Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160108


Dossier : IMM-1365-15

Référence : 2016 CF 26

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Québec (Québec), le 8 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

MAHAD CALI CABDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), à l’encontre d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté l’appel interjeté par le demandeur contre la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la CISR a rejeté sa demande d’asile après avoir conclu qu’il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre, respectivement, des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]               J’estime que les motifs de la SAR ont entraîné l’obligation de tenir compte du paragraphe 108(4) de la LIPR et lorsqu’elle a omis de le faire, la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I.                   Le contexte

[3]               Le demandeur, Mahad Cali Cabdi, est un citoyen de la Somalie né en octobre 1987 dans la ville de Luuq, située dans la province de Gedo, dans le Sud-Ouest du pays. Il a vécu à Beled Hawo, qui se situe à la frontière du Kenya et de l’Éthiopie de 1991 à 2007, lorsqu’il a quitté la Somalie.

[4]               Le demandeur avait cinq frères et sœurs. Son frère aîné est mort en Somalie en 2001 des suites d’affrontements internes dans un clan, et sa sœur aînée est décédée en Somalie lorsque des membres du clan Hawieye ont fait exploser une bombe à son domicile. En 2006, le demandeur a été attaqué par quatre hommes inconnus qui l’accusaient de ne pas être croyant et qui ont menacé de le tuer s’ils le revoyaient. Au milieu de l’année 2007, le demandeur a quitté la Somalie et est allé rejoindre un autre de ses frères en Afrique du Sud. Celui‑ci a été assassiné quelques mois plus tard par une foule anti‑Somalie. En septembre 2010, le demandeur a lui‑même été attaqué, battu et laissé pour mort par une foule anti‑Somalie en Afrique du Sud. Le père du demandeur a été assassiné en 2010 par le groupe militant Al-Shabaab en Somalie. Le demandeur croit que son père a été tué en raison de ses croyances soufies et il craint d’être pris pour cible par Al-Shabaab en raison de ces mêmes croyances.

[5]               Le demandeur a quitté l’Afrique du Sud en 2012 pour se rendre à Sao Paulo, au Brésil. Il est ensuite allé au Mexique, puis est entré aux États‑Unis, où il a présenté une demande d’asile qui a été rejetée en juin 2013. Le demandeur est entré au Canada en avril 2014 et a déposé une demande d’asile.

II.                L’examen de la demande d’asile

A.                La Section de la protection des réfugiés

[6]               En octobre 2014, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre, respectivement, des articles 96 et 97 de la LIPR.

[7]               La SPR a été convaincue que le demandeur avait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était un citoyen somalien. Toutefois, la SPR n’a pas été convaincue que le demandeur avait établi son identité à titre de musulman soufi. La SPR a aussi conclu que le demandeur n’avait pas prouvé de façon convaincante qu’il risquait d’être victime de la violence des clans s’il retournait dans la province somalienne de Gedo en Somalie. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il n’existait pas une possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté ou qu’il avait qualité de personne à protéger en raison de son appartenance à un clan.

[8]               Enfin, bien que la SPR ait conclu que le demandeur n’avait pas établi son identité à titre de musulman soufi, elle a examiné la preuve documentaire concernant la menace posée par Al‑Shabaab, particulièrement dans la province de Gedo. La SPR a conclu que la preuve documentaire ne prouvait pas : (1) qu’Al‑Shabaab contrôle la province de Gedo; (2) qu’Al‑Shabaab avait exercé quelque contrôle que ce soit depuis un certain temps; (3) qu’Al‑Shabaab faisait du mal à des soufis ou les assassinait dans la province de Gedo en raison de leurs croyances religieuses. La SPR a conclu que bien que la Somalie soit aux prises avec de nombreux problèmes, l’instabilité ne donne pas lieu, en soi, à une crainte fondée de persécution.

B.                 La Section d’appel des réfugiés (la décision faisant l’objet du contrôle)

[9]               Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR à la SAR. Lorsque le demandeur a interjeté appel, il a cherché à présenter à la SAR un certain nombre de nouveaux éléments de preuve documentaire en application paragraphe 110(4) de la LIPR et a demandé que la SAR tienne une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR.

[10]           En février 2015, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’a ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

(1)               Nouveaux éléments de preuve

[11]           Lorsque la SAR a examiné les nouveaux éléments de preuve proposés par le demandeur, elle s’est penchée sur chaque pièce et a effectué une analyse conformément aux exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a conclu en définitive que les circonstances factuelles exposées dans les nouveaux éléments de preuve proposés ne sont pas survenues après le rejet de la demande d’asile, les renseignements étaient normalement accessibles et le demandeur aurait normalement pu présenter ces éléments de preuve au cours de l’audience à la SPR, qui s’est déroulée en deux temps.

