sur la décision interlocutoire rendue par le juge Mosley dans cette affaire le 4 juillet 2014, dans laquelle il rejette l’appel de l’ordonnance de vente interjeté par M. Sargeant [décision d’appel relative à la vente]. Worldspan invoque les paragraphes 6 et 7 de la décision d’appel relative à la vente, dans laquelle le juge Mosley cite des passages du CCN et ajoute les soulignements suivants :

[6]        L’article 12.1 de CCN est libellé ainsi :

[traduction]

Le constructeur conserve le titre de propriété du navire jusqu’à sa livraison au propriétaire. Il accorde au propriétaire une garantie permanente de rang prioritaire sur le navire, notamment sur l’ensemble des travaux, des matériaux, de la machinerie et de l’équipement liés au navire, pour garantir les sommes qu’il avance ou verse au constructeur dans le cadre du présent contrat, à la condition, toutefois, que cette garantie soit subordonnée aux obligations qu’imposent les documents contractuels au propriétaire, dont le droit du constructeur de recevoir des paiements dans le cadre du présent contrat. Le constructeur consent, à l’appui de la garantie du propriétaire grevant le navire, à enregistrer une hypothèque maritime en faveur du propriétaire ou de son prêteur aux fins de la construction (les parties, agissant de façon raisonnable, devant s’entendre sur la teneur du document hypothécaire) si le propriétaire demande que cela soit fait pour une raison quelconque. [Non souligné dans l’original.]

[7]        Les droits personnels que possède Worldspan aux termes de l’article 12.1 du CCN n’ont pas encore fait l’objet d’une décision. Worldspan a la possibilité de participer au processus de réclamation et de contester les réclamations de nature réelle, en sa qualité de propriétaire du navire.

[27]           Worldspan soutient qu’en soulignant certains passages, le juge Mosley reconnaît judiciairement que la garantie de M. Sargeant est subordonnée au droit de Worldspan de recevoir des paiements.

D.                Position de M. Sargeant et de Comerica

[28]           M. Sargeant a déposé des observations écrites de fond en réponse à la requête de Worldspan, et Comerica y a souscrit. En plus de défendre leur interprétation de l’effet de l’article 12.1 du CCN, M. Sargeant fait valoir que la réparation sollicitée dans la requête de Worldspan est chose jugée, est visée par la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou constitue un abus de procédure. Il allègue en outre que le principe de la compensation en equity s’applique.

(1)               Chose jugée, préclusion découlant d’une question déjà tranchée et abus de procédure

[29]           Citant l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44 [Danyluk], M. Sargeant soutient que l’objet du principe de la chose jugée et de ses volets connexes, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’abus de procédure, est d’assurer le caractère définitif des instances. Selon M. Sargeant, le sens de l’article 12.1 et la question de savoir s’il autorise Worldspan à prétendre à la priorité de sa réclamation ont été invoqués par Worldspan dans sa requête en déclaration de priorité sur l’hypothèque du constructeur, instruite le 18 novembre 2011. La requête a été rejetée par le protonotaire Lafrenière le 30 novembre 2011 [décision relative à la priorité] et son appel a également été rejeté par le juge Lemieux, le 18 janvier 2012 [décision d’appel relative à la priorité]. Par conséquent, M. Sargeant soutient que la réclamation de priorité de Worldspan est chose jugée.

[30]           M. Sargeant est aussi d’avis que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, semblable au principe de la chose jugée, s’applique à la requête de Worldspan et empêche donc les parties de contester à nouveau « [l]es droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par un tribunal compétent » (Danyluk, au paragraphe 25). Son application veut que la décision antérieure qui affirme-t-on, donne ouverture à la préclusion : a) concernait la même question; b) est sans appel et c) opposait les mêmes parties. Le seul pouvoir discrétionnaire conféré au tribunal de ne pas appliquer le principe se limite aux cas de fraude ou de malhonnêteté.

[31]           M. Sargeant estime que la décision d’appel relative à la priorité s’appuyait notamment sur l’article 12.1 du CCN. Appliquant les trois critères du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, il soutient que la question présentée au juge Lemieux était la même que la question soulevée dans la requête de Worldspan; que la décision était sans appel et que les mêmes parties s’opposaient. Par ailleurs, M. Sargeant considère que les circonstances ne justifient pas que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer le principe.

[32]           Enfin, M. Sargeant avance que même si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’applique pas, le principe de l’abus de procédure empêche tout de même Worldspan d’invoquer son argument. M. Sargeant renvoie à l’obligation de toute partie de présenter en une seule fois l’intégralité de son dossier comprenant l’ensemble des arguments pertinents, et qu’une partie déboutée ne peut rouvrir une question en justice en invoquant une nouvelle théorie juridique.

[33]           À l’appui de son argumentation, M. Sargeant cite une série de procédures interlocutoires entamée par une requête de la demanderesse, Offshore Interiors Inc. [Offshore], le 9 février 2012, en vue d’obtenir une déclaration selon laquelle l’hypothèque ne crée aucun privilège ni aucune garantie sur le navire, si ce n’est en garantir la livraison. Le protonotaire Lafrenière a accueilli la requête le 5 mars 2013, mais sa décision a été infirmée en appel par madame la juge Strickland le 19 décembre 2013 [première décision d’appel relative à l’hypothèque]. Le 16 février 2015, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel de la décision de la juge Strickland interjeté par Offshore [seconde décision d’appel relative à l’hypothèque]. Même si la contestation de l’hypothèque a été présentée par Offshore et non par Worldspan, M. Sargeant souligne que l’avocat actuel de Worldspan représentait alors Offshore et qu’il a été désigné comme avocat de Worldspan le 15 février 2013, au tout début de la présente procédure interlocutoire.

[34]           M. Sargeant souligne que les parties s’opposant à la priorité de l’hypothèque étaient tenues de présenter en même temps l’ensemble des contestations pertinentes et que, compte tenu d’une instance antérieure portant à la fois sur la priorité de l’article 12.1 ayant mené à la décision d’appel relative à la priorité et sur la contestation de l’hypothèque ayant donné lieu à la seconde décision d’appel relative à l’hypothèque, il y aurait abus de procédure si Worldspan était autorisée à plaider de nouveau sa position en vertu de nouvelles théories juridiques.

[35]           Dans sa réponse à l’argumentation de M. Sargeant concernant les principes de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure, Worldspan fait valoir que la décision relative à la priorité se borne à préciser qu’à titre de propriétaire du navire, Worldspan ne peut pas établir de responsabilité personnelle contre elle-même et que, par conséquent, elle n’avait pas de réclamation réelle à l’égard du navire. Worldspan soutient que tant la décision relative à la priorité que la décision d’appel relative à la priorité comportent des passages qui ont pour effet de préserver le droit de Worldspan de soulever des arguments semblables à ceux qui sont avancés dans la présente requête, en réponse à la réclamation de M. Sargeant.

(2)               Effet de l’article 12.1 du CCN

[36]           Concernant l’interprétation de l’article 12.1, M. Sargeant soutient que le but des passages concernant la subordination était de reporter la livraison du navire jusqu’à ce que Worldspan ait touché l’intégralité des montants qui lui étaient dus, mais que si des montants étaient dus à la fois à Worldspan et à M. Sargeant, ces montants feraient l’objet d’une compensation. Toutefois, dans les circonstances actuelles, le navire ayant fait l’objet d’une vente judiciaire, M. Sargeant estime n’avoir aucune dette aux termes du CCN et que, par conséquent, la question de la priorité entre ses réclamations et les réclamations de Worldspan ne se pose pas.

