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Date : 20151218


Dossier : T-668-15

Référence : 2015 CF 1401

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

BALRAJ SHOAN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Le demandeur sollicite la radiation de l’affidavit déposé par le défendeur en réponse à sa demande de contrôle judiciaire, au motif que le déposant du défendeur ne s’est pas présenté à son interrogatoire oral. Le défendeur consent à l’ordonnance demandée, au motif que le déposant n’était pas en mesure de se présenter à un interrogatoire oral, et ne le sera pas, en raison de son état de santé. Toutefois, le défendeur a déposé une requête incidente afin d’obtenir l’autorisation de déposer un affidavit de remplacement. Le demandeur s’oppose à la requête incidente. Les deux requêtes ont été déposées en vertu de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles).

[2]               Les faits pertinents sont les suivants. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), Jean-Pierre Blais, rendue le 7 avril 2015, acceptant les recommandations qui lui avaient été faites concernant les sanctions administratives à mettre en place pour répondre aux résultats d’une enquête sur une plainte de harcèlement déposée à l’encontre du demandeur.

[3]               Le demandeur, un commissaire du CRTC, conteste principalement la procédure ayant mené à la décision contestée. Le 8 juin 2015, il a signifié un affidavit assermenté pour appuyer sa demande de contrôle judiciaire. Le 27 août 2015, le défendeur a déposé en réponse un affidavit assermenté par John Traversy, secrétaire général du CRTC.

[4]               Après plusieurs tentatives infructueuses pour fixer une date d’interrogatoire oral pour M. Traversy, le demandeur a signifié au défendeur une assignation à comparaître sommant M. Traversy de se présenter le 23 octobre 2015 à un interrogatoire oral. Le défendeur a alors fait savoir qu’il ne serait pas possible pour M. Traversy de se présenter puisqu’il était en congé de maladie. M. Traversy ne s’est donc pas présenté à l’interrogatoire oral prévu le 23 octobre 2015.

[5]               Le 3 novembre 2015, le demandeur a demandé la radiation de l’affidavit de M. Traversy du dossier de la Cour, en vertu de l’article 97 des Règles, au motif que M. Traversy ne s’est pas présenté à l’interrogatoire oral. Subsidiairement, le demandeur a sollicité une ordonnance enjoignant à M. Blais, président du CRTC, de se présenter à un contre-interrogatoire au nom du défendeur.

[6]               Comme indiqué précédemment, le défendeur a réagi à la requête du demandeur en consentant à radier l’affidavit de M. Traversy du dossier de la Cour et en demandant l’autorisation de déposer l’affidavit de Mme Helen McIntosh, ancienne directrice générale des ressources humaines du CRTC, en remplacement de l’affidavit de M. Traversy.

[7]               Selon le paragraphe 18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, les demandes de contrôle judiciaire sont une procédure sommaire. Elles sont régies sur le plan de la procédure par la partie V des Règles. Conformément aux articles 306 et 307, la preuve des parties comprend la preuve par affidavit. L’article 308 confère à chaque partie le droit de contre-interroger le déposant de l’autre partie dans le délai prescrit.

[8]               Les règles générales régissant les contre-interrogatoires relatifs à un affidavit sont énoncées aux articles 87 à 100. L’article 97, en particulier, prévoit que si une personne ne se présente pas à un interrogatoire oral, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour peut soit : i) ordonner à cette personne de subir l’interrogatoire ou un nouvel interrogatoire oral, selon le cas, à ses frais; ii) ordonner la radiation de tout ou partie de la preuve de cette personne, y compris ses affidavits; iii) ordonner que l’instance soit rejetée ou rendre jugement par défaut, selon le cas.

[9]               Le pouvoir conféré à l’article 97 est discrétionnaire (LS Entertainment Group Inc c. Formosa Video (Canada) Ltd., 2005 CF 1347, au paragraphe 49, 281 FTR 99), mais généralement, les affidavits seront radiés si l’auteur d’un affidavit ne se présente pas au contre-interrogatoire et le dépôt d’affidavits de remplacement ne sera autorisé que s’il existe des raisons valables (Nedship Bank N.V. c. Zoodotis (The), 184 FTR 308, au paragraphe 2, 98 ACWS 3(d) 279). Dans la décision Bayer Ag c. Apotex Inc., 154 FTR 229, 82 ACWS (3d) 566, la Cour a conclu, au paragraphe 11 de la décision, qu’en examinant les litiges qui touchent la procédure, « comme c’est le cas dans la présente affaire », chaque cas est un cas d’espèce et la Cour doit veiller à l’équité et à la rapidité de l’instance. Cela est conforme aux principes directeurs d’interprétations énoncés à l’article 3 des Règles, qui porte que les Règles doivent être interprétées et appliquées « de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

