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Date : 20150724


Dossier : IMM-3039-15

Référence : 2015 CF 908

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

JAVED MEMON

demandeur

Et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une requête déposée par le demandeur en vue d’obtenir une ordonnance suspendant le traitement de sa demande en instance de dispense ministérielle, en vertu de l’ancien paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi], à titre provisoire, jusqu’à ce que soit tranchée la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

II.                Le contexte

[2]               Le demandeur est un ressortissant pakistanais qui est devenu, en 1992, un partisan du mouvement mohajir quami Altaf [le MQM‑A] au Pakistan et un membre de cette organisation en 1994. Il aurait participé à des initiatives de recrutement et de collecte de fonds pour le MQM‑A, de même qu’à des manifestations pacifiques; il a aussi rempli les fonctions de travailleur de soutien auprès du président de l’unité Kharadar. Selon son témoignage, il a été arrêté par la police en 1995 et accusé d’avoir enfreint les lois interdisant le rassemblement de plus de quatre personnes, mais il a été libéré avec un avertissement.

[3]               Selon les allégations du demandeur, il a participé, en septembre 1996, à une manifestation pacifique contre le refus de la police d’enquêter sur l’enlèvement, la torture et l’assassinat d’un membre du MQM‑A par des membres de l’organisation rivale, le mouvement mohajir quami Haqiqi [le MQM-H]. Peu de temps après, il a été détenu et torturé par la police pour le rôle qu’il a joué dans la manifestation.

[4]               Le demandeur affirme que, après cet incident, il n’a plus pris part à des manifestations, a continué de faire partie du MQM-A et a fait campagne pour un candidat provincial du MQM‑A, aux élections de janvier 1997. Après les élections, il a été ciblé, harcelé et attaqué par des membres du MQM‑H et, en décembre 1997, il a été enlevé, détenu et torturé par des inconnus qui voulaient qu’il mette fin à ses activités au sein du MQM‑A. Après sa remise en liberté, il s’est caché et a décidé de quitter le Pakistan.

[5]               Le demandeur est arrivé au Canada le 15 juin 1998, muni d’un faux passeport, et a présenté une demande d’asile le lendemain. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a refusé sa demande d’asile en juin 1999.

[6]               Le 19 novembre 1999, le demandeur a épousé une citoyenne canadienne qui l’a par la suite parrainé et qui a présenté une demande de dispense du visa d’immigrant fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire], le 24 janvier 2000. La dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été accordée et a pris effet à titre de demande de résidence permanente, laquelle a été approuvée en principe le 13 mars 2000.

[7]               Dans le cadre du traitement de sa demande de résidence permanente, le demandeur a été interrogé le 13 juin 2000 et, au cours de cette entrevue, il a décrit son rôle au sein du MQM‑A. À une date non déterminée, en 2003, Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a envoyé une lettre d’équité au demandeur pour lui donner la possibilité de présenter des observations à propos de ce rôle. Il a répondu, le 17 décembre 2003, en demandant une dispense au ministre.

[8]               Le demandeur a été interrogé par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], le 14 septembre 2004, et, compte tenu des renseignements obtenus lors de cette entrevue, l’ASFC a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada, au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Le 18 avril 2005, un rapport concernant son interdiction de territoire a été établi, conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR.

[9]               Le 30 novembre 2005, la CISR a conclu que le demandeur n’était pas interdit de territoire au Canada, mais le défendeur a interjeté appel de la décision de la CISR et, le 16 octobre 2007, la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada. Une mesure de renvoi a été prise contre lui.

[10]           Le demandeur a présenté d’autres observations à l’ASFC le 6 janvier 2006. Il a également déposé une demande d’autorisation du contrôle judiciaire de la décision de la SAI devant la Cour. La demande a été rejetée le 14 mai 2008.

[11]           L’ASFC a recommandé au ministre de refuser la dispense ministérielle et le demandeur en a été informé en avril 2008. Ce dernier a présenté en réponse d’autres observations, les 23 avril 2008 et 4 décembre 2008, mais aucune décision n’a été prise par le ministre.

[12]           Le 31 décembre 2009, le juge Mosley a annulé la décision relative à une dispense ministérielle dans la décision Ramadan Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1302 [Agraira] en raison de l’application trop restreinte d’un critère. Le 17 mars 2011, cette décision a été infirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Agraira, 2011 CAF 103, qui a souligné que les principaux, voire les seuls, facteurs pris en compte lors du traitement des demandes de dispense ministérielle sont la sécurité nationale et la sécurité publique, et que la dispense est clairement exceptionnelle.

[13]           En décembre 2012, une deuxième recommandation de l’ASFC de refuser la dispense ministérielle a été communiquée au demandeur. La recommandation reposait sur les motifs de la décision de la Cour d’appel fédérale rendue dans l’arrêt Agraira :

[traduction]

En raison de nombreuses décisions rendues par les Cours fédérales du Canada, notamment celle de la CAF dans l’affaire du Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Ramadan Agraira, 2011 CAF 103, autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada (CSC) accordée le 8 décembre 2011, dossier no 34258, la recommandation définitive n’a pas été envoyée au ministre de la Sécurité publique, aux fins de décision, puisque les facteurs sous‑jacents à la dispense ministérielle ont changé. 

[14]           Le demandeur a demandé à deux reprises une prorogation afin de présenter des observations, soit le 18 décembre 2012 et le 9 janvier 2013. L’ASFC a accepté les deux demandes. Le 21 février 2013, le demandeur a réagi à la deuxième recommandation de l’ASFC en présentant d’autres observations; il a demandé que la décision du ministre soit reportée après que la Cour suprême aura rendu une décision dans l’arrêt Agraira.

[15]           Le 20 juin 2013, la Cour suprême a rendu sa décision dans l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559, en confirmant que les considérations primordiales dans la dispense ministérielle sont la sécurité nationale et la sécurité publique, mais que les facteurs personnels d’un demandeur peuvent être pris en considération dans la mesure où ils ont trait à la question de savoir si la présence du demandeur au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national.

[16]           Le 10 mars 2015, une troisième recommandation de l’ASFC de refuser la dispense ministérielle a été communiquée au demandeur. Le 6 avril 2015, le demandeur a demandé une prorogation afin de présenter des observations, ce qui lui a été accordé par l’ASFC le 8 avril 2015. Les observations du demandeur en réponse à la dernière recommandation de l’ASFC ont été reçues le 9 juin 2015. Celles‑ci contenaient le commentaire suivant :

[traduction]

L’ASFC a mis 12 ans avant de répondre à la présente demande de dispense ministérielle. Le délai a causé une détresse émotionnelle et psychologique intense à M. Memon et à sa famille. Le délai est tellement important et a causé une telle détresse psychologique qu’il constitue une violation de l’article sept.

[Note de bas de page omise.]

[17]           Dans les observations du 9 juin, figurait également une section intitulée : [traduction] « Le délai constitue un abus de procédure » qui contenait des observations et invoquait la jurisprudence à l’appui de ces observations. La section contenait également des arguments alléguant que le ministre avait omis d’appliquer les facteurs énumérés dans l’arrêt Agraira et que le MQM‑A n’est pas une organisation terroriste.

[18]           Le demandeur a par la suite demandé une prorogation de trois semaines afin de pouvoir présenter d’autres observations, ce qui lui a été accordé par l’ASFC. Ces autres observations du demandeur ont été reçues le 2 juillet 2015. Ce dernier a fait valoir que [traduction] « le délai de 13 ans était tellement considérable et le préjudice tellement grave que le ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire et autoriser la demande ». Il a présenté également des observations faisant état d’un préjudice d’ordre procédural et d’un préjudice émotif grave, de même qu’un argument fondé sur l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte]. Les observations comprenaient également une évaluation psychologique médico-légale confidentielle datée du 24 juin 2015, transmise par le docteur Warren Weir.

