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Date : 20160108


Dossier : IMM‑7729‑14

Référence : 2016 CF 21

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 8 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

AEISHIA NOLA TAYLOR

BASIL MONTAGUE HAMILTON

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   APERÇU

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre de la décision datée du 8 septembre 2014, par laquelle un agent principal (l’agent) a rejeté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi (la décision). L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que l’obligation de demander la résidence à partir de l’étranger leur causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. J’ai pris la présente affaire en délibéré et me préparais à rendre une décision au moment où la Cour suprême du Canada a prononcé son arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy CSC). Cet arrêt influe sur les questions relatives à l’appréciation des difficultés dans le contexte du paragraphe 25(1) de la Loi, notamment les questions de l’intérêt supérieur de l’enfant [l’ISE] et de la prise en considération des rapports psychologiques à cet égard. J’ai donné aux deux parties la possibilité de présenter leurs observations à la lumière de Kanthasamy CSC au moment de la réouverture des débats à cette fin, le 18 décembre 2015.

[2]               Les demandeurs sont mari et femme. Ressortissants jamaïcains, ils sont arrivés au Canada en octobre 2008. Leur fille Shalom, leur seul enfant, est née le 13 août 2009. Au moment de la présente instance de contrôle judiciaire, Shalom avait cinq ans. Étant citoyenne canadienne, elle ne faisait pas partie de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs, encore qu’elle ait constitué l’un des points focaux de cette demande et de la décision.

[3]               En fait, la décision portait principalement sur Shalom. L’agent a reconnu que, malgré le fait qu’il lui serait permis de rester au Canada en raison de sa citoyenneté canadienne, elle accompagnerait en définitive ses parents s’ils devaient partir. Il a examiné les aspects importants de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en citant les passages principaux des observations des demandeurs portant sur les réalités auxquelles Shalom devrait faire face en Jamaïque, notamment des conditions inférieures sur les plans éducatif, médical, social, de la sécurité et du cadre de vie. L’agent a conclu de son examen de la preuve relative à Shalom que, s’il était vrai que les conditions en Jamaïque seraient peu favorables pour elle, le fait de devoir aller y vivre ne compromettrait pas son intérêt supérieur ni ne [TRADUCTION] « porterait atteinte à ses droits fondamentaux » (dossier certifié du tribunal (DCT), à la page 7).

[4]               L’agent a pris en considération, dans l’examen qui l’a mené à ces conclusions, la preuve objective concernant la situation en Jamaïque, notamment la possibilité pour Shalom d’y poursuivre son éducation et, plus tard, de faire des études postsecondaires soit dans ce pays, soit au Canada (DCT, à la page 5).

[5]               L’agent a aussi examiné des éléments de preuve provenant d’un optométriste et d’une psychologue, ainsi qu’une lettre dans laquelle un enseignant de la Jamaïque expliquait comment les problèmes éducatifs et sociaux qui affligeaient ce pays auraient des effets défavorables pour Shalom. L’agent a conclu que Shalom ne paraissait souffrir d’aucune affection psychologique ou somatique, et qu’il lui serait possible de faire soigner en Jamaïque ses éventuels troubles psychologiques ou problèmes de vision. Quant à la lettre de l’enseignant, elle était, selon l’agent, de caractère conjectural et insuffisamment étayée d’éléments de preuve objectifs (DCT, aux pages 4 et 5).

[6]               L’agent a ensuite examiné les risques que présenterait un retour en Jamaïque dans le contexte des difficultés possibles, conformément au paragraphe 25(1.3) de la Loi, en faisant remarquer qu’il incombait aux demandeurs de prouver que ces conditions les toucheraient directement et personnellement. Il a conclu que les demandeurs seraient soumis aux mêmes conditions que l’ensemble de la population, et que ces difficultés inhérentes à la situation générale dans le pays ne constituaient pas [TRADUCTION] « des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » (DCT, aux pages 7 et 8).