[37]           M. Sargeant est aussi d’avis que l’interprétation que donne Worldspan à l’article 12.1 conduirait à une absurdité commerciale : par exemple, si M. Sargeant devait 1 $ à Worldspan et que Worldspan lui devait 20 000 000 $, M. Sargeant ne pourrait pas, selon l’interprétation de Worldspan, exécuter sa garantie.

[38]           L’argumentation de M. Sargeant à l’appui de son interprétation de l’article 12.1 met l’accent sur les clauses relatives à la résiliation du CCN. En cas de défaut de la part de Worldspan, l’article 13 du CCN confère à M. Sargeant le droit de résilier le CCN, de s’approprier le navire et d’en achever la construction, ou encore de le vendre. L’article 24 énonce la formule de répartition du produit de la vente et du règlement des comptes entre le propriétaire et le constructeur. Sans entrer dans les détails de la formule, en cas de perte subie en raison d’un prix de vente inférieur au prix d’acquisition prévu au CCN, la formule prévoit le calcul du montant que Worldspan devra verser à M. Sargeant en compensation de la perte. L’article 24 stipule de plus que chacune des parties peut déduire tout montant qu’elle doit des montants que lui doit l’autre partie.

[39]           M. Sargeant souligne par ailleurs qu’en cas d’un défaut de sa part et d’une résiliation par Worldspan, l’article 13.5 du CCN oblige Worldspan à rembourser à M. Sargeant toutes les avances qu’il lui a versées, déduction faite des frais d’entreposage et de vente que Worldspan aura engagés, ainsi que le montant établi selon une autre formule tenant compte des pertes subies par suite de la vente du navire à un prix inférieur au prix d’acquisition stipulé au CCN.

[40]           M. Sargeant prétend que, sans égard à la partie qui a rompu le CCN ou l’a résilié, l’application de ces formules aux montants en litige donne droit à M. Sargeant de réclamer l’intégralité du produit de la vente du navire par ordonnance judiciaire. De plus, aucun dispositif de résiliation ne prévoit que les montants dus par M. Sargeant à Worldspan empêcheraient M. Sargeant de percevoir les sommes qui lui sont dues, autrement que par l’application d’une compensation. M. Sargeant affirme aussi que son interprétation des articles 13 et 24 du CCN a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans la seconde décision d’appel relative à l’hypothèque.

[41]           En réponse à ces arguments, Worldspan soutient qu’aucune des dispositions des articles 13 ou 24 n’a été invoquée ou ne s’applique aux circonstances de l’espèce, et que l’argumentation de M. Sargeant équivaut à soutenir que ces articles l’emportent sur l’article 12.1, la subordination qui y est évoquée n’aurait donc aucun effet. Worldspan conteste aussi les chiffres qu’utilise M. Sargeant pour en venir à la conclusion que les formules prévues aux articles 13 et 24 lui donnent le droit de réclamer l’intégralité du produit de la vente.

(3)               Compensation en equity

[42]           En dernier lieu, M. Sargeant soutient, à titre subsidiaire, que même si son interprétation de l’article 12.1 est erronée, le principe de la compensation en equity lui confère le droit de faire exécuter l’hypothèque, puisqu’il ne serait pas équitable de permettre à Worldspan d’empêcher l’exécution de l’hypothèque alors que sa dette est beaucoup plus importante que toute dette éventuelle de M. Sargeant à son égard.

[43]           M. Sargeant se fonde sur le critère de la compensation en equity établi dans Holt c. Telford, [1987] 2 RCS 193, au paragraphe 35 :

A.                 La partie qui invoque la compensation doit établir qu’il existe un motif en equity de la protéger contre les revendications de son adversaire;

B.                 Le motif d’equity susmentionné doit toucher le fondement même de la réclamation du demandeur pour que la compensation soit recevable;

C.                 Une demande de compensation doit être reliée si clairement avec la réclamation du demandeur qu’il serait manifestement injuste de permettre au demandeur d’exiger le paiement sans qu’on tienne compte de la demande de compensation;

D.                Il n’est pas nécessaire que la réclamation du demandeur et la demande de compensation résultent du même contrat;

E.                 Les réclamations de sommes non déterminées sont sur un pied d’égalité avec les réclamations de sommes déterminées.

[44]           En réponse, Worldspan soutient que la requête de Worldspan vise à obtenir une décision sur l’interprétation de l’article 12.1 du CCN, et que le principe de la compensation en equity n’est pas un facteur pertinent dans l’interprétation des contrats. Elle soutient également que M. Sargeant ne peut en aucun cas se fonder sur la compensation en equity parce qu’il n’est pas [traduction] « sans reproche ». Worldspan fait référence au fait qu’il a cessé d’honorer les certificats de réclamation en décembre 2009, mais que le CCN a été résilié en novembre 2010 seulement. Worldspan affirme que dans l’intervalle, Worldspan et ses sous-traitants ont consacré beaucoup de temps et de matériaux au navire, [traduction] « alimentant » ainsi la garantie de M. Sargeant. À cela, M. Sargeant répond qu’aucun élément de preuve n’a été fourni pour corroborer les allégations de reproches et que, même si de tels éléments de preuve existaient, les parties concernées seraient les créanciers commerciaux et non Worldspan. Il soutient que ces considérations pourraient être pertinentes si la demande visait à établir un nouvel ordre de priorité, mais pas dans le cas d’une demande visant à déterminer le sens du CCN.

E.                 Analyse

[45]           En termes plus simples, selon l’interprétation proposée de Worldspan des passages pertinents de l’article 12.1 du CCN, le paiement des montants dus par M. Sargeant à Worldspan représente une condition contractuelle à respecter avant que M. Sargeant ait le droit d’invoquer sa garantie au titre de son hypothèque. À l’inverse, selon l’interprétation de M. Sargeant, l’article 12.1 confère en l’espèce à Worldspan un droit de compensation contractuel qui lui permet de déduire de la réclamation hypothécaire de M. Sargeant tout montant pour les versements impayés qu’il doit à Worldspan, en vertu du CCN. Je souligne que M. Sargeant estime ne pas devoir de tels montants à Worldspan, mais je ne suis pas saisi du règlement de cette question dans la requête de Worldspan.

[46]           J’ai examiné les trois questions soulevées dans la requête en tenant compte de ces interprétations contradictoires de l’article 12.1.

(1)               Chose jugée, préclusion découlant d’une question déjà tranchée et abus de procédure

[47]           L’argumentation de M. Sargeant concernant la chose jugée et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est fondée sur le fait que l’avis de requête déposé par Worldspan est formulé pour solliciter une déclaration de priorité, tout comme Worldspan avait formulé sa requête qui a été rejetée par le protonotaire Lafrenière et le juge Lemieux dans la décision relative à la priorité et la décision d’appel relative à la priorité, respectivement. Si je devais analyser l’argumentation fondée uniquement sur la formulation de la réparation sollicitée dans l’avis de requête pertinent, peut-être pourrais-je admettre que la Cour a déjà tranché la question, tel que l’affirme M. Sargeant. Or, il ressort clairement des observations écrites et orales de Worldspan que, même si elle est formulée comme une demande de déclaration de priorité, la question soulevée par la requête de Worldspan n’est pas la même que celle que la Cour a déjà jugée.

