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Date : 20160120


Dossier : T‑1362‑15

Référence : 2016 CF 58

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 20 janvier 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

JIA LIN

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) en vertu de l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 (la Loi), d’une décision datée du 21 juillet 2015 par laquelle une juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté canadienne de la défenderesse.

[2]               La défenderesse n’a pas déposé d’avis de comparution ni aucun document devant la Cour, et elle n’était pas présente à l’audience.

II.                Contexte

[3]               Madame Lin est une citoyenne de la Chine. Elle est arrivée au Canada avec son époux et sa fille, en juin 2007, et ils ont tous acquis le statut de résident permanent.

[4]               En novembre 2010, Mme Lin a présenté une demande de citoyenneté canadienne dans laquelle elle a déclaré qu’elle s’est absentée du Canada pendant quatre‑vingt‑dix jours et qu’elle y était présente pendant mille cent quarante‑huit jours au cours de la période du 26 juin 2007 au 5 novembre 2010 (la période pertinente). Elle a rencontré une juge de la citoyenneté en décembre 2014, et une autre fois le 28 mai 2015, en vue de déterminer si elle répondait à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

[5]               Dans sa décision, la juge de la citoyenneté a mentionné qu’elle était seulement préoccupée par le fait que Mme Lin n’avait produit aucun passeport pour toute la durée de la période pertinente étant donné que cette dernière avait seulement produit un passeport dont la validité couvrait la période du 15 novembre 2010 au 14 novembre 2020. Toutefois, comme Mme Lin avait le passeport manquant lors de la seconde entrevue, la juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté canadienne de Mme Lin, notant que les timbres d’entrée et de sortie du passeport correspondaient à la déclaration concernant son unique voyage du 22 février 2009 au 21 mai 2009.

[6]               Le ministre conteste la décision de la juge de la citoyenneté parce qu’elle a omis de préciser le critère appliqué pour déterminer comment la défenderesse avait respecté l’obligation de résidence prévue par la Loi. Le ministre soutient également que la juge de la citoyenneté a commis une erreur susceptible de contrôle parce qu’elle a omis d’examiner les nombreuses réserves signalées dans un rapport issu du gabarit pour la préparation et l’analyse du dossier rédigé par un agent d’immigration (le rapport GPAD) en date du 10 avril 2014. Après avoir relevé dans la demande de citoyenneté de la défenderesse les lacunes et contradictions énumérées ci‑dessous, l’agent a conclu à l’existence de réserves [traduction« sérieuses » quant à la crédibilité de Mme Lin concernant son établissement et sa présence effective au Canada pendant la période pertinente. Parmi les lacunes relevées, on note les suivantes :

a.       aucuns relevés de cartes de crédit ou bancaires ou autres documents justificatifs n’ont été fournis pour vérifier les présences de Mme Lin au Canada et ses absences;

b.      aucun document étayant les dates qu’elle a déclarées relativement à sa période de résidence au Canada n’a été fourni;

c.       aucune documentation n’a été produite pour attester l’existence d’un foyer ou de liens familiaux au Canada;

d.      l’absence de pièce justificative n’a pas permis l’évaluation de son emploi au Canada pendant la période pertinente;

e.       Mme Lin a déclaré avoir passé ses vacances en Chine à sa propre résidence, mais elle n’a déclaré aucune propriété lui appartenant à l’étranger;

f.       aucun dossier médical n’a été fourni pour établir que Mme Lin a reçu des soins médicaux au Canada;

g.      aucun document n’a été présenté pour démontrer que Mme Lin a tissé des liens sociaux au Canada;

h.      Mme Lin n’a pas présenté d’indicateurs passifs de résidence au Canada durant la période pertinente (par ex., des comptes de services publics, des relevés d’impôts fonciers, des déclarations de revenus).

[7]               Selon le rapport GPAD, présenté à la juge de la citoyenneté, il n’était tout simplement pas possible de déterminer, avec une quelconque certitude, si Mme Lin avait résidé au Canada durant la période pertinente.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[8]               La question qu’il s’agit de trancher en l’espèce est celle de savoir si la juge de la citoyenneté a commis une erreur susceptible de contrôle au sens du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, lorsqu’elle a accueilli la demande de citoyenneté présentée par la défenderesse.

[9]               Pour répondre à cette question, j’ai appliqué la norme de la décision raisonnable qui est la norme de contrôle applicable aux appels en matière de citoyenneté traitant du respect de l’obligation de résidence prévue par la Loi (Saad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 570, au paragraphe 18, 433 FTR 174 ; voir aussi Canada (Citoyenneté et Immigration) c Rahman, 2013 CF 1274, au paragraphe 13, 445 FTR 32; Balta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1509, au paragraphe 5, 403 FTR 134; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Baron, 2011 CF 480, au paragraphe 9, 388 FTR 261; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Diallo, 2012 CF 1537, au paragraphe 13, 424 FTR 156; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, aux paragraphes 24 à 26; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Abou‑Zahra, 2010 CF 1073, au paragraphe 15, 196 ACWS (3d) 928 [Abou‑Zahra]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bayani, 2015 CF 670, au paragraphe 17 [Bayani].

[10]           Comme la jurisprudence l’a aussi bien établi, la norme de la décision raisonnable n’exige pas seulement que la décision en cause appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, mais aussi qu’elle s’attache à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

IV.             Analyse

[11]           Suivant l’alinéa 5(1)c) de la Loi, tel que rédigé à l’époque où Mme Lin a présenté sa demande de citoyenneté, le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui a « dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout ». Le demandeur a le fardeau de prouver qu’il satisfait à l’obligation de résidence prévue par la Loi et le juge de la citoyenneté ne saurait s’en remettre aux seules prétentions du demandeur à cet égard, plus particulièrement en présence d’éléments de preuve contradictoires (El Falah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 736, au paragraphe 21).