[7]               Enfin, l’agent a examiné la preuve des demandeurs concernant leur établissement, notamment leur vie professionnelle, ainsi que leurs activités bénévoles et de service à la collectivité, relevant leurs louables efforts pour s’établir au Canada. Cependant, a‑t‑il ajouté, les demandeurs ne pouvaient raisonnablement s’attendre à pouvoir rester au Canada de manière permanente et ils n’y étaient pas restés pour des raisons indépendantes de leur volonté. L’agent a conclu en dernière analyse que les demandeurs pourraient compter sur les compétences acquises au Canada et l’aide de leurs familles pour s’établir à nouveau en Jamaïque (DCT, aux pages 8 et 9).

II.                LES QUESTIONS EN LITIGE ET LES OBSERVATIONS DES PARTIES

[8]               Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis deux erreurs : premièrement, en examinant l’ISE suivant un critère juridique erroné; deuxièmement, en appréciant la preuve de manière déraisonnable.

[9]               Concernant l’ISE, les demandeurs font valoir que l’agent a examiné les difficultés auxquelles Shalom devrait faire face si elle devait aller vivre en Jamaïque, axe d’analyse dont ont résulté les erreurs de droit suivantes :

                                i.            conclure que la violence des gangs ne ferait pas courir plus de risques à Shalom qu’au reste de la population;

                              ii.            se concentrer sur le point de savoir si les besoins fondamentaux de Shalom seraient satisfaits en Jamaïque;

                            iii.            examiner le point de savoir si un déménagement en Jamaïque porterait atteinte aux droits fondamentaux de Shalom (et conclure par la négative);

                            iv.            examiner le point de savoir si le déménagement en Jamaïque aurait des [TRADUCTION] « effets défavorables importants » pour Shalom;

                              v.            appliquer un critère relevant de l’analyse relative à la protection de l’État pour conclure que l’État jamaïcain déployait des efforts sérieux dans la lutte contre la pauvreté infantile.

[10]           En conséquence de tous ces facteurs, font valoir les demandeurs, l’agent exigeait d’eux la preuve que Shalom courrait des risques déterminés et qu’il serait porté atteinte à ses droits fondamentaux avant de conclure que l’ISE militait pour une réponse favorable à leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme aucun de ces critères n’a sa place dans une analyse relative à l’ISE, l’agent a ainsi commis une erreur de droit capitale.

[11]           Les demandeurs ont fait valoir au départ, c’est‑à‑dire à l’audience de juillet, que la plus récente formulation du critère applicable à l’analyse relative à l’ISE était celle donnée par le juge Russell au paragraphe 63 de Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 (Williams) :

Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit d’abord déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

[Souligné dans l’original.]

[12]           Bien que les demandeurs admettent qu’il n’est pas obligatoire d’appliquer strictement le critère de Williams, la Cour doit se demander si l’agent a effectué un examen valable quant au fond de ce critère. Autrement dit, c’est d’après le fond et non la forme de l’analyse qu’il faut répondre à la question de savoir si l’ISE a été valablement pris en considération. Or l’agent, affirment-ils, n’a en l’espèce aucunement effectué l’analyse voulue, se fondant plutôt sur des facteurs extrinsèques tels que les risques, les droits et la possibilité de bénéficier de la protection de l’État. L’agent n’a pas examiné l’intérêt supérieur de Shalom, ne s’est pas demandé comment une décision favorable ou défavorable influerait sur cet intérêt, ni n’a mis en balance les facteurs en question.

[13]           Le défendeur, en résumé, répond qu’il n’existe aucune norme obligeant à appliquer un critère donné (tel que celui de Williams) et soutient que l’agent a analysé l’ISE de manière adéquate et raisonnable.