[19]           La demande de dispense ministérielle du demandeur demeure pendante et une décision ne peut être rendue avant que les observations du demandeur soient examinées et qu’une autre recommandation soit communiquée au ministre.

III.             Les observations

A.                La question sérieuse à trancher

(1)               Le retard constituant un abus de procédure

[20]           Le demandeur prétend que la demande sous-jacente soulève la question sérieuse qui consiste à déterminer si le retard inexpliqué et considérable dans le traitement de la demande de dispense ministérielle constitue un abus de procédure qui justifierait de lui accorder une réparation appropriée avant que le ministre ne rende une décision.

[21]           Le demandeur soutient essentiellement qu’il y a des motifs sérieux de croire que le retard équivaut à un abus de procédure ainsi que l’a qualifié la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 30 [Blencoe].

[22]           Le demandeur soutient que le retard en l’espèce est important et qu’il lui a causé un préjudice grave. Il a compromis sa capacité de répondre à la plainte portée contre lui et lui a causé un préjudice émotif grave, parce que le délai en soi est « inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures » (citant Blencoe, au paragraphe 121). Le demandeur fait observer que les préoccupations soulevées dans les dernières recommandations de l'ASFC ont changé : il est maintenant allégué qu’il jouait un rôle très actif au sein du MQM‑A et qu’il n’a pas pu recevoir une réponse du MQM‑A afin de pouvoir se défendre contre ces allégations, en raison du temps écoulé. En ce qui concerne la question de la longueur du délai, le demandeur fait observer qu’aucune raison valable n’explique le retard, parce que les questions en cause ne sont pas complexes et qu’il n’y a rien d’intrinsèque au processus administratif qui nécessite une attente de plusieurs années avant de rendre une décision. Enfin, le demandeur affirme que tous les renseignements nécessaires à la présente instance étaient disponibles au moment de la demande initiale du demandeur en 2003 et que la cause du retard est entièrement attribuable au défendeur (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, [2012] 1 RCF 169, au paragraphe 56, la juge Tremblay‑Lamer [Parekh]).

[23]           Le défendeur soutient que, pour obtenir une suspension définitive fondée sur un abus de procédure, le demandeur doit également démontrer que si le ministre devait prendre une décision, l’abus en question serait « révélé, perpétué ou aggravé » au point tel de constituer l’un des « cas les plus manifestes » justifiant une suspension des procédures (citant Mahjoub Re, 2013 CF 1095, aux paragraphes 383 et 491). Selon le défendeur, il ne s’agit pas de l’un des « cas les plus manifestes » - le temps de traitement de la demande a été long, mais pas excessivement long. Le demandeur n’a subi aucun préjudice en raison du retard et il pourrait utiliser des voies de recours plus appropriées; il n’a pas décrit une conduite qui peut être qualifiée de délibérément abusive ou qui peut témoigner d’une mauvaise foi, et le préjudice causé à l’intérêt public s’il est mis fin à la procédure l’emporte sur celui qui est causé par un retard administratif dans le processus (citant Blencoe, aux paragraphes 101, 120 et 121, Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 RCS 326, au paragraphe 76).

[24]           En outre, le moment approprié pour statuer sur l’octroi d’une dispense ministérielle était après qu’une décision définitive sur son interdiction de territoire a été rendue, ce qui, en l’espèce, a eu lieu le 14 mai 2008, lorsque la Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SAI (citant Hassanzadeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 902, [2005] 4 RCF 430). En outre, le défendeur affirme que les changements au sein de la jurisprudence causés par les décisions rendues par la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême concernant M. Ramadan Agraira (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559, aux paragraphes 86 et 87, [Agraira, CSC], Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Agraira, 2011 CAF 103, 415 NR 121 [Agraira, CAF], annulant la décision Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1302, 357 FTR 246 [Agraira, CF]), auraient eu un effet sur le délai de traitement des demandes de dispense ministérielle.

[25]           Le défendeur a fait valoir que « à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours », alors, la demande est prématurée étant donné que le processus administratif est toujours en cours. Le demandeur dispose d’autres voies de recours appropriées et efficaces, et il ne sera pas lésé du fait qu’il attend qu’une décision soit rendue (citant Canada (Agence des services frontaliers) c  C.B. Powell Ltd, 2010 CAF 61, [2010] ACF no 274, aux paragraphes 30 et 31 [C.B. Powell], autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée, [2011] CSCR no 267, [2011] 2 RCF 332, Bruzzese c MSPPC, 23 juin 2014 (IMM‑3119‑14), à 5 (non publiée) (CF)).

(2)               L’article 7 de la Charte

[26]           Le demandeur a également soutenu que le délai prolongé en l’espèce rend le processus de décision injuste et contraire à l’article 7 de la Charte. Selon le demandeur, les principes de justice fondamentale incluent le droit à une audition impartiale dans un délai raisonnable et il a déjà été statué qu’un délai administratif excessif constitue une violation des principes de justice fondamentale (citant Blencoe). La Cour conclut que la jurisprudence n’offre aucun fondement raisonnable à cette affirmation dans les circonstances alléguées par le demandeur et elle ne répondra pas aux observations relativement à une demande de suspension des procédures.

B.                 Le préjudice irréparable

[27]           Le demandeur fait valoir qu’il subira un préjudice irréparable si la suspension ne lui est pas accordée parce qu’il sera toujours victime d’un abus de procédure en raison du retard et du préjudice qui en découlent. Selon le demandeur, la poursuite des procédures relatives à sa demande de dispense ministérielle constitue un abus de procédure et le fait de continuer de le soumettre à ces procédures lui causerait un préjudice et minerait la confiance du public dans l’équité de la procédure, ce qui ne peut être corrigé après le fait (citant John Doe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 327, au paragraphe 18, décision rendue par le juge Phelan [John Doe], Tursunbayev c Canada (Citoyenneté et Immigration), IMM‑220‑2, 4 mai 2012, décision rendue par le juge Russell (non publiée) (CF) [Tursunbayev], Kanagaratnam c Canada, IMM-5387-13, le 28 août 2013, décision rendue par le juge Manson (non publiée) (CF) [Kanagaratnam (2013)]).

[28]           Le défendeur affirme que si la Cour accorde la suspension, cela ne servira qu'à retarder davantage le traitement de la demande. De l’avis du défendeur, le seul préjudice craint par le demandeur, c’est qu’une décision sera prise et qu’il ne s’agit pas d’un préjudice irréparable, puisque celui‑ci serait en mesure de demander le contrôle judiciaire d’une décision défavorable. Le défendeur fait observer que le demandeur a lui-même contribué au retard en demandant des prorogations du délai et un sursis jusqu’à ce que la Cour suprême rende sa décision dans Agraira CSC. Tout préjudice à sa capacité de se défendre contre les allégations a déjà été causé et ne sera pas perpétué une fois rendue la décision relative à la dispense ministérielle.

C.                 La prépondérance des inconvénients

[29]           Selon le demandeur, si la Cour est convaincue qu’il a établi l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable, la prépondérance des inconvénients militera en sa faveur (citant Membrano‑Garcia c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 3 CF 306, 55 FTR 104). Le demandeur fait valoir que la prépondérance des inconvénients favorise le maintien du statu quo, plus particulièrement parce que le défendeur a retardé sa demande pendant presque 13 ans et que rien ne permet de penser que le ministre subira un préjudice si la suspension est accordée pour le soustraire à un abus de procédure persistant (citant Turbo Resources, au paragraphe 27).

[30]           Le défendeur fait valoir que, contrairement à ce que prétend le demandeur, la prépondérance des inconvénients est un volet distinct du critère à trois volets qui doit être respecté (citant Nalliah c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 1649, [2005] 3 RCF 210, au paragraphe 38). Selon le défendeur, la société canadienne tient plus particulièrement à ce qu’une décision finale soit rendue en ce qui a trait aux questions de terrorisme et que la prépondérance des inconvénients favorise le ministre en préservant son pouvoir discrétionnaire de rendre une décision, tel qu’il est prévu par le Parlement.