[48]           La décision relative à la priorité et la décision d’appel relative à la priorité reposaient sur la conclusion selon laquelle à titre de propriétaire du navire, Worldspan ne peut avoir de réclamation réelle à l’égard de son propre bien. Même si la décision relative à la priorité et la décision d’appel relative à la priorité ne l’ont pas expressément énoncé, il découle naturellement qu’aucun ordre de priorité particulier ne peut être accordé aux réclamations de Worldspan par rapport aux réclamations naturelles concomitantes contre le processus de vente. Cela étant dit, la requête de Worldspan ne sollicite pas l’établissement d’un ordre de priorité en ce sens. Elle demande plutôt à la Cour d’interpréter l’article 12.1 du CCN de manière à lui procurer un moyen de défense contre la réclamation de nature réelle de M. Sargeant, à savoir que le mécanisme prévu au contrat signé entre les parties interdit à M. Sargeant de présenter sa réclamation au titre de son hypothèque tant qu’il n’a pas effectué tous les paiements en souffrance.

[49]           Ma conclusion est la suivante : la Cour n’a pas déjà tranché la question de l’interprétation de l’article 12.1, et plus particulièrement, sa référence à la subordination de la garantie de M. Sargeant au droit de Worldspan de recevoir des paiements conformément au CCN. La conclusion concorde avec les passages de la décision relative à la priorité et de la décision d’appel relative à la priorité que cite Worldspan. Dans ses motifs de la décision relative à la priorité, le protonotaire Lafrenière a déclaré : [traduction] « [...] tout autre recours que Worldspan pourrait avoir n’a pas été porté à ma connaissance et n’est pas touché par la décision ». Par ailleurs, dans la décision d’appel relative à la priorité, le juge Lemieux a souligné cette déclaration du protonotaire, ainsi que la position d’Offshore selon laquelle Worldspan, à titre de propriétaire du navire, aura droit de prendre part au processus de réclamation de la Cour fédérale pour contester les réclamations de nature réelle et le fondement de sa responsabilité personnelle, et sera le principal bénéficiaire de l’excédent du produit de la vente après la distribution en matière réelle.

[50]           Bien que la décision relative à la priorité et la décision d’appel relative à la priorité ne mentionnent pas expressément les recours ou les moyens de contestation particuliers dont peut se prévaloir Worldspan pour se défendre contre les réclamations réelles, je considère que la présente argumentation de Worldspan relativement à l’interprétation de l’article 12.1 comme un moyen de défense que Worldspan a toujours eu la possibilité de faire valoir après ces décisions.

[51]           J’ai examiné séparément l’argument de M. Sargeant lié à l’abus de procédure. Même si la Cour ne s’est jamais prononcée sur l’interprétation de l’article 12.1 proposée par Worldspan dans la présente requête, M. Sargeant peut plaider que Worldspan aurait dû faire valoir cette interprétation et le point de vue de la défense qu’elle appuie lors d’une précédente procédure interlocutoire dans la présente instance. Les observations écrites de M. Sargeant sont axées principalement sur la requête et les appels subséquents concernant la question de savoir si l’hypothèque garantit les avances versées par M. Sargeant à Worldspan plutôt que de simplement garantir la livraison du navire, comme l’a soutenu Offshore dans cette requête.

[52]           Je souligne d’abord que la requête concernant l’effet de l’hypothèque a été présentée par Offshore et non par Worldspan. Malgré l’argument de M. Sargeant selon lequel, au cours du litige en l’espèce (mais après les observations concernant la requête devant le protonotaire Lafrenière), l’avocat d’Offshore, Me Wharton, a également représenté Worldspan, je peux difficilement conclure qu’il fallait s’attendre à ce que Worldspan fasse valoir sa présente argumentation relativement à l’interprétation de l’article 12.1 dans le contexte de la contestation de l’hypothèque d’Offshore.

[53]           Je suis également d’avis qu’une telle conclusion irait à l’encontre du raisonnement qui sous-tend parfois les demandes de décision rapide pour certaines questions relatives aux litiges sur l’ordre de priorité dans une instance de nature réelle. La décision hâtive sur une question particulière peut parfois éviter la nécessité de débattre sur d’autres questions. Le propriétaire d’un navire ou les créanciers réels ordinaires peuvent faire valoir plusieurs moyens de contester une réclamation hypothécaire. Ils peuvent notamment solliciter une modification de l’ordre des priorités conventionnel pour des motifs fondés sur l’equity, une question qui en l’espèce, reconnaît M. Sargeant, selon l’issue de la requête de Worldspan, reste à trancher aujourd’hui encore. En l’espèce, si la requête concernant la nature de l’hypothèque avait mené à l’accueil par la Cour de la position d’Offshore, le débat sur d’autres questions aurait pu être évité, y compris l’interprétation de l’article 12.1 du CCN. Je ne suis donc pas disposé à conclure que Worldspan a commis un abus de procédure en ne soulevant pas toutes les questions qui auraient pu favoriser sa position par rapport à celle de M. Sargeant, en particulier en ce qui concerne l’interprétation de l’article 12.1 du CCN dans le contexte de la requête d’Offshore sur la nature de l’hypothèque.

[54]           M. Sargeant soulève également l’argument portant sur un abus de procédure dans le contexte de la requête ayant mené à la décision relative à la priorité et à la décision d’appel relative à la priorité, faisant valoir que la question d’interprétation contractuelle aurait dû être soulevée dans cette requête. Concernant cette requête, le fait que Worldspan était la partie requérante, et non Offshore, donne un avantage à l’argument de M. Sargeant. Cependant, je note que la requête de Worldspan semble avoir été présentée en réponse à la requête d’Offshore en rejet de la réclamation de nature réelle de Worldspan, et le protonotaire Lafrenière s’est appuyé sur les mêmes motifs pour trancher les deux requêtes, accueillant la requête d’Offshore et rejetant celle de Worldspan.

[55]           J’en arrive de nouveau à la conclusion que la question soulevée dans ces requêtes, concernant le droit de Worldspan de faire valoir une réclamation réelle, est distincte de la question de l’interprétation contractuelle soulevée en l’espèce. On ne peut considérer que le fait pour Worldspan de ne pas avoir soulevé la question de l’interprétation contractuelle dans sa requête antérieure constitue un abus de procédure. Conclure à un abus de procédure serait également incompatible avec les passages de la décision relative à la priorité et à la décision d’appel relative à la priorité portant que les autres recours que Worldspan pourrait avoir ne sont pas touchés par la décision du protonotaire et que, à titre de propriétaire du navire, Worldspan aura droit de prendre part au processus de réclamation de la Cour fédérale pour contester les réclamations de nature réelle.

(2)               Effet de l’article 12.1 du CCN

[56]           M. Sargeant fait remarquer que dans la seconde décision d’appel relative à l’hypothèque, la Cour d’appel fédérale a fait allusion aux principes pertinents de l’interprétation contractuelle. Dans Offshore Interiors Inc. c. Sargeant, 2015 CAF 46 [Offshore Interiors], la Cour a déclaré ce qui suit aux paragraphes 85 à 87 :

[85]      Il y a lieu à cette étape de traiter brièvement de l’interprétation contractuelle. Récemment, dans l’arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633 (l’arrêt Sattva), la Cour suprême a confirmé, à l’unanimité, les principes devant orienter l’interprétation des documents contractuels. En statuant sur la question de savoir si l’interprétation contractuelle, soit l’établissement des droits et des obligations en vertu d’une entente écrite, constituait une question de droit ou une question mixte de fait et de droit (la Cour suprême a tranché qu’il s’agissait de la deuxième de ces possibilités), le juge Rothstein s’est prononcé ainsi aux paragraphes 46 à 48 de ses motifs :

46.       La tendance à délaisser l’approche historique au Canada [c.-à.-d. que l’établissement des droits et des obligations en vertu d’un contrat écrit constituait une question de droit] semble s’expliquer par deux changements. Le premier est l’adoption d’une méthode d’interprétation contractuelle qui oblige le tribunal à tenir compte des circonstances – que l’on appelle souvent le fondement factuel – dans l’interprétation d’un contrat écrit [...].