[14]           En ce qui concerne la deuxième erreur qu’ils reprochent à l’agent, les demandeurs font valoir que son appréciation de la preuve produite était déraisonnable. Premièrement, les demandeurs avaient soumis le rapport d’une psychologue clinicienne selon lequel un déménagement en Jamaïque aurait des effets défavorables importants sur la santé mentale de Shalom. Or l’agent a contesté la valeur de ce rapport, au motif que Shalom ne souffrait d’aucun trouble psychologique effectif au moment de l’appréciation. L’agent a en outre conclu que ce rapport exagérait les problèmes de santé de Shalom et n’était étayé d’aucun élément de preuve corroborant. Deuxièmement, les demandeurs avaient produit une lettre où un enseignant de la Jamaïque exposait en détail les insuffisances du système éducatif jamaïcain et les effets défavorables qu’un déménagement dans ce pays pourrait entraîner pour Shalom. Comme dans le cas du rapport psychologique, l’agent a conclu que les affirmations contenues dans cette lettre n’étaient pas étayées d’éléments de preuve corroborants et revêtaient donc un caractère conjectural. Selon les demandeurs, ces deux documents s’inscrivaient au cœur même d’une analyse valable relative à l’ISE, de sorte qu’il était déraisonnable de les écarter.

[15]           Le défendeur répond que l’agent a effectué une analyse raisonnable et complète de la preuve, et que l’argumentation des demandeurs revient essentiellement à demander à la Cour d’apprécier à nouveau cette preuve.

III.             LA NORME DE CONTRÔLE

[16]           La Cour d’appel fédérale a conclu au paragraphe 99 de Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 (Kanthasamy CAF), que la norme déférente de la décision raisonnable s’appliquait à l’appréciation des faits sous le régime du paragraphe 25(1), et la Cour suprême a confirmé cette conclusion (Kanthasamy CSC, au paragraphe 44). La cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable se demande si la décision attaquée appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Cette norme commande la retenue judiciaire, de sorte que « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59).

[17]           Les demandeurs, cependant, font valoir que l’agent s’est trompé dans l’appréciation de la preuve et dans le choix du critère applicable à l’analyse relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; or, concernant ce dernier point, la jurisprudence sur la norme de contrôle n’est pas encore fixée. Le juge Mosley a étudié cette question de l’incertitude de la norme de contrôle dont relèvent les décisions en matière de considérations d’ordre humanitaire aux paragraphes 26 à 34 de Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 382. Après une récapitulation très approfondie de la jurisprudence de premier plan jusqu’à Kanthasamy CAF et Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, il a conclu que le choix du critère juridique par l’agent d’immigration devait être assujetti à la norme de la décision correcte.

[18]           Comme rien dans le récent arrêt Kanthasamy CSC ne contredit explicitement la conclusion du juge Mosley selon laquelle il convient de soumettre à la norme de la décision correcte le choix du critère juridique appliqué dans une analyse relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et que le juge Gleeson a récemment retenu cette même norme au paragraphe 6 de D’Aguiar‑Juman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 6, je souscris à ce point de vue.

IV.             ANALYSE

[19]           Le principal objet de la contestation des demandeurs est que le décideur n’a pas pris correctement en considération la question des difficultés, en particulier dans son application à l’ISE (Kanthasamy CAF, aux paragraphes 41 à 45). Le décideur qui effectue une analyse relevant de l’article 25 doit se montrer réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker), au paragraphe 75; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 (Hawthorne), au paragraphe 31). La Cour suprême du Canada explique dans Kanthasamy CSC que l’agent doit éviter de considérer les difficultés à travers le prisme restrictif des épithètes descriptives « inhabituelles et injustifiées ou démesurées », d’usage si fréquent jusqu’ici :

[33]      L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[20]           La Cour suprême ajoute qu’il est particulièrement important de ne pas limiter indûment la définition des difficultés lorsqu’un enfant est directement touché :