IV.             Analyse

A.                Le préjudice irréparable demeure la question essentielle à trancher

[31]           Le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (C.A.F.), 6 Imm. LR (2d) 123 [Toth] détermine si une suspension doit être accordée. Il doit être conclu qu’il existe une question sérieuse à juger, que le demandeur subira un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du demandeur. Le critère Toth est conjonctif et le demandeur doit satisfaire à chaque volet du critère pour avoir gain de cause. 

[32]           Le demandeur fait valoir qu’il lui suffit de démontrer l’existence d’une question sérieuse relative à un abus de pouvoir par un retard dans un processus administratif afin d’avoir gain de cause dans la présente requête en suspension provisoire. Une fois que la Cour est convaincue que le premier élément du critère tripartite relatif à une suspension provisoire est satisfait, alors, compte tenu de la jurisprudence décrite ci‑dessous, le demandeur n’a pas à démontrer l’existence d’un préjudice irréparable ou la prépondérance des inconvénients pour le prononcé de l’ordonnance d’interdiction. Son argument est énoncé comme suit au paragraphe 73 de son mémoire :

[traduction]

73.       En l’espèce, le demandeur subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée, parce que le demandeur sera toujours victime d’un abus de procédure en raison du retard et du préjudice qui en découlent. Dans la décision John Doe c Canada (MCI), la Cour a accordé une suspension au milieu d'une audience en faisant observer que « la continuation de la procédure pourrait bien causer un préjudice tant à la personne qu’à l’intérêt public en poursuivant un processus qui peut être jugé abusif ». Telle est la situation en l’espèce. Selon le demandeur, une poursuite des procédures constitue un abus de procédure. En conséquence,  le demandeur ne doit pas faire l’objet de procédures qui s’avèrent être ultérieurement abusives. Sinon, cela causerait un préjudice au demandeur et minerait la confiance du public dans l’équité de la procédure, ce qui ne peut être corrigé après le fait.

[33]           Bien qu’il soit évident que le préjudice causé par un retard est une forme de préjudice irréparable, le demandeur traite seulement du préjudice qui est nécessaire pour démontrer que l’abus de procédure est un élément du volet du critère portant sur la question sérieuse. À cet égard, il souligne que la Cour ne devrait pas appliquer une norme juridique d’une probabilité ou une norme plus exigeante, tel qu’il est expliqué au paragraphe 37 de son mémoire :

[traduction]

37.       Au sujet de la question sérieuse, afin d’obtenir une suspension, le demandeur n’aura qu’à démontrer que la demande soumise à la Cour n’est ni frivole ni vexatoire :

Le principe régissant l’octroi d’une injonction interlocutoire est celui de la répartition des inconvénients; celui qui demande le prononcé d’une injonction interlocutoire n’a pas à convaincre la cour de l’existence d’une « probabilité », ni à établir une « apparence de droit » ou une « forte apparence de droit » : il n’a pas à démontrer qu’il aura gain de cause si son action est instruite; avant cependant que ne puisse se poser la question de la répartition des inconvénients, la partie qui sollicite l’injonction doit convaincre la cour que sa demande n’est ni futile ni vexatoire; en d’autres termes, cette partie doit établir que les éléments de preuve présentés à la cour révèlent l’existence d’une question sérieuse à trancher [...] (Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451, au paragraphe 19).

[34]           À mon avis, il ne suffit pas de traiter de la question du préjudice dans le cadre de l’analyse de la question sérieuse pour établir que le demandeur subirait un préjudice irréparable au sens donné à ce terme dans l'arrêt Toth. Il est incontestable que le fait de réduire l’importance du premier volet du critère tripartite en appliquant provisoirement une « forte apparence de droit » à une « question sérieuse » revenait à reconnaître que la Cour devait porter principalement son attention sur une preuve claire et convaincante établissant une probabilité de préjudice irréparable entre la date de la demande de suspension ou d’injonction et celle de l’ordonnance finale demandée par le demandeur. Un critère selon lequel le tort présumé ne doit pas être [traduction] « vexatoire ou frivole » indique au tribunal saisi de la requête que le résultat dépend du caractère provisoire de l’ordonnance et non du niveau probant de dommages importants allégués. Le rôle limité de la Cour au stade interlocutoire a été bien décrit par lord Diplock dans l’arrêt American Cyanamid Co. c Ethicon Ltd., [1975] 1 All ER 504 (adopté dans l’arrêt P.G. Manitoba c Metropolitan Stores, [1987] 1 RCS 110, au paragraphe 83) :

La cour n’a pas, en cet état de la cause, à essayer de résoudre les contradictions de la preuve soumise par affidavit, quant aux faits sur lesquels les réclamations de chaque partie peuvent ultimement reposer, ni à trancher les épineuses questions de droit qui nécessitent des plaidoiries plus poussées et un examen plus approfondi. Ce sont des questions à régler au procès.

[35]           Le fait qu’un argument relatif à un abus de procédure ne s’encombre peut‑être pas de quelques‑unes des contraintes inhérentes aux autres doctrines ne joue aucun rôle dans le changement de la nature essentielle et de la question d’une demande provisoire (Behn c Moulton Ltd, 2010 CSC 26, [2013] 2 RCS 227).

[36]           De même, le fait que l’abus de procédure pour retard exige que le demandeur démontre l’existence d’un préjudice important, ce qui peut être un élément examiné à l’étape de la « question sérieuse », n’aura pas pour effet d’exclure l’examen normal de la question du préjudice en vue d’établir l’existence d’un préjudice irréparable. Il faut alors démontrer, avec une preuve claire et convaincante, la probabilité qu’un préjudice grave soit causé, en mettant l’accent sur la période entre l’ordonnance de suspension et la décision finale dans la demande de contrôle judiciaire, y compris sur la question des autres voies de recours.

[37]           En d’autres termes, le fait de démontrer la possibilité d’un préjudice important après l’ordonnance définitive ne satisfait pas à l’exigence de démontrer l’existence d’un préjudice irréparable sur la base d’une probabilité pour la période intermédiaire.


B.                 Les principes directeurs relatifs au retard qui constitue un abus de procédure

[38]           Toute demande perturbant un processus administratif qui est en cours ne sera accueillie que dans des circonstances exceptionnelles. Le caractère exceptionnel de la requête du demandeur dans la logique sous‑jacente à cette règle est pris en compte aux paragraphes 31 à 33 de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt C.B. Powell, dont voici des extraits :

[31]      La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. […]

[32]      On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 38, Aéroport international du Grand Moncton. c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, paragraphe 1; Ontario College of Art c. Ontario (Human Rights Commission) (1992), 99 D.L.R. (4th) 738 (Cour div. Ont.). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 43, Delmas c. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136 (C.S. C.‑B.) conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‑B.), et Jafine c. College of Veterinarians (Ontario) (1991), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 48).

[33]      […] Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 55 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[Non souligné dans l’original.]

[39]           Pour établir un abus de procédure en raison d’un retard, le demandeur doit démontrer, en se fondant sur une norme exceptionnelle, que le processus administratif en question est déconsidéré. Cela s’applique autant à la question du délai déraisonnable qu’au fait de savoir si le retard a causé au demandeur un préjudice important. Le juge Bastarache, parlant au nom de la majorité des juges de la Cour suprême dans l'arrêt Blencoe, au paragraphe 115, a résumé le droit en ce qui concerne la norme élevée qui doit être satisfaite avant que de longs délais portant atteinte à l’équité de la procédure soient suffisants pour établir un abus de procédure :

[115]    Je serais disposé à reconnaître qu’un délai inacceptable peut constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, même lorsque l’équité de l’audience n’a pas été compromise.  Dans le cas où un délai excessif a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne, le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure.  L’abus de procédure ne s’entend pas que d’un acte qui donne lieu à une audience inéquitable et il peut englober d’autres cas que celui où le délai cause des difficultés sur le plan de la preuve.  Il faut toutefois souligner que rares sont les longs délais qui satisfont à ce critère préliminaire.  Ainsi, pour constituer un abus de procédure dans les cas où il n’y a aucune atteinte à l’équité de l’audience, le délai doit être manifestement inacceptable et avoir directement causé un préjudice important.  Il doit s’agir d’un délai qui, dans les circonstances de l’affaire, déconsidérerait le régime de protection des droits de la personne.