47.       Relativement au premier changement, l’interprétation des contrats a évolué vers une démarche pratique, axée sur le bon sens plutôt que sur des règles de forme en matière d’interprétation. La question prédominante consiste à discerner « l’intention des parties et la portée de l’entente » [...]. Pour ce faire, le décideur doit interpréter le contrat dans son ensemble, en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat. Par l’examen des circonstances, on reconnaît qu’il peut être difficile de déterminer l’intention contractuelle à partir des seuls mots, car les mots en soi n’ont pas un sens immuable ou absolu :

[traduction] Aucun contrat n’est conclu dans l’abstrait : les contrats s’inscrivent toujours dans un contexte. [...] Lorsqu’un contrat commercial est en cause, le tribunal devrait certes connaître son objet sur le plan commercial, ce qui présuppose d’autre part une connaissance de l’origine de l’opération, de l’historique, du contexte, du marché dans lequel les parties exercent leurs activités.

(Reardon Smith Line, p. 574, le lord Wilberforce)

48.       Le sens des mots est souvent déterminé par un certain nombre de facteurs contextuels, y compris l’objet de l’entente et la nature des rapports créés par celle-ci [...]. Pour reprendre les propos du lord Hoffmann dans Investors Compensation Scheme Ltd. c. West Bromwich Building Society, [1998] 1 All E.R. 98 (H.L.) :

[traduction] Le sens d’un document (ou toute autre déclaration) qui est transmis à la personne raisonnable n’équivaut pas au sens des mots qui le composent. Le sens des mots fait intervenir les dictionnaires et les grammaires; le sens du document représente ce qu’il est raisonnable de croire que les parties, en employant ces mots compte tenu du contexte pertinent, ont voulu exprimer. [p. 115].

[Non souligné dans l’original.]

[86]      Aux paragraphes 56 à 58 de ses motifs, le juge Rothstein souligne qu’il est juste de prendre en considération les circonstances dans l’interprétation des termes d’un contrat, mais qu’elles « ne doivent jamais les supplanter », puisque le décideur examine cette preuve dans le but de mieux saisir les intentions réciproques et objectives des parties exprimées dans les termes du contrat. Il ajoute : « Une disposition contractuelle doit toujours être interprétée sur le fondement de son libellé et de l’ensemble du contrat » (arrêt Sattva, paragraphe 57). Enfin, le juge Rothstein indique clairement que les « circonstances » se limitent à « une preuve objective du contexte factuel au moment de la signature du contrat » (arrêt Sattva, paragraphe 58).

[87]      Bien que la jurisprudence ne soit pas unanime sur ce que constitue le fondement factuel, il englobe, au minimum, l’origine du contrat, son objet et son contexte commercial (Primo Poloniato Grandchildren’s Trust (Trustee of) c. Browne, 2012 ONCA 862, 115 R.J.O. (3e) 287, au paragraphe 69, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2013] C.S.C.R. no 68 (QL)). Comme l’a conclu le juge en chef Winkler de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Salah c. Timothy’s Coffees of the World Inc., 2010 ONCA 673, [2010] O.J. no 4336 (QL), au par. 16 :

[traduction]

16        Les principes fondamentaux de l’interprétation des contrats commerciaux se résument comme suit. Lorsqu’elle interprète un contrat, la cour vise à dégager l’intention des parties du texte employé dans le document, en présumant que les parties voulaient vraiment dire ce qu’elles ont dit. La cour interprète le contrat globalement, d’une manière qui donne un sens à tous ses termes, et elle évite toute interprétation privant d’effet une ou plusieurs de ses dispositions. La cour doit tenir compte dans son interprétation de la preuve objective du « fondement factuel » ou du contexte dans lequel s’est inscrite la négociation du contrat, mais non d’éléments de preuve subjectifs quant à l’intention des parties. L’interprétation du contrat par la cour doit être en accord avec les principes commerciaux et le bon sens des affaires et éviter d’être absurde du point de vue commercial. Si la cour estime le contrat ambigu, elle peut recourir à des éléments de preuve extrinsèque pour lever l’ambiguïté. Lorsqu’une transaction nécessite la signature de plusieurs documents faisant partie d’un ensemble complet plus large — dans le cas par exemple d’une opération complexe — et que chaque entente est conclue en supposant la conclusion des autres, on peut pour interpréter une entente avoir recours aux ententes connexes. [...]

[Non souligné dans l’original.]

[57]           Dans l’esprit de ces principes, en interprétant l’article 12.1 et plus particulièrement son utilisation du mot « subordonnée », je dois déterminer l’intention des parties en examinant le sens de ce mot et de la disposition dans laquelle il figure, en tenant compte des mots employés, du contexte global du contrat et de la nécessité que l’interprétation concorde avec les principes commerciaux reconnus.

[58]           À première vue, le terme « subordonnée » se rapporte à un rang inférieur. C’était probablement en tenant compte de cela que Worldspan a soutenu dans sa requête à l’origine de la décision relative à la priorité, qu’elle avait une réclamation à l’égard du navire de « priorité absolue » occupant un rang supérieur à l’hypothèque, en tenant pour acquis que l’article 12.1 subordonnait l’hypothèque au droit de Worldspan de recevoir les paiements prévus au CCN. Comme il a été souligné précédemment, c’est un argument qui a été rejeté dans la décision relative à la priorité et la décision d’appel relative à la priorité, au motif que Worldspan, à titre de propriétaire du navire, ne peut avoir de réclamation de nature réelle à son égard. Je ne peux donc donner au terme « subordonnée » ce que je considérerais comme le sens ordinaire qu’on lui donne dans les contrats commerciaux, celui d’un rang inférieur parmi des réclamations concomitantes à l’égard d’un bien.

[59]           Je dois donc déterminer si le mot « subordonnée » peut être interprété tel que le soutient maintenant Worldspan (comme créant une condition voulant que Worldspan soit payé en intégralité avant que M. Sargeant puisse exercer la garantie au titre de l’hypothèque), ou tel que le soutient M. Sargeant (comme octroyant à Worldspan le droit de déduire les montants qui lui sont dus de toute réclamation hypothécaire de M. Sargeant). Aucune des parties n’a avancé d’arguments réussissant à me convaincre que l’interprétation de l’autre ne peut être invoquée compte tenu du libellé de l’article 12.1.

[60]           Je n’estime pas non plus que ces interprétations soient incompatibles avec les principes commerciaux reconnus. M. Sargeant est d’avis que l’interprétation de Worldspan de l’article 12.1 conduirait à une absurdité commerciale, car si M. Sargeant devait 1 $ à Worldspan et que Worldspan lui devait 20 000 000 $, M. Sargeant ne pourrait pas exécuter sa garantie. Je ne suis pas d’accord avec l’argument de M. Sargeant. Comme le fait remarquer Worldspan dans sa réponse, dans cet exemple extrême, M. Sargeant pourrait exécuter son hypothèque après avoir versé le paiement de 1 $.

[61]           Je ne vois pas non plus d’incompatibilité entre l’interprétation de M. Sargeant et les principes commerciaux reconnus. Les contrats de construction de navire supposent naturellement une certaine répartition du risque entre les parties. Si la construction est financée par l’acheteur potentiel au moyen d’avances, comme c’est le cas en l’espèce, je ne vois rien d’inhabituel sur le plan commercial dans le fait que l’acheteur souscrive une hypothèque pour garantir ses avances et qu’il s’attende à pouvoir la faire exécuter, après rapprochement des comptes, si le contrat n’est pas mené à terme. La question est la suivante : quelle est la répartition du risque précise prévue par les parties en l’espèce? J’ai analysé d’autres dispositions du CCN pour m’aider à déterminer l’intention des parties, et j’ai examiné l’article 12.1 dans le contexte du contrat global.