[41]      Comment un enfant pourrait‑il être plus « directement touché » que lorsqu’il est l’auteur de la demande? À mon avis, il s’ensuit non seulement que « l’intérêt supérieur » doit être considéré comme un élément important, mais aussi qu’il doit jouer dans l’appréciation des autres aspects de la situation de l’enfant. Et comme « [l]es enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés », la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées » ne saurait généralement s’appliquer aux difficultés alléguées par un enfant à l’appui de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaires (Hawthorne, par. 9). Puisque l’enfant peut éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable, des circonstances qui ne justifieraient pas une dispense dans le cas d’un adulte pourraient néanmoins la justifier dans le cas d’un enfant (Kim c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2011] 2 R.C.F. 448, par. 58; Principes directeurs sur la protection internationale no 8 : Les demandes d’asile d’enfants dans le cadre de l’article 1A(2) et de l’article 1(F) de la Convention de 1951 et/ou son Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, HCR/GIP/09/08 (22 décembre 2009).

[21]           En l’espèce, l’agent a examiné les questions soulevées par les demandeurs au sujet de leur fille, notamment les conséquences d’un éventuel déménagement en Jamaïque sur les plans médical, éducatif, familial et de la sécurité. Il a reconnu les attraits de la vie au Canada aussi bien pour les demandeurs que pour Shalom. Il a présumé au départ que la vie au Canada était préférable à la vie dans le pays d’origine, présomption que permet et admet la jurisprudence (voir par exemple Hawthorne, au paragraphe 5).

[22]           Cependant, l’agent a commis une erreur en examinant ces éléments à travers le prisme des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées, axe d’analyse que l’arrêt Kanthasamy CSC nous prescrit maintenant d’écarter lorsqu’il s’agit d’un enfant. Ayant déjà reconnu que Shalom ne pourrait être séparée de ses parents si ceux‑ci devaient retourner en Jamaïque, l’agent a conclu que [TRADUCTION] « la réadaptation à la vie dans ce pays ne présenterait pas pour les demandeurs de difficultés "inhabituelles et injustifiées ou démesurées" » (DCT, au paragraphe 8). Je ferai observer que cette conclusion, en plus d’être entachée d’une erreur de droit, me paraît formulée d’une manière déraisonnable, puisque Shalom ne s’est jamais « adaptée » à la vie dans le pays d’origine de ses parents : contrairement à ceux‑ci, en effet, elle a passé toute sa vie au Canada. Même si elle n’était pas l’un des demandeurs de considérations d’ordre humanitaire, l’agent était manifestement conscient de la place centrale qu’elle devait occuper dans son analyse.

[23]           En qui concerne la question des parents et amis de l’enfant au Canada, l’agent l’a elle aussi examinée à travers le prisme des difficultés, suivant le critère que l’arrêt Kanthasamy CSC prescrit d’écarter :

[TRADUCTION]

J’ai pris en considération les lettres de soutien des parents et amis des demandeurs; cependant, les éléments produits ne suffisent pas à prouver que ces relations se caractériseraient par un degré de dépendance et d’interdépendance tel que la séparation, le cas échéant, équivaudrait à une difficulté inhabituelle et injustifiée ou démesurée. De plus, on ne m’a pas convaincu que la séparation physique d’avec les parents et amis que les demandeurs ont au Canada aurait pour effet de rompre les liens noués avec eux. La séparation d’avec les amis et autres connaissances est certes difficile, mais je ne suis pas convaincu que, en l’occurrence, elle constituerait une difficulté inhabituelle et injustifiée ou démesurée. […] Les rapports humains ne dépendent pas exclusivement de la proximité géographique, et il resterait loisible aux demandeurs de rester en contact avec les parents et amis qu’ils ont au Canada par les moyens qu’offre Internet : courrier électronique, messagerie instantanée, Skype ou Facebook. Dans le cas où ils n’auraient pas facilement accès à un ordinateur, le téléphone et la poste offriraient d’autres possibilités de communication. (DCT, à la page 8; non souligné dans l’original.)