[Non souligné dans l’original.]

[40]           Le juge Lebel, parlant au nom de la minorité des juges dans l'arrêt Blencoe, a décrit le critère relatif au délai dans le cas d’un abus de procédure ne soulevant pas de questions d’équité de manière analogue, comme constituant un « abus scandaleux », au paragraphe 182 :

[182]    L’approche des tribunaux judiciaires devrait changer lorsqu’il appert que le délai ne portera pas atteinte à l’équité de l’audience et qu’il ne constitue pas un abus scandaleux en dépit de sa gravité.  Des réparations plus limitées et mieux ciblées seraient alors appropriées [le juge Lebel fait référence par la suite à une procédure de mandamus ou à une ordonnance pour la tenue d’une audience accélérée].

[Non souligné dans l’original.]

[41]           Le juge Bastarache, au paragraphe 122 de l’arrêt Blencoe, présente les facteurs (énumérés selon ma numérotation dans l’extrait suivant) permettant de déterminer si le retard est abusif :  

[122] La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de [1] la nature de l’affaire et de sa complexité, [2] des faits et des questions en litige, [3] de l’objet et de la nature des procédures, [4] de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et [5] d’autres circonstances de l’affaire.  Comme nous l’avons vu, la question de savoir si un délai est excessif et s’il est susceptible de heurter le sens de l’équité de la collectivité dépend non pas uniquement de la longueur de ce délai, mais de facteurs contextuels, dont la nature des différents droits en jeu dans les procédures.

[Non souligné dans l’original.]

[42]           La partie soulignée du paragraphe 122 de l’arrêt Blencoe présente les divers droits en jeu dans la procédure comme étant des facteurs qui visent à déterminer si un délai excessif heurterait le sens de l’équité de la collectivité. Le défendeur fait valoir que [traduction] « d’autres circonstances de l’affaire » jouent un rôle important dans l’instance concernant le certificat de sécurité où il a été clairement établi par la Cour suprême, dans l’arrêt Agraira, que le paragraphe 34(2) vise à protéger le Canada et qu’il ne devrait pas être transformé en une formule de rechange à l’examen fondé sur des motifs d’ordre humanitaire (Agraira , CSC, aux paragraphes 86 et 87). Il soutient également que l’incertitude au sujet du critère relatif à la dispense ministérielle, compte tenu de la série d’affaires impliquant M. Agraira, a contribué au retard dans le traitement de la demande du demandeur. 

C.                 La jurisprudence de la Cour fédérale relative au retard qui constitue un abus de procédure

[43]           Dans la décision Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, 247 ACWS (3d) 650 [Almrei], le juge Richard Mosley a rejeté une requête visant l’obtention d’une ordonnance déclarant que la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire était prématurée. Il était demandé à la Cour de prononcer un jugement déclarant que la question de l’admissibilité de M. Almrei constituait, entre autres, un abus de procédure. M. Almrei a demandé une injonction pour enjoindre au ministre de ne pas l’interdire de territoire. La décision rendue par le juge Mosley a suivi une ordonnance de suspension provisoire accordée par le juge Richard Boivin.

[44]           M. Almrei avait dû faire valoir son admissibilité à trois reprises depuis 2001, les deux premières fois, sur la base d’une procédure entachée d’irrégularités, et la troisième fois, les demandes le visant n’étaient pas raisonnables. M. Almrei est resté en détention pendant plus de sept ans au cours de ces événements. Après avoir été accepté en février 2012 à la première étape d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il devait présenter une demande de mandamus pour obliger le ministre à rendre une décision concernant sa demande de résidence permanente en raison du retard. Quatre jours avant l’audience, M. Almrei a reçu une lettre relative à l’équité procédurale indiquant que le ministre envisageait d’interdire le demandeur de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi. M. Almrei a alors déposé une demande en vue d’obtenir un jugement déclaratoire et une injonction.

[45]           Le juge Boivin a constaté que la demande de jugement interlocutoire pour suspendre les décisions relatives à l’admissibilité de M. Almrei avait retardé pendant environ 12 ans le dépôt du nouveau motif. Le juge Mosley a convenu et a également conclu que la lettre relative à l’équité contenait une déclaration inexacte concernant de nouveaux renseignements pouvant servir de fondement à un nouveau motif d’interdiction de territoire dont la question avait été soulevée de manière accessoire ou incidente dans les procédures relatives au certificat de sécurité. Il a conclu que M. Almrei avait sans aucun doute subi un préjudice, faisant allusion ainsi à ce qui essentiellement avait pour but de rouvrir une question après que deux certificats de sécurité aient été délivrés en vain.

[46]           Il a également conclu que l’intérêt public à statuer sur les motifs n’était pas un facteur important lorsqu’il était question, dans le cadre des allégations formulées à l’encontre du demandeur, d’une perpétration de contrefaçon d’un passeport et d’autres documents frauduleux. Bien qu’il s’agissait d’infractions graves, ce n’était pas du même ordre qu’un crime contre l’humanité, citant le juge James Russell dans la décision Valle Lopes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 403, 367 FTR 41, au paragraphe 87 :

[87] Enfin, dans l’octroi d’un redressement en cas d’abus de procédure, il faut mettre en équilibre des intérêts publics conflictuels. Sans qu’il soit nécessaire de recenser tous les arguments afférents à ce sujet, qu’il me suffise de dire que l’intérêt public a joué un grand rôle dans la mise en vigueur de l’alinéa 35(1)a) et dans la condamnation générale des crimes contre l’humanité commis à l’étranger. Ces intérêts militent en faveur de la recherche de la vérité et de l’obligation faite aux personnes accusées de ces crimes de répondre de leurs actes, même très longtemps après. Comme le dit l’arrêt Yamani, précité, au paragraphe 38 :

[38] Le défendeur ne conteste pas les affirmations du demandeur quand il dit avoir aidé les autorités canadiennes en leur fournissant des renseignements, mais il est peu probable que le public canadien conviendrait que cette aide est suffisante pour accorder à une personne le plein pardon à l’égard de ces crimes.

[47]           Le juge Mosley a également invoqué la décision rendue par le juge Sean Harrington dans l’affaire Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516, 204 ACWS (3d) 602 [Beltran]. Il s’agit d’un cas où le retard du ministre était considéré comme inexcusable parce que celui‑ci était, également, au courant de tous les renseignements pertinents depuis 22 ans. Au paragraphe 54, le juge Harrington a tiré la conclusion suivante :

[54] Donner à une personne une occasion équitable de réfuter la preuve présentée contre elle constitue l’un des principaux fondements de la justice naturelle et des règles de droit qui régissent notre société. Cette occasion s’est envolée. La formulation d’un avis en 2009 selon lequel M. Beltran était interdit de territoire constituait un exercice abusif puisque les autorités étaient au fait de sa situation depuis 22 ans.

[48]           En outre, le juge Mosley a déploré le fait que le ministre a agi à la toute dernière minute, ce qui a effectivement empêché qu’un tribunal se prononce sur la demande de bref de mandamus qui aurait pu se solder par une décision favorable pour le demandeur dans sa démarche visant à obtenir la résidence permanente.

