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Date : 20160209


Dossier : IMM-2253-15

Référence : 2016 CF 173

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 9 février 2016

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

CHANCELVIE DE GRACE YOBATH NTATOULOU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire, aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés LC 2001, ch. 27 [LIPR], d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié dans laquelle la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.                Contexte

[2]               La demanderesse, Chancelvie de Grace Yobath Ntatoulou (31 ans), est une citoyenne de la République du Congo.

[3]               La demanderesse allègue avoir été témoin, le 5 avril 2014, de l’agression contre un ami, citoyen de la République démocratique du Congo, par la « Direction de la surveillance du territoire » [DST] du Congo.

[4]               Ensuite, le 17 mai 2014, alors qu’elle était dans un restaurant avec des collègues de travail, la demanderesse a exprimé des opinions politiques à l’encontre du président de la République du Congé (Denis Sassou Nguesso). Trois collègues de travail ainsi que d’autres clients du restaurant l’ont accusée d’appuyer le parti d’opposition. Plus tard au cours de la soirée, un homme âgé qui vit dans le même quartier a informé la demanderesse que la DST la recherchait. Craignant pour sa sécurité, elle a fait ses bagages; ensuite, utilisant un visa de séjour pour les États-Unis obtenu auparavant à des fins de tourisme, elle a fui aux États-Unis le 18 mai 2014.

[5]               Pendant son séjour à Washington, D.C., avec une amie, la demanderesse a essayé de communiquer avec son mari, un citoyen canadien. Quatre mois après son arrivée aux États-Unis, son mari l’a conduite de Washington à la frontière canadienne le 17 septembre 2014. La demanderesse a sollicité l’asile à la frontière canadienne.

[6]               Dans une décision datée du 16 avril 2015, la SPR a déterminé que la demanderesse n’a ni qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Plus particulièrement, la SPR a statué que la demanderesse est une personne non crédible en raison de son comportement à la suite des incidents allégués de persécution; en conséquence de son retard à formuler une demande; et pour avoir omis de demander l’asile aux États-Unis. La SPR a statué que le comportement n’est pas compatible avec celui d’une personne qui a une crainte subjective de persécution.

III.             La question en litige

[7]               La principale question à trancher dans la présente requête de contrôle judiciaire est la suivante :

Est-ce que la SPR a commis une erreur en déclarant que la demanderesse n’était pas une personne crédible?

IV.             Dispositions législatives

[8]               Les dispositions législatives pertinentes sont les suivantes :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

V.                Position des parties

[9]               Le principal argument de la demanderesse est que la SPR a commis une erreur en rejetant sa demande d’asile en se fondant sur le seul fait qu’elle avait omis de demander l’asile aux États-Unis; et, qu’elle avait tardé à présenter sa demande jusqu’à son arrivée au Canada, quatre mois après son arrivée aux États-Unis. La demanderesse allègue d’abord que l’absence d’une crainte subjective n’est pas une question déterminante dans le cas d’une analyse liée à l’article 97 de la LIPR (Mamak c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 730 au paragraphe 6). Deuxièmement, dans le cadre d’une analyse liée à l’article 96 de la LIPR, il était déraisonnable pour la SPR de conclure que la demanderesse n’éprouvait aucune crainte subjective parce qu’elle avait omis de demander l’asile ailleurs ou qu’elle avait tardé à présenter une demande qui ne peut pas être le seul fondement sur lequel s’appuie un décideur pour conclure qu’un demandeur n’éprouve aucune crainte subjective – il doit y avoir d’autres éléments à l’appui. Troisièmement, la SPR n’a pas évalué le bien-fondé de sa demande en ce qui concerne les événements qui sont présumément survenus en République du Congo; au contraire, la SPR n’a fondé sa décision que sur le comportement de la demanderesse aux États-Unis.

[10]           Inversement, le défendeur allègue que les conclusions défavorables de la SPR relativement à la crédibilité sont raisonnables étant donné le comportement de la demanderesse et son omission de demander l’asile aux États-Unis qui ont miné son allégation de crainte subjective. Premièrement, un retard dans la présentation d’une demande d’asile et l’omission de présenter une demande à la première occasion constituent des facteurs pertinents dans l’évaluation de la crédibilité d’un demandeur (Durmus c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 330 au paragraphe 52; Gavryushenko c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1209 (QL), 194 F.T.R. 161 au paragraphe 11). Deuxièmement, un retard dans la présentation d’une demande d’asile peut être déterminant en l’absence d’une explication satisfaisante, même si la crédibilité d’une demande n’est pas par ailleurs contestée (Chikerema c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 616 au paragraphe 21). Troisièmement, c’est en raison de la conclusion de l’absence d’une crainte subjective que la SPR a statué que la demanderesse n’était pas une personne crédible. Les demandes présentées aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR peuvent être rejetées sur le fondement d’un manque de crédibilité d’un demandeur (Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Sellan, 2008 CAF 381 au paragraphe 3).

VI.             La norme de contrôle applicable

[11]           Les décisions en matière de crédibilité et l’appréciation de la preuve de la SPR doivent être examinées en vertu de la norme de contrôle de la décision raisonnable (Iqbal c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 415 au paragraphe 15). La Cour doit faire preuve d’une très grande retenue concernant les décisions en matière de crédibilité de la SPR, à moins que ces conclusions ne soient arbitraires ou ne reposent sur aucun élément de preuve; ou si la SPR ne fournit pas de motifs suffisants qui indiquent comment elle en est arrivée à ses conclusions (Elhassan c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1247 au paragraphe 25; Odetoyinbo c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 501 au paragraphe 3).

VII.          Discussion

[12]           Dans son témoignage devant la SPR, la demanderesse a expliqué qu’elle n’a pas sollicité l’asile aux États-Unis parce que son conjoint, un citoyen canadien, vit au Canada, et qu’elle essayait d’entrer en communication avec lui. Effectivement, après quatre mois de recherche, la demanderesse a quitté les États-Unis et a franchi la frontière canadienne avec l’aide de son mari.

[13]           La SPR a rejeté les explications de la demanderesse relativement à son retard dans la présentation de sa demande d’asile en se fondant sur le fait que la demanderesse avait déjà voyagé seule; qu’elle avait rencontré des francophones à Washington; et parce qu’elle possédait un niveau de scolarité élevé (comptabilité et marketing); et qu’il était considéré qu’elle aurait dû agir autrement.

[14]           La Cour statue que la SPR a commis une erreur en concluant que la demanderesse n’était pas une personne crédible parce qu’elle n’éprouvait présumément aucune crainte subjective. Ni l’omission de présenter une demande d’asile ailleurs ni le retard dans la présentation d’une demande d’asile ne sont en soi des facteurs déterminants (Pena c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 326 au paragraphe 4 [Pena]; Hue c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1988] ACF no 283; Wamahoro c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 889 au paragraphe 32) :

[TRADUCTION]

Le long retard dans la formulation d’une demande d’asile ne doit pas constituer un prétexte et n’est pas suffisant en soi pour rejeter une demande d’asile sans examiner les autres faits au dossier.

(Malaba c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 84 au paragraphe 11)

[15]           Malheureusement, c’est précisément ce qu’a fait la SPR. La SPR avait l’obligation d’examiner attentivement les explications de la demanderesse, mais ne l’a pas fait (Pena, précité, au paragraphe 4). La demanderesse a un conjoint au Canada, avec qui elle a eu un enfant; et elle a préféré demander l’asile au Canada précisément pour réunir sa famille. La Cour a jugé antérieurement qu’il s’agissait d’un motif valable :

[TRADUCTION]

[65]  Le seul fondement pour une conclusion défavorable relative à la crédibilité est la prise en considération par la Commission du retard pris par la demanderesse pour formuler une demande de protection pendant qu’elle résidait aux États-Unis. Il est vrai qu’un retard ou une omission dans la formulation d’une demande peut motiver une conclusion défavorable relative à la crédibilité (Goltsberg, précité, au paragraphe 28). Toutefois, la Commission ne peut pas tirer une conclusion défavorable s’il existe un motif valable pour ne pas demander l’asile dans un pays étranger (Ortiz Garzon, précité, au paragraphe 30). Le fait que le frère et la sœur de la demanderesse habitent au Canada est, à mon avis, un motif valable de transiter par les États-Unis, puis de présenter une demande au Canada. La LIPR favorise la réunion des réfugiés avec les membres de leur famille [alinéa 3(2)f)]. En outre, l’Entente entre le Canada et les États‑Unis sur les tiers pays sûrs comprend une exception précise pour les membres de la famille. Le fait que la Commission ne prenne même pas en considération cette « raison valable » potentielle rend déraisonnable son analyse du retard de la demanderesse à formuler une demande de protection.

(Rajadurai c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 532 au paragraphe 65 [Rajadurai])

[16]           Dans l’affaire Rajadurai, précitée, les demandeurs avaient passé deux mois et demi aux États-Unis avant de formuler une demande d’asile. Dans l’affaire Al Ismaili c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 84, les demandeurs sont venus au Canada présenter une demande après avoir passé trois mois aux États-Unis. Dans les deux affaires, la Cour a infirmé les décisions de la SPR étant donné que cette dernière avait tiré une conclusion négative en raison du retard mis par les demandeurs à formuler une demande d’asile. En l’instance, la demanderesse est restée quatre mois aux États-Unis avant de parvenir au Canada, pour rejoindre son conjoint. La Cour statue qu’un retard de quatre mois, comparativement à la décision susmentionnée, n’est pas excessif et ne justifie pas une conclusion négative à l’existence d’une crainte subjective.

[17]           Compte tenu de ce qui précède, la SPR a commis une erreur en concluant que la demanderesse était une personne non crédible, se fondant sur une conclusion déraisonnable d’absence de crainte subjective. La demanderesse a fourni des explications exceptionnellement raisonnables quant aux raisons pour lesquelles elle n’a pas formulé une demande d’asile aux États-Unis et a retardé de quatre mois la présentation de sa demande d’asile. Elle l’a fait parce qu’elle souhaitait rejoindre son mari et son enfant.

VIII.       Conclusion

[18]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et le dossier sera renvoyé à la SPR pour une nouvelle évaluation par un nouveau tribunal. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2253-15

INTITULÉ :

CHANCELVIE DE GRACE YOBATH NTATOULOU c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION, ET, LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 février 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :

Le 9 février 2016

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

Pour la demanderesse

Leila Jawando

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat-procureur

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

 

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