[24]           Bien que l’agent ait fait référence aux demandeurs dans le passage que nous venons de citer, il n’en était pas moins clair que le changement de pays de résidence, s’il se matérialisait, inclurait nécessairement Shalom (DCT, à la page 6). L’agent aurait donc dû étudier séparément les effets pour elle du déménagement et de la séparation, puisque, comme nous l’enseigne Kanthasamy CSC, c’est une erreur d’examiner l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contexte des difficultés, comme il l’a fait ici.

[25]           La Cour suprême du Canada a formulé dans Kanthasamy CSC les observations suivantes concernant les relations de l’enfant au Canada et la manière dont il convient d’examiner les difficultés dans une analyse relative à l’ISE :

[58]      […] L’agente ne se demande aucunement si l’effet de la séparation de Jeyakannan Kanthasamy d’avec ses proches au Canada serait amplifié par le fait que les relations qu’il a tissées l’ont été à l’adolescence. Sa démarche est incompatible avec le caractère unique de l’examen du préjudice qui s’impose dans le cas d’un enfant.

[59]      Qui plus est, lorsqu’elle apprécie l’intérêt supérieur de Jeyakannan Kanthasamy et qu’elle le soumet à la même interprétation littérale que tous les autres volets de sa situation en se demandant si les difficultés appréhendées seraient « inhabituelles et injustifiées ou démesurées », elle interprète erronément la notion d’intérêt supérieur de l’enfant, surtout en ce qu’elle fait abstraction de la mise en garde éclairante selon laquelle « [l]es enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés » (Hawthorne, par. 9; voir également Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, par. 64‑67 (CanLII)).

[26]           Il ressort à l’évidence de Kanthasamy CSC que l’agent s’est trompé en appliquant la condition des difficultés « inhabituelles et injustifiées ou démesurées » à l’examen de l’intérêt supérieur de Shalom; il a commis là une erreur justifiant l’intervention de la Cour, en ce qu’il a mis en œuvre un critère qui se révèle erroné à la lumière de cette nouvelle jurisprudence.

[27]           En ce qui a trait à la deuxième question soulevée par les demandeurs, selon qui l’agent aurait apprécié la preuve de manière déraisonnable, je souscris sans réserve aux observations du défendeur rappelant qu’il n’appartient pas à notre Cour d’apprécier à nouveau la preuve, et que l’ISE, s’il est le facteur principal, n’est pas le seul à prendre en considération dans une analyse relevant de l’article 25 (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125). Ce principe est formulé ainsi au paragraphe 75 de Baker : « […] le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations […] »

[28]           Je constate cependant que l’agent n’a pas apprécié comme il l’aurait dû des éléments de preuve essentiels concernant l’intérêt supérieur de Shalom, notamment les lettres portant sur son éducation, ses conditions de logement, sa vulnérabilité pécuniaire, sa sécurité physique et ses besoins en soins de santé (son affection oculaire et le point de savoir si ses parents auraient les moyens de lui offrir un traitement correctif en Jamaïque).

[29]           Pour ne citer qu’un exemple, je m’arrêterai à l’appréciation donnée par l’agent du rapport psychologique sur Shalom : [TRADUCTION] « À en juger d’après les renseignements que fournit la Dre Antczak, fait observer l’agent, la fille des demandeurs ne semble souffrir d’aucun trouble mental ni d’aucune affection psychique qui aurait nécessité le rendez-vous avec cette psychologue clinicienne. Le rapport ne contient aucune information touchant la raison pour laquelle Shalom a été adressée à la Dre Antczak, le moment où la consultation a eu lieu, ni la durée de l’examen. » (DCT, à la page 5). L’agent, à mon sens, passe ici à côté du point essentiel du raisonnement de la psychologue, à savoir qu’elle décrit les effets nuisibles que produirait un déménagement en Jamaïque, plutôt qu’elle n’entend rendre compte de besoins psychologiques déjà existants (DCT, à la page 72).