[49]           Le juge a également estimé qu’il était utile de considérer comme des circonstances exceptionnelles le fait que le demandeur avait été détenu dans des conditions strictes pendant plus de sept ans dans un établissement provincial de détention provisoire à sécurité maximale, dans des conditions éprouvantes, et que sa remise en liberté s’était faite sous réserve de conditions très restrictives. Cette détention a duré beaucoup plus longtemps que toute peine d’incarcération raisonnable qui lui aurait être infligée s’il avait été accusé au criminel et condamné pour les infractions sur lesquelles se fonde maintenant une instance visant une interdiction de territoire. Ces faits, conclut‑il, mènent à la perte du droit à la liberté prévu à l’article 7 de la Charte.

[50]           Le juge Mosley n’était pas convaincu que M. Almrei disposait d’un autre recours qui serait considéré comme un recours approprié et efficace en réponse aux motifs invoqués contre lui en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi.

[51]           La Cour note que, malgré les circonstances précitées dans la décision Almrei qui sont beaucoup plus convaincantes que celles de l’espèce, le juge Mosley a insisté, à un certain nombre d’occasions, sur la nature exceptionnelle des conditions nécessaires pour l’octroi d’une ordonnance lesquelles, a‑t‑il conclu, n’ont été remplies que lors de l’analyse finale de toutes les circonstances.

[52]           Le demandeur cite d’autres décisions à l’appui de sa position. Dans la décision Tursunbayev, monsieur le juge James Russell a accepté l’argument relatif à un abus de procédure à un stade précoce du processus d’admissibilité. Toutefois, il convient de noter qu’il s’agissait d’un cas d’extradition déguisée comportant une allégation de mauvaise foi contre le ministre, reposant sur des considérations radicalement différentes de celles qui sont soulevées en l’espèce et qui justifiait une intervention précoce. Dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c Tollman, 271 DLR (4th) 578 2006 JO 3672 (QL) (CSJO), également cité par le demandeur, une autre décision a été rendue concernant une allégation de mauvaise foi de la part du ministre, qui comporte une extradition déguisée.

[53]           Plus récemment, dans la décision Kanagaratnam (2013), le juge Michael Manson a accordé une suspension interdisant à un délégué ministériel de déterminer si le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada. Il s’agit d’une affaire où un délai de douze ans s’était écoulé entre la conclusion selon laquelle le demandeur était exposé à un risque de torture et l’évaluation du délégué ministériel. Il convient de noter qu’aucune mesure de quelque nature que ce soit n’a été prise pendant 11 ans avant que le ministre n’intervienne et que le demandeur soit informé de la position de l’ASFC. Cette affaire se compare aux affaires Beltran et Almrei dans lesquelles un délai excessif s’était écoulé avant que ne soit traité ce qui semblait être une affaire nouvelle ou abandonnée, ce qui est quelque peu analogue au raisonnement sur lequel se fonde la règle du manque de diligence. Cela n’est pas le cas ici, puisque des processus étaient en cours où le retard a trait aux diverses étapes qui ont eu lieu sans que l’affaire n’ait semblé être abandonnée.

[54]           Dans la décision John Doe, monsieur le juge Michael Phelan a accordé une suspension en faisant observer que « la poursuite de l’instance pourrait très bien porter atteinte à l’intérêt individuel et à celui du public en ce qu’elle permettrait la continuation éventuelle d’un abus ». Il s’agit d’une affaire où la CISR avait admis les témoignages disculpatoires de différents témoins, et ce, malgré le fait que le demandeur ne pouvait pas contre-interroger ceux-ci parce que le gouvernement avait décidé qu’il était trop onéreux d’exiger la comparution de ces témoins, ce qui soulevait donc une question sérieuse d’équité procédurale. J’estime qu’aucune question sérieuse d’équité procédurale n’est soulevée en l’espèce.

[55]           Dans la décision Parekh, le défendeur a plaidé coupable d’avoir fait de fausses déclarations sur les formulaires de demandes de citoyenneté présentées par les membres de sa famille en 2002. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a retardé la procédure d’annulation de la citoyenneté pendant environ cinq ans. La Cour a conclu qu’il y avait un abus de procédure parce que, comme c’est le cas en l’espèce, le ministre portait à lui seul l’entière responsabilité du délai qui était inexpliqué et injustifié, que les défendeurs avaient reconnu tous les faits pertinents, que la procédure était simple et que le délai ne résultait pas des garanties procédurales relatives aux défendeurs. La Cour a conclu que la procédure était démesurée et inconsidérée au point d’être oppressive.

[56]           Les faits de la décision Parekh peuvent être distingués de ceux en l’espèce qui a trait à une instance visant une interdiction de territoire qui découle de la participation du demandeur à une organisation terroriste et qui a fait l’objet de procédures administratives prolongées. Rien ne permet de penser qu’un préjudice grave a été causé au demandeur et, dès lors, cela semblerait être un cas extrême, parmi les affaires fondées sur un retard pour établir un abus de procédure. Dans la décision Beltran, fondée sur la décision rendue dans l’arrêt Blencoe, la Cour a fait observer au paragraphe 36 que « le délai imputable à l’État ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédure en common law » et qu’« il faut la preuve d’un préjudice important ». Quoi qu’il en soit, en l’espèce, le demandeur allègue des conséquences préjudiciables en matière de procédure et sur le plan psychologique.


D.                Application à la présente affaire

(1)               La question sérieuse

(a)                Le délai

[57]           Le demandeur affirme que le processus a été retardé de façon déraisonnable pendant presque 12 ans sans qu’il y ait de raison particulière pour justifier le délai et sans que ce dernier soit responsable d’aucun délai. Il est indéniable que le demandeur a été victime d’un délai inexplicable se rapprochant de ce qui peut être considéré comme déraisonnable, mais j’estime que ses allégations ont considérablement surestimé la longueur du délai ou le fait qu’il a participé largement au processus.

[58]           Il y a eu un délai inexpliqué entre la période où demandeur a passé une première entrevue, le 13 juin 2000, quand il a décrit sa participation au sein du MQM‑A, et à une date non précisée en 2003, quand CIC lui a fourni la lettre d’équité, accompagnée de sa recommandation (environ trois ans plus tard). J’estimerais que le délai inexpliqué a été de deux ans, si le traitement a été effectué de manière efficace sans retard. Le défendeur n'a présenté aucune preuve pour expliquer ce délai.

[59]           Cependant, en ce qui concerne le délai de plus de cinq ans, à partir du moment où le demandeur a reçu sa lettre d’équité en 2003 jusqu’au traitement de la question de l’interdiction de territoire, à toutes les étapes de la CISR, de la SAI et de la demande d’autorisation se terminant en décembre 2008, j’estime que le retard n’était pas anormal et qu’il n’était pas en grande partie attribuable au ministre.

[60]           Par la suite, bien qu’il y ait eu un délai considérable, il ne fait aucun doute que le critère applicable dans une décision relative à la dispense ministérielle n’était pas encore tout à fait arrêté en raison des décisions attendues dans les différentes affaires Agraira qui ont suivi leur cours aux trois paliers d’instance, pour se conclure à la Cour suprême. Le juge Mosley de la Cour fédérale, en annulant la décision du ministre dans la décision Agraira CF, a certifié une question qui a surtout porté sur l’exercice de pouvoir discrétionnaire du ministre, à savoir si le ministre était tenu d’examiner tous les facteurs particuliers pour déterminer si la présence d’un étranger au Canada serait contraire à l’intérêt national. Ce faisant, il a confirmé qu’il s’agissait d’une question grave de portée générale.

[61]           Dans la décision qu’elle a rendue dans l’arrêt Agraira CAF, la Cour d’appel fédérale est venue confirmer la pertinence de s’abstenir de prendre des décisions qui ne sont pas claires, à tout le moins, sur les faits, infirmant ainsi la décision de la Cour fédérale et retirant du critère les facteurs d’ordre humanitaire. Dès que l'autorisation a été accordée six mois plus tard pour interjeter appel de la décision de la Cour d’appel fédérale auprès de la Cour suprême du Canada, le critère approprié a continué de changer, jusqu'à ce qu’il ait été modifié par la décision finale de la Cour suprême.