(2)               Audience

[12]           La SAR a examiné les paragraphes 110(3), 110(4) et 110(6) de la LIPR et a conclu qu’elle avait le pouvoir discrétionnaire d’envisager la tenue d’une audience dans un appel uniquement si de nouveaux éléments de preuve avaient été admis dans le cadre de l’appel. Compte tenu de sa conclusion selon laquelle le demandeur ne satisfaisait pas aux critères pour faire admettre de nouveaux éléments de preuve, la SAR a conclu qu’elle devait procéder sans tenir d’audience. La demande d’audience a été rejetée.

(3)               Examen de la décision de la SPR

[13]           La SAR s’est fondée sur la décision Huruglica c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 799, 30 Imm LR (4th) 115, rendue par le juge Michael Phelan, pour déterminer son rôle dans l’examen de la décision de la SPR. La SAR a souligné qu’elle était un organisme d’appel, qu’elle examinait tous les aspects de la décision de la SPR et en arrivait à sa propre conclusion quant à savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger. Toutefois, la SAR a également signalé qu’elle pouvait reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité, car la SPR jouit d’un avantage particulier.

[14]           La SAR a jugé que la SPR avait commis une erreur en ce qui a trait à l’identité soufie du demandeur et a conclu que celui‑ci avait établi son identité à titre de musulman soufi. La SAR a aussi conclu que le demandeur avait établi qu’il avait une crainte subjective du fait que sa famille a été victime de guerres de clans en Somalie et d’actes de violence commis par Al-Shabaab. Toutefois, la SAR a aussi conclu que le demandeur n’avait pas établi que sa crainte subjective d’être persécuté reposait sur un fondement objectif. La SAR a par conséquent conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait persécuté ou qu’il serait exposé à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture à son retour en Somalie. La SAR a souscrit à la conclusion finale de la SPR et l’a confirmée.

III.             Les questions en litige

[15]           La demande de contrôle judiciaire soulève les questions en litige suivantes :

1)                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve proposés au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR?

2)                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle n’a pas tenu compte du paragraphe 108(4) en raison de ses conclusions selon lesquelles il y avait eu persécution dans le passé?

IV.             La norme de contrôle

[16]           La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait et aux conclusions mixtes de fait et de droit de la SAR, y compris à l’appréciation de la preuve documentaire, est la décision raisonnable (Ngandu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 423, 34 Imm LR (4th) 68 (Ngandu), au paragraphe 12). La norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique également aux questions concernant l’admissibilité d’un nouvel élément de preuve à la SAR aux termes du paragraphe 110(4) de la LIPR (Ngandu, au paragraphe 13). Les deux questions en litige seront soumises au contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[17]           Les parties n’ont pas fait valoir leur point de vue sur la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer en ce qui concerne l’obligation de la SAR de tenir compte du paragraphe 108(4) de la LIPR.

[18]            Aux paragraphes 6 et 11 de la décision Kumarasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 290, 406 FTR 194 (Kumarasamy), le juge Roger Hughes a conclu que la Cour doit appliquer la norme de la décision correcte lorsqu’elle effectue le contrôle du défaut de tenir compte du paragraphe 108(4). Cependant, au paragraphe 18 de la décision Soto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 622, 457 FTR 165, le juge Yves de Montigny a établi que « suite à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, on a eu tendance à appliquer la norme de la raisonnabilité, étant donné qu’il s’agit clairement d’une question de droit relevant des connaissances spécialisées du tribunal ». En outre, au paragraphe 36 de la décision Nyiramajyambere c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 678, le juge John O’Keefe a conclu que le défaut de tenir compte du paragraphe 108(4) n’est pas une pure question de droit, mais plutôt une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[19]           Les conclusions d’un décideur concernant le paragraphe 108(4) peuvent être soumises à la Cour pour que celle‑ci en effectue le contrôle judiciaire dans deux situations différentes. La première situation, comme en l’espèce, se produit lorsque le décideur omet de tenir compte de l’exception. La deuxième situation se produit lorsque la question consiste à savoir si les conclusions du décideur, qui a en fait tenu compte de l’exception prévue au paragraphe 108(4), sont raisonnables. Le juge Donald Rennie a reconnu ce principe au paragraphe 12 de la décision Subramaniam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 843, 10 Imm LR (4th) 124. Il s’est exprimé en ces termes :

[12]      La question déterminante dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la Commission a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte du paragraphe 108(4) de la LIPR. Il y a un certain désaccord sur la norme de contrôle applicable à cette question, mais le raisonnement suivi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF n° 457, donne à penser que c’est la norme de la décision correcte. La Commission doit tenir compte du paragraphe 108(4) dès lors qu’elle conclut à une évolution de la situation au sens de l’alinéa 108(1)e). Ainsi, une conclusion tirée en application du paragraphe 108(4) sera contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, mais une conclusion portant sur l’opportunité d’appliquer le paragraphe 108(4) ne commandera aucune retenue.