[62]           Relativement à cette partie de l’analyse, Worldspan se fonde sur l’article 3.2 (prévoyant la prolongation du délai de livraison pour tenir compte du retard attribuable à un défaut de paiement en temps opportun de M. Sargeant) et à l’alinéa 4.3e) (confirmant que les modalités de paiement prévues au CCN ont pour objet d’assurer un flux de trésorerie positif à Worldspan). M. Sargeant invoque les dispositions relatives au défaut et à la résiliation des articles 13 et 24 du CCN. À mon avis, les arguments de M. Sargeant à ce sujet sont plus convaincants parce qu’ils se rapportent à des circonstances susceptibles d’entraîner l’exécution d’une garantie hypothécaire. Je souligne que la juge Strickland, dans la première décision d’appel relative à l’hypothèque, et la Cour d’appel fédérale dans la seconde décision d’appel relative à l’hypothèque, se sont fondées sur les dispositions relatives aux recours des articles 13 et 24 pour conclure que l’hypothèque garantissait les avances faites par M. Sargeant à Worldspan. Confirmant la décision de la juge Strickland, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit aux paragraphes 108 à 110 de l’arrêt Offshore Interiors :

[108]    Je suis également en accord avec la juge sur le fait que les dispositions relatives aux recours du contrat de construction appuient l’argument selon lequel Worldspan était tenue de rembourser les avances à M. Sargeant, particulièrement parce qu’elles démontrent que les droits de M. Sargeant sur le navire, jusqu’au paiement du prix d’acquisition final, étaient définis par les sommes avancées.

[109]    En vertu de l’article 13.5 du contrat de construction, en cas de défaut de la part de M. Sargeant à l’égard de ses obligations aux termes du contrat de construction, Worldspan a le droit de résilier le contrat de construction et de vendre le navire. Cela dit, comme l’a souligné la juge, si Worldspan vendait le navire, elle serait tout de même tenue de rembourser tous les « versements » (soit les avances) faits par M. Sargeant si le prix de vente était supérieur au prix d’acquisition plafonné. Même si le prix de vente était inférieur au prix d’acquisition plafonné, Worldspan serait tout de même tenue de rembourser les avances, moins la différence entre le prix d’acquisition plafonné et le prix d’acquisition réel. Ainsi, ce fait donne à penser que M. Sargeant conserve un intérêt dans le navire qui équivaut au montant des avances versées.

[110]    De même, aux termes de l’article 24 du contrat de construction, si M. Sargeant vend le navire dans les trois années suivant la date de livraison (que le navire soit achevé ou non), quatre formules distinctes seront appliquées pour établir les sommes dues entre M. Sargeant et Worldspan. Comme l’a fait remarquer la juge, si le navire est vendu à profit, M. Sargeant sera tenu de verser une partie de ce profit à Worldspan. En revanche, si le navire est vendu à perte, Worldspan sera tenue de rembourser une partie de la perte à M. Sargeant. Qui plus est, aux termes de l’article 24.8, au moment du versement d’un paiement en vertu de l’une des formules prévues à l’article 24, chaque partie a le droit de déduire de la somme due à l’autre partie le montant qui lui est dû en vertu du contrat de construction. Compte tenu de ces formules, je suis parfaitement d’accord avec la conclusion de la juge, à savoir que le produit de la vente du navire à payer à M. Sargeant constitue, en fait, un remboursement des avances.

[63]           Worldspan souligne à juste titre que les dispositions liées aux recours ne s’appliquent pas directement aux circonstances de l’espèce. L’article 24 s’applique si M. Sargeant vend le navire. L’article 13.5 trouve application en cas de défaut de paiement de M. Sargeant et si Worldspan choisit de résilier le CCN et de vendre elle-même le navire. Aucune de ces situations ne s’applique en l’espèce puisque le navire a fait l’objet d’une vente judiciaire par suite de la saisie par un créancier. Je trouve toutefois pertinent de souligner que, advenant une situation visée par les articles 24 et 13.5, ni l’un ni l’autre des articles ne prévoit que l’article 12.1 permette d’interdire à M. Sargeant de percevoir des sommes qui lui sont dues tant que Worldspan n’aura pas été payé intégralement. Les formules prescrites dans ces articles prévoient un rapprochement des comptes des parties, sous une forme ou une autre.

[64]           L’article 24.8 stipule expressément que, au moment du versement d’un paiement en vertu l’article 24, chaque partie aura droit de déduire du montant dû à l’autre partie tout montant qui lui est alors dû par cette partie en vertu du CCN. Je tiens particulièrement à souligner que l’article 13.5 entre en jeu dès lors que M. Sargeant n’a pas versé les paiements dus à Worldspan. La formule qui s’applique alors n’empêche pas M. Sargeant d’obtenir un remboursement de ses avances avant d’avoir payé Worldspan, mais prévoit plutôt un remboursement de ces avances sous réserve des ajustements prescrits. Il est difficile de concilier les mécanismes prévus au contrat et l’interprétation de l’article 12.1 proposée par Worldspan. Il est en revanche possible de faire le rapprochement avec l’interprétation de M. Sargeant selon laquelle l’article 12.1 donne le droit à Worldspan de déduire des montants qui lui sont dus aux termes du CCN pour toute réclamation hypothécaire émanant de M. Sargeant.

[65]           En accordant une préférence à l’interprétation de l’article 12.1 de M. Sargeant, je tiens compte à la fois dans la décision de la Cour d’appel fédérale qui s’appuie sur les dispositions contractuelles liées aux recours pour conclure que l’hypothèque garantit le remboursement des avances de M. Sargeant, et dans l’interprétation qui se dégage d’une analyse globale du CCN, y compris les dispositions liées aux recours.

[66]           J’ai aussi pris en considération l’argument de Worldspan selon lequel l’ordonnance de vente a entraîné la substitution du navire par le produit de la vente aux fins du CCN et selon laquelle M. Sargeant a maintenant droit de recevoir le produit, mais doit d’abord payer intégralement Worldspan. Je ne suis pas d’accord pour dire qu’il s’agit d’une interprétation correcte de l’ordonnance de vente. Une ordonnance de vente judiciaire d’un navire a pour effet que le produit de la vente devient l’objet des réclamations de nature réelle concomitantes en lieu et place du navire. Contrairement à ce que Worldspan avance, l’ordonnance ne vient pas remplacer les dispositions du CCN.

[67]           En dernier lieu, j’ai examiné l’argument de Worldspan selon lequel les motifs de la décision d’appel relative à la vente du juge Mosley sont une reconnaissance judiciaire du fait que la garantie de M. Sargeant est subordonnée au droit de Worldspan de recevoir des paiements. Aux paragraphes 6 et 7 de la décision d’appel relative à la vente, le juge Mosley cite l’article 12.1 du CCN, puis déclare que les droits personnels de Worldspan aux termes de l’article 12.1 du CCN n’ont pas encore été établis et qu’il reste la possibilité à Worldspan de participer au processus de réclamation et de contester les réclamations de nature réelle, en sa qualité de propriétaire du navire. Ces paragraphes confirment simplement qu’il est encore possible pour Worldspan d’invoquer les arguments qu’elle fait valoir dans la requête de Worldspan. Je n’interprète pas ces paragraphes comme exprimant une conclusion relative à ces arguments.