[30]           La Cour suprême du Canada a formulé les remarques suivantes à propos de conclusions analogues d’une agente d’immigration chargée d’examiner une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire :

[48]      De plus, en s’attachant uniquement à la possibilité que Jeyakannan Kanthasamy soit traité au Sri Lanka, l’agente passe sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale. Comme l’indiquent les Lignes directrices, les facteurs relatifs à la santé, de même que l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux dans le pays d’origine, peuvent se révéler pertinents (Traitement des demandes au Canada, section 5.11). Par conséquent, le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état (Davis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97; Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1295). […]

[31]           Nous savons que, selon l’arrêt Kanthasamy CSC, le décideur doit accorder sa pleine et entière attention à l’enfant touché par une décision en matière de considérations d’ordre humanitaire. Cela veut dire qu’il doit effectuer – en présumant qu’on lui a présenté des éléments de preuve pertinents – un examen approfondi de l’intérêt de l’enfant sur les plans de l’éducation, du logement, de la sécurité personnelle et de la santé, et, à cette fin, prendre en considération toutes les conséquences qu’entraînerait l’accueil ou le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. À défaut de quoi, il commet une erreur susceptible de contrôle.

V.                CONCLUSION

[32]           Pour ces motifs, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire. Je félicite les avocats pour leur excellente préparation et pour soin qu’ils ont apporté à la présentation de leurs observations tant orales qu’écrites, aussi bien à la première séance de l’audience qu’à la reprise de celle‑ci après la publication de Kanthasamy CSC. Leurs clients respectifs peuvent s’estimer bien servis.

VI.             LA QUESTION EN VUE DE LA CERTIFICATION

[33]           Les avocats ont proposé la certification de la question suivante, qu’ils affirment transcender les intérêts particuliers des parties en présence et mettre en jeu des éléments de portée ou d’application générales, conformément aux conditions fixées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Liyanagamage c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1637 (CAF) :

[traduction]

Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit‑il, en premier lieu, établir explicitement en quoi consiste cet intérêt et, en deuxième lieu, établir jusqu’à quel point l’une des décisions possibles compromettrait cet intérêt par rapport à l’autre, pour prouver qu’il s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant?

[34]           Cette question, qui revient essentiellement à demander s’il faut appliquer ou non de manière explicite et formelle le critère de Williams à l’analyse relative à l’ISE dans le contexte des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, a déjà été certifiée deux fois au cours de l’année écoulée, soit dans Celise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 642 (Celise), et dans Bermudez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1270 (Bermudez). La décision Celise, finalement, n’a pas été portée en appel, mais il semble que, pour l’instant du moins, la procédure d’appel de Bermudez suive son cours.

[35]           En l’espèce, cependant, bien que les deux parties m’aient invité à certifier la question, je n’estime pas qu’il convienne de le faire, au motif que j’ai en définitive décidé la demande en appliquant l’arrêt Kanthasamy, plutôt qu’en examinant le degré de conformité au critère de Williams (voir le paragraphe 9 de Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 169 : « [e]n corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure […] »). Par conséquent, bien que la Cour ait admis que la question formulée plus haut transcendait les intérêts immédiats des parties, on ne peut dire qu’elle soit déterminante quant à l’issue de l’appel; c’est pourquoi elle ne sera pas certifiée. Cela dit, il ne fait pour moi aucun doute que l’issue de l’appel de Bermudez, à supposer que cet appel suive son cours et ait alors été tranché, constituera un facteur important à prendre en considération par l’agent chargé de réexaminer la demande dans la présente affaire.


LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

3.      Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑7729‑14

 

INTITULÉ :

AEISHIA NOLA TAYLOR ET AUTRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 JUILLET 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 8 JANVIER 2016

COMPARUTIONS :

Asiya Hirji

 

POUR LES DEMANDEURs

 

Monmi Goswami

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk et Kingwell

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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