Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160121


Dossier : IMM‑3200‑15

Référence : 2016 CF 70

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 21 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

SHIYUAN SHEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Shiyuan Shen a présenté une demande de contrôle judiciaire, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté ses deux requêtes préliminaires concernant la nouvelle décision devant être rendue relativement à sa demande d’asile.

[2]               Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu lors de l’audience de M. Shen qui s’est déroulée devant la SPR parce qu’à son avis M. Shen devrait être exclu de la protection des réfugiés en vertu de l’alinéa b) de la Section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, RT Can 1969 no 6 [la Convention], et de l’article 98 de la LIPR. Ces dispositions prévoient conjointement que la protection des réfugiés ne sera pas accordée à l’individu « dont on aura des raisons sérieuses de penser » qu’il a commis un crime grave de droit commun à l’extérieur du Canada avant d’y avoir été admis. Le ministre a présenté des éléments de preuve qu’il avait obtenus auprès du Bureau de la sécurité publique [le BSP] chinois pour étayer l’allégation selon laquelle il y avait des raisons sérieuses de croire que M. Shen avait commis une fraude en Chine.

[3]               La première requête présentée par M. Shen visait à exclure tous les éléments de preuve émanant des autorités chinoises au motif qu’ils avaient été obtenus au moyen de la torture. La seconde requête avait pour objet d’empêcher le ministre d’intervenir dans la demande d’asile de M. Shen, au motif qu’il avait manqué à son obligation de franchise et que sa conduite équivalait à un abus de procédure.

[4]               Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il est prématuré pour la Cour d’examiner le refus de la SPR d’exclure certains éléments de preuve au motif qu’ils ont pu avoir été obtenus par la torture. Cependant, compte tenu des circonstances de la présente affaire, les questions concernant l’obligation de franchise et l’abus de procédure ne sont pas prématurées. La question de savoir si la Couronne a manqué à son obligation de franchise au point de constituer un abus de procédure a été examinée par la SPR d’une manière intrinsèquement incohérente et infondée en droit. Ces questions sont donc renvoyées au même commissaire de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.

II.                Contexte

[5]               Dans les présents motifs, j’emploierai le terme « Couronne » pour désigner collectivement le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

[6]               Monsieur Shen est un citoyen de la République populaire de Chine de 43 ans. C’est un homme d’affaires dont les activités portent sur le commerce de l’acier en Chine. Il était l’âme dirigeante de deux entreprises à Shanghai dont il s’est retiré en juillet 2001. Monsieur Shen a quitté la Chine le 3 février 2002 et il est arrivé à New York (aux États‑Unis d’Amérique) le 22 février suivant.

[7]               Le 3 avril 2002, le BSP à Shanghai a lancé un mandat d’arrêt contre M. Shen, dans lequel il était allégué qu’il avait commis une fraude en Chine.

[8]               Monsieur Shen est entré au Canada le 26 mai 2007 et s’est installé à Vancouver (Colombie‑Britannique). Il a épousé une citoyenne canadienne et a ouvert une entreprise d’armoires de cuisine florissante. Il a présenté une demande de résidence permanente dans la catégorie des époux et des conjoints de fait. À la suite de sa demande, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] l’a arrêté pour participation soupçonnée à des activités illégales en Chine.

[9]               Le 9 mars 2011, M. Shen a présenté une demande d’asile au Canada. Il affirme qu’il n’a jamais pris part à des activités illégales en Chine, et que les autorités chinoises le ciblent pour des motifs politiques.

[10]           Monsieur Shen a fait valoir devant la SPR que les documents du BSP invoqués par la Couronne étaient incomplets, et que cette dernière était tenue de divulguer tous les documents le concernant obtenus des autorités chinoises. L’avocate représentant la Couronne a affirmé qu’une divulgation totale n’était pas nécessaire, et a fait la déclaration suivante :

[traduction] Dans le cas présent, un agent de l’ASFC a examiné tous les documents du BSP avec l’aide d’un interprète. Il a ensuite décidé quels documents étaient pertinents pour le dossier de la Couronne et les a fait traduire du chinois à l’anglais. La Couronne n’a connaissance d’aucune preuve disculpatoire contenue dans les renseignements provenant du BSP. Le demandeur d’asile n’a invoqué aucune preuve de l’existence d’éléments disculpatoires à la disposition du BSP ou de l’ASFC. Les observations du demandeur d’asile sur ce point ne reposent que sur des conjectures et des soupçons, et non sur des éléments de preuve.

[11]           Dans une décision datée du 6 mai 2013, la SPR a conclu que M. Shen était exclu de la protection accordée aux réfugiés au Canada puisqu’il était visé par l’alinéa b) de la Section F de l’article premier de la Convention. La SPR a conclu que la preuve « bross[e] le portrait clair d’une fraude » et déterminé que M. Shen était « la personne qui est à l’origine de cette conspiration criminelle et qui bénéficiait de cette activité illégale ».

[12]           Monsieur Shen a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement à la décision de la SPR. Compte tenu du jugement B135 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 871 [B135], de notre Cour, la Couronne a reconnu que la divulgation faite à M. Shen n’avait pas été suffisante et la demande de contrôle judiciaire a été accueillie sur consentement. La Couronne a néanmoins refusé de lui fournir tous les documents le concernant obtenus auprès du BSP. Monsieur Shen a exercé un recours devant la Cour et le 15 septembre 2014, le juge Beaudry a ordonné à la Couronne de lui divulguer tous les documents transmis par le BSP concernant les accusations portées contre lui.

[13]           Après avoir examiné les documents nouvellement divulgués avec ses avocats, M. Shen a conclu qu’un grand nombre d’entre eux étaient pertinents pour les accusations portées contre lui, et que certains étaient de nature disculpatoire. En particulier, M. Shen a découvert des comptes rendus d’une entrevue de sa sœur avec le BSP durant laquelle elle a reconnu avoir remis de l’argent à des individus en Chine pour le compte des entreprises de son frère, et ne pas avoir remis des registres de comptabilité au BSP. Durant l’entrevue réalisée le 26 février 2002, elle a déclaré ce qui suit : [traduction« […] [A]u début, je ne voulais rien dire. Ensuite, après plusieurs séances d’éducation avec des camarades de votre (vos) BSP, j’ai senti que ce ne serait pas bien de ne rien dire. Ce serait mal, et ce serait un crime. On m’a aussi montré un livre (des livres) de droit. Plus j’y pensais, plus c’était effrayant. J’ai simplement avoué pour obtenir un traitement clément. J’ai donc volontairement soumis les dossiers de comptabilité. » Pour M. Shen, cette déclaration démontre clairement que la déposition de sa sœur a été obtenue par la torture.

[14]           Monsieur Shen a présenté deux requêtes préliminaires lors d’une conférence préparatoire tenue avant l’audience devant la SPR. La première requête visait l’exclusion de tous les éléments de preuve émanant du BSP au motif qu’ils avaient été obtenus par la torture. La seconde avait pour objet d’empêcher la Couronne d’intervenir dans le réexamen de sa demande, au motif qu’elle avait manqué à l’obligation de franchise durant la première audience de la SPR et que sa conduite équivalait à un abus de procédure.

[15]           L’avocate représentant la Couronne a reconnu que tous les documents pertinents n’avaient pas été divulgués, mais n’a pas expliqué sa précédente déclaration voulant qu’aucun document disculpatoire n’ait été exclu de la divulgation. Elle s’est contentée d’affirmer qu’elle n’avait pas été [traduction« en mesure de produire des éléments de preuve ou de témoigner concernant les documents et les motifs de leur non‑divulgation puisqu’il n’y en avait pas ».

III.             La décision de la SPR

[16]           La SPR a estimé que M. Shen n’avait pas réussi à établir un « lien vraisemblable entre la torture et les éléments de preuve du PSB en Chine qui sont en lien avec la présente affaire ». Elle a reconnu que M. Shen avait démontré un lien prima facie entre la preuve et le recours à la torture, ce qui soulevait une présomption réfragable. Cependant, la SPR a conclu que la Couronne avait réfuté cette présomption en faisant valoir que l’on ne peut inférer de l’usage généralisé de la torture par les autorités chinoises que celle‑ci avait été employée dans le cas de M. Shen. La SPR a refusé d’exclure la preuve, mais a indiqué que les éléments dont il était établi qu’ils avaient été obtenus par la contrainte ou des aveux forcés recevraient un poids négligeable ou nul à l’audience.

[17]           La SPR a rejeté l’argument de M. Shen selon lequel la Couronne avait manqué à son devoir de franchise, l’avocate ayant déclaré qu’aucune preuve disculpatoire n’avait été exclue de la divulgation durant la première audience devant la SPR. Cette dernière a reconnu que certains des documents qui n’avaient pas été divulgués précédemment pouvaient être considérés comme disculpatoires, et souligné que certains des éléments de preuve non divulgués avaient en fait été traduits en vue de la première audience, ce qui démontrait que la Couronne n’ignorait peut‑être pas leur existence et leur pertinence. La SPR a déclaré qu’elle tirerait une inférence défavorable du défaut de la Couronne de justifier la fausse déclaration faite durant la première audience, mais a ajouté : « Il serait exagéré de prétendre que la conseil du ministre était au fait de la pertinence et de la nature disculpatoire des documents, alors qu’elle a reçu l’information d’une personne qui avait déjà évalué l’information. »

[18]           Dans le même ordre d’idées, la SPR a rejeté l’argument de M. Shen selon lequel la conduite de la Couronne durant la première audience équivalait à un abus de procédure. Après avoir appliqué le critère de l’arrêt Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, la SPR a jugé que le défaut de la Couronne de divulguer l’ensemble des éléments de preuve ne viciait pas l’instance au point de représenter un des « cas les plus manifestes » justifiant d’empêcher la Couronne de continuer à intervenir dans l’instance. La SPR a fait remarquer que l’intérêt du public commandait de résoudre la question de l’exclusion de M. Shen, et estimé qu’il aurait maintenant toute possibilité de répondre aux arguments présentés contre lui en s’aidant des documents nouvellement divulgués. La SPR a ajouté que dans le jugement B135, la Cour a remédié au manquement à l’obligation de divulgation en renvoyant la demande d’asile à la Commission en vue d’une nouvelle décision. Comme une nouvelle décision devait déjà être rendue dans le cas de M. Shen, la SPR a conclu qu’aucun autre recours n’était nécessaire.

IV.             Questions en litige

[19]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                La demande de contrôle judiciaire est‑elle prématurée?

B.                 Quelle est la norme de contrôle applicable?

C.                La conclusion de la SPR suivant laquelle il n’y a eu ni manquement à l’obligation de franchise ni abus de procédure était‑elle correcte?

V.                Analyse

A.                La demande de contrôle judiciaire est‑elle prématurée?

[20]           La Couronne fait valoir que la demande de contrôle judiciaire de M. Shen est prématurée et souligne que la SPR ne s’est pas prononcée quant à sa demande d’asile. Monsieur Shen pourrait finir par avoir gain de cause devant la SPR, ce qui rendrait théorique la question de l’abus de procédure. En outre, la Couronne affirme qu’il est vrai que la SPR a refusé d’exclure la preuve émanant du BSP, mais elle n’a pas encore décidé si elle se fondera sur cette preuve. La Couronne demande donc à la Cour de se garder d’intervenir dans les décisions interlocutoires de la SPR.

[21]           La Couronne invoque la règle générale selon laquelle « à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés » (Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Ltd., 2010 CAF 61 [CB Powell], aux paragraphes 31 à 33). Elle fait valoir que le critère des circonstances exceptionnelles est strict, et ajoute que même les préoccupations liées à l’équité procédurale, la partialité ou d’importantes questions constitutionnelles n’autorisent pas les parties à contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (CB Powell, au paragraphe 33; Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 [Halifax]).

[22]           Monsieur Shen ne conteste pas le principe général voulant que les tribunaux doivent se garder d’intervenir dans des instances administratives en cours, mais fait valoir que les circonstances exceptionnelles de son affaire justifient de s’écarter de la règle. Il affirme que la doctrine de l’abus de procédure est une exception reconnue au principe général de non‑ingérence dans les instances administratives (John Doe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 327; Almrei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1002 [Almrei]; Beltran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 516).

[23]           Je conviens avec la Couronne que la demande de M. Shen pour que la Cour examine le refus de la SPR d’exclure la preuve au motif qu’elle a été obtenue par la torture est prématurée. La SPR a estimé que les arguments de M. Shen étaient conjecturaux, et que la preuve concernant l’usage répandu de la torture en Chine ne se rapportait pas de manière assez spécifique à la situation de M. Shen. La SPR a déclaré : « [J]e ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’il y a un risque élevé que les déclarations de la sœur du demandeur aient été obtenues sous la torture […] jusqu’à ce que j’aie l’occasion d’effectuer ma propre évaluation de la crédibilité dans une audience à venir. » La SPR a également estimé qu’il existait une réelle possibilité que la preuve ait été obtenue par la contrainte, mais que cette évaluation devra se faire « durant l’examen global au cours de l’audience à venir ».

[24]           La SPR a rejeté la requête de M. Shen visant à exclure la preuve, mais n’a pas écarté la possibilité de revenir sur la question. Monsieur Shen aura l’occasion de présenter des éléments de preuve et des arguments concernant la manière dont la déclaration de sa sœur, ou tout autre élément de preuve invoqué par la Couronne, a été obtenu. S’il peut démontrer que cette preuve a été obtenue non seulement par la contrainte mais aussi par la torture, elle devra alors être exclue. La décision finale de la SPR peut également faire l’objet d’un contrôle judiciaire. J’estime que M. Shen dispose de recours adéquats et que l’intervention de la Cour serait prématurée à ce stade.

[25]           Quant à la question de l’abus de procédure, six facteurs permettent à la Cour de déterminer si elle doit refuser d’accorder réparation au motif que la demande est prématurée : (i) le préjudice subi par le demandeur; (ii) le gaspillage; (iii) le retard; (iv) la division; (v) le bien‑fondé des prétentions; (vi) le contexte législatif (Almrei, au paragraphe 34, citant Air Canada c Lorenz, [2000] 1 CF 494, [1999] ACF no 1383). L’historique procédural de la présente affaire est déjà imposant. La première audience devant la SPR a duré quatorze jours et a donné lieu à trois demandes devant la Cour, par opposition aux affaires CB Powell et Halifax, qui se rapportaient toutes deux à une procédure administrative unique où les parties ne s’étaient jamais opposées dans le cadre d’une procédure auparavant (Almrei, au paragraphe 36).

[26]           Bien que les difficultés auxquelles se heurte le demandeur ne constituent pas un facteur déterminant (Almrei, au paragraphe 35), la SPR a estimé que M. Shen avait éprouvé « un important stress émotionnel et des difficultés financières » durant la première audience. La déclaration de sa sœur a été traduite en vue de la première audience, mais n’a pas été divulguée, ce qui donnait un air de vraisemblance à l’allégation selon laquelle elle avait été volontairement exclue de la divulgation. Comme l’a estimé le juge Mosley dans le jugement Almrei, au paragraphe 59, tout gaspillage, retard ou fractionnement susceptible d’être causé par l’instruction de cette partie de la demande de contrôle judiciaire de M. Shen est attribuable à la conduite de la Couronne.

[27]           La Cour d’appel fédérale a indiqué dans l’arrêt Canada (Ministre du Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, au paragraphe 89, que même s’il y a eu abus de procédure, l’intervention prématurée par voie de contrôle judiciaire est injustifiée tant qu’il existe d’autres recours adéquats. La pertinence d’un recours efficace dépend des circonstances de chaque affaire. En l’espèce, je ne crois pas que la possibilité de demander le contrôle judiciaire de la décision finale de la SPR constitue un recours efficace.

[28]           La Cour suprême du Canada a estimé, dans l’arrêt Behn c Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 RCS 227, au paragraphe 40, que la doctrine de l’abus de procédure se caractérise par sa souplesse et ne s’encombre pas d’exigences particulières. La doctrine fait appel à l’intérêt du public à un régime juste et équitable et à la bonne administration de la justice. Permettre, dans les circonstances inhabituelles de la présente affaire, que l’instance se poursuive sans dûment chercher à déterminer s’il y a eu un manquement à l’obligation de franchise ou s’il y a eu abus de procédure pourrait nuire à l’intégrité des procédures de la SPR et, au bout du compte, déconsidérer l’administration de la justice.

B.                 Quelle est la norme de contrôle applicable?

[29]           Dans le jugement B006 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1033, aux paragraphes 35 et 36, la juge Kane a estimé que la norme de la décision correcte est celle qui s’applique au critère juridique formulé par la SPR à l’égard de l’abus de procédure, mais que sa conclusion suivant laquelle un tel abus n’avait pas eu lieu appelait la norme de la raisonnabilité. L’abus de procédure peut également être décrit comme un aspect de l’équité procédurale, question à examiner selon la norme de la décision correcte (Muhammad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 448, au paragraphe 51, citant Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997, au paragraphe 29, et Herrera Acevedo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 167, au paragraphe 10).

[30]           En l’espèce, j’estime que la SPR n’a pas formulé ou appliqué le bon critère en ce qui concerne l’abus de procédure. Sa décision doit donc être examinée suivant la norme de la décision correcte. La décision de la SPR n’appelle aucune retenue et la Cour doit entreprendre sa propre analyse (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50).

C.                 La conclusion de la SPR suivant laquelle il n’y a eu ni manquement à l’obligation de franchise ni abus de procédure était‑elle correcte?

[31]           Monsieur Shen a fait valoir devant la SPR que la Couronne devait savoir que les documents non divulgués du BSP contenaient des éléments disculpatoires puisque la déclaration que sa sœur a faite au BSP avait été traduite au début de l’instance. Monsieur Shen ajoute que la déclaration de l’avocate de la Couronne selon laquelle elle [traduction] « n’avait pas eu connaissance » de quelque preuve disculpatoire constituait un manquement à l’obligation de franchise et équivalait à un abus de procédure.

[32]           Le devoir de franchise oblige les représentants de la Couronne à se montrer francs et honnêtes dans leurs rapports avec les plaideurs et les tribunaux (Tursunbayev c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 504 [Tursunbayev], au paragraphe 42; Odosashvili c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 308 [Odosashvili], au paragraphe 20). Le fait que les déclarations en question aient été formulées sous forme d’observations plutôt que dans le cadre de la preuve ne limite ni ne diminue en rien l’obligation de franchise du représentant (Tursunbayev, au paragraphe 42).

[33]           La SPR a conclu qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’obligation de franchise, car la représentante de la Couronne qui avait fait la déclaration n’était pas la personne qui avait examiné la preuve afin de décider de la divulgation qui devait être faite à M. Shen. La SPR a fait observer qu’un agent de l’ASFC a examiné la preuve – des milliers de pages au total –, a décidé de sa pertinence, a demandé la traduction de documents pertinents et n’a remis que ces documents à l’avocate représentant la Couronne.

[34]           La SPR a estimé qu’il était « vraisemblable » que la Couronne ait eu connaissance de la nature disculpatoire des documents. Cependant, la SPR a jugé que M. Shen ne pouvait pas deviner les mobiles ou l’état d’esprit de l’avocate représentant la Couronne durant la première audience qui s’était déroulée devant elle. La SPR a conclu qu’en l’absence de preuve directe de ce que l’ASFC avait « envoyé la preuve à la conseil du ministre », elle ne pouvait inférer que la Couronne avait volontairement exclu des documents de la divulgation afin de renforcer ses arguments contre M. Shen. Cette analyse était intrinsèquement incohérente et infondée en droit.

[35]           Il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait manquement à l’obligation de franchise, que l’auteur de la déclaration sache que l’information est fausse. La Cour a conclu à de tels manquements lorsque les déclarations ou les documents présentés par les avocats de la Couronne contenaient des renseignements « que l’on savait ou que l’on aurait dû savoir erroné[s] » (Odosashvili, au paragraphe 13).

[36]           La SPR a estimé qu’il incombait à la Couronne d’expliquer pourquoi elle n’avait pas divulgué des éléments disculpatoires et pertinents. L’avocate représentant la Couronne a refusé de le faire, manifestement parce qu’elle ne pouvait pas témoigner et continuer d’agir comme avocate. La SPR a ensuite déclaré qu’elle tirait une inférence défavorable contre la Couronne, sans en expliquer la teneur. L’inférence naturelle serait que la Couronne a volontairement exclu des éléments de preuve de la divulgation, et voulait priver M. Shen de la possibilité de présenter une défense pleine et entière. Si tel est le cas, la situation serait assez grave pour que la Cour n’autorise plus l’intervention de la Couronne dans la demande d’asile de M. Shen.

[37]           La SPR a conclu que la déclaration de l’avocate représentant la Couronne durant la première audience, selon laquelle aucune preuve disculpatoire n’a été exclue de la divulgation, était fausse. Monsieur Shen a donc établi par une preuve prima facie qu’il y a eu manquement à l’obligation de franchise. Il incombait à la Couronne d’expliquer pourquoi elle n’avait pas divulgué les éléments disculpatoires pertinents. Lorsqu’une partie « omet de présenter au tribunal un élément de preuve qu’elle est en mesure de fournir, il est possible d’inférer que cet élément ne lui aurait pas été favorable » (Bains c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1264, [2001] 1 RCF 284, au paragraphe 38; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Malik, [1997] ACF no 378, 128 FTR 309 [Malik], au paragraphe 4; Ma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 509, aux paragraphes 1 à 7). Aucune inférence ne sera tirée contre une partie si une explication raisonnable est fournie (Malik, au paragraphe 4).

[38]           La présente affaire doit être renvoyée au commissaire de la SPR pour qu’il détermine s’il y a eu manquement à l’obligation de franchise, si cela équivalait à un abus de procédure et, le cas échéant, quelle est la réparation appropriée. La Couronne doit se voir donner la pleine possibilité d’expliquer pourquoi elle n’a pas divulgué la preuve disculpatoire pertinente, ce qui nécessitera probablement la participation de l’avocate qui n’a pas été mêlée aux décisions concernant la divulgation prises durant la première audience devant la SPR.

[39]           La SPR devra ensuite examiner si l’explication fournie par la Couronne est suffisante. Si celle‑ci n’en donne aucune, la SPR peut alors tirer une inférence défavorable qu’elle devra clairement justifier. Si la preuve démontre que la Couronne a volontairement exclu de la divulgation des documents disculpatoires pertinents ou si une inférence est tirée en ce sens, le manquement à l’obligation de franchise sera établi et la SPR devra décider s’il équivaut à un abus de procédure. Dans l’affirmative, la SPR devra alors accorder la réparation appropriée, tout en gardant à l’esprit qu’une suspension des procédures ou une mesure de réparation équivalente ne sera justifiée que dans les « cas les plus manifestes » (Fabbiano c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1219, au paragraphe 9).

VI.             Conclusion

[40]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. Les questions concernant l’obligation de franchise et l’abus de procédure sont renvoyées au même commissaire de la SPR pour qu’il les réexamine conformément aux présents motifs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. Les questions concernant l’obligation de franchise et l’abus de procédure sont renvoyées au même commissaire de la SPR qui devra les réexaminer conformément aux présents motifs.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3200‑15

 

INTITULÉ :

SHIYUAN SHEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 décembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 21 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Tara McElroy

 

POUR LE demandeur

 

Edward Burnet

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Associés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.