[10]                             Pour appuyer sa requête incidente, le défendeur allègue qu’autoriser l’affidavit de Mme McIntosh ne causerait aucun préjudice au demandeur, tandis que son rejet causerait un préjudice grave au défendeur et ne permettrait pas au juge de première instance d’avoir un dossier de preuve complet sur lequel fonder sa décision quant aux questions soulevées par la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Plus précisément, le défendeur soutient que l’affidavit de Mme McIntosh i) confirme et appuie l’affidavit de M. Traversy, qui était bref, direct et avait principalement pour objectif de fournir une preuve sur le processus de dotation qui a mené à la nomination de l’enquêteur en matière de harcèlement; ii) ne soulève aucune nouvelle question et iii) ne causera aucun retard important dans la procédure puisqu’il pourra être signifié dès que l’autorisation aura été accordée et que le contre-interrogatoire pourra être tenu dans un délai raisonnable par la suite. Le défendeur prétend également que si l’autorisation est refusée, il manquera des éléments de preuve en réponse à la demande de contrôle judiciaire du demandeur, ce qui se justifie difficilement par la simple indisponibilité de son premier déposant aux fins de contre-interrogation dans les circonstances en l’espèce.

[11]                             Le défendeur fait valoir qu’il s’agit de motifs amplement suffisants pour justifier une exception à la règle générale refusant le remplacement des affidavits.

[12]           Le demandeur allègue que la requête incidente doit être rejetée pour les raisons suivantes :

a.       Il n’existe aucune raison valable au refus de M. Traversy de se présenter à un contre-interrogatoire, puisqu’aucun élément de preuve n’a été présenté pour appuyer la prétention selon laquelle M. Traversy est trop malade pour être interrogé.

b.      Même s’il en existait, l’autorisation de dépôt de l’affidavit de Mme McIntosh devrait être refusée puisque : i) le demandeur a déjà subi un préjudice en raison des délais causés par le refus de M. Traversy de se présenter au contre-interrogatoire et que ce préjudice serait prolongé par les délais engendrés par le dépôt de l’affidavit de Mme McIntosh et ii) le demandeur subirait un préjudice en raison dudit affidavit étant donné que Mme McIntosh n’a aucune connaissance des événements qui se sont déroulés après la sélection de l’enquêteur; il lui serait donc impossible de se prononcer sur la plupart des questions en litige constituant le fondement de la présente demande de contrôle judiciaire.

[13]           Je ne suis pas d’accord avec le demandeur.

[14]           Premièrement, je suis d’avis que le défaut de fournir la preuve de l’état de santé de M. Traversy n’invalide pas la requête incidente du défendeur. La question en l’espèce n’est pas de déterminer si l’affidavit de M. Traversy devrait être maintenu au dossier malgré le fait qu’il ne s’est pas présenté au contre-interrogatoire, puisque le défendeur consent à son retrait du dossier. En d’autres mots, le défendeur ne cherche pas à obtenir une exception à la règle générale voulant qu’un affidavit soit radié si son auteur ne se présente pas au contre-interrogatoire. Même s’il avait été préférable que cet élément de preuve figure au dossier, le fait qu’aucun élément de preuve n’ait été déposé n’est pas suffisant, en soi, pour rejeter la requête incidente dans les circonstances particulières de l’espèce.

[15]           Deuxièmement, le résultat final de la contestation du demandeur de la requête incidente prive le défendeur de toute possibilité de déposer un élément de preuve en réponse à la demande de contrôle judiciaire. Le résultat me semble trop radical et injuste étant donné la nature de la procédure – un contrôle judiciaire d’une décision prise dans le contexte de la mise en place par le gouvernement et le CRTC de politiques sur la prévention et la résolution du harcèlement en milieu de travail – et la nature institutionnelle de l’élément de preuve en jeu. M. Traversy est un témoin institutionnel et n’est pas partie à la présente procédure. Il en va de même pour Mme McIntosh. Je réitère que le litige concernant le remplacement de l’affidavit de M. Traversy par celui de Mme McIntosh est un différend procédural dont il faut décider en tenant compte de l’équité et de la rapidité de la procédure.

[16]           Il est vrai que ce litige a retardé la procédure et pourrait entraîner d’autres retards si la requête incidente était accueillie, mais certainement pas au point où il serait raisonnable de dire que la position du demandeur en l’espèce est lésée ou compromise. La procédure a commencé il y a environ six mois et le défendeur a indiqué qu’il était en mesure de signifier l’affidavit de Mme McIntosh immédiatement après l’accueil de la requête incidente et que le contre-interrogatoire de Mme McIntosh pourrait ensuite se tenir dans des délais raisonnables. Je n’arrive pas à voir de quelle façon ce calendrier des événements pourrait causer un préjudice au demandeur.