[20]           Dans la décision Subramaniam, la Cour a appliqué la norme de la décision correcte à la question de savoir si la Commission a manqué à son obligation de tenir compte du paragraphe 108(4), mais cette façon de procéder peut être conciliée avec la norme de la décision raisonnable appliquée dans les décisions Soto et Nyiramajyambere. Lorsque la Cour évalue le caractère raisonnable d’une décision, elle doit examiner cette décision selon les issues possibles acceptables qui s’adaptent au contexte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59 (Khosa); Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), [2012] 1 RCS 5, aux paragraphes 16 et 18; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada c Canada (Procureur général), 2013 CAF 75, 444 NR 120, au paragraphe 13). Dans certaines circonstances et pour certaines questions, les issues raisonnables possibles sont si peu nombreuses qu’elles se limitent à une seule (McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), [2013] 3 RCS 895, au paragraphe 38; Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, 341 DLR (4th) 710, au paragraphe 24; Ayyad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1101, aux paragraphes 35 et 36). L’arrêt Yamba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF n457, 254 NR 388 (CA), aux paragraphes 4 à 6 (Yamba), examiné ultérieurement dans les présents motifs, donne à penser que si le défaut de la SAR de tenir compte de l’exception prévue au paragraphe 108(4) est soumis au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, les issues acceptables se limitent à une seule.

[21]           Aux fins de la présente décision, je n’ai pas à trancher cette question. Comme dans la décision Mwaura c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 874, au paragraphe 12, j’estime que la décision de la SAR sur ce sujet était à la fois déraisonnable et incorrecte.

V.                Analyse

A.                Nouveaux éléments de preuve proposés

[22]           Le demandeur invoque la décision Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1022, 31 Imm LR (4th) 127, au paragraphe 55, rendue par la juge Jocelyne Gagné, pour faire valoir que la SAR n’a pas reconnu que lorsqu’elle est saisie d’un véritable appel fondé sur les faits, elle doit faire en sorte que les critères d’admissibilité des éléments de preuve soient assez souples. Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en l’espèce, car elle a omis de faire.

[23]           Le défendeur soutient que les nouveaux éléments de preuve proposés, ou les renseignements contenus dans ceux‑ci, étaient normalement accessibles, et qu’en conséquence, les nouveaux éléments de preuve proposés ne satisfaisaient pas aux critères énoncés au paragraphe 110(4) de la LIPR. Le défendeur établit une distinction avec la décision Singh et précise qu’à la différence de cette décision, rien n’indique qu’en l’espèce, le demandeur croyait à tort que les nouveaux éléments de preuve proposés avaient été portés à la connaissance de la SPR.

[24]           Je suis convaincu que la SAR n’a pas commis d’erreur en omettant d’admettre les nouveaux éléments de preuve proposés par le demandeur. La décision de la SAR révèle que celle‑ci connaissait bien son rôle, a apprécié tous les nouveaux éléments de preuve proposés, y compris les observations du demandeur au sujet des nouveaux éléments de preuve, compte tenu du paragraphe 110(4) et « dans le contexte de l’ensemble de la preuve de l’appelant présentée à la SPR ». Le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas présenté les nouveaux éléments de preuve proposés à la SPR, car il ne pouvait pas prévoir que la SPR tirerait des conclusions défavorables sur les questions suivantes : (1) son identité; (2) le risque objectif. Cela ne concorde tout simplement pas avec le dossier. Je suis d’accord avec la conclusion de la SAR selon laquelle il incombait au demandeur de présenter à la SPR les raisons pour lesquelles il estimait avoir qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger. Il ne pouvait pas attendre que la SPR ait rendu une décision défavorable pour présenter certains des documents requis et éléments de preuve pertinents.

B.                 Évaluation – articles 96 et 97 de la LIPR

[25]           Le demandeur soutient que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve qui lui avait été soumise lorsqu’elle a établi que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Il fait aussi valoir que la preuve révèle qu’Al‑Chabaab est un groupe militaire violent qui commet des agressions contre les soufis, et bien que le groupe ne contrôle plus le territoire certaines villes, il mène encore des attaques violentes contre de nombreuses personnes. S’appuyant sur la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35 (1re inst.), au paragraphe 17, le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur en omettant de tenir compte des éléments de preuve décrivant l’instabilité dans le Sud et le Centre de la Somalie, et le rétablissement du contrôle d’Al‑Chabaab dans certaines régions.

[26]           En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Je suis convaincu que la SAR a reconnu et examiné les éléments de preuve contraires à ses conclusions, mais a privilégié d’autres éléments de preuve, dont le rapport Country of Origin Information [information sur le pays d’origine] du Royaume‑Uni (le rapport du Royaume‑Uni) et le rapport annuel de la Commission des États‑Unis sur la liberté religieuse dans le monde (le rapport des États‑Unis). Le rapport du Royaume‑Uni traite précisément du contrôle du gouvernement de transition de la Somalie dans la région de Gedo, et le rapport des États‑Unis mentionne qu’aucune attaque d’Al‑Chabaab à l’endroit de soufis n’a été signalée pendant la période faisant l’objet du rapport, soit du 1er avril 2011 au 29 février 2012. Lors d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas de soupeser à nouveau les éléments de preuve qui ont été présentés à la SAR (Khosa, au paragraphe 61).

C.                 Défaut de tenir compte du paragraphe 108(4) de la LIPR

[27]           L’alinéa 108(1)e) de la LIPR prévoit qu’une demande d’asile doit être rejetée si les raisons pour lesquelles le demandeur a demandé l’asile n’existent plus. Toutefois, le paragraphe 108(4) prévoit que l’alinéa 108(1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions antérieures. Voici les dispositions pertinentes :

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

1(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

[28]           En l’espèce, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si la SAR était tenue d’effectuer une analyse en application du paragraphe 108(4). Elles s’appuient toutes deux sur la décision Alharazim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1044, 378 FTR 45 (Alharazim), rendue par le juge Paul Crampton, pour faire valoir leurs points de vue respectifs.

[29]           L’interprétation du paragraphe 108(4) donnée dans la décision Alharazim mène à la conclusion qu’il s’agit d’une disposition exceptionnelle qui doit être circonscrite étroitement pour inclure uniquement des situations véritablement exceptionnelles ou extraordinaires (Alharazim, au paragraphe 49). Les faits sous-jacents à la décision Alharazim diffèrent de ceux de l’espèce.

[30]           Dans la décision Alharazim, le juge Crampton a conclu que le décideur n’avait tiré aucune conclusion explicite ou implicite de persécution passée. C’est pour ce motif que la décision Alharazim, au paragraphe 36, a été distinguée de l’arrêt Yamba, rendu auparavant par la Cour d’appel fédérale, qui a tenu compte du paragraphe 2(3) de la Loi sur l’immigration, désormais le paragraphe 108(4) de la LIPR (Kumarasamy, aux paragraphes 4 et 8). Dans l’arrêt Yamba, le juge Robertson s’est exprimé en ces termes aux paragraphes 4 à 6 :

[4]        À notre humble avis, le juge des requêtes avait raison de conclure que la Section du statut de réfugié a l’obligation de tenir compte de l’application du paragraphe 2(3) de la Loi une fois qu’elle est convaincue que le statut de réfugié ne peut être revendiqué en raison d’un changement de situation dans le pays en question conformément à l’alinéa 2(2)e). Cette conclusion n’enlève rien au fait que le paragraphe 2(3) impose au demandeur du statut de réfugié le fardeau d’« établir qu’il existe des raisons impérieuses » de ne pas retourner dans le pays où il était antérieurement persécuté. Pour appuyer notre position, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin que l’analyse qu’a effectuée le juge Hugessen (qui était alors juge à la Cour d’appel) dans l’arrêt M.E.I. c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 (C.A.), à la page 747, où il a affirmé :

La solution à cette énigme, à ce que je vois, doit résider dans le fait que le législateur a voulu qu’un examen des questions soulevées au paragraphe 2(2) (et nécessairement du paragraphe 2(3) également) soit compris dans l’examen de la question de savoir si une personne remplit les exigences de l’alinéa a) de la définition [d’un réfugié au sens de la Convention]. Une telle intention est conforme au placement des paragraphes 2(2) et 2(3) dans l’article de la Loi portant sur la définition plutôt que, comme la logique le laisserait par ailleurs entendre, dans l’article 69.2 portant sur la perte de statut ou dans un article adjacent à celui-ci.

Pour exposer la question d’une autre façon, le législateur a élargi la portée des paragraphes 2(2) et 2(3), bien que, d’emblée, ceux-ci semblent porter uniquement sur la perte du statut de réfugié qui a déjà été acquis, pour les incorporer dans la définition au moyen de l’alinéa b), de sorte que leur examen fasse partie du processus décisionnel lui-même.

[5]        Ces extraits confirment l’interprétation selon laquelle, comme la Section du statut de réfugié a l’obligation de tenir compte des questions soulevées au paragraphe 2(2) de la Loi et que le paragraphe 2(3) incorpore par renvoi l’alinéa 2(2)e), la Section du statut de réfugié doit tenir compte de l’application du paragraphe 2(3), que le demandeur du statut de réfugié soulève ou non expressément la question

[6]        En bref, lorsqu’elle conclut qu’un demandeur de statut a déjà été persécuté, mais qu’il y a eu un changement de situation dans le pays en question conformément à l’alinéa 2(2)e), la Section du statut de réfugié a, en vertu du paragraphe 2(3), l’obligation de se demander si les éléments de preuve soumis établissent l’existence de « raisons impérieuses ». [Non souligné dans l’original.] Elle est soumise à cette obligation, que le demandeur de statut invoque ou non expressément le paragraphe 2(3). Cela étant dit, il incombe toujours au demandeur de statut de présenter les éléments de preuve nécessaires pour établir qu’il est fondé à invoquer cette disposition.

[31]           L’arrêt Yamba établit clairement que le décideur a l’obligation de tenir compte de l’exception prévue au paragraphe 108(4) lorsque (1) le demandeur d’asile a déjà été persécuté, et (2) les raisons pour lesquelles il a demandé l’asile n’existent plus. La question consiste alors à savoir si ces deux conditions sont respectées en l’espèce.

[32]           La SAR reconnaît, au paragraphe 56 de sa décision, que des « membres de la famille de l’appelant ont été victimes de violences perpétrées par Al‑Shabaab et d’affrontements claniques en Somalie par le passé. En conséquence, la SAR accepte la crainte subjective de l’appelant à l’égard d’un éventuel retour en Somalie. » En outre, la SAR ne rejette pas l’allégation du demandeur selon laquelle il a été accusé de ne pas être croyant, a été violemment battu et a reçu des menaces de mort lorsqu’il était en Somalie.

[33]           Selon la jurisprudence, il faut qu’il soit explicitement confirmé que le demandeur d’asile a eu antérieurement droit au statut de réfugié pour que cela commande l’application de l’exception des raisons impérieuses prévue au paragraphe 108(4) (par exemple, JNJ c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1088, 194 ACWS (3d) 1225, au paragraphe 41). Il n’y a aucune confirmation explicite en l’espèce. Cependant, il ressort également de la jurisprudence que la conclusion peut se dégager des répercussions qui découlent du raisonnement énoncé dans la décision (Decka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 822, aux paragraphes 11 à 15, 140 ACWS (3d) 354; Alharazim, au paragraphe 36; Kumarasamy, au paragraphe 10). Le fait d’exiger une confirmation explicite lorsque la conclusion de persécution passée, bien qu’elle soit implicite, est une répercussion nécessaire découlant du raisonnement énoncé dans la décision reviendrait, à mon avis, à accorder plus d’importance à la forme qu’au fond. J’estime que la SAR a tiré une conclusion implicite de persécution passée et respecte ainsi la première des deux conditions préalables.

[34]           En ce qui a trait à la deuxième condition préalable, la SAR, qui s’appuie sur le rapport des États-Unis et celui du Royaume‑Uni, souligne que la menace que pose Al-Shabaab aux adeptes soufis et le contrôle qu’exerce Al‑Shabaab dans la région de Gedo sont amoindris. La SAR s’appuie sur ces éléments de preuve pour conclure, au paragraphe 57 de sa décision, que « l’appelant n’a pas établi le fondement objectif de sa crainte personnelle d’être persécuté ou d’être victime de préjudices graves en raison de son appartenance au clan Marehan/Ali Dhere/Reer Quule ou de son identité religieuse à titre de musulman sunnite soufi à son retour en Somalie aujourd’hui » [non souligné dans l’original].

[35]           À mon avis, il ressort de la décision de la SAR que le demandeur (1) a déjà été persécuté, (2) que les raisons pour lesquelles il a demandé l’asile n’existent plus. Dans les circonstances, j’estime que le défaut de la SAR de tenir compte de l’exception des raisons impérieuses prévue au paragraphe 108(4) constitue une erreur susceptible de contrôle.

[36]           Les parties n’ont proposé aucune question à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour que celui‑ci statue à nouveau sur celle-ci. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-1365-15

 

INTITULÉ :

MAHAD CALI CABDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 DÉCEMBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Eve Sehatzadeh

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Sybil Thompson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eve Sehatzadeh

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.