[62]           En raison de la demande d'autorisation dans Agraira, l’ASFC a décidé en 2012 d’aller de l’avant avec la nouvelle lettre d’équité. Il est mentionné plus haut que la situation du délai a été expliquée par l’incertitude relative à la détermination du critère du ministre qui n’a pas été résolue par la décision de la Cour d’appel fédérale. Je crois que le délai était raisonnable dans les circonstances jusqu’ici, compte tenu des difficultés à rendre des décisions fondées sur une norme qui changeait constamment et du litige qui pouvait éventuellement survenir si cette norme devait être modifiée et qu’une tentative soit faite en vue de rendre une nouvelle décision.

[63]           Cependant, ce faisant, le ministre était au courant qu’il avait été autorisé à interjeter appel de la décision de la Cour d’appel fédérale auprès la Cour suprême, ce qui signifie que la question du critère approprié pour la dispense ministérielle était d’une importance nationale et que quelques doutes étaient exprimés quant à l’exactitude de ce critère. Il est probablement moins justifié de refuser de prendre une décision une fois que la Cour d’appel fédérale a rendu la sienne. 

[64]           Il importe cependant de souligner que le demandeur semble avoir accepté que l’exercice de la dispense ministérielle soit retardé et avoir contribué à ce retard. Il a demandé une prorogation à deux reprises afin de présenter ses observations, soit le 18 décembre 2012 et le 9 janvier 2013, et l’ASFC a accordé ces deux demandes. Le 21 février 2013, le demandeur a réagi à la deuxième recommandation de l’ASFC en présentant d’autres observations, sachant que cela retarderait encore la décision du ministre. Surtout, il a demandé que la décision du ministre soit reportée après que la Cour suprême aura rendu une décision dans l’arrêt Agraira.

[65]           Le 20 juin 2013, la Cour suprême a rendu sa décision. Il y a certainement un certain délai inexplicable de la part de l’ASFC, puisque celle‑ci a attendu jusqu’au 10 mars 2015 (soit 20 mois de plus) avant de fournir la troisième lettre d’équité au demandeur. Aucune explication n’a été donnée pour justifier ce délai. Certes, je m’attends à ce qu’il y ait pu y avoir un arriéré de cas similaires relatifs à la dispense ministérielle qui sont en suspens en attendant la décision de la Cour suprême dans l’affaire Agraira, mais, sans éléments de preuve, cela demeure un délai inexpliqué.

[66]           Quoi qu’il en soit, depuis le 10 mars 2015, le demandeur a contribué à différer la décision du ministre. Le 6 avril 2015, le demandeur a demandé une prorogation de délai afin de présenter des observations, que l’ASFC a accordée le 8 avril 2015. Les observations du demandeur, à la suite de la dernière recommandation de l’ASFC, ont été reçues le 9 juin 2015. Il convient de souligner que ce n’est qu’à ce moment‑là que la question de l’abus de procédure a été soulevée.

[67]           Le demandeur par la suite demandé une prolongation de trois semaines pour pouvoir présenter d'autres observations, ce que l’ASFC a autorisé. D'autres observations du demandeur ont été reçues le 2 juillet 2015; ce dernier faisait valoir que [traduction] « le délai de 13 ans était tellement considérable et le préjudice tellement grave que le ministre devait exercer son pouvoir discrétionnaire et autoriser la demande ». Les observations du 2 juillet sont semblables à celles qu’il a faites dans la présente demande de suspension.

[68]           Si le ministre décide de refuser la dispense dans la décision qui fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, les mêmes questions seront au cœur de la demande, comme celles qui sont soulevées dans la demande sous-jacente à la présente demande de suspension d’instance.

[69]           Il est aussi à remarquer que le dépôt tardif des observations a soulevé des questions nouvelles et beaucoup plus complexes à examiner, ce qui aurait empêché le ministre de fournir une date cible pour la décision relative à la dispense ministérielle.

[70]           De plus, la présente affaire met en évidence certains des défis particuliers auxquels ont fait face les administrateurs dans ce domaine pendant la période pertinente. Le grand nombre de demandes et de procédures soulèvent des défis quantitatifs évidents. En outre, les enjeux soulevés étaient souvent complexes, multiples et interdépendants, sans compter, inévitablement, les interventions de la Cour fédérale; parfois, ces enjeux avaient trait aussi à des questions d’importance nationale.

[71]           En conclusion, bien qu’il y ait eu un certain retard fâcheux dans le traitement de la demande de dispense ministérielle du demandeur, j’estime que les circonstances du délai en l’espèce ne se rapprochent pas de celles qui sont décrites dans les affaires invoquées par le demandeur ou que le délai est d’une nature exceptionnelle, plus particulièrement eu égard à la gravité des allégations d’interdiction de territoire formulées contre le demandeur.

[72]           Rien ne permet donc de conclure que le délai, en l’absence d’autres questions telles que le préjudice grave causé au demandeur ou à l’intérêt public relativement au fait d’ordonner l’exercice d’une dispense ministérielle, pouvait donner lieu à une prétention d’abus de procédure.


(b)               Le préjudice de nature procédurale causé au demandeur

[73]           Le demandeur soutient que la lettre d’équité la plus récente a soulevé de nouvelles allégations selon lesquelles ce dernier a joué un rôle très actif au sein du MQM‑A. Il établit une analogie entre sa situation et celle dans la décision Beltran, où le ministre a conservé des renseignements sans rien faire pendant 20 ans, pour réexaminer les mêmes renseignements. Il affirme qu’il aurait été en bien meilleure position pour  présenter des éléments de preuve afin de réfuter ces allégations si elles avaient été soulevées dans des instances antérieures.

[74]           Après avoir soigneusement examiné les allégations formulées dans les trois lettres d’équité, je ne souscris pas au fait que de nouvelles questions ont été soulevées. Le demandeur a fourni un tableau où sont présentés des commentaires choisis figurant dans la recommandation de 2008 qui sont comparés à ceux de la recommandation de 2015. Voici ces commentaires :

Recommandation de 2008

 

Recommandation de 2015

M. Memon était informé de la participation du MQM‑A à des actes de violence, comme il a témoigné à l’audience de la CISR qu’il était au courant de ces actes, en particulier des bagarres qui éclataient entre les factions du MQM et aussi que [traduction] « certains membres du parti avaient commis des actes criminels pour subvenir à leurs besoins ». M. Memon a déclaré dans une entrevue avec l’ASFC que, même s’il n’y avait pas de violence dans son secteur, il savait que dans d’autres secteurs, des actes de violence étaient commis.  

 

Compte tenu du niveau d’engagement de M. Menon envers le MQM‑A, qui comprenait un rôle de soutien auprès du président local, de son niveau de scolarité et de la durée de son engagement à Karachi, le bastion historique de l’organisation, il est déraisonnable que M. Memon n’ait pas été au courant de l’implication du MQM‑A dans des activités terroristes.

L’engagement de M. Memon au sein du MQM‑A est plus important qu’il ne l’admet, comme le révèle son témoignage devant la CISR où il affirme que son adhésion à l’organisation en 1994 a résulté du fait [traduction] « qu’il avait fait beaucoup pour le parti et pour le pays ».