[12]           Même si la jurisprudence de notre Cour permet aux juges de la citoyenneté de choisir entre trois critères différents pour analyser si l’obligation de résidence a été respectée (Bayani, précité, aux paragraphes 19 à 23; Pourzand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 395, au paragraphe 16), ils doivent à tout le moins indiquer lequel de ces critères a été appliqué et pourquoi il a ou n’a pas été respecté. L’omission de le faire constitue une erreur susceptible de contrôle (Bayani, aux paragraphes 30 à 32; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jeizan 2010 CF 323, au paragraphe 18, 386 FTR 1).

[13]           En l’espèce, rien dans la décision de la juge de la citoyenneté n’indique de quelque façon que ce soit si le critère de la présence effective a été appliqué, comme l’enseigne la décision Pourghasemi (Re) (1re inst.) 62 FTR 122, [1993] ACF no 232 (QL), ou si l’un des deux critères qualitatifs, tels qu’ils sont énoncés dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208, [1978] ACF no 31 (QL), et Koo (Re), [1993] 1 CF 286, 59 FTR 27, ont été appliqués pour examiner si la défenderesse avait respecté l’obligation de résidence. Plus précisément, il est impossible d’établir, de quelque manière que ce soit, un lien entre les motifs exposés dans la décision de la juge et l’un ou l’autre de ces trois critères.

[14]           Comme je l’ai indiqué dans la décision Bayani, la décision motivée dans le contexte de la citoyenneté « revêt une importance particulière », car le ministre doit accorder la citoyenneté en cas de recommandation favorable du juge de la citoyenneté (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mahmoud, 2009 CF 57, au paragraphe 6, 339 FTR 273 [Mahmoud]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Wong, 2009 CF 1085, aux paragraphes 17 et 18). Ces motifs doivent être « suffisamment clairs et détaillés pour démontrer au ministre que tous les faits pertinents ont été pris en considération et soupesés comme il se doit et que les critères juridiques opportuns ont été appliqués » (Mahmoud, précité, au paragraphe 6). Cela signifie que le juge de la citoyenneté doit au moins préciser lequel des trois critères juridiques il a appliqué pour analyser l’obligation de résidence et pourquoi il y a été satisfait (Bayani, précité, au paragraphe 31).

[15]           Je dois par conséquent conclure que la décision de la juge de la citoyenneté est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité, car la juge de la citoyenneté n’a pas indiqué, de quelque façon que ce soit, le critère de résidence appliqué.

[16]           J’estime également que la juge de la citoyenneté a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a fait fi de préoccupations soulevées par l’agent de la citoyenneté dans son rapport GPAD en ce qui a trait à l’établissement au Canada de la défenderesse ainsi qu’à sa présence effective. Notre Cour a déjà jugé déraisonnable la décision d’un juge de la citoyenneté dans laquelle il avait omis de prendre en considération des préoccupations soulevées par l’agente de la citoyenneté dans son mémorandum [sic] (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Raphaël, 2012 CF 1039, aux paragraphes 24 et 25, 417 FTR 177). En outre, dans la décision Abou‑Zahra, le juge Richard Boivin a jugé déraisonnable la décision d’un juge de la citoyenneté parce que « le juge de la citoyenneté n’a pas mentionné ou tenté d’expliquer les contradictions, les incongruités ou les omissions que révèle la preuve documentaire » (au paragraphe 28).

[17]           Il est évident que l’agent de la citoyenneté, auteur du rapport GPAD, a trouvé plusieurs contradictions et omissions dans la demande de citoyenneté présentée par la défenderesse, ce qui soulevait de sérieux doutes quant au respect par cette dernière de l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Malgré cela, la juge de la citoyenneté n’a pris en considération aucune des préoccupations de l’agent ni même porté attention à la question de la crédibilité de Mme Lin, ce qui a également été jugé comme étant une erreur susceptible de contrôle (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vijayan, 2015 CF 289, au paragraphe 65).

[18]           D’après le dossier dont la juge de la citoyenneté disposait, il est absolument impossible, comme le souligne l’auteur du rapport GPAD, de déterminer, de quelque façon que ce soit, si Mme Lin a résidé au Canada durant la période pertinente, que ce soit en vertu du critère de la présence effective (le critère énoncé dans la décision Pourghasemi), ou de l’un ou l’autre des deux critères qualitatifs (les critères énoncés dans la décision Papadogiorgakis ou dans la décision Koo).

[19]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre est accueillie et la décision de la juge de la citoyenneté est annulée. La défenderesse, qui semble ne pas être préoccupée par les procédures engagées par le ministre ni par la possibilité que la décision de la juge de la citoyenneté puisse être infirmée, étant donné qu’elle n’a pas comparu ni participé à la présente instance, devra présenter une nouvelle demande au ministre si elle décide de demander à nouveau la citoyenneté canadienne.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      la décision de la juge de la citoyenneté Marie Senécal‑Tremblay, datée du 21 juillet 2015, est annulée;

3.      aucuns dépens ne sont adjugés.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean‑Jacques Goulet, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t‑1362‑15

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c JIA LIN

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JANVIER 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 JANVIER 2016

COMPARUTIONS :

Charles Junior Jean

POUR LE DEMANDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

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