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Date : 20160125


Dossier : T‑71‑15

Référence : 2016 CF 89

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2016

En présence de monsieur le juge  O’Keefe

ENTRE :

JOSEPH BATE

demandeur

et

Agence du revenu du Canada

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Sur le fondement du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi ou la LCDP), la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP ou la Commission) a rendu, le 18 décembre 2014, une décision selon laquelle les allégations concernant la discrimination dont M. Joseph Bate (le demandeur) aurait été victime de la part de son ancien employeur, l’Agence du revenu du Canada (ARC), n’étaient pas fondées. Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision, qui lui a été communiquée le 5 janvier 2015. Il sollicite auprès de la Cour les mesures de redressement suivantes : 1) un plein accès, en toute transparence, à la vérification concernant l’ARC effectuée en vertu de la Loi en 2003; 2) le contrôle judiciaire de la décision de la CCDP; 3) la jurisprudence entourant sa plainte; et 4) une explication de la décision de la CCDP.

I.                   Contexte

[2]               Le demandeur est un Blanc en bonne santé physique, qui a occupé un emploi au sein de l’ARC jusqu’à ce qu’il soit déclaré inapte au travail, le 29 avril 2014. Après le dépôt par le demandeur d’un certificat médical confirmant son inaptitude au travail, l’ARC lui a demandé au de cesser de travailler. Le 10 avril 2014, le demandeur a déposé auprès de la CCDP une plainte où il alléguait que l’ARC faisait preuve de discrimination à son endroit en raison de son sexe, de son origine ethnique et de la couleur de sa peau.

[3]               Le 18 décembre 2014, la CCDP a rejeté sa plainte. Le demandeur s’adresse maintenant à la Cour pour obtenir le contrôle judiciaire de cette décision.

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[4]               La CCDP a rejeté la plainte du demandeur en date du 18 décembre 2014 au motif que les allégations de discrimination fondée sur la race, la couleur de la peau et le sexe qui y étaient formulées étaient dénuées de fondement. Dans son rapport d’évaluation, la Commission a recommandé que la plainte soit rejetée en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP.

[5]               Une évaluation préliminaire a été réalisée le 25 août 2014.

III.             Résumé du rapport d’évaluation

[6]               Le rapport d’évaluation a été versé au dossier de la décision de la CCDP. On y trouve un résumé du processus d’embauche de l’ARC, qui comprend les étapes de la sélection des candidats, de l’évaluation et de la sélection. Dans la décision, il est également mentionné que le demandeur n’a pas posé sa candidature à un poste affiché en septembre 2013 car la mention « équité en matière d’emploi » figurait parmi les critères énoncés dans l’offre d’emploi. Le poste a par la suite été pourvu par une personne n’appartenant pas à un groupe minoritaire, selon ce qu’a déclaré la partie défenderesse.

[7]               La CCDP note par ailleurs l’argument du demandeur voulant que les employés appartenant aux groupes désignés aux fins de l’équité en matière d’emploi soient surreprésentés au sein de l’ARC, et que ces groupes désignés soient tout bonnement formés de personnes ayant elles‑mêmes indiqué en être membres, ce qui mine la légitimité de leur composition. Le demandeur a aussi fait valoir que la politique sur l’équité en matière d’emploi avait eu des conséquences pour lui, car elle l’avait peut‑être privé de revenus [traduction« de l’ordre de millions de dollars ». Le demandeur a également présenté des données concernant les 107 employés de son bureau de Toronto afin d’établir que l’ARC avait atteint son objectif d’équité en matière d’emploi, et que ce critère ne devrait plus être utilisé compte tenu de son incidence négative sur les membres des groupes non minoritaires.

[8]               La CCDP a rejeté cet argument en indiquant que la partie défenderesse avait soumis des éléments de preuve sous forme de statistiques, tant à l’échelle régionale que nationale, selon lesquelles certains groupes demeuraient sous‑représentés. L’ARC a ajouté que, selon la conclusion de la CCDP, elle avait satisfait aux exigences concernant l’analyse de l’effectif dans le cadre de sa vérification de l’équité en matière d’emploi. Enfin, l’ARC, en tant qu’employeur visé par la Loi sur l’équité en matière d’emploi, LC 1995, c 44, est tenue d’appliquer le principe d’équité en matière d’emploi, ce qui ne constitue pas de la discrimination illicite comme le prétend le demandeur.

[9]               Pour l’ensemble de ces raisons, la CCDP a déclaré, dans son rapport, que les allégations de discrimination n’étaient pas fondées.

IV.             Les questions en litige

[10]           Le demandeur soulève des questions au sujet de la « discrimination à rebours » de l’ARC. En recourant à des hypothèses, il parle de la façon dont les données de l’ARC concernant les membres de minorités ne rendent pas compte de la surreprésentation des groupes minoritaires. Il s’adresse donc à la Cour pour lui demander de conclure à l’existence d’une discrimination au sein de l’ARC.

[11]           La défenderesse soulève quant à elle les questions suivantes :

A.                L’affidavit du demandeur devrait‑il être radié?

B.                 La Cour est‑elle à juste titre saisie d’éléments dont la Commission ne disposait pas au moment de rendre sa décision?

C.                 Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de la CCDP?

D.                La décision de la CCDP était‑elle raisonnable?

[12]           La défenderesse soutient en outre que la thèse du demandeur selon laquelle la LCDP et la Loi sur l’équité en matière d’emploi seraient discriminatoires à son égard ne peut légitimement faire l’objet d’une plainte déposée en vertu de la LCDP.

[13]           À mon avis, les questions soulevées par la défenderesse sont celles qui doivent être tranchées dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

V.                Les observations écrites du demandeur

[14]           Le demandeur affirme qu’il a subi de la discrimination de la part de son employeur, l’ARC, et que la CCDP a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait eu aucune discrimination.

[15]           À l’appui de sa prétention, le demandeur renvoie à des statistiques qu’il a lui‑même compilées pour son bureau, lequel compte 107 employés et est situé dans la région du Grand Toronto. Sur ces 107 employés, 102 appartiennent à l’un ou l’autre des quatre groupes désignés au titre de l’équité en matière d’emploi. D’après le demandeur, le critère d’équité en matière d’emploi, qui est mentionné dans les offres d’emploi et qui est utilisé dans toutes les décisions liées à l’embauche et au congédiement, est discriminatoire à l’égard des hommes blancs. Qui plus est, les programmes spéciaux visant à promouvoir l’embauche et l’avancement des membres des groupes désignés sont purement discriminatoires à l’égard des personnes ne faisant pas partie de ces groupes. Les objectifs qui y sont associés étant atteints, ces programmes spéciaux sont désormais discriminatoires envers celles‑ci.

[16]           Dans les observations qu’il a présentées à la CCDP, le demandeur affirme que la discrimination en question est fondée sur son genre et son origine ethnique. Et dans les prétentions qu’il fait valoir devant la Cour, le demandeur soutient également que cette discrimination est fondée sur sa bonne santé physique. Essentiellement, il prétend avoir été victime de discrimination au motif qu’il n’appartenait pas à l’un des quatre groupes désignés aux fins de l’équité en matière d’emploi.

[17]           Parmi les éléments de preuve supplémentaires qu’il a soumis à la Cour, le demandeur a présenté de nombreux courriels et autres communications écrites avec des politiciens et des agents de l’ARC qui, d’après le demandeur, ont admis l’existence d’une discrimination.

[18]           Le demandeur soutient que la CCDP n’a pas voulu accepter tous les éléments de preuve qu’il a tenté de déposer, puisque les observations à soumettre devant elle devaient se limiter à dix pages.

[19]           Le demandeur affirme que l’ARC a refusé de lui donner accès à des documents qui auraient prouvé ses allégations de discrimination.

[20]           Il soutient également que l’ARC a atteint depuis plus de dix ans ses cibles liées à la disponibilité sur le marché du travail, mais qu’elle continue de prendre des décisions d’embauche en tenant compte de l’équité en matière d’emploi. Le demandeur fait valoir que cette pratique est discriminatoire et qu’elle a des conséquences négatives pour les hommes blancs aptes au travail, qui sont les seuls à ne faire partie d’aucun des quatre groupes minoritaires mentionnés dans la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Le demandeur allègue avoir souffert de cette discrimination, qui lui a peut‑être fait perdre des millions de dollars de revenus.

VI.             Les observations écrites du défendeur

[21]           Dans son mémoire, la défenderesse soutient que l’affidavit du demandeur devrait être radié en tout ou en partie, étant donné sa nature argumentative. En outre, elle indique que, comme le décideur n’a pas été saisi de la preuve présentée dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la Cour ne devrait pas examiner celle‑ci.

[22]           La défenderesse fait valoir que la norme de contrôle judiciaire à appliquer à la décision de la CCDP est celle de la décision raisonnable.

[23]           La défenderesse affirme que la décision de la CCDP était raisonnable, sans toutefois aborder plus en détail les faits particuliers de l’affaire. Elle cite ensuite quelques dispositions législatives précisant les obligations légales de l’ARC pour ce qui est de l’élaboration d’un cadre d’équité en matière d’emploi en milieu de travail. Elle doit notamment effectuer des enquêtes périodiques sur l’effectif. La défenderesse avance en outre que la politique d’équité en matière d’emploi est appliquée à l’échelle de toute l’Agence, et que le minuscule point de vue du demandeur n’est pas représentatif de l’Agence dans son ensemble.

[24]           La défenderesse ajoute que le demandeur n’a pas établi qu’il a subi des préjudices personnels en raison de cette discrimination alléguée.

[25]           Enfin, elle sollicite le rejet de la demande de contrôle judiciaire.

VII.          Analyse et décision

A.                L’affidavit du demandeur devrait‑il être radié?

[26]           L’affidavit du demandeur a été soumis à bon droit à la Cour; cependant, l’ARC soutient qu’il n’est pas exempt d’arguments. Selon elle, l’affidavit dans son entier ou, subsidiairement, les paragraphes précisés dans le mémoire de la défenderesse, devraient être radiés.

[27]           À mon sens, l’affidavit n’est pas exempt d’arguments, ainsi que l’exige le paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. J’estime que les paragraphes 2 et 7 sont argumentatifs; par conséquent, je suis d’avis de radier ces parties de l’affidavit.

B.                 La Cour est‑elle à juste titre saisie d’éléments dont la Commission ne disposait pas au moment de rendre sa décision?

[28]           En l’espèce, la Cour a examiné le critère applicable aux nouveaux éléments de preuve, ce que l’affidavit et la preuve documentaire additionnelle sont effectivement, à son avis. Voir Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, citant l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Canadian Copyright]. Dans l’arrêt Canadian Copyright, M. le juge Stratas écrit, au nom de la Cour, que de nouveaux éléments de preuve seront admis lors d’un contrôle judiciaire : 1) s’ils renferment des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour dans son examen; 2) si l’affidavit peut servir à porter à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qu’on n’aurait pu déceler autrement; ou 3) si cet élément de preuve pourrait faire ressortir l’absence de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré sa conclusion.

[29]           Dans la nouvelle preuve que la Cour a maintenant devant elle, rien n’indique que la CCDP ne disposait pas de cette même preuve. Et, dans son dossier, le demandeur ne fait que renchérir sur les arguments déjà entendus par la CCDP. En conséquence, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la Cour ne devrait pas tenir compte de l’affidavit du demandeur et des éléments dont la CCDP n’avait pas eu connaissance au moment de rendre sa décision.

[30]           Le demandeur affirme que la CCDP a refusé d’examiner des observations faisant plus de dix pages, et que c’est ce qui explique pourquoi il y aurait autant de nouveaux éléments de preuve devant la Cour si celle‑ci devait les admettre. Le demandeur pourrait sans doute déposer ces éléments de preuve dans le but d’établir un contexte de manquement à l’équité dans la procédure devant la CCDP. Néanmoins, le demandeur n’invoque pas un tel manquement.

[31]           En l’espèce, j’estime que les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur ne correspondent à aucune des exceptions précédemment mentionnées.

C.                 Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de la CCDP?

[32]           S’agissant de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la décision de la CCDP, la défenderesse soutient — et je suis d’accord avec elle — que la norme qui s’applique est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 54, [2008] 1 RCS 190. D’après cet arrêt, lorsque la jurisprudence a déjà établi la norme de contrôle applicable, la Cour doit ensuite procéder à sa propre analyse. Les décisions de la CCDP, comme en l’espèce, ont été examinées selon la norme de la décision raisonnable : Alkoka c Canada (Procureur général), 2013 CF 1102, au paragraphe 39; Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404, aux paragraphes 53 à 55.

[33]           Le critère permettant d’établir si une décision était raisonnable a été défini dans Dunsmuir. Dans le cas qui nous occupe, le critère consiste à déterminer si, prise dans son ensemble, la décision de la CCDP était raisonnable. Cela signifie que je devrais m’abstenir d’intervenir si la décision est transparente, justifiable et intelligible et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]).

D.                La décision de la CCDP était‑elle raisonnable?

[34]           J’estime qu’il serait utile de reproduire certaines des dispositions législatives applicables en l’espèce. L’article 10 de la LCDP prévoit ce qui suit :

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment, that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

[35]           Et voici le libellé du paragraphe 16(1) de la même loi :

16. (1) Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait d’adopter ou de mettre en œuvre des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux destinés à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vraisemblablement subir un groupe d’individus pour des motifs fondés, directement ou indirectement, sur un motif de distinction illicite en améliorant leurs chances d’emploi ou d’avancement ou en leur facilitant l’accès à des biens, à des services, à des installations ou à des moyens d’hébergement.

16. (1) It is not a discriminatory practice for a person to adopt or carry out a special program, plan or arrangement designed to prevent disadvantages that are likely to be suffered by, or to eliminate or reduce disadvantages that are suffered by, any group of individuals when those disadvantages would be based on or related to the prohibited grounds of discrimination, by improving opportunities respecting goods, services, facilities, accommodation or employment in relation to that group.

[36]           Quant aux articles 2 et 9 de la Loi sur l’équité en matière d’emploi, ils se lisent comme suit :

2. La présente loi a pour objet de réaliser l’égalité en milieu de travail de façon que nul ne se voie refuser d’avantages ou de chances en matière d’emploi pour des motifs étrangers à sa compétence et, à cette fin, de corriger les désavantages subis, dans le domaine de l’emploi, par les femmes, les autochtones, les personnes handicapées et les personnes qui font partie des minorités visibles, conformément au principe selon lequel l’équité en matière d’emploi requiert, outre un traitement identique des personnes, des mesures spéciales et des aménagements adaptés aux différences.

2. The purpose of this Act is to achieve equality in the workplace so that no person shall be denied employment opportunities or benefits for reasons unrelated to ability and, in the fulfilment of that goal, to correct the conditions of disadvantage in employment experienced by women, aboriginal peoples, persons with disabilities and members of visible minorities by giving effect to the principle that employment equity means more than treating persons in the same way but also requires special measures and the accommodation of differences.

9. (1) En vue de réaliser l’équité en matière d’emploi, il incombe à l’employeur :

9. (1) For the purpose of implementing employment equity, every employer shall

a) conformément aux règlements, de recueillir des renseignements sur son effectif et d’effectuer des analyses sur celui‑ci afin de mesurer la sous‑représentation des membres des groupes désignés dans chaque catégorie professionnelle;

(a) collect information and conduct an analysis of the employer’s workforce, in accordance with the regulations, in order to determine the degree of the underrepresentation of persons in designated groups in each occupational group in that workforce; and

b) d’étudier ses systèmes, règles et usages d’emploi, conformément aux règlements, afin de déterminer les obstacles en résultant pour les membres des groupes désignés.

(b) conduct a review of the employer’s employment systems, policies and practices, in accordance with the regulations, in order to identify employment barriers against persons in designated groups that result from those systems, policies and practices.

(2) En vue de réaliser l’équité en matière d’emploi, seuls sont pris en compte dans les groupes correspondants les salariés qui s’identifient auprès de l’employeur, ou acceptent de l’être par lui, comme autochtones, personnes handicapées ou faisant partie des minorités visibles.

(2) Only those employees who identify themselves to an employer, or agree to be identified by an employer, as aboriginal peoples, members of visible minorities or persons with disabilities are to be counted as members of those designated groups for the purposes of implementing employment equity.

[37]           Il importe également de souligner que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour consiste à examiner le dossier dont disposait la Commission canadienne des droits de la personne et à déterminer si la décision de celle‑ci était raisonnable. Il existe certaines exceptions limitées aux termes desquelles des éléments de preuve n’ayant pas été soumis à la Commission pourraient être examinés; cependant, aucune ne s’applique en l’espèce. Ainsi que l’a déclaré madame la juge Heneghan dans Shaw c Gendarmerie royale canadienne, 2013 CF 711, au paragraphe 42, la décision est raisonnable si :

[elle] satisfait à la norme de raisonnabilité, c’est‑à‑dire « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »; voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47.

[38]           C’est dans ce contexte que j’examinerai la question de savoir si la décision de la Commission est raisonnable.

[39]           Au cours de l’audience, le demandeur a présenté de nouveau, en plus grand détail, les arguments et les éléments de preuve d’actes discriminatoires qu’il avait soumis à la CCDP. Dans son affidavit, il soutient que la CCDP a rendu une décision incorrecte, car la preuve montre que l’ARC n’avait pas besoin d’appliquer la politique d’équité en matière d’emploi; que les groupes désavantagés étaient surreprésentés au sein de l’Agence depuis plus d’une décennie; que l’ARC ne tenait pas compte des conséquences pour les membres des groupes non désavantagés; et que des employés pouvaient être embauchés même s’ils n’étaient pas qualifiés pour exercer les fonctions d’un poste, pourvu qu’ils appartiennent à l’un des groupes désignés.

[40]           La défenderesse soutient pour sa part que la décision de la CCDP était raisonnable au regard des faits et du droit. Elle affirme en outre que, lorsqu’une décision de la CCDP entérine les résultats d’un rapport d’évaluation, les motifs qui figurent dans celui‑ci sont ceux à examiner pour évaluer le caractère raisonnable de la décision. Si ces motifs comportent des lacunes, ce sera tout aussi vrai pour la décision de la CCDP.

[41]           Je souscris à ces affirmations concernant le rapport d’évaluation. La défenderesse énumère ensuite les exigences prévues dans la Loi sur l’équité en matière d’emploi ainsi que la législation à laquelle est assujettie l’ARC.

[42]           En ce qui concerne le dossier, maintenant, je suis convaincu que la CCDP a tenu compte des arguments soumis par le demandeur et la défenderesse, et qu’elle a correctement apprécié la preuve produite devant elle, s’acquittant ainsi de ses fonctions d’examen préalable. En examinant la preuve documentaire du demandeur concernant la discrimination alléguée, je constate que le demandeur a fait une lecture sélective des explications qu’on lui a fournies en réponse à ses demandes de renseignements liées à l’équité en matière d’emploi. Par exemple, le demandeur prétend que plusieurs agents de l’ARC ou responsables politiques ont admis l’existence de la discrimination alléguée, alors que, si on regarde le tableau d’ensemble, on constate que ce n’est pas le cas. Or, la CCDP a tenu compte de ce tableau d’ensemble. Elle a par exemple examiné les statistiques fournies par l’ARC, sans se limiter à l’étude du demandeur concernant les 107 employés du bureau de Toronto, dans un organisme qui compte des milliers d’employés partout au pays.

[43]           Il n’est pas contesté que la défenderesse peut recourir aux critères d’équité en matière d’emploi dans des situations de réaménagement des effectifs si les circonstances s’y prêtent.

[44]           En l’espèce, nul ne conteste que la défenderesse s’appuie sur la Loi sur l’équité en matière d’emploi pour administrer ses politiques d’équité en matière d’emploi.

[45]           Dans le rapport d’évaluation de la CCDP, aux paragraphes 36 et 37, il est noté ce qui suit :

[traduction]

36.       La défenderesse convient qu’au cours des dix dernières années, la représentation de chacun des quatre groupes désignés aux fins de l’équité en matière d’emploi à l’échelle de l’Agence est demeurée au‑dessus des taux de disponibilité sur le marché du travail respectifs. Le terme « à l’échelle de l’Agence » renvoie à l’échelle nationale mais, d’après la défenderesse, une sous‑représentation persiste au sein de certains groupes professionnels dans certaines régions.

37.       Conformément à ses obligations prévues par la Loi sur l’équité en matière d’emploi, la défenderesse élabore et met en œuvre les principes d’équité en matière d’emploi au moyen de plans de l’effectif et d’une planification intégrée de la main‑d’œuvre. Le plan et le rapport d’équité en matière d’emploi de la défenderesse relevaient certains écarts régionaux fondés sur une analyse de l’effectif régional. Ils comprenaient également une analyse de la représentation des groupes visés par l’équité en matière d’emploi, dont des stratégies pour réduire ces écarts, le cas échéant. Bien que la défenderesse n’ait pas de statistiques pour chaque poste, bureau ou groupe, son rapport public faisait état d’écarts dans le groupe de supervision/gestion de la région de l’Ontario. Le plan d’équité en emploi de la région de l’Ontario prévoit notamment le recours obligatoire à l’équité en matière d’emploi pour l’ensemble des groupes de superviseur EE OG‑05 – et pour l’ensemble du groupe des gestionnaires, aux niveaux 1, 2 et 3. Cet objectif est maintenu afin de remédier à la sous‑représentation du groupe des minorités visibles dans ces catégories d’emploi.

[Non souligné dans l’original.]

[46]           Voilà qui répond, à mon sens, à l’affirmation du demandeur quant à une surreprésentation des groupes désignés dans son bureau qui aurait donné lieu à de la discrimination à son égard.

[47]           S’agissant de la question de l’auto‑identification, seuls les employés qui s’auto‑identifient peuvent être considérés comme des membres d’un groupe désigné. Par ailleurs, l’auto‑identification se fait sur une base volontaire (voir l’article 9 de la Loi sur l’équité en matière d’emploi).

[48]           En outre, la CCDP a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas établi le bien‑fondé de sa plainte au titre de la LCDP, car tout ce qui était allégué, c’est que l’ARC s’était acquittée de toutes ses obligations au regard de la Loi sur l’équité en matière d’emploi et de la LCDP.

[49]           En dépit de la présentation, par le demandeur, d’une abondante correspondance par courrier électronique avec différents politiciens et représentants de l’ARC, l’ensemble de la preuve appuie raisonnablement la conclusion de la CCDP selon laquelle le demandeur n’a établi aucun fondement à sa plainte pour discrimination, dans la mesure où l’ARC se conforme à la loi en ce qui a trait à l’équité en matière d’emploi. Cela ne veut pas dire pour autant que le demandeur n’a soulevé aucune question de politique générale intéressant le législateur. Toutefois, il n’appartient pas à la Cour de prendre une décision de politique lorsqu’elle procède à une révision judiciaire, d’autant plus que le demandeur n’a pas réussi à démontrer que la politique visée n’était plus nécessaire dans l’ensemble de l’ARC, son employeur.

[50]           Enfin, chose importante, le critère d’équité en matière d’emploi, dont le demandeur allègue qu’il constitue de la discrimination, ne saurait déterminer l’issue d’une offre d’emploi. Ainsi que l’a expliqué la défenderesse dans ses observations à la CCDP, même si l’ARC est tenue d’inscrire l’équité en matière d’emploi parmi la liste des critères, il lui sera tout de même possible d’embaucher une personne n’appartenant pas à un groupe désigné, ou de demander une exception à cet égard. Cette politique est mise en application à l’échelle de l’organisme, avec un certain degré de discrétion. Le demandeur pouvait très difficilement établir le bien‑fondé de sa plainte, puisque la politique, à sa face même et dans les faits, ne permet pas d’emblée de conclure qu’il existe à l’ARC une discrimination à l’égard des personnes ayant la même origine ethnique et le même sexe que lui.

[51]           À mon avis, la décision de la CCDP était raisonnable; en effet, elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). La CCDP a examiné les questions de la surreprésentation et de l’absence de vérification concernant l’auto‑identification, et elle a tiré des conclusions raisonnables à leur sujet.

[52]           Pour en arriver à ma conclusion, j’ai également tenu compte des arguments présentés oralement par les parties au cours de l’audience.

[53]           La défenderesse a contesté l’admissibilité des tableaux présentés par le demandeur lors de l’audience. Tout contenu figurant dans ces tableaux qui n’a pas été présenté à la CCDP n’est pas admissible.

[54]           Par suite de ma conclusion selon laquelle la décision de la CCDP était raisonnable, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑71‑15

 

INTITULÉ :

JOSEPH BATE c

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

(AGENCE DU REVENU DU CANADA)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Oshawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 OCTOBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Joseph Bate

 

pour le DEMANDEUR

(REPRÉSENTÉ PAR LUI‑MÊME)

 

Debra Prupas

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général

du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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