(3)               Compensation en equity

[68]           À l’audience, j’ai demandé à l’avocat de M. Sargeant en quoi le principe de la compensation en equity pouvait être pertinent aux fins de l’interprétation contractuelle de l’article 12.1. L’avocat a expliqué que M. Sargeant avait soulevé cet argument de manière subsidiaire, en raison de la manière dont la requête de Worldspan a été formulée (celle-ci sollicite non seulement une interprétation contractuelle, mais également une déclaration de priorité). Quoi qu’il en soit, ayant rejeté l’interprétation de l’article 12.1 proposée par Worldspan sur laquelle était fondée sa demande de déclaration de priorité, la requête de Worldspan doit être rejetée. Il est donc inutile que je me penche sur les arguments de M. Sargeant à l’égard de la compensation en equity.

V.                REQUÊTE DE M. SARGEANT

A.                Faits

[69]           Outre les faits déjà pris en considération dans les présents motifs, les faits suivants concernant les instances devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique s’avèrent pertinents aux fins de la requête de M. Sargeant.

[70]           Le 29 avril 2011, M. Sargeant a intenté une action contre Worldspan devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique [CSCB], alléguant qu’il avait avancé 20 655 926 $ US à Worldspan, que Worldspan s’était engagée dans des pratiques commerciales déloyales qui avaient eu pour conséquence de gonfler le coût du navire, et que Worldspan avait rompu le CCN, commis un abus de confiance et escroqué M. Sargeant. M. Sargeant a demandé diverses réparations, y compris des dommages-intérêts non quantifiés.

[71]           Le 27 mai 2011, Worldspan a déposé une requête devant la CSCB en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. (1985), ch. C-36 [LACC] et le 22 juillet 2011, le juge Pearlman de la CSCB a rendu une ordonnance [l’ordonnance relative au processus de réclamation de la C.-B.] prévoyant une méthode d’établissement des réclamations dans le cadre de l’instance engagée au titre de la LACC et sollicitant l’aide et la reconnaissance de la Cour fédérale à l’égard des réclamations de nature réelle à l’égard du navire. À la même date, le juge Pearlman a également rendu une ordonnance [l’ordonnance relative aux actions civiles de la C.-B.] autorisant Worldspan à poursuivre M. Sargeant et Comerica au moyen d’une action civile devant la CSCB et autorisant M. Sargeant et Comerica à poursuivre Worldspan par voie de demande reconventionnelle.

[72]           Le 30 mai 2011, Worldspan a déposé une réponse à l’action civile devant la CSCB rejetant les allégations de M. Sargeant et faisant valoir ses réclamations, en tenant pour acquis notamment que le CCN subordonne la garantie de Sargeant au droit de Worldspan d’être payé et que M. Sargeant a rompu le CCN en n’acquittant pas les paiements dus. Worldspan a également déposé une demande reconventionnelle contre M. Sargeant devant la CSCB le 1er juin 2011, alléguant que M. Sargeant n’a pas payé un montant de 4 920 798,11 $ US dû à Worldspan et que cela constituait une rupture du CCN et une source de dommages de plusieurs ordres pour Worldspan. Worldspan a demandé diverses réparations, y compris des dommages-intérêts non quantifiés.

[73]           Le 15 janvier 2014, M. Sargeant a également intenté une action contre un dirigeant de Worldspan, Steven Barnett [M. Barnett].

B.                 Question en litige

[74]           La seule question soulevée par la requête de M. Sargeant est de savoir si la Cour devrait rendre une ordonnance déclarant que les réclamations de nature personnelle entre M. Sargeant et Worldspan soient tranchées par la CSCB, et que les réclamations de nature réelle au titre de l’hypothèque ou de l’alinéa 22(2)n) de la Loi sur les Cours fédérales soient tranchées dans une instance devant la Cour fédérale.

C.                 Position de M. Sargeant

[75]           M. Sargeant soutient qu’à défaut d’une raison sérieuse à l’effet contraire, une partie a le droit de choisir le tribunal dans lequel elle souhaite poursuivre l’action (Spar Aerospace Ltd c. American Mobile Satellite Corp, 2002 CSC 78, au paragraphe 75). Il explique qu’il avait choisi d’emblée de saisir la CSCB parce qu’il y a intenté son action contre Worldspan en 2011. M. Sargeant souligne que la CSCB a compétence en matière personnelle sur cette action et qu’elle l’a déjà exercée.

[76]           M. Sargeant a aussi poursuivi M. Barnett devant la CSCB et soutient que les allégations contre M. Barnett et contre Worldspan sont semblables, de sorte qu’une requête sera déposée pour que les deux actions soient instruites ensemble. M. Sargeant met en doute la compétence de la Cour fédérale pour examiner sa réclamation à l’égard de M. Barnett, parce qu’elle repose sur une garantie et des allégations de délit commis par M. Barnett à titre de dirigeant de Worldspan.

[77]           M. Sargeant soutient que les allégations contre M. Barnett et Worldspan nécessiteront que Worldspan produise de nombreux documents et des interrogatoires préalables. Il affirme que ces allégations ne sont pas visées par l’ordonnance relative au processus fédéral de réclamation s’appliquant aux réclamations de nature réelle de l’instance devant la Cour fédérale et que ses réclamations à l’égard de Worldspan et de M. Barnett ne sont pas visées par la présente instance.

[78]           M. Sargeant allègue que transformer une action réelle entre un créancier privilégié et le navire en une action personnelle entre Worldspan et M. Sargeant, ce qu’il comprend que Worldspan propose, est une erreur à plusieurs égards :

A.                 cela contrevient au principe de la courtoisie entre les cours supérieures;

B.                 cela va à l’encontre des règles de procédure puisque cela prive M. Sargeant des droits habituels à la communication de la preuve et à la présentation d’un plaidoyer conférés à un défendeur dans une action;

C.                 cela entraînerait un « flou procédural », ce que M. Sargeant entend par l’incertitude quant à la place des autres parties à l’instance devant la Cour fédérale dans le contexte d’une réclamation personnelle, en particulier quant à savoir si les droits de chacun à la communication de la preuve et à la production de documents seraient respectés;

D.                cela soulève la question de savoir si la Cour propose de rendre une ordonnance de suspension concernant les mêmes actions personnelles devant la CSCB. M. Sargeant précise que le juge Pearlman de la CSCB a refusé d’agréer à la demande de Worldspan de suspendre certains aspects des instances devant la Cour fédérale, invoquant la courtoisie.

[79]           M. Sargeant fait valoir que la question du droit réel serait reportée indéfiniment si l’on regroupait les actions de la CSBC avec celles de la Cour fédérale. M. Sargeant soutient que cela nécessiterait d’intenter une action devant la Cour fédérale ou une autre procédure offrant des droits relatifs à l’interrogatoire préalable et à la communication préalable de documents plus importants que ceux dont est assortie la procédure sommaire habituellement utilisée pour statuer sur des réclamations concomitantes à l’égard du produit de la vente d’un navire. M. Sargeant a plutôt proposé que l’instance devant la Cour fédérale soit suspendue pendant que tout litige de nature personnelle, dont la résolution est nécessaire pour statuer sur le droit réel de M. Sargeant, est soumis à la CSCB. Cela évitera, estime-t-il, des décisions potentiellement contradictoires qui pourraient être rendues si certains aspects des litiges de nature personnelle sont tranchés par la Cour fédérale et d’autres par la CSCB.

[80]           Comerica appuie la position de M. Sargeant, soutenant que l’autre solution obligerait la Cour à suspendre l’instance devant la CSCB, un recours que les tribunaux hésitent généralement à accorder.