M. Memon a été amené à participer volontairement au MQM‑A et est devenu, ce qu’il a appelé, officiellement un membre de l’organisation après y avoir été affilié pendant deux ans. Il a été promu à des postes plus élevés au sein de son unité locale; il est finalement devenu responsable d’activités telles que les manifestations. Son unité s’appuyait fortement sur lui, y compris le président local, auprès de qui M. Memon jouait un rôle de soutien. Ce dernier a lui‑même déclaré que l’unité faisait largement appel à ses services, en mettant en évidence son haut niveau de scolarité et de compétence. Compte tenu du haut niveau de scolarité que M. Memon avait atteint avant de jouer un rôle actif au sein du MQM‑A, combiné au soutien qu’il a apporté à l'organisation, il est raisonnable de conclure qu’il était considéré comme un atout précieux à tout le moins par ses dirigeants locaux.

 

M. Memon était fortement engagé envers l’organisation, puisqu’il avait repris ses activités après avoir été détenu et torturé, et après s’être enfui de Karachi pour aller demeurer dans une autre partie du pays. Cela révèle un engagement profond et un dévouement sans faille envers le MQM‑A et ses objectifs.

M. Memon a constamment montré son engagement envers le MQM‑A en reprenant ses activités après chaque détention, enlèvement ou épisode de violence physique. Il ressort clairement des renseignements figurant au dossier qu’il avait placé à l’époque les besoins de l’organisation au‑dessus de sa propre sécurité. En outre, M. Memon a continué de jouer un rôle au sein du MQM‑A, même après avoir déménagé de Karashi à Hyderabad. Cette attitude révèle davantage son engagement envers l’organisation, puisqu’il a continué de travailler pour le MQM‑A, même après avoir quitté son unité d’appartenance. M. Memon a fourni un large éventail de services de soutien à l’organisation, qui ne se limitaient pas, en fait, à son unité locale, mais s’étendaient aussi aux opérations dans la région de Hyderabad.

[75]           Pour autant que je sois en mesure de l’établir, les trois lettres d’équité reposent toutes sur des renseignements fournis par le demandeur. Sur cette hypothèse seule, je ne vois pas comment toute question relative à un nouveau motif prenant le demandeur par surprise pouvait éventuellement se poser.

[76]           Je conviens que les opinions exprimées à la lumière des déclarations du demandeur sont quelque peu plus critiques de son engagement envers le MQM‑A, mais elles ne changent pas qualitativement ce que disent les rapports.

[77]           Par exemple, sur la ligne supérieure, les remarques formulées en 2008, à savoir que le demandeur avait admis que certains actes criminels avaient été commis par le MQM‑A et que la violence s’était produite dans d’autres secteurs, étayent la conclusion formulée en 2015, selon laquelle [traduction] « il est déraisonnable qu’il n’ait pas été au courant de la participation du MQM‑A à des activités terroristes », d’autant qu’il s’agit de la conclusion à laquelle devait parvenir le ministre pour justifier une interdiction de territoire. En outre, le commentaire formulé en 2015, à savoir que le demandeur jouait un rôle de soutien auprès du président local en raison de son niveau élevé de scolarité figure ailleurs dans la lettre de 2008 : [traduction] « M. Memon a mentionné avoir rempli les fonctions de ‘travailleur de soutien’ auprès du président de l’unité, Zaheer Ahmed, en raison de son niveau de scolarité ».

[78]           Sur la deuxième rangée du tableau, le commentaire suivant formulé en 2015  selon lequel [traduction] « son unité s’appuyait fortement sur lui, y compris le président local, auprès de qui M. Memon jouait un rôle de soutien », en supposant qu’il s’agisse du nouveau motif faisant l’objet de la plainte de la part du demandeur, est appuyé par les affirmations qu’il a faites à l’ASFC. En outre, la lettre d’équité de 2008 contient des commentaires analogues, tels que [traduction] « M. Memon occupait un poste de responsabilité et était en situation de confiance au sein du MQM‑A; il rédigeait la propagande du MQM‑A, de même qu’il organisait et dirigeait des protestations, et faisait des collectes de fonds ».

[79]           Dans les circonstances, si le demandeur pensait ne pas avoir occupé un poste de responsabilité ni n’avoir été en situation de confiance auprès du président qui l’a embauché pour assumer un rôle de soutien, voilà une question dont il aurait dû traiter. En fait, il a obtenu une lettre du secrétariat international du MQM aux fins des observations qu’il a faites en 2013 et qui contredisent ce témoignage.

[80]           Dans la mesure où le demandeur croyait que l’opinion de l’ASFC selon laquelle [traduction] « il était considéré comme un atout précieux par les dirigeants locaux » n’était pas une inférence raisonnable, son avocat aurait pu contester celle‑ci parce qu’elle était hypothétique. Quoi qu’il en soit, j’estime que cette opinion n’ajoute rien à ce qui était contenu dans la lettre d’équité de 2008 sur cette question.

[81]           En outre, il semble que l’ASFC ait abandonné la conclusion défavorable importante relative à la demande de 2008, à savoir qu’[traduction] « il est probable que l’adhésion de M. Memon visant à appuyer l’organisation s’est poursuivie à son arrivée au Canada ». Une pareille conclusion aurait sensiblement favorisé un refus de dispense de la part du ministre.

[82]           La troisième et dernière conclusion concernant [traduction] « l’engagement [du demandeur] envers l’organisation » figure dans la recommandation de 2008. Les déclarations sous-jacentes à propos de l’engagement, comme le fait d’avoir repris ses activités après avoir été enlevé et torturé à deux reprises puis s’être enfui de Karachi vers une autre partie du pays, se trouvent dans le rapport de 2008. Je ne vois pas de différence qualitative entre les déclarations.

[83]           Enfin, comme réponse globale aux observations du demandeur, il s’avère que ces nouvelles questions auraient été soulevées pour la première fois dans la réponse que le demandeur a donnée en 2015. Si le processus va de l’avant, l’ASFC aurait la possibilité de retirer les inférences supplémentaires avant de soumettre la recommandation finale au ministre pour examen. En ce qui concerne l’iniquité de la procédure, je conclus que ces allégations sont prématurées.


(c)                Le préjudice émotif causé au demandeur

[84]           Le demandeur et son épouse ont déposé des affidavits décrivant les difficultés affectives, psychologiques et pratiques qui, selon eux, ont résulté de l’incertitude entourant le statut d’immigrant du demandeur au Canada. Le principal élément de preuve à l’appui est une évaluation fournie par un psychologue qui a diagnostiqué que le demandeur souffrait d’un [traduction] « trouble dépressif majeur », qu’il classe dans la tranche des symptômes [traduction] « graves » qui peuvent s’accompagner d’agitations importantes et d’intentions suicidaires.

[85]           Le principal problème avec ce rapport médico‑légal (il s’agit d’un rapport obtenu en vue de l’instance) vient de l’absence d’un dossier médical de base qui décrit un problème chronique à long terme pour lequel le demandeur a été traité par un médecin. Le demandeur n’a rencontré ce psychologue que lors de deux réunions d’une durée d’une heure, avant que soit rédigé le rapport du 24 juin 2015 qui avait été commandé par l’avocat aux fins de la présente instance et des instances connexes.

[86]           En ce qui concerne les allégations de dépression émotionnelle grave sur une très longue période, la Cour s’attendrait à ce que lui soient communiqués des renseignements médicaux provenant de médecins généralistes qui, s’ils avaient été suffisamment préoccupés par l’état de santé, auraient prescrit un traitement approprié. Si son état avait été considéré comme très grave, il aurait été suggéré au demandeur de consulter un psychologue ou un psychiatre aux fins d’évaluation et de traitement. Des dossiers médicaux auraient été produits par les médecins traitants, les hôpitaux ou les pharmacies, puisque ces dossiers sont généralement fournis à la Cour, dans des litiges où les demandes sont fondées sur l’état émotionnel grave du patient.