[17]           Je ne suis d’ailleurs pas convaincu que le demandeur subirait un préjudice en raison de l’affidavit de Mme McIntosh compte tenu du fait que Mme McIntosh n’a aucune connaissance des événements qui se sont déroulés après la sélection de l’enquêteur; il lui serait donc impossible de se prononcer sur la plupart des questions en litige constituant le fondement de la présente demande de contrôle judiciaire. Comme il a été indiqué précédemment, l’affidavit de sept pages de M. Traversy avait principalement pour but d’apporter des éléments de preuve sur la sélection de l’enquêteur en matière de harcèlement. À cet égard, l’affidavit de Mme McIntosh concorde avec l’affidavit de M. Traversy. En tant que directrice générale des ressources humaines du CRTC, Mme McIntosh a conseillé M. Traversy sur cette question et a été directement impliquée dans le processus de dotation. Bien que M. Traversy, selon son affidavit, ait eu des interactions personnelles avec le demandeur et la personne ayant porté plainte et qu’il ait joué un rôle plus marqué concernant les questions en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire, Mme McIntosh semble avoir une aussi bonne connaissance du processus de dotation et est, par conséquent une remplaçante indiquée pour M. Traversy. À cet égard, l’affidavit de Mme McIntosh ne soulève pas de nouvelles questions.

[18]           Que ni l’affidavit de Mme McIntosh ni celui de M. Traversy ne traitent pas des faits constituant le fondement de la demande de contrôle judiciaire du demandeur n’est pas utile au demandeur. Comme le défendeur le souligne à juste titre, il est en droit de déterminer quels faits et quels éléments de preuve il déposera et sur lesquels il entend s’appuyer en réponse à la demande. Ainsi, le défendeur n’avait pas, et n’a toujours pas, à fournir les éléments de preuve liés à la majorité, ou même à quelques-uns, des faits constituant le fondement de la demande (décision Merck & Frosst Canada c. Canada, [1994] ACF no  662, au paragraphe 26 (CAF); décision Tajgardoon c. Canada, [2000] ACF no 1450, au paragraphe 12 (CF 1re inst.). En d’autres mots, le demandeur doit faire valoir son point de vue en établissant sa propre preuve. Le contre-interrogatoire relatif à l’affidavit, contrairement aux interrogatoires préalables d’une procédure intentée par action, a une portée limitée. Il ne permet pas au demandeur de faire valoir son point de vue au-delà des éléments pertinents soulevés par l’affidavit (voir Merck & Frosst Canada, précitée, au paragraphe 26). Ce sera donc, en fin de compte, au juge de première d’établir si la preuve du défendeur, à la lumière de l’ensemble du dossier, soutient sa prétention selon laquelle la demande de contrôle judiciaire du demandeur devrait être rejetée.

[19]           Dans ces circonstances, je suis d’avis qu’autoriser le dépôt de l’affidavit de Mme McIntosh ne porterait pas préjudice au demandeur.

[20]           La requête et la requête incidente sont donc accueillies. L’affidavit de Mme McIntosh devra être signifié au plus tard le 22 décembre 2015 et le contre-interrogatoire de Mme McIntosh devra avoir été mené dans un délai de 20 jours à compter de la signification de l’affidavit, ou selon le calendrier sur lequel les parties se sont entendues.

[21]           Le demandeur a droit à ses dépens relatifs à sa requête en radiation de l’affidavit de M. Traversy, quelle que soit l’issue de la cause, y compris les dépens liés à la préparation du contre-interrogatoire prévu le 23 octobre 2015, et nécessaires pour y être présent. La demande du demandeur voulant que le défendeur soit condamné à payer les dépens relatifs à tout autre contre-interrogatoire est refusée.

[22]           Le défendeur ne réclame pas les dépens dans la requête incidente. Aucuns dépens ne seront adjugés.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que

1.      la requête en radiation de l’affidavit de M. John Traversy, assermenté le 27 août 2015, du dossier de la Cour, soit accueillie avec dépens en faveur du demandeur, y compris les dépens liés à la préparation du contre-interrogatoire prévu le 23 octobre 2015, et nécessaires pour y être présent;

2.      la requête incidente d’autorisation de signification de l’affidavit de Mme Helen McIntosh, assermenté le 12 novembre 2015, soit accueillie sans dépens;

3.      le contre-interrogatoire relatif à l’affidavit de Mme McIntosh doive avoir été mené dans les 20 jours de la signification de l’affidavit, ou selon le calendrier sur lequel les parties se sont entendues;

4.      sauf ordonnance contraire de la Cour, toute autre mesure dans la présente instance soit régie par les calendriers prévus par la partie 5 des Règles des Cours fédérales.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-668-15

INTITULÉ :

BALRAJ SHOAN c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

Le 18 décembre 2015

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Craig J. Stehr

Pour le demandeur

Kathryn Hucal et Susan Keenan

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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