D.                Position de Worldspan

[81]           Worldspan souligne que la décision d’appel relative à la priorité du juge Lemieux a confirmé la décision du protonotaire Lafrenière, fondée sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt De Ecologia c. Voyager Sea (Navire), 2007 CAF 194 [Maritima], selon laquelle la compétence en matière réelle de la Cour fédérale ne peut être exercée à l’égard d’un navire que si le propriétaire du navire est tenu d’exécuter in personam une obligation. Worldspan soutient que M. Sargeant cherche à contredire le principe établi dans Maritima en demandant à la Cour fédérale de trancher les réclamations de nature réelle sans établir la responsabilité in personam sous-jacente requise.

[82]           Worldspan soutient également que M. Sargeant demande à la Cour fédérale de renoncer à sa compétence en matière de réclamations de nature personnelle dans le but de contourner l’ordonnance relative au processus fédéral de réclamation. Worldspan prétend que M. Sargeant souhaite plaider devant la CSCB des réclamations de nature personnelle qui ont été écartées par l’ordonnance relative au processus fédéral de réclamation, après quoi il espère faire entériner les conclusions en matière personnelle de la CSCB par la Cour fédérale et transformer les réclamations personnelles en réclamations réelles.

[83]           Worldspan estime avoir le droit de défendre les réclamations de nature réelle devant la Cour fédérale. En plus de son argument présenté en défense fondé sur l’interprétation de l’article 12.1 du CCN ayant fait l’objet de la requête de Worldspan, l’avocat de Worldspan a expliqué à l’audience que sa défense repose sur sa réclamation de 4 920 798,11 $ US, plus les intérêts, montant qu’elle dit lui être dû par M. Sargeant ainsi que sur une prétention selon laquelle M. Sargeant a rompu le CCN en ne prenant pas livraison du navire, car, selon Worldspan, M. Sargeant voulait ainsi échapper à un jugement pour une fraude de 36 millions de dollars américains prononcé contre lui par un tribunal en Floride. Worldspan affirme que le dossier de l’instance contient la preuve nécessaire pour étayer ses arguments présentés en défense.

[84]           Il semble que les parties s’entendent pour dire que, avant la tenue d’une audience sur les priorités devant la Cour fédérale, chacune doit avoir le droit, dans le contexte de la présente instance, de contre-interroger les auteurs des affidavits pertinents déposés à l’appui des réclamations. L’avocat de M. Sargeant a dit douter que ce droit s’applique au contre-interrogatoire de l’auteur de l’affidavit de Worldspan, puisque Worldspan n’est pas un créancier réel, ce que M. Sargeant soutient pour étayer sa position selon laquelle le processus sommaire de règlement des réclamations de la Cour fédérale n’est pas assez solide pour trancher les questions que Worldspan entend soulever pour contester la réclamation de nature réelle de M. Sargeant. L’avocat de Worldspan a toutefois indiqué qu’il ne s’oppose pas à ce que l’auteur de l’affidavit de Worldspan soit contre-interrogé.

E.                 Analyse

[85]           J’admets l’argument de M. Sargeant selon lequel à défaut d’une raison sérieuse à l’effet contraire, une partie a le droit de choisir le tribunal dans lequel elle souhaite poursuivre l’action. De tels motifs sont souvent examinés à la lumière du principe du forum non conveniens, dans le contexte d’une requête à une cour visant à ce qu’elle suspende sa propre instance ou, plus rarement, pour empêcher une partie de poursuivre l’action devant un autre tribunal. Or, aucune des parties n’a demandé de suspension ou d’injonction, ni contesté les principes s’appliquant à l’un de ces recours. Au contraire, la requête de M. Sargeant est présentée comme une demande d’ordonnance portant que les réclamations de nature personnelle entre M. Sargeant et Worldspan soient tranchées par la CSCB et que les réclamations de nature réelle au titre de l’hypothèque du constructeur entre ces parties ou de l’alinéa 22(2)n) de la Loi sur les Cours fédérales soient tranchées dans la présente instance.

[86]           La réparation sollicitée par M. Sargeant soulève un certain nombre de problèmes. Premièrement, telle qu’elle est formulée, la réparation demandée se lit comme obligeant les parties à poursuivre leur action devant un autre tribunal. Aucune jurisprudence n’a été citée à l’appui de la demande d’une telle ordonnance. Essentiellement, la réparation demandée doit être qualifiée comme interdisant aux parties de poursuivre, devant la Cour fédérale, le règlement de tout litige de nature personnelle pertinent pour trancher les réclamations de nature réelle. Toutefois, comme il a été souligné précédemment, la requête de M. Sargeant n’a ni formulé ni plaidé sa requête comme une demande de suspension de l’instance devant la Cour fédérale.

[87]           Deuxièmement, M. Sargeant s’appuie sur la thèse selon laquelle une partie a le droit de choisir le tribunal dans lequel elle souhaite poursuivre une action et il est d’avis que comme il a intenté une action devant la CSCB, il devrait pouvoir lui soumettre certains litiges. Cependant, il ne tient pas compte du fait qu’il a aussi choisi que la Cour fédérale tranche sa réclamation de nature réelle à l’égard du navire. Si tant est que des questions sous-jacentes de responsabilité personnelle doivent être réglées pour que la Cour statue sur la réclamation réelle de M. Sargeant, cela découle du recours de M. Sargeant à la compétence de la Cour fédérale en matière réelle.

[88]           Troisièmement, la position de M. Sargeant selon laquelle la procédure pertinente est de suspendre le processus de la Cour fédérale de règlement des réclamations de nature réelle en attendant qu’une décision soit prise par la CSCB quant à certains litiges de nature personnelle, va à l’encontre de l’objectif voulant que le processus de vente judiciaire de la Cour fédérale offre un mécanisme relativement sommaire de règlement des réclamations de nature réelle et des priorités concomitantes connexes.

[89]           Worldspan soutient que M. Sargeant cherche à contredire le principe établi dans Maritima en demandant à la Cour fédérale de trancher les réclamations de nature réelle sans établir la responsabilité in personam sous-jacente requise. Je ne pense pas que cela traduise précisément la position de M. Sargeant. Il est acquis en matière jurisprudentielle que la plupart des catégories de réclamations de nature réelle, y compris les réclamations hypothécaires, doivent être étayées par l’établissement de la responsabilité sous-jacente du propriétaire du navire. M. Sargeant ne remet pas en cause cette exigence. Il soutient en fait que la Cour d’appel fédérale a déjà statué sur une telle responsabilité relativement à ses avances à Worldspan dans la seconde décision d’appel relative à l’hypothèque, du moins pour ce qui est de décider que les avances doivent être remboursées par Worldspan. Worldspan conteste cette caractérisation de la seconde décision d’appel relative à l’hypothèque qui soutient que la seconde décision porte sur une interprétation contractuelle, et non sur la détermination d’une quelconque responsabilité. Le litige entourant le sens à donner à la seconde décision d’appel relative à l’hypothèque pourrait faire l’objet d’une requête ultérieure. Cependant, aux fins de l’espèce, le fait est que M. Sargeant ne conteste pas l’exigence d’établir la responsabilité sous-jacente de Worldspan pour que sa réclamation de nature réelle soit accueillie. Il soutient plutôt que tout litige lié à la responsabilité sous-jacente, qui doit être résolu afin d’établir sa réclamation de nature réelle, doit être débattu devant la CSCB.

[90]           Plus précisément, M. Sargeant affirme qu’en raison de la complexité des arguments que Worldspan entend opposer à sa réclamation de nature réelle, les pleins droits à la communication de la preuve et à la production de documents sont nécessaires pour un examen pertinent. Il prétend également que les arguments de la défense de Worldspan présentent un lien suffisant avec d’autres litiges de nature personnelle devant la CSCB, qui ne sont pas pertinents quant aux réclamations de nature réelle, et craint que l’examen desdits arguments par la Cour fédérale aboutisse à des décisions contradictoires des deux cours.