[87]           Me fondant sur le fait que le docteur Weir n’a fait aucune mention du traitement reçu par le demandeur, je conclus qu’aucun traitement n’a été donné au cours des 12 années antérieures ou même depuis 2008, lorsque, selon le demandeur, son état de santé a commencé à se détériorer. L’analyse a reposé sur un questionnaire d’autoévaluation. Je conviens avec le défendeur que le demandeur est très motivé à rester au Canada. En outre, si celui‑ci était vulnérable à ce genre de trouble émotionnel, à un niveau suffisamment exceptionnel pour satisfaire aux critères élevés d’un abus de procédure, il aurait fallu s’attendre à ce que le problème soit apparu bien avant que les 12 années se soient écoulées et à ce que le demandeur ait nécessité des soins médicaux plus tôt.

[88]           Je souscris aussi aux observations du défendeur selon lesquelles le rapport semble avoir été produit pour étayer les arguments juridiques plutôt que pour présenter une analyse globale et un plan de traitement prévu depuis longtemps. Le psychologue donne son avis, à savoir que le renvoi serait [traduction] « catastrophique » pour le demandeur. D’autre part, le médecin est d’avis que [traduction] « si le dossier de l’immigration de M. Memon connaît un dénouement positif [...] l’impression d’un statut d'immigrant garanti au Canada [...] le pronostic serait favorable, d’autant plus que les deux présentent une résilience intérieure considérable ».

[89]           J’ai exprimé mon point de vue dans le passé, à savoir que le système juridique canadien a une longue expérience des relations avec les experts judiciaires qui témoignent sur des questions relatives à des éléments de preuve techniques pour aider les tribunaux à rendre leurs décisions (Czesak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1149, 235 ACWS (3d) 1054), aux paragraphes 37 à 40). Forts de cette expérience, les tribunaux ont, me semble‑t‑il, appris à jauger avec prudence et circonspection les conclusions des experts judiciaires qui n’ont pas fait l’objet d’un processus de validation rigoureux dans le cadre de procédures judiciaires. Ce serait d’autant plus nécessaire pour les avis médicaux lorsqu’ils ne sont pas fondés sur un dossier médical déjà existant, comme cela est généralement le cas lorsque des avis sont donnés.

[90]           Ce scepticisme est pris en compte dans un contexte contradictoire, parce que la Cour fait face normalement à des avis d’experts diamétralement opposés. C’est le cas, en particulier, lorsque les médecins se prononcent sur la fragilité psychologique du demandeur où aucune preuve objective ne corrobore les informations contenues dans les dossiers médicaux sur lesquelles se fondent les avis. L’absence de valeur probante concernant ces dossiers est encore plus importante lorsque le médecin semble intervenir en la faveur du demandeur en formulant un avis précisément sur les questions qui tranchent l’affaire.

[91]           Je conclus que la preuve n’est pas suffisante pour corroborer les allégations de graves problèmes émotionnels du demandeur, ainsi que d’autres difficultés au-delà de celles éprouvées par des demandeurs d’asile déboutés qui sont confrontés à la perspective d’être renvoyés du Canada. Je ne laisse nullement entendre que de telles difficultés psychologiques sont peu probables dans une affaire de renvoi ou qu’il pourrait y avoir des problèmes d’anxiété ou de dépression. Cependant, la jurisprudence répète encore et encore que cela satisfait rarement au critère d’un examen sérieux, sauf s’il est démontré que c’est exceptionnel et généralement lié à la sécurité personnelle du demandeur une fois de retour dans son pays d'origine, compte tenu du fait que le ministre ne tranche pas une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[92]           En outre, bien que je sois sensible à la situation du demandeur, je signale l’avis du docteur Weir, selon lequel le demandeur fait preuve d’une résilience intérieure remarquable. Je crois qu’il ne peut être prédit que ces problèmes sont permanents, de sorte que la force de caractère du demandeur devrait prévaloir une fois que celui‑ci sera de retour au Pakistan.

(d)               Conclusion relative à la question sérieuse

[93]           Le délai dans le traitement de la demande de dispense ministérielle n’était pas acceptable, parce qu’il excédait les normes raisonnables. Cependant, les procédures dans l’intervalle, les circonstances atténuantes entourant le critère juridique du ministre suivant l’article 34 de la Loi et le fait que le demandeur a lui‑même contribué au retard expliquent une grande partie du délai. Je ne peux conclure qu’une question sérieuse existe et que le retard atteint un stade oppressif sans d’autres éléments de preuve à l’appui.

[94]           La preuve relative au préjudice n’étaye pas l’allégation du demandeur qu’il y aurait eu abus de procédure. Les allégations relatives à l’équité procédurale n’en font pas une question sérieuse. En outre, lors de l’examen d’une allégation d’abus de procédure au stade de la question sérieuse, les allégations du demandeur doivent être comparées à d’autres facteurs sous‑tendant une demande de dispense ministérielle. En particulier, l’objectif qui vise la protection et la sécurité de la société canadienne en facilitant le renvoi de ressortissants étrangers qui posent un risque pour la sécurité des Canadiens doit être pris en considération. Il s’agit d’un facteur à prendre en compte lorsque les éléments de preuve à l’appui ont trait à l’appartenance à une organisation terroriste. Compte tenu de la nature exceptionnelle de la demande du demandeur et considérant la question dans son ensemble, dans le contexte de la jurisprudence dans ce domaine, je conclus que le demandeur n’a pas établi l’existence d’une question sérieuse relative à un abus de procédure.

(2)               Le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients

[95]           Compte tenu de l’analyse précédente de la Cour sur l'absence d’un préjudice d’ordre procédural et de préjudices émotifs et psychologiques ainsi que d’un préjudice sur le plan pratique, le demandeur n’a pas démontré au moyen d’une preuve claire et probante qu’il subirait vraisemblablement un préjudice irréparable au cours de la période considérée jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande en cause.

[96]           Je souscris également à l’observation du défendeur selon laquelle le retard dans la prise en charge de la détresse émotionnelle se poursuivra, que la suspension soit accordée ou non, tant qu’une décision finale ne sera pas rendue relativement à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

[97]           Par ailleurs, la Cour estime qu’une autre voie de recours existe en raison de la nature même des dernières observations que le demandeur a présentées au ministre. En soulevant la question d’un abus de procédure contenant des précisions semblables à celles soulevées en l’espèce, cette question se posera carrément dans toute demande de contrôle judiciaire issue d’une décision défavorable de la part du ministre. Dans de telles circonstances, la Cour serait au courant de la réponse donnée par l’ASFC à la suite des dernières observations du demandeur et de la décision du ministre.

[98]           En conséquence, non seulement la demande d’interdiction est inutile, mais compte tenu du fait que le ministre accélère la procédure visant à statuer sur la demande de dispense, ce qui est raisonnable dans les circonstances, et en supposant que les deux demandes seraient, au besoin, entendues en même temps, le demandeur évite le risque d’un retard plus important. Cela vise à éviter au demandeur tout risque indésirable de ne pas obtenir la dispense ministérielle, d’uniquement entraîner un autre délai, car ce processus se poursuivrait jusqu’à son terme et ferait l’objet d’une contestation judiciaire qui peut faire suite à un résultat défavorable. Cela permettrait d’atteindre les objectifs des deux parties, soit le désir du demandeur de voir un règlement rapide de sa situation afin de réduire l’anxiété et les effets dépressifs causés par le report de la décision finale, et le désir du ministre de renvoyer dès que possible les demandeurs interdits de territoire ne méritant pas une dispense suivant le paragraphe 34(2) de la Loi.

[99]           Compte tenu du fait que les parties veulent éviter un autre délai indésirable, en sus de mes conclusions sur la question sérieuse et le préjudice irréparable, la prépondérance des inconvénients favoriserait le défendeur.

V.                Conclusion

[100]       Pour tous les motifs susmentionnés, la requête est rejetée. Le défendeur n’a pas réclamé de dépens et aucuns ne lui seront adjugés.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée et qu’aucuns dépens ne soient adjugés.

« Peter Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3039‑15

 

INTITULÉ :

JAVED MEMON c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 juillet 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 juillet 2015

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jamie Todd

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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