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Date : 20160122


Dossier : T‑858‑15

Référence : 2016 CF 71

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

SALAH ELDIN MAR KHADRA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, de la décision du 27 avril 2015 par laquelle une juge de la citoyenneté [la juge] a jugé que le défendeur remplissait les conditions relatives à la résidence en vue d’obtenir la citoyenneté canadienne prévues dans la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c‑29 [Loi].

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, la présente demande est accueillie.

I.                   Contexte

[3]               Le défendeur a un titre de voyage délivré par le gouvernement égyptien pour les réfugiés palestiniens. Il est ingénieur en mécanique et il est venu travailler au Canada à titre de travailleur qualifié, il y est entré et a obtenu la résidence permanente le 12 octobre 2006. Il a toujours occupé un emploi au Canada depuis le mois de mars 2008.

[4]               Le 1er août 2011, le défendeur a présenté une demande de citoyenneté canadienne. Afin de répondre à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, il était tenu de prouver qu’il avait résidé au Canada pendant au moins 1 095 jours au cours des quatre années précédant sa demande, soit du 1er août 2007 au 31 juillet 2011 [la période pertinente].

[5]               Dans sa demande de citoyenneté, le défendeur a répondu qu’il avait été absent du Canada 134 jours et qu’il y avait été effectivement présent 1 326 jours pendant la période pertinente. Il a établi une liste de 8 absences. En raison de réserves quant à sa crédibilité, il a été demandé au défendeur de remplir un questionnaire sur la résidence [QR], où il a décrit les absences du Canada qu’il avait déjà déclarées, ainsi que d’autres. Le défendeur a également consenti à la divulgation de son historique de déplacements sous la forme d’un rapport préparé par l’Agence des services frontaliers du Canada, connu sous le nom de rapport du Système intégré d’exécution des douanes [SIED]. Il a fourni la traduction d’un seul des deux passeports relatifs à la période pertinente.

[6]               Après avoir examiné le QR, les passeports et le rapport du SIED, l’agent saisi de la demande a modifié le total du nombre d’absences pour l’établir à 159 jours d’absences et à 1 298 jours de présence effective au Canada. Même si cette modification n’a pas entraîné une diminution du nombre requis de jours de résidence au Canada, la demande du défendeur a été renvoyée pour audience à la juge en raison de diverses réserves quant à la crédibilité du défendeur, dont l’absence de traduction d’un de ses passeports, l’existence de divergences dans ses relevés d’absences du Canada et le fait qu’il manquait des informations dans son QR.

II.                Décision contestée

[7]               Dans sa décision, la juge a mentionné que le demandeur n’avait pas déclaré s’être absenté en Arabie Saoudite, qu’il manquait des informations dans son QR et qu’il n’avait pas fourni de traduction pour un de ses deux passeports. Il a fourni, avant l’audience, des détails additionnels concernant des déplacements et, lors de l’audience, le passeport manquant non traduit. Le défendeur a aussi indiqué qu’il ne pouvait pas se souvenir avec précision de certains jours où il avait franchi les frontières entre le Canada et les États‑Unis.

[8]               La juge a examiné le voyage en Arabie Saoudite de janvier 2010 qui, selon l’agent saisi de la demande, n’avait pas été déclaré et elle a conclu que le défendeur avait divulgué dans son QR un voyage qui avait eu lieu entre le 19 décembre 2009 et le 5 janvier 2010. Cette déclaration était conforme à la date de retour figurant dans le rapport du SIED.

[9]               Afin de dissiper d’autres contradictions entre des dates de voyage et des dates de retour, le défendeur a présenté des relevés de carte de crédit pour des achats hors taxes effectués à la frontière ainsi que pour des achats faits au Canada antérieurement et postérieurement à ces achats hors taxe. Il a aussi formulé des commentaires sur les dates de départ et d’arrivée concernant ces voyages ainsi qu’une explication détaillée de ces dates. La juge a estimé que son témoignage était sincère et, vu l’absence de traduction de son passeport, elle s’en est remise aux dates de voyages indiquant une entrée au Canada qui figurent dans le rapport du SIED pour étayer les déplacements déclarés du défendeur et elle a accepté son explication selon laquelle il s’était déplacé aux dates indiquées dans la documentation initialement présentée telle que modifiée par ses observations subséquentes. La juge a fait mention du calcul d’absences effectué par l’agent saisi de la demande sur la foi de ces documents et elle a souligné que ce calcul n’avait eu aucune incidence sur le nombre de jours requis.

[10]           La juge a également conclu que le QR et le témoignage rendu à l’audience répondaient aux préoccupations concernant le manque d’informations sur les membres de sa famille qui n’avaient pas été initialement fournies dans sa demande d’asile. Le défendeur n’avait pas fourni toutes ses adresses antérieures dans son QR , pourtant fort nombreuses, notamment une adresse utilisée par sept autres personnes comme adresse résidentielle pour une période de six semaines en 2007 et 2008, mais il a donné d’autres détails concernant ses lieux de résidence lors de l’audience et la juge a estimé que son explication était claire et complète.

[11]           Bien que le défendeur n’ait pas fourni de relevé de notes pour ses études universitaires et qu’il est fait mention dans sa demande d’asile, mais pas dans son QR, d’une période de chômage entre le mois d’août 2007 et le mois de mars 2008, la juge a estimé que son témoignage sur ses études et ses emplois dissipait tout doute en matière de crédibilité.

[12]           De façon similaire, la juge a estimé que les explications du défendeur avaient répondu aux réserves exprimées quant à sa crédibilité concernant ses renseignements bancaires et l’absence d’avis de cotisation en matière de fiscalité. En ce qui a trait à sa documentation passive pour la période d’août 2007 à mars 2008, la juge a accepté la description que le défendeur a donnée de ses activités au début de la période pertinente, lesquelles étaient consacrées à la recherche d’un emploi, et elle a conclu que ces documents combinés à son historique d’entrées au Canada consigné dans le rapport du SIED étayaient ses observations.

[13]           La juge a fait référence au critère de résidence énoncé dans la décision Pourghasemi, Re (1993), 62 FTR 122 [Pourghasemi], et elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur avait démontré qu’il résidait au Canada pendant le nombre de jours qu’il avait déclaré y résider, et qu’il satisfaisait donc à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[14]           Selon le demandeur, la juge a commis une erreur dans l’application du critère de la présence effective énoncé dans la décision Pourghasemi et a ignoré des éléments de preuve relatifs à la présence effective du défendeur au Canada durant la période pertinente.

[15]           Le demandeur soutient que la décision d’un juge quant à savoir si une personne respecte l’obligation de résidence prévue dans la Loi est une question mixte de fait et de droit et qu’elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord pour dire qu’il convient d’appliquer en l’espèce cette norme de contrôle (voir El‑Khader c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 328, aux paragraphes 8 à 10), et je considère que la question soulevée dans la présente demande est celle de savoir si la décision de la juge était raisonnable.

IV.             Observations des parties

A.                La position du demandeur

[16]           Selon le demandeur, la juge n’a pas vérifié le nombre de jours pendant lesquels le défendeur a été présent au Canada ni comparé ses explications avec les éléments de preuve dont elle disposait.

[17]           Premièrement, le demandeur souligne que le défendeur a déclaré avoir deux passeports pendant la période pertinente et qu’il lui a été demandé en deux occasions différentes au moins d’en fournir une traduction certifiée. Il n’a pas fourni la traduction de son deuxième passeport, mais la juge n’a pas cherché à savoir pourquoi cette traduction n’avait pas été produite et elle s’est plutôt fiée aux dates d’entrée au Canada consignées dans l’historique des voyages figurant dans le rapport du SIED. Le demandeur fait valoir que ce document comporte ses limites intrinsèques, dont l’absence d’indication des dates de sortie du Canada.

[18]           Le demandeur souligne plus particulièrement que le passeport non vérifié était celui qui était valide pendant la période où le défendeur était sans emploi du mois d’août 2007 au mois de mars 2008. Le demandeur renvoie également au passeport contenant des timbres, notamment aux dates de la période pertinente à l’égard desquelles sont indiquées des entrées et sorties d’Égypte qui n’ont pas fait l’objet de déclaration d’absence du Canada de la part du défendeur; de plus, pour l’année 2007, aucune indication d’entrée au Canada n’est consignée ni dans ce passeport ni dans le rapport du SIED. Le demandeur soutient qu’il n’est pas suffisant de se fier aux allégations de présence au Canada du défendeur. Sa présence réelle pour la période pendant laquelle il allègue avoir été au pays doit être vérifiée, en particulier pour l’année 2007. Le demandeur fait valoir qu’étant donné l’absence d’autre document établissant la présence effective du défendeur pour la période entre août 2007 et mars 2008, le fait que la juge se soit appuyée sur des relevés bancaires est déraisonnable.

[19]           En ce qui a trait aux autres questions relatives à la crédibilité du défendeur, le demandeur soutient que la juge s’est déraisonnablement fiée à des publications promotionnelles de productions théâtrales auxquelles le défendeur allègue avoir participé pendant la période pertinente, étant donné que les dates de ces productions se situaient à l’extérieur de la période pertinente. La juge s’est également déraisonnablement fiée à l’explication fournie sans pièce justificative par le défendeur sur ses adresses antérieures, compte tenu plus particulièrement de l’existence d’autres éléments de preuve établissant que des personnes sans aucun lien de parenté avec lui vivaient à son adresse à la même date.

[20]           Enfin, le demandeur fait valoir que la juge n’a porté aucune attention au fait que le défendeur n’a pas déclaré, dans sa demande de citoyenneté ou dans son QR, de voyage aux États‑Unis ni d’absences qui y seraient liées. Lors de l’audience, le défendeur a présenté des relevés de carte de crédit montrant des achats faits à la frontière. Le passeport du défendeur ne contient cependant pas de timbre d’entrée aux États‑Unis ni de visa d’entrée, un aspect sur lequel la juge ne s’est pas penchée.

[21]           Selon le demandeur, de façon générale, le défendeur n’a fourni qu’une preuve très mince pour étayer sa présence effective au Canada et les motifs exposés par la juge ne démontrent pas comment elle a comblé les lacunes dans la preuve. Le demandeur cite la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Diallo, 2012 CF 1537 [Diallo] comme une affaire analogue.

B.                 Position du défendeur

[22]           Le défendeur déclare dans ses observations écrites qu’il est possible de vérifier ses antécédents professionnels au moyen des documents présentés à l’appui de sa demande, notamment ses T‑4 et ses relevés de compte bancaire, ainsi que ses lettres d’emploi et les cartes d’affaires fournies par ses employeurs dans lesquelles sont décrits en détail les divers postes qu’il a occupés au sein de leurs entreprises.

[23]           Il a également fait part à nouveau de sa détermination à s’intégrer à la culture canadienne, soulignant notamment sa passion pour le théâtre et les cours qu’il a suivis au Collège Seneca. Le défendeur déclare qu’il a décidé de donner de son temps comme geste d’appréciation envers le Canada, notamment en s’engageant possiblement dans la Réserve navale et en travaillant bénévolement dans un centre d’aide aux enfants qui ont des besoins spéciaux.

[24]           Lors de l’instruction de la présente demande, le défendeur qui agit pour son propre compte a insisté sur sa détermination à vivre au Canada et à devenir un citoyen canadien.

V.                Analyse

[25]           La Cour ne doute pas de la détermination exprimée par le défendeur lors de l’audience. La présente demande de contrôle judiciaire doit cependant être accueillie, étant donné que je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour permettre à la juge de conclure que le demandeur a prouvé qu’il avait résidé au Canada pendant le nombre de jours requis.

[26]           Le demandeur a très largement concentré ses arguments sur le fait que le demandeur, en dépit de requêtes en ce sens, n’a pas présenté de traduction du passeport pour la partie de la période pertinente s’étendant du 1er août 2007 au 28 mars 2008, alors que le défendeur n’avait pas encore trouvé d’emploi, de sorte qu’il ne pouvait confirmer sa présence au Canada grâce à sa situation. Ni la décision de la juge ni le dossier dont elle disposait ne permettent d’expliquer pourquoi le passeport traduit n’a pas été présenté. La juge a dit qu’en l’absence de ce document, elle s’était fiée à l’historique des déplacements indiquant les entrées au Canada (lequel d’après ce que je comprends renvoie au rapport du SIED), pour justifier les allers‑retours entre l’étranger et le Canada déclarés par le défendeur. Le demandeur souligne toutefois les limites intrinsèques du rapport du SIED, en ce que les dates de départ du Canada n’y figurent pas et, comme le prouve la première entrée qui y est inscrite, soit celle du mois d’octobre 2008, il ne contient pas nécessairement toutes les entrées du défendeur au Canada.

[27]           Le demandeur souligne également le fait que la juge se soit fondée sur la documentation passive pour la période d’août 2007 à mars 2008, période pendant laquelle le défendeur indique que ses activités étaient consacrées à la recherche d’un emploi. Le demandeur fait remarquer que les relevés de compte bancaire pour cette période ne reflètent que deux intervalles d’environ une semaine chacune dans lesquels apparaissent des achats payés par carte de débit ou des retraits effectués à partir d’un guichet automatique au Canada. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le fait de s’en remettre à ces éléments de preuve ne permet pas de conclure de manière intelligible que le défendeur était au Canada pendant toute la période s’étendant d’août 2007 à mars 2008.

[28]           Les réserves exprimées par le demandeur à propos de la période couverte par le passeport non traduit ne se limitent pas à celle comprise entre août 2007 et mars 2008, étant donné que la période de validité de ce passeport prend fin le 7 mars 2010. La seule période d’août 2007 à mars 2008 est cependant suffisamment longue pour avoir de l’importance, vu qu’elle compte 240 jours, ce qui est supérieur en nombre aux 203 jours excédentaires découlant de la présence au Canada dont la durée a été estimée par l’agent saisi de la demande à 1 298 jours en se fondant sur les observations du défendeur. Même en tenant compte des deux semaines d’opérations effectuées au Canada qui sont constatées par les relevés bancaires, la réponse à la question de savoir si le nombre de jours requis a été atteint pourrait dépendre de la mesure dans laquelle le défendeur a été présent pendant le reste de cette période de 240 jours.

[29]           Dans son argument, le demandeur souligne que les conclusions tirées par la juge ne concordent pas avec les timbres apposés dans le passeport non traduit indiquant des entrées en Égypte ainsi que des sorties de ce même pays en octobre 2007 et février 2008. Toutefois, comme ces observations étaient fondées sur des traductions de ces timbres produites par le demandeur, traductions dont ne disposaient ni la juge ni la Cour, je ne tiendrai pas compte de cet argument pour rendre ma décision. Celle‑ci est plutôt fondée sur le fait qu’aucune explication n’a été donnée au sujet du défaut de produire une traduction du passeport qui aurait fourni les renseignements nécessaires et sur l’insuffisance des éléments de preuve sur lesquels la juge a préféré s’appuyer, ce qui a eu pour effet, à mon avis, de rendre sa décision déraisonnable.

[30]           Le demandeur cite la décision Diallo à titre de précédent applicable. En l’espèce, le défendeur n’a pas fourni le passeport qui couvre neuf mois de la période pertinente. L’analyse faite par le juge Boivin aux paragraphes 15 à 21 de la décision précitée est pertinente :

[15]      Le passeport diplomatique, dont l’existence n’est pas niée par la défenderesse, se situe au cœur du présent litige. La seule preuve de l’existence de ce document au dossier est constituée des notes d’un agent d’immigration (Dossier du Tribunal, pp 23‑24). La défenderesse affirme dans son affidavit n’avoir soumis que les passeports et documents de voyage qu’elle et ses filles ont utilisés depuis qu’elles sont résidentes permanentes (Dossier de la défenderesse, Affidavit de Djenabou Hope Diallo, p 3). Elle affirme également que le passeport diplomatique date d’avant leur résidence permanente (Dossier de la défenderesse, Affidavit de Djenabou Hope Diallo, p. 5), et fait brièvement allusion à la perte de ce document dans son mémoire devant cette Cour (Dossier de la défenderesse, Mémoire des faits et du droit de la défenderesse, p 10 au paragraphe 5).

[16]      La Cour ne peut que constater que ce point litigieux n’est pas mentionné, discuté ou analysé par la juge de la citoyenneté. En effet, la juge de la citoyenneté ne mentionne nullement l’absence du passeport diplomatique dans ses notes au dossier, annexées à sa décision à titre de motifs. La Cour doit examiner si la décision de la juge de la citoyenneté de conclure que la défenderesse rencontrait [sic] les exigences de la Loi malgré l’absence de ce document couvrant une période de neuf (9) mois était raisonnable.

[17]      La défenderesse réfère à la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c El Bousserghini, 2012 CF 88 (CanLII) au para 19, [2012] ACF no 106 (QL) [El Bousserghini] afin d’appuyer sa prétention selon laquelle la remise du passeport diplomatique n’est pas un obstacle dans la présente affaire. Plus particulièrement, dans l’affaire El Bousserghini, les défendeurs avaient dû remettre leurs anciens passeports au gouvernement marocain, et ils avaient expliqué ce fait au juge de la citoyenneté. La Cour avait énoncé ceci au paragraphe 19 :

[19] En ce qui a trait au premier point, à mon avis, le ministre impose un fardeau excessivement sévère aux défendeurs. Dans les instances civiles, la norme de preuve applicable est celle de la prépondérance des probabilités. Bien que la citoyenneté soit un privilège, la loi n’exige pas une corroboration. Il en revient au décideur initial, en tenant compte du contexte, de déterminer l’étendue et la nature de la preuve requise (Mizani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Abbott Estate v Toronto Transportation Commission; Lévesque c Comeau). Je suis en accord qu’il serait extrêmement inhabituel, et probablement téméraire, de se fier au témoignage d’un individu pour établir sa résidence, sans aucun document à l’appui. J’accepte également que les passeports constituent la meilleure preuve, pourvu qu’ils aient été estampés à chaque point d’entrée. Qu’il s’agisse d’un défaut de produire un document ou d’un défaut d’appeler un témoin qui pourrait corroborer les faits retrouvés dans une demande de citoyenneté, le décideur peut en tirer une conclusion défavorable. Aucun doute n’a été soulevé par rapport à l’explication des défendeurs selon laquelle ils devaient remettre leurs anciens passeports au gouvernement marocain pour en obtenir de nouveaux. Même s’il aurait été préférable de garder une copie de ces passeports, les défendeurs ne peuvent être punis pour ne pas l’avoir fait étant donné que le juge est convaincu de leur présence physique au Canada.

[citations omises; la Cour souligne]

[18]      Dans le cas d’El Bousserghini, comme dans le cas présent, il y avait d’autres éléments de preuve pour soutenir la présence physique des défendeurs au Canada, comme des relevés bancaires démontrant l’utilisation de cartes de guichet automatique.

[19]      La présente affaire se distingue toutefois d’El Bousserghini. En effet, dans le cas qui nous occupe et, contrairement au cas d’El Bousserghini, la défenderesse n’a fourni aucune explication ou preuve confirmant les raisons qui l’ont mené à ne pas présenter ce passeport diplomatique à la juge de la citoyenneté – ou à l’agente de citoyenneté qui a examiné son dossier au préalable. La défenderesse affirme ne pas avoir utilisé le passeport, mais la preuve au dossier ne permet pas à cette Cour de conclure qu’un événement ou une décision d’une autre autorité – comme c’était le cas pour les défendeurs dans El Bousserghini – l’empêcherait de produire le passeport diplomatique. Si le passeport de la défenderesse est en sa possession et que ses prétentions sont fondées comme elle le plaide, il appert que le dépôt du passeport diplomatique n’aurait pour effet que de confirmer les allégations de la défenderesse et dissiper le doute – dont fait état le demandeur – qui peut exister quant aux entrées et aux sorties du Canada.

[20]      Bien que la défenderesse ait insisté sur les éléments de preuve supplémentaire au dossier pour établir la présence de la défenderesse au Canada pendant cette période de neuf (9) mois, la Cour est d’avis qu’ils ne sont pas suffisants pour établir que la défenderesse était bien présente au Canada à tous les jours pendant cette période. Par contre, une photocopie du passeport diplomatique manquant pourrait établir ce fait. De plus, la Cour a remarqué une absence de documentation bancaire et l’inactivité de la carte de crédit de la demanderesse pour le mois de décembre 2007. La Cour note aussi la réticence de la défenderesse à fournir des détails concernant l’emploi de son mari qui s’ajoute à l’absence du passeport diplomatique.

[21]      La Cour reconnaît que la défenderesse n’a qu’à prouver sa présence physique sur la prépondérance des probabilités, et que la décision de la juge de la citoyenneté est contrôlable en fonction de la norme raisonnable. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, étant donné l’importance du nombre de jours où la défenderesse a été physiquement présente au Canada pour la détermination de la citoyenneté, la Cour estime qu’il n’était pas raisonnable que la juge de la citoyenneté accorde la demande de la défenderesse sans s’enquérir auprès d’elle de ce document crucial, particulièrement après que l’existence du passeport diplomatique lui ait été expressément signalée par l’agente de citoyenneté qui lui a transmis le dossier et que l’avis de convocation exigeait qu’elle apporte, entre autres, avec elle tous les passeports en sa possession (valides ou expirés).

[31]           Je remarque qu’en l’espèce, contrairement à ce qui s’était produit dans l’affaire Diallo, la juge a fait référence à l’absence du passeport traduit. Toutefois, à mon avis, l’analyse faite dans la décision Diallo permet tout de même de conférer un caractère déraisonnable à la décision de la juge de faire droit à la demande du défendeur sans avoir requis de lui qu’il produise cet élément de preuve. Il y a lieu d’établir une distinction avec la décision El Bousserghini, comme c’est aussi le cas dans la décision Diallo, parce qu’une explication a été fournie dans cette affaire pour justifier l’impossibilité de produire le passeport en cause. Comme dans la décision Diallo, la juge en l’espèce n’indique pas que le défendeur a expliqué pourquoi le passeport traduit n’avait pas été produit.

[32]           Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à des fins de certification en vue d’un appel et aucune partie n’a demandé l’adjudication de dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans frais, et l’affaire est renvoyée devant un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean‑Jacques Goulet, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑858‑15

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c SALAH ELDIN MAR KHADRA

LIEU DE L’AUDIENCE :

halifax (NOUVELLE‑éCOSSE ET toronto PAR VOIE DE VIDÉOCONFÉRENCE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JANVIER 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE southcott

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 JANVIER 2016

COMPARUTIONS :

Gregory B. King

POUR LE DEMANDEUR

Salah Eldrin Mar Khadra

POUR LE DÉFENDEUR

(pour son propre compte)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LE DEMANDEUR

 

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