[91]           Bien que la multiplication des instances puisse toujours entraîner le risque évoqué par M. Sargeant, la Cour ne dispose pas de renseignements suffisants pour évaluer à quel point le risque est réel en l’espèce. Plus important encore, M. Sargeant ne cite aucune jurisprudence permettant à la Cour d’interdire au propriétaire d’un navire, qui a été saisi et vendu par la Cour, de défendre des réclamations de nature réelle devant la Cour par l’intermédiaire de son processus de règlement des réclamations, même si la procédure est moins complexe qu’une action sur le plan procédural. La Cour suprême du Canada a reconnu, dans l’arrêt Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), 2001 CSC 90, que la Cour fédérale conserve sa compétence en matière réelle à l’égard des réclamations maritimes garanties, même dans un contexte d’insolvabilité. Rien dans cet arrêt ne laisse penser que la Cour ne puisse pas tirer les conclusions inhérentes à l’exercice d’une compétence en matière réelle.

[92]           Même si la Cour peut, lorsque l’affaire s’y prête, refuser d’exercer sa compétence, j’estime nécessaire pour la Cour d’être convaincue qu’il est pertinent a) de priver un propriétaire de navire du droit de se défendre devant la Cour contre des réclamations de nature réelle dont elle a été saisie, et b) de priver d’autres créanciers des bénéfices du processus de règlement que comporte la pratique de la Cour fédérale. Sur ce dernier point, je note que M. Sargeant admet que des créanciers réels peuvent solliciter une modification de l’ordre de priorité équitable en vue d’obtenir un recouvrement partiel, sans égard au rang qui serait normalement conféré à l’hypothèque. Non seulement accéder à la procédure proposée de M. Sargeant aurait pour effet de suspendre la réclamation de nature réelle de M. Sargeant en attendant une conclusion du litige devant la CSCB, mais les réclamations des autres créanciers réels seraient également suspendues. M. Sargeant n’a pas réussi à me convaincre que les arguments de la défense soulevés de Worldspan sont, à ce point, inhabituels ou complexes de sorte qu’ils commandent une procédure judiciaire plus solide et qu’ils justifieraient que la Cour déroge à son processus habituel de règlement des réclamations de nature réelle.

[93]           J’insiste sur le fait que la présente conclusion ne cherche pas à laisser entendre que des actions personnelles doivent être intentées devant la Cour et donc donner ouverture au [traduction] « flou procédural » qui toucherait d’autres créanciers, selon les craintes exprimées par M. Sargeant. Ma conclusion est plutôt la suivante : la compétence de la Cour en matière réelle comprend le fait de décider de questions de responsabilité et de quantification, y compris les arguments présentés en défense par le propriétaire du navire, nécessaire afin de statuer sur une réclamation de nature réelle.

[94]           Je souligne aussi qu’en tirant la présente conclusion, je suis conscient de l’importance du devoir de courtoisie entre les cours supérieures et du soin que le juge Pearlman, de la CSCB, a pris pour honorer ce devoir à l’égard de la Cour fédérale dans son ordonnance relative au processus de réclamation de la C.-B. Je ne souhaite pas que l’on interprète les motifs de la présente décision comme si j’avais omis d’être aussi attentif à ce principe. Je déduis de l’ordonnance relative au processus de réclamation de la C.-B. qu’afin de poursuivre une réclamation de nature réelle – que l’ordonnance à autoriser à poursuivre hors du processus qu’elle prévoit – les créanciers doivent établir la responsabilité personnelle de Worldspan. La partie pertinente du paragraphe 14 de l’ordonnance est rédigée comme suit : [traduction]

14.       Tout créancier produisant une preuve faisant valoir une réclamation maritime doit :

a) avoir le droit de poursuivre sa réclamation à l’égard du navire hors du processus prévu dans la présente ordonnance;

b) aux fins de la poursuite de sa réclamation à l’égard du navire, conserver son droit d’intenter une action personnelle contre les requérants;

c) aux fins de la poursuite de sa réclamation à l’égard du navire, ne pas être lié par une conclusion des requérants ou du contrôleur;

[...]

[traduction] réclamation maritime s’entendant d’une réclamation de nature réelle à l’égard du navire en vertu du droit maritime canadien. Le paragraphe 15 de l’ordonnance relative au processus de réclamation de la C.-B. demande ensuite l’aide et la reconnaissance de la Cour fédérale pour l’application des conditions de l’ordonnance.

[95]           Bien que le paragraphe 14 de l’ordonnance relative au processus de réclamation de la C.‑B. ne désigne pas expressément le tribunal pertinent pour le règlement des réclamations de nature réelle et des questions de responsabilité de nature personnelle qui doit statuer sur ces réclamations, elle reconnaît clairement, à mon sens, l’interdépendance entre les deux volets. Ma décision concernant la présente requête vise simplement à préserver la capacité de la Cour de continuer à exercer sa compétence en matière réelle. Je souhaite que la présente décision soit compatible avec l’ordonnance du juge Pearlman et, par conséquent, qu’elle soit respectueuse de la compétence de la CSCB.

[96]           Par ces motifs, la requête de M. Sargeant sera rejetée.

VI.             DÉPENS

[97]           Worldspan et M. Sargeant ont tous les deux reconnu à l’audience que des dépens de 1 500 $ étaient appropriés pour chacune des requêtes. J’adopte cette position.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. que la requête préliminaire relative à la preuve de Worldspan Marine Inc. soit rejetée, avec dépens payables à Harry Sargeant III au montant fixe de 1 500 $, y compris les débours;
  2. que la requête de Worldspan Marine Inc. soit rejetée, avec dépens payables à Harry Sargeant III au montant fixe de 1 500 $, y compris les débours;
  3. que la requête d’Harry Sargeant III soit rejetée, avec dépens payables à Worldspan Marine Inc. au montant fixe de 1 500 $, y compris les débours.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1226-10

INTITULÉ :

OFFSHORE INTERIORS INC. et WORLDSPAN MARINE INC., CRESCENT CUSTOM YACHTS INC., LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « QE014226C010 » et LE NAVIRE « QE014226C010 » et WOLRIGE MAHON LIMITED en sa qualité d’agent désigné pour la construction du navire défendeur « QE014226C010 », HARRY SARGANT III, MOHAMMAD ANWAR FARID AL-SALEH, et 642385 B.C. LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2015

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 8 janvier 2016

COMPARUTIONS :

W. Gary Wharton

Pour la DEMANDERESSE

(pour Offshore Interiors Inc.)

W. Gary Wharton

POUR LES DÉFENDEURS

(pour Worldspan Marine Inc. et al.)

John W. Bromley

Kieran E. Siddell

POUR LES INTERVENANTS

(pour Harry Sargeant III)

John I. McLean

POUR LES INTERVENANTS

(pour la Comerica Bank)

Teresa M. Tomchak

Jason K. Yamashita

POUR LES INTERVENANTS

(pour Capri Insurance Services Ltd. et Raider-Hansen Inc.)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernard LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la DEMANDERESSE

(pour Offshore Interiors Inc.)

Bernard LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour les défendeurs

(pour Worldspan Marine Inc. et al.)

Bull Houser & Tupper LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les intervenants

(pour Henry Sargeant III)

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES INTERVENANTS

(pour la Comerica Bank)

Farris Vaughan Will & Murphy LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES INTERVENANTS

(pour Capri Insurance Services Ltd. et Raider-Hansen Inc